6. Les logiques de clientèle au cœur de l’interaction sociale
Les réseaux dans la politique au Pacifique colombien
p. 119-130
Texte intégral
1L’axe analytique de mes travaux sur les formes d’actions politique et les processus d’exclusion et d’inclusion des populations noires en Colombie (Aguledo, 2004) (particulièrement dans la région du Pacifique colombien, habitée majoritairement par ces populations) était la compréhension des interactions entre les acteurs sociaux impliqués. Les réflexions de ce texte ont pour point de départ un nouveau regard sur un des aspects de mes recherches antérieures. Il s’agit d’expliquer les mécanismes d’interconnexion, d’intermédiation et d’interrelation qui s’opèrent entre les acteurs et les formes de ces mêmes dispositifs. Nous sommes face à la formation d’un tissu social qui peut s’explorer à partir de l’étude des réseaux. C’est pourquoi ce texte est centré sur la mise en exergue de la « logique de clientèle » comme forme prédominante de la politique dans le contexte des interactions sociales du Pacifique noir colombien.
2La volonté d’explorer de nouveau ces recherches réalisées à la fin des années 1990 s’inscrit dans le cadre de la réflexion collective développée par le projet Redes du CREDAL depuis 2004. Ma contribution s’y était limitée à une analyse sur les réseaux transnationaux d’action des mouvements noirs en Amérique Latine. Cette étude avait pour point de départ l’expérience de quelques processus organisationnels de mouvements noirs en Colombie (Agudelo, 2006). Il s’agissait alors de voir la forme par laquelle les acteurs instrumentalisaient de manière pragmatique la notion de réseaux.
3Dans cette étude, je mentionnais la construction d’un « espace discursif symbolique et de revendication transnationale » dans les mobilisations des peuples noirs en Amérique Latine. Dans ce processus de construction, les dynamiques locales, nationales et transnationales se rétro alimentent en se constituant dans un champ d’« accumulation de forces ». Dans cet espace local-global, les formes d’action et de relations des mouvements noirs d’Amérique Latine s’auto représentent comme des « réseaux ». Cette dénomination dont l’usage s’est généralisé a été acceptée spontanément et « naturellement » comme le mécanisme le plus efficace et démocratique d’action sociale. Ici l’« agir en réseau » représentait un paradigme des relations horizontales fluides et efficaces en tant que moyen d’action dans le contexte global. Le réseau se veut être une alternative aux mécanismes centralistes peu démocratiques et moins adapté à lutter contre les défis actuels.
4Contrairement au précédent travail, mon objectif ici est de mettre l’accent sur les formes réticulaires des interactions politiques locales depuis une perspective historique, en démontrant sa continuité et sa capacité d’adaptation aux changements contextuels. C’est un processus dans lequel ses acteurs ne revendiquent ni assument explicitement les caractéristiques de ses actions comme constituantes d’un réseau. Il s’agit maintenant de les mettre en avant et de les expliquer à travers mon point de vue de chercheur. Les « logiques de clientèle » et son caractère d’échange vertical (comme forme d’« agir en réseau » observé dans ce cas) s’opposeraient à l’horizontalité revendiquée dans les réseaux transnationaux contemporains des mouvements noirs.
5Il s’agit en même temps d’observer les processus de transformation de ces logiques de clientèle. Les formes réticulaires d’action politique acquièrent de la fluidité et le contrôle vertical des patrones ou caciques fait perdre progressivement à ces derniers la capacité à contrôler l’échange inégal que constituent ces processus.
6Dans le contexte latino-américain, les travaux de Larisa Adler Lomnitz sont une référence incontestable dans l’étude des diverses formes d’interaction sociale et politique jusqu’à la systématisation dans laquelle la forme de réseau devient un élément déterminant dans la compréhension du fonctionnement de la société (Lomnitz, 1974, 1975, 1994). Une autre étude reconnue a été l’analyse de Wayne Cornelius du clientélisme comme un système dans lequel la figure du « cacique » est l’axe d’un lien vertical de relations et d’intermédiations qui structurent le champ de la politique dans le Mexique urbain des années 1970 (Cornelius, 1986). Espinosa (2005) pour sa part présente les éléments du travail d’Arturo Valenzuela sur les réseaux verticaux de clientèle au Chili dans les années 1960. Dans son étude, les relations politiques sont interprétées comme un processus fluide d’intermédiation qui ne se centre pas sur la figue du cacique contrairement au cas mexicain (Valenzuela, 1977). Avec une utilisation explicite de la catégorie de réseaux sociaux, Emmanuelle Barozet articule la « mobilisation des ressources » avec des formes de politique néo populiste et des nouvelles formes d’action politique clientéliste avec des organisations communautaires (2003, 2005). Dans le travail de Javier Auyero sur le clientélisme en Argentina, la catégorie de réseau est utilisée également pour interpréter les logiques de ces dynamiques politiques (2001).
7Notre approche des processus politiques qui donnent lieu à l’apparition d’organisations et de leaders, de même qu’à des interactions entre les « arènes » et les « champs »1 locaux, régionaux et nationaux, repose sur les présupposés théoriques de l’« École de Manchester » qui considère le fait politique comme un processus instable d’interactions entre des individus et/ou des groupes, qui varie en fonction de divers objectifs de pouvoir. L’École de Manchester acceptait depuis cette perspective l’importance de l’interaction comprise comme un réseau dont le rôle était d’intégrer les acteurs dans les processus sociaux. Des études françaises plus récentes reprennent elles aussi cette analyse, comme point de référence pour l’étude de différents aspects de l’action politique (Olivier de Sardan, Bierschenk, 1998), (Olivier de Sardan, Bierschenk, Chauveau, 2000), (Abélès, 1992), (Abélès, Jeudy, 1997).
8C’est dans cette perspective que nous aborderons l’étude du processus de construction de formes de participation politique et d’organisation, au niveau local, parmi la population noire dans la région du Pacifique, de même que leur incidence à l’échelle nationale. Nous nous intéresserons aux caractéristiques générales de ces modes de participation, étroitement liés aux partis politiques qui apparaissent en Colombie à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
Élaboration du tissage du lien partidiste en Colombie
9Le XIXe siècle s’est écoulé au milieu de disputes politiques et militaires, entre les élites régionales, et de revendications des secteurs subordonnés, progressivement articulées à deux principaux projets, tracés au rythme des conflits et sous l’influence des courants idéologiques européens qui circulaient sans cesse parmi les dirigeants des naissantes républiques. C’est ainsi que, dans un processus complexe qui mêle facteurs internes et influences extérieures, les partis politiques –le parti libéral et le parti conservateur– se consolident en Colombie comme dans le reste de l’Amérique latine vers le milieu du XIXe siècle. Le parti libéral se veut le porte-drapeau des doctrines du libre-échange, de l’abolition de l’esclavage, de la mobilité de la propriété de la terre, de la séparation de l’Église et de l’État ; face à lui, le parti conservateur représente l’ordre, l’indissolubilité des liens entre l’Église et l’État, la défense des intérêts des grands propriétaires.
10Auprès d’identifications régionales et locales tracées depuis la Colonie et progressivement renforcées, l’« identité politique » –fondée sur l’appartenance à l’un ou l’autre de ces deux partis– en est venue à supplanter le rôle de l’État et des institutions. L’adhésion partisane allait en effet se convertir en critère d’identification à l’échelle nationale. On était originaire d’une région donnée et libéral ou conservateur avant tout – en d’autres termes, avant même de se sentir « Colombien ».
11La formation de réseaux politiques clientélistes2 devint progressivement le principal mode d’articulation des populations locales aux dynamiques politiques nationales. Parallèlement, les intermédiaires politiques qui rendaient possible cette articulation entre le local, le régional et le national, allaient commencer à être de plus en plus visibles. Outre les élites elles-mêmes –c’est-à-dire les propriétaires et les représentants du gouvernement–, il s’agit de commerçants itinérants, d’enseignants, de prêtres, d’artisans qui circulent par le pays. Tous ces personnages seront des figures-clés en faveur de l’engagement des habitants face aux projets politiques libéraux et conservateurs. De tels phénomènes se reproduiront dans la zone Pacifique, à mesure qu’avanceront les processus d’urbanisation et de concentration de la population, à partir de la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe (Aprile, Mosquera, 1987), (Villa, 2001).
La région Pacifique et les populations noires : acteurs des interactions partidistes
12Pour les populations noires, la participation à la vie politique faisait partie des stratégies d’adaptation, des moyens mis en œuvre pour être reconnu en tant que citoyen et avoir accès à la promotion sociale au sein d’une société qui accordait officiellement des droits mais qui, dans la pratique, maintenait en vigueur des préjugés raciaux méprisants (Whitten, 1992), Préjugés qui, ajoutés aux conditions de marginalisation sociale auxquelles sont soumises les couches les plus pauvres d’une société stratifiée (parmi lesquelles la plupart des populations noires), transformaient de fait ces dernières en « citoyens de seconde classe » (Gutiérrez, 1999).
13Bien qu’ils aient participé activement à la dynamique politique du XIXe siècle et qu’ils soient parvenus à obtenir un statut de citoyens à partir de 1851 avec l’abolition définitive de l’esclavage, les habitants noirs du pays n’avaient quasiment aucune chance d’accéder au rang de dirigeants locaux même dans les régions où ils étaient nombreux (notamment sur la côte pacifique et dans le nord du département du Cauca). La grande majorité du personnel administratif des institutions locales, régionales ou nationales représentées à l’échelle municipale était composée de personnes métisses et blanches qui provenaient de l’intérieur du pays ou appartenaient à la minorité de population non noire de la localité. Les charges soumises à l’élection étaient également accaparées par l’élite blanche et métisse locale, à quelques exceptions près qui permettaient la présence sporadique de quelque mulâtre ou de quelque noir parvenu à un meilleur statut social en raison de son pouvoir économique et/ou pour avoir eu accès à l’éducation.
14Vers la fin des années 1920 cependant, les dirigeants politiques mulâtres et noirs commencent à apparaître avec force en des lieux tels le Chocó, le nord du Cauca et Buenaventura. Ces nouvelles élites sont parvenues à faire des études dans des universités de l’intérieur du pays et, à leur retour dans leurs régions d’origine, elles déplacent progressivement les minorités blanches et métisses qui contrôlaient jusque-là le pouvoir politique local. Dans quelques cas, les dirigeants locaux en viennent même à jouer un certain rôle sur le plan régional et national.
15Auprès de ces hommes politiques noirs et mulâtres du Chocó, visibles au niveau national, un autre type de personnel politique et administratif est apparu au niveau local, dont les membres ont différents niveaux d’éducation : professionnels formés dans l’intérieur du pays, qui occupent les fonctions les plus importantes en ce qui concerne tant l’activité électorale que l’administration, mais aussi personnes quasiment analphabètes (pêcheurs, agriculteurs, petits commerçants ou mineurs) qui ont malgré tout certaines responsabilités locales, notamment dans les zones rurales, qui représentent un potentiel électoral particulièrement significatif aux yeux des chefs politiques chocoanos et qui ont, quant à elles, des charges de moindre importance.
16Dans la majorité des autres régions noires du Pacifique, l’État était le principal –et parfois même, le seul– employeur. L’accès à des postes publics était facilité au travers de liens avec les réseaux clientélistes cependant certains emplois exigeaient davantage de qualifications et, donc, un certain niveau d’éducation ; ainsi, plus la préparation académique était grande, meilleur était le poste obtenu.
Les intermédiaires locaux, maille essentielle de la chaîne des relations clientélistes
17Les intermédiaires3 locaux sont ceux que l’on connaît comme les « lieutenants » ou les « capitaines » de campagne4, dans le langage des partis politiques colombiens. Ils correspondent à un maillon fondamental de la chaîne qui fonctionne pour rassembler des votes. Dans quelques cas, ces agents électoraux sont eux-mêmes candidats au niveau local, notamment pour accéder à un conseil municipal, et, bien souvent, ils agissent comme des intermédiaires lors des campagnes électorales municipales, régionales et nationales. Ce qui caractérise le mieux ces personnages est leur rôle de leader et leur reconnaissance auprès de secteurs donnés de la population – par exemple au niveau d’un hameau ou d’un quartier.
18Dans les réseaux de clientèles, ces personnages jouent un rôle-clé en ce qui concerne l’articulation entre le chef politique ou le candidat régional, d’un côté, et l’électorat, de l’autre – électorat qui est parfois bien éloigné de l’endroit où se trouve le bureau du parti, généralement établi à la capitale. Les visites du chef ont surtout lieu lors des périodes pré-électorales, quelquefois aussi pour l’inauguration de constructions diverses, dont les travaux auront été rendus possibles grâce à ses « bienfaits ».
19Indépendamment des méthodes utilisées lors de la campagne électorale d’un groupe ou d’un candidat donné, la présence des intermédiaires est indispensable afin de motiver et de recueillir des votes. Auparavant, les intermédiaires étaient des militants actifs et « permanents » de leurs partis respectifs. Avec la perte de solidité des structures partisanes, cette situation a cependant changé et, aujourd’hui, la tâche de médiation n’est plus exercée que dans le cadre des préparatifs électoraux. Il n’est pas rare d’observer que les capitaines et les lieutenants travaillent pour défendre une candidature pour la période d’une seule campagne électorale et/ou qu’ils se déplacent, d’une candidature à l’autre, en fonction du type d’élections et des termes dans lesquels leur fonction a été négociée.
20En principe, les intermédiaires négocient leur travail de « collecte » de votes auprès des candidats ou de leurs mouvements et ils l’échangent contre de l’argent ou d’autres bénéfices matériels, voire contre un engagement des futurs élus à les faire entrer dans l’espace de la bureaucratie officielle, si les résultats sont à la hauteur des espoirs. En général, ce type de médiation correspond à l’expression d’affinités politiques entre le candidat et le lieutenant –ou le capitaine– dans le cadre d’un échange clientéliste traditionnel. Toutefois, dans la mesure où les relations politiques deviennent de plus en plus pragmatiques et instrumentalisées, le labeur des intermédiaires se convertit lui aussi en marché où le politique (c’est-à-dire l’identification à un programme électoral) est chaque fois plus secondaire.
L’échange électoral : de la logique la plus traditionnelle à la plus prosaïque
21La relation entre électeur et candidat a toujours été traversée par des médiations, par une transaction, entre des biens de différentes natures : qu’il s’agisse de la logique de clientèle – de la plus traditionnelle à la plus prosaïque5 – ou de ce qu’on appelle le « vote d’opinion » – qui correspondrait au type d’échange le plus indépendant et le plus moderne. Ce qu’offre le candidat va du projet politique à la simple somme d’argent en espèces. L’électeur attend toujours quelque chose en contrepartie du produit de son échange, le vote. Ce « quelque chose » peut correspondre à un bien aussi abstrait que le sentiment d’appartenance à une communauté politique et/ou que son caractère de citoyen. Néanmoins, en général, l’électeur attend des choses plus concrètes en échange du vote : du respect des promesses pré-électorales au paiement du suffrage en liquide, en passant par d’innombrables bénéfices, individuels ou collectifs.
22Pendant la première moitié du XXe siècle, sur la côte Pacifique, les partis politiques travaillaient surtout à tenter de conserver leurs clientèles respectives, lesquelles semblaient ne grandir que grâce à l’agrandissement des familles. Chaque homme politique dépendait de son éventuelle réélection, elle-même fonction de sa fidélité à un chef de file au niveau régional, de la conservation et de l’élargissement de son potentiel électoral. Des consignes telles « la politique, l’art de servir les autres » ou « pratiquer une politique de services » se traduisaient dans la pratique par la capacité des dirigeants à faire des faveurs à ceux qui se ralliaient à leurs partis : obtenir un emploi au sein d’une institution officielle (à la mairie ou auprès de toute autre entité fonctionnant dans la région, voire même, dans quelques cas, à l’échelle supra-régionale), accorder des bourses d’études pour les enfants, faciliter un traitement médical ou l’achat de médicaments, favoriser la réalisation d’un prêt bancaire qui puisse faire progresser l’entreprise familiale, fournir du matériel pour la construction d’un logement ou pour son amélioration, etc.
23Avec le Front national, l’échange électoral est cependant devenu plus pragmatique. Les hommes politiques avaient besoin de conserver ou d’élargir leurs clientèles, désormais soumises à davantage d’options électorales parallèlement au début de la fragmentation partisane. En contrepartie, les électeurs apprenaient à donner une valeur matérielle à leurs votes. Les offres de biens moins abstraits que « le sentiment d’appartenance à une communauté politique » augmentaient, notamment pour un emploi dans le secteur public ou pour une bourse d’études, à acquérir à titre individuel. L’influence des hommes politiques pour la mise en œuvre de travaux d’infrastructure ou de services divers était jalousement négociée, afin de garantir les votes. Au travers de fonds (appelés « auxilios parlamentarios » – « aides parlementaires ») qui, depuis le Parlement, étaient envoyés aux mairies ou aux juntas de acción comunal – assemblées d’action communale –, les leaders politiques cherchaient à faire parvenir des ressources aux localités de leurs bases électorales6
24Phénomène d’ordre national, la transaction des votes a progressivement pénétré la région du Pacifique à la fin des années 1970. Elle révèle le recours à des pratiques électorales qui vont devenir courantes. L’élection des maires mise en place à partir de 1988 n’a quant à elle pas impliqué de changements substantiels en matière d’échange de biens électoraux. À long terme cependant, les mécanismes d’achat et de vente de votes semblent s’être consolidés de manière beaucoup plus significative que pour les autres élections. Désormais, les populations peuvent se rapprocher des hommes politiques avec beaucoup plus de pragmatisme et, dans un contexte marqué par la précarité des services et par de graves problèmes de chômage, le fonctionnement de l’échange de votes en contrepartie de bénéfices matériels s’est accéléré.
25Cette attitude des plus pragmatiques dont nous parlions plus haut s’illustre en partie par le fait que, dans bien des situations, la population exige, de la part de l’homme politique qu’elle appuie, qu’il lui assure un bénéfice concret avant les élections, sans quoi elle le menace de voter pour un autre candidat, qui, lui, fera une meilleure offre.
26Parfois, les conditions d’un vote en faveur d’un candidat ne sont pas posées par les habitants d’un village, à titre individuel, mais par toute une communauté, un groupe de personne qui vivent dans un même hameau ou qui sont liés par une même assemblée d’action communale. Dans d’autres cas, c’est le leader communautaire ou civique qui négocie « son » électorat auprès des candidats aux élections. Le leader en question s’engage à faire voter les gens sous son influence, le nombre de voix en faveur du candidat est déterminé en échange d’une somme argent, de la garantie de l’accès à un poste public ou privé, d’un bénéfice individuel ou familial.
27Pour ceux qui l’exercent, il est évident que la politique est un moyen de survie, un emploi, un procédé qui permet l’ascension sociale et qui, dans quelques cas, répond à une vocation de pouvoir. Pour les électeurs, le moment des élections donne l’opportunité d’être pris en considération dans la mesure où leur vote est convoité par les candidats. C’est aussi l’occasion d’obtenir un bénéfice concret, même s’il est éphémère. Dans un environnement marqué par la précarité, il faut profiter des périodes électorales. Pour les plus défavorisés sur le plan économique, le moindre tee-shirt à l’effigie d’un candidat a de la valeur.
28Nous avons vu que l’échange matériel de biens acquiert un poids significatif dans la transaction électorale, sans que disparaissent d’autres formes de relation candidats-électeurs qui vont du sentiment d’appartenance partisane symbolique aux bénéfices individuels et collectifs communément utilisés dans la logique de clientèle. Ce que nous avons appelé « termes de l’échange électoral » continue à avoir cours dans la région du Pacifique, à un moment privilégié de la visibilisation des populations noires. La présence des candidats et/ou de leurs intermédiaires afin de prévoir l’échange de votes contre quelques types de bénéfices donne à l’habitant noir de la zone un rôle d’interlocuteur significatif et incontournable. Les périodes électorales constituent ainsi un moment propice à la revalorisation de populations souvent marginalisées face à ceux qui sont –ou aspirent– au pouvoir et l’occasion pour beaucoup de gagner quelques ressources matérielles et quelques biens qui leur sont seulement offerts par les hommes politiques pendant les périodes électorales.
Conclusions
29Dans le cas particulier de la Colombie, le clientélisme s’apparenterait à « l’utilisation du pouvoir pour l’obtention d’avantages électoraux de type personnel » au travers de « la manipulation des postes publics et des faveurs personnelles grâce aux ressources de l’État » (Leal, 1990). Cela inscrit dans la configuration de relations sociales sous forme de réseau. Avec le temps et les transformations en tout genre qui allaient toucher la société colombienne, une telle pratique n’allait pour ainsi dire pas changer. Des modifications importantes ont toutefois lieu dans les modes de l’échange clientéliste, qui perd presque totalement l’atavisme des relations paternalistes et des loyautés fondamentales qui le constituaient du XIXe siècle à la moitié du XXe. La forme traditionnelle de la relation politique clientéliste s’engage en effet dans un processus de changements significatifs à partir de la constitution du Front national, qui transforme la logique de la confrontation partisane. Actuellement, les relations de clientèle sont traversées par une logique instrumentale et pragmatique, où le bénéfice matériel constitue l’intérêt premier et où les loyautés historiques ont perdu de leur sens, même si elles n’ont pas totalement disparu. Ainsi, dans la dynamique politique contemporaine, la relation de clientèle est plus mobile et les loyautés peuvent varier d’une conjoncture politique –notamment d’ordre électoral– à l’autre. Les termes de l’échange asymétrique entre des patrons et des clients sont maintenus mais les loyautés sont fluides et les acteurs qui prennent part à l’échange peuvent changer.
30Dans le cas de la côte Pacifique, les relations clientélistes reposent sur les caractéristiques des modes d’organisation sociale. Les formes de peuplement et de la mobilité entre les différents réseaux de clientèle. Ce type de phénomène est particulièrement manifeste dans le cas du Chocó. Les structures des réseaux clientélistes partent en effet des rivières de ce département pour remonter jusqu’à la capitale du pays : des assemblées d’action communale et des leaders locaux des corregimientos et des veredas, jusqu’à la Chambre des représentants et au Sénat, à Bogota, en passant par les conseils municipaux et les mairies des communes de la région. Le gouverneur du département, un sénateur ou un représentant à la Cámara du Chocó compte généralement de nombreux parents qui font partie de réseaux de clientèles qui s’étendent le long des fleuves. C’est là un élément-clé de l’identité chocoana : la mobilité sociale au travers des relations de clientèle. Le réseau de clientèle qui passe de l’échelle locale au département n’est plus soudé par un lien familial, même s’il existe parfois des relations de compadrazgo – compérage.
31Si la politique s’est révélée un instrument utile aux populations noires pour renforcer leur visibilité dans la société nationale blanche et métisse, c’était une forte articulation aux réseaux des partis et l’éducation les facteurs par lesquels le dialogue avec le pouvoir politique central a été rendu possible. L’accès à des postes politiques à responsabilité au niveau local, voire, dans quelques cas, la présence de leaders noirs à l’échelle régionale et nationale, sont des phénomènes étroitement liés à l’acquisition d’un capital culturel académique et le fait de faire partie des réseaux de clientèle.
32Le réseau clientéliste sert à faire circuler des ressources entre membres très hétérogènes tant dans les sens territorial (du fleuve et du village jusqu’à la capital) que social (formes de mobilité).
33Les termes de l’échange électoral représenté par la relation qui existe entre candidats et électeurs ont maintenu, dans l’ensemble, son caractère de transaction de biens. L’électeur continu à offrir son vote mais l’offre politique des partis, des groupes ou des individus qui aspirent à motiver l’électeur en leur faveur, a subi des modifications manifestes. Nous avons vu comment le marché électoral s’est transformé. D’une logique de clientèle « traditionnelle », qui s’adapte bien aux définitions classiques du clientélisme, on en est arrivé, au cours des deux dernières décennies, à des termes de négociation plus hétérodoxes. Désormais, les biens d’échange qu’offrent les candidats et/ou que l’électeur exige, sont moins abstraits. Il ne suffit plus, en échange du vote, d’obtenir la reconnaissance d’une appartenance à une communauté politique, de trouver ou de conserver un emploi dans le secteur public. Dans de nombreux cas, ces éléments disparaissent complètement ou en viennent à jouer un rôle secondaire dans la négociation électorale. Sans qu’aient totalement disparu certains aspects relatifs à l’identification politique et à la logique clientéliste traditionnelle, c’est maintenant le bénéfice matériel concret –voire, directement l’argent– qui prime.
34Lorsque l’on parcourt les régions étudiées, on perçoit un paradoxe. De manière générale, la politique a une connotation négative pour la population. Après des années de promesses non tenues et de scandales de corruption, l’usure et le discrédit des partis se traduisent par une vision sceptique de la dynamique politique. Toutefois, les résultats électoraux continuent de faire état, dans cette région, de taux de participation plus élevés que la moyenne nationale. En effet, dans la région du Pacifique, les élections constituent un élément de la vie sociale qui conserve une importance de premier ordre. Lorsque l’agitation des campagnes électorales commence, toute la population se sent concernée. Les activités de prosélytisme et la quête de votes « valorisent » la population qui se sent reconnue grâce au potentiel électoral qu’elle représente. Ainsi, même si les termes de l’échange varient d’une personne à l’autre, la majorité de la population prend part à cette dynamique. Quelques-uns le font en votant et en essayant de négocier leur vote en échange du meilleur bénéfice possible.
35La transformation des rapports de clientèle vers de formes plus fluides et pragmatiques que nous avons présentée se rapproche de la rhétorique actuelle des réseaux qui renvoie à un processus d’individuation, avec une dimension stratégique dans les solidarités, les liens sociaux et aussi une dimension éphémère, qui correspond bien à la promotion normative de « l’agir-en-réseau ».
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Notes de bas de page
1 Nous reprenons ces termes de l’utilisation qu’en font Sardan et Bierchenk (1998, p. 11-51) dans l’introduction théorique sur l’étude des processus de démocratisation dans le Bénin rural. Ces auteurs emploient pour leur part de tels concepts à partir des notions initialement utilisées par les membres de l’anthropologie sociale anglaise de l’« École de Manchester », en particulier Gluckman (1955), Swartz (1968), Bailey (1969), Barrows (1976), pour qui les « arènes » et les « champs » représentent à la fois les acteurs, les stratégies et les ressources disponibles, lesquels se modifient en fonction tant de l’action des acteurs que des normes et des structures au sein desquelles se produisent les interactions.
2 Les caractéristiques de la relation de clientèle comprennent différentes variantes. Sa forme traditionnelle la plus couramment étudiée est la forme agraire. Celle-ci se base sur la relation entre le propriétaire d’une exploitation agricole (patrón) et l’agriculteur (client), qui comporte les éléments d’autoritarisme et de paternalisme du patrón, ainsi que la loyauté et la fidélité réciproques. Des historiens et des ethnologues ont étudié traditionnellement les relations de type clientéliste dans des sociétés précapitalistes en considérant les divers types de biens échangés. Cependant, ce sont aujourd’hui les relations de clientèle qui incluent comme ressources échangeables les ressources de nature politique. Il s’agit de l’aspect le plus visible dans l’étude du clientélisme en tant que phénomène contemporain.
3 Dans le domaine de l’anthropologie politique, le terme « intermédiaire » ou « courtier » se rapporte aux acteurs sociaux qui, entre deux configurations sociales, culturelles et/ou politiques, jouent le rôle de médiateurs. Les auteurs de l’École de Manchester (Gluckman, 1955 et al., op. cit.) ont été les pionniers de l’étude des actions de médiation dans les processus politiques. Pour une révision bibliographique des études de médiation et de « courtage », voir (Sardan, 2000). Ce même ouvrage traite du phénomène de la médiation dans les politiques et les projets de développement.
4 Dans le cas du Brésil, on appelle ces intermédiaires « cabos eleitorais ». Pour une étude des fonctions de ces acteurs politiques voir Vidal (1996).
5 Voir, plus haut, l’encart relatif aux éléments du clientélisme.
6 Les juntas de acción comunal sont des organisations communautaires créées par l’État à partir du Front national et contrôlées politiquement par les partis libéral et conservateur.
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