20. Du symbole à l’émotion : la tradition américaine de la politique symbolique1
p. 329-345
Texte intégral
1La question de la rationalité des électeurs, voire de l’ensemble des acteurs du débat politique, agite les observateurs et les élites depuis l’Antiquité grecque. Certains, estimant qu’on ne saurait faire confiance aux individus pour gérer leurs propres affaires, ont embrassé des solutions autoritaires. D’autres, pourtant fermement convaincus des vertus de la démocratie, se sont inquiétés que les citoyens puissent faire de mauvais choix – quelques-uns en permanence, tous au moins de temps en temps. Depuis Platon, ce n’est pas sans un certain désarroi que les deux camps voient l’émotionnel saper le cognitif et provoquer des actions de court terme génératrices de longs regrets. Cette crainte persiste encore aujourd’hui.
2Si l’émotion a toujours été regardée avec suspicion du point de vue normatif, elle le fut également du point de vue analytique, des années 1960 au début des années 1990, au sein de la communauté des politistes et sociologues du politique. Les chercheurs ayant des sympathies pour les mouvements protestataires, par exemple, se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient décrire leurs sujets comme des êtres humains raisonnables qu’à la condition d’insister sur le calcul intéressé motivant leurs actes et de nier toute émotion quand bien même ils l’observaient. Même dans les années 1980, période du « tournant culturel » en sciences sociales, toute réflexion individuelle reste envisagée sous l’angle du calcul totalement dépourvu d’affects comme le ferait un ordinateur, la culture devenant ainsi un ensemble de codes sans rapport avec l’émotion. Il faut attendre les années 1990 pour que les chercheurs, s’appuyant sur les outils de la révolution cognitive, remettent l’émotion en selle à la faveur d’un lent dépassement des modèles jusque-là privilégiés2.
3Aux États-Unis, durant la période dite de la « fin de l’idéologie », au début des années 1960, une minuscule sous-chapelle de chercheurs s’est penchée sur le symbole en tant qu’outil permettant de démontrer que les décisions de la vie courante procèdent autant des états affectifs que du calcul. J’aimerais examiner rapidement les travaux de ceux qui ont su s’intéresser aux aspects les plus ténus de l’action jusqu’au renouveau plus franc observé à la fin du XXe siècle. Neil Smelser, un étudiant et collaborateur de Talcott Parsons, a conservé un cadre structuro-fonctionnel à travers le concept de « court-circuit » des idées au sein de systèmes sociaux en tension. Joseph Gusfield, formé à l’école de Chicago, a proposé la notion de « politique de statut » pour pénétrer les dimensions émotionnelles et symboliques des mouvements protestataires. En science politique, Murray Edelman a comparé les approches symboliques et matérielles dans l’action de la puissance publique, faisant là encore une place aux affects et à la pensée non calculatrice. Naturellement, l’ombre immense de Freud plane sur tous ces travaux.
4Cette tendance observée dans le champ de l’analyse sociale a perdu, au cours des années 1970, la bataille qui l’opposait à l’approche structurelle et à l’école du choix rationnel. Elle avait, entre autres défauts, celui de distinguer les différents types de mouvements en fonction de leurs objectifs premiers et d’attribuer aux collectifs des symboles ou émotions qui en vérité ne caractérisaient que les individus participants (en considérant comme légitime de passer directement de l’un à l’autre).
5Une seconde génération –comprenant David Sears et Philippe Braud– a repris le flambeau de la politique symbolique, développant enfin ses dimensions émotionnelles en dehors de toutes considérations normatives. Mais l’ombre imposante de Freud planant encore sur eux, ils ont eu tendance à simplifier l’émotion ; et lorsque, au contraire, ils en conservaient toute la complexité, ils ont parfois eu du mal à s’affranchir d’une interprétation trop univoque de l’émotion en opposition à la rationalité.
6Avec les outils développés dans les années 1980 et 1990 pour travailler sur le cognitif et l’émotionnel –et considérant les deux comme construits à partir des mêmes matières premières neurologiques– il devient possible de discerner des processus émotionnels et symboliques au sein de toute action politique, et donc d’offrir enfin à l’émotion sa vraie place –considérable– dans notre boîte à outils conceptuelle. Si le symbole a une importance essentielle, c’est aussi le cas de l’émotion.
L’ombre écrasante de Freud
7À bien des égards, la première moitié du XXe siècle fut l’âge d’or du symbole, un héritage des Romantiques renforcé par les méthodes freudiennes d’interprétation des rêves, histoires drôles et autres lapsus linguae3. La psychanalyse a poussé la peinture, la poésie (surréaliste au premier chef) et les autres arts à mettre plus que jamais le symbole en exergue, proposant par ailleurs aux sciences humaines un langage applicable à la compréhension de l’individu. Pour quiconque s’intéressait à la manière dont celui-ci construit du sens, il ne pouvait y avoir d’autre voie à explorer. L’aspect profondément émotionnel du symbole y était par ailleurs ouvertement reconnu.
8Cet engouement pour le symbole fut nettement tempéré par le point de vue de Freud sur la pensée symbolique, anormale selon lui.
« Cette élaboration psychique anormale d’une pensée normale ne peut avoir lieu que lorsqu’a été transféré, sur cette pensée normale, un désir inconscient d’origine infantile et qui se trouve refoulé4. »
9On voit que Freud acceptait la distinction classique entre émotion et rationalité, et plaçait la source des déviances émotionnelles exclusivement dans la petite enfance. Si l’émotion a droit de cité, c’est à cause du refoulement et par le truchement de l’inconscient. La dynamique élémentaire de la petite enfance étant universelle chez Freud, il s’ensuit que la signification des symboles convoqués par l’inconscient l’est aussi. Le rêve n’est jamais qu’un code à déchiffrer. Durant plus d’un demi-siècle, quiconque entendait déployer des symboles dans son analyse, et notamment accorder aux émotions qui y sont liées leur juste place, ne pouvait œuvrer que dans l’ombre des propositions freudiennes sur l’irrationalité.
10Tout ceci eut des conséquences directes sur la compréhension du politique, puisque Freud, à l’image de nombre de ses contemporains, concevait la foule comme productrice d’irrationalité. Si tous les chercheurs du début du XXe siècle acceptaient peu ou prou la théorie des foules, Freud s’était acharné à montrer comment celles-ci pouvaient régresser via des processus émotionnels et symboliques pourtant refoulés, la plupart du temps, au niveau individuel. Cette psychologie freudienne, s’ajoutant au désarroi d’une élite décontenancée par les foules, produisit à l’époque un cocktail peu ragoûtant.
11Edward Sapir, dans son encyclopédie des sciences sociales (Encyclopedia of the Social Sciences, 1934), s’est appuyé sur Freud pour son article « Symbolisme », décrit comme l’ensemble de comportements et d’objets physiques ayant deux caractères en commun : premièrement,
« le symbole vient toujours se substituer à un type de comportement plus étroitement intermédiaire, d’où il s’ensuit que tout symbolisme implique des significations qui ne sauraient être inférées directement à partir des contextes de l’expérience5 ».
12En second lieu, il « exprime une condensation d’énergie, sa signification réelle étant totalement disproportionnée au regard de son aspect apparemment trivial6 ». La métaphore de la condensation d’énergie ne semble véritablement fonctionner que si nous l’entendons dans le sens de « susceptible de provoquer des émotions dans le public. »
13Sapir clarifie deux types idéaux : un symbolisme de référence, aux significations consensuelles, et un symbolisme de condensation, plus ancien et plus profond, « forme extrêmement condensée de comportement se substituant à l’expression directe, permettant la décharge immédiate de la tension émotionnelle sous une forme consciente ou inconsciente7 ». Le symbole de référence est élaboré consciemment, comme c’est le cas en mathématiques, tandis que le symbole de condensation est profondément émotionnel puisque « ses racines plongent toujours plus loin dans l’inconscient8 ». Pour Freud, la condensation n’était –au même titre que le déplacement, la représentation visuelle et le remplacement symbolique– qu’une forme de travail de déformation des matériaux refoulés leur permettant de réapparaître au sein du rêve. Sapir, lui, semble réunir les quatre formes sous le même terme.
14Il précise également que les psychanalystes
« en sont venus à plaquer le terme « symbolique » sur à peu près n’importe quel schéma de comportement à forte charge émotionnelle, ayant pour fonction la réalisation inconsciente d’une tendance refoulée, comme lorsqu’une personne hausse le ton face à un parfait étranger qui lui rappelle inconsciemment son père et réveille ainsi l’hostilité normalement refoulée envers la figure paternelle9 ».
15Référence et condensation étant la plupart du temps mélangées dans le symbolisme, il est impossible d’échapper à l’émotion. Cette position reste tenable même sans recourir à la position freudienne de Sapir au terme de laquelle le symbole ne prend toute sa dimension qu’à condition de puiser dans la dynamique inconsciente de l’enfance.
16La distinction qu’établit Sapir pose deux autres problèmes. D’abord, la définition des symboles de condensation en termes d’enracinement dans des émotions profondément enfouies pourrait s’avérer circulaire : nous préférerions savoir quel genre de symboles –définis indépendamment– est susceptible de s’y enraciner. Du reste, qu’est-ce qu’une émotion profonde, par opposition à une émotion superficielle ? Si l’on s’en tient au freudisme, on serait tenté de répondre que ce sont celles qui se réfèrent à l’enfance, mais cela ne convainc pas totalement (Sapir trahit sa dette envers Freud avec son « pur exemple de symbolisme de condensation », à savoir « le rituel de nettoyage apparemment dénué de sens du névrosé obsessionnel »). Ensuite, en positionnant intégralement l’émotion sur des symboles de condensation, Sapir donne à penser qu’aucune émotion ne saurait se rattacher à des symboles de référence. Il eût sans doute été possible d’opérer une ou des distinctions différentes hors de la pénombre freudienne. Du moins la centralité du symbole, perspective ouverte avant tout par Freud, était-elle reconnue.
17Par la suite, la domination du béhaviorisme en psychologie, la révolution induite dans son sillage en science politique et enfin le structuro-fonctionnalisme en sociologie réduiront le symbole à la portion congrue au sein des sciences sociales du milieu du siècle, à l’exception –partielle– de l’anthropologie, où Lévi-Strauss continue à travailler sur le symbole alors même qu’il n’a de cesse de le dépouiller de toute signification subjective. La psychanalyse reste donc à peu près seule à satisfaire la curiosité des adeptes du sens, au rang desquels on compte alors, il faut le remarquer, aussi bien Parsons et Smelser que les marxistes de l’école de Francfort10. À ses débuts (1968), Habermas se tourne d’ailleurs vers la psychanalyse comme pratique émancipatrice, sans toutefois questionner son utilisation de l’émotion11.
18En conséquence, l’édition 1968 de l’International Encyclopedia of the Social Sciences ne contient plus d’article consacré exclusivement aux symboles, mais une entrée intitulée « Myth and Symbol », rédigée par Victor Turner. L’article, en lien avec les intérêts de ce dernier, porte en fait sur les rituels et ses trois phases, en particulier la phase liminale12, parce qu’ils impliquent un « appauvrissement structurel et un enrichissement symbolique13 ». Tout y est dit ou presque sur les mythes originels, mais bien peu sur le symbole. Turner entend montrer que rites et mythes sont des composantes
« d’un système complet de croyances et de pratiques religieuses. [Leurs] symboles et épisodes, subdivisés en unités –significata, étapes, mots, phrases, motifs, personae, objets et relations, sans oublier les principes et les thèmes sous-jacents– sont à relier à ceux que l’on trouve dans d’autres parties du système religieux d’ensemble14 ».
19L’idée d’un « système » de symboles, qui atteste de l’influence d’un Lévi-Strauss, voire d’un résidu de structuro-fonctionnalisme, ne nous dit pas grand-chose de l’intention ou de l’interprétation humaine des symboles. La signification découle de contrastes entre les signes, suivant le paradigme du code.
20Comme Sapir, Turner précise :
« Il est possible que freudiens et néo-freudiens soient en mesure d’éclairer largement les composantes sémantiques inconscientes du “symbolisme liminal”, notamment dans la mesure où celles-ci pourraient bien représenter “le retour du refoulé”15. »
21Plus que Sapir, il prend ses distances avec les approches freudiennes, sans pour autant les rejeter en faveur d’une autre boîte à outils. Il ajoute ceci : « De nombreux symboles mythiques et rituels appartiennent à la catégorie des symboles non-logiques, moyennant quoi il devient impossible de les analyser comme s’ils obéissaient aux règles de la logique16. » Pour autant, il est peu prolixe sur leur fonctionnement réel, et encore moins sur les émotions afférentes.
22Lorsque paraît en 2001, sous la direction de Neil Smelser et Paul Baltes, l’International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, le symbole se niche dans plusieurs articles, mais n’a plus droit à sa propre entrée. La plus proche est « Symbolism in Anthropology, » de Roy Wagner, qui décrit de manière un peu mystérieuse le symbolisme comme « face positive d’un effet négatif appelé « sujet » ou “subjectivité” ». C’est ainsi que le symbolisme devient « la manière dont le chercheur ou l’écrivain traite “les émotions” », même si Wagner reste peu disert sur celles-ci, se contentant de les associer à la subjectivité17. Mais il ouvre toute grande la porte à une acception émotionnelle du symbole.
L’idéologie contre la science
23Proclamant en 1960 la « fin de l’idéologie », Daniel Bell définit celle-ci comme un mécanisme de simplification excessive des idées qui « rend superflu l’examen attentif des enjeux individuels sur la base de leurs mérites individuels. » Les utopies à venir, clame-t-il alors, seront fondées sur des preuves empiriques et non sur une foi d’ordre idéologique : « Toute utopie se devra de préciser où elle veut aller, comment elle va s’y prendre, ce que va coûter l’aventure, et au moins proposer un moyen justifié de déterminer qui va payer18. » Même s’il n’analyse que des idéologies de gauche, Bell renvoie à une idée consensuelle à droite comme à gauche, à savoir que science et idéologie ne font pas bon ménage, une position développée en France à la même époque par Louis Althusser. L’année de la première réédition de ce célèbre ouvrage, Thomas Kuhn publie La structure des révolutions scientifiques, un essai qui va remettre en cause ce joli contraste, en ré-imaginant la science pour la rapprocher de l’idéologie.
24En 1962 toujours, Neil Smelser (né en 1930) affirme l’importance des idées dans les comportements collectifs et les mouvements sociaux, appliquant le structuro-fonctionnalisme aux mouvements sociaux, aux foules et aux phénomènes de mode – qu’il interprète comme indices d’un système social sous tension. Les comportements collectifs s’organisent autour de croyances généralisées, une forme de pensée « court-circuitée » qui bondit d’un niveau de réalité à l’autre sans se soucier d’articulation logique. Les composantes de base du court-circuit sont l’hystérie, l’accomplissement de désir et l’hostilité. Ainsi que le fait remarquer Ralph Turner dans sa critique de Smelser,
« les comportements collectifs semblent ici opposés à un modèle de comportement hautement rationnel totalement exempt de court-circuit entre les niveaux généraux et particuliers des composantes : on se demande bien où dénicher ce type de comportement dans la société19 ».
25La réponse, me semble-t-il, serait dans l’idéal de l’analyse scientifique telle qu’on l’envisage à l’époque.
26Comme je l’ai écrit ailleurs, Smelser avait à mon sens une bonne intuition de la centralité de la question du sens, mais il écrivait à une époque où les outils de compréhension de la culture étaient rares20. Les croyances généralisées sont bien au cœur des idéologies, mais l’idéologie a mauvaise presse à l’époque. Les outils d’aujourd’hui sont nettement plus adaptés. L’image du « court-circuit » se rapproche de la figure de la métonymie, qui consiste à remplacer une chose par une autre qui lui est étroitement liée. Il est possible de donner aussi un tour positif aux autres éléments : l’hystérie souligne l’urgence d’un problème social ; l’accomplissement de désir donne à penser que le problème n’est pas insoluble ; l’hostilité isole un responsable qui sera le destinataire des reproches. Comme on le voit clairement avec le tournant culturel qu’ont pris les sciences sociales, il s’agit là d’éléments omniprésents dans le discours politique.
27Comme d’autres à l’époque, Smelser se tourne vers Freud –implicitement d’abord, puis explicitement– pour parvenir à comprendre la force des idées, et notamment leur impact émotionnel. Il saura observer que « les émotions humaines les plus profondes, les plus puissantes… sont littéralement mises à nu durant un épisode de comportement collectif21 ». Les émotions modérées sont d’un intérêt limité, seules les émotions violentes, perturbatrices comptent : émotions réflexes, et non pas émotions stables en arrière-plan ; émotions négatives, et non pas positives. Smelser s’empare du concept de complexe d’Œdipe : c’est lui que les manifestants cherchent à résoudre en canalisant tous les affects positifs vers le mouvement (donc la mère) et tout les affects négatifs vers les figures d’autorité (le père). À l’époque, les insuffisances de cette formulation seront occultées par l’expérience d’innombrables universitaires confrontés aux revendications de leurs étudiants les plus radicaux, qu’ils ne parviendront jamais à prendre au sérieux, n’y voyant que puériles jérémiades ; une sorte de rébellion générationnelle, totalement immature, condamnée à l’oubli à mesure que les participants accéderaient à l’âge adulte22. Ce que Smelser semble alors reprocher aux idées politiques, c’est de ne pas avoir la logique, la cohérence et la précision empirique du raisonnement scientifique. Pour lui, il n’y a rien entre les deux. C’est ainsi qu’un portrait outrancier de la rationalité fondamentalement empirique de la science vient renforcer une description non moins exagérée des insuffisances et de l’irrationalité de l’idéologie.
28Dans un autre article fondateur de l’époque, Dennis Wrong relève que si l’homme est un être social, il n’est jamais pleinement socialisé. Selon lui, dans la sociologie de son temps (et peut-être du nôtre), « l’accent mis [par Durkheim] sur le conflit intérieur, sur la tension entre puissance des pulsions et contrôles du surmoi –dont les conséquences comportementales sont imprévisibles– n’est plus d’actualité ». Lui aussi se tourne vers Freud, convoquant l’image de la vie intérieure comme « champ de bataille de motivations conflictuelles ». Les sociologues, pour construire leurs modèles, ont conservé le surmoi en se débarrassant du ça23. Malheureusement, en s’appuyant sur Freud, qui propose l’approche du sens la plus accessible à l’époque, Wrong accepte d’anciens dualismes et une conception internalisée, perturbatrice, de l’émotion. L’action politique, et particulièrement la protestation, semble alors plus proche de l’idéologie que de la science – point de vue qui doit plus aux positions normatives des chercheurs qu’à la rigueur de la démonstration.
La politique symbolique I
29À la même époque, en science politique, Murray Edelman (1919-2001) adopte une posture centrée sur l’analyse rhétorique24. Les significations véhiculées par le langage « sont toujours fonction du contexte qui l’a produit, des besoins et intérêts disparates des publics concernés et de leurs modes de perception respectifs25 ». Le chercheur se doit d’étudier, outre le sens proposé par le dictionnaire (les codes de la linguistique structurale), « les diverses réactions à tel ou tel mode d’expression chez des publics issus de milieux sociaux disparates26 ». La même politique publique offrira de réels bénéfices matériels à un groupe donné (généralement l’élite), mais n’apportera qu’une satisfaction symbolique à un autre, moins organisé.
30Citant George Herbert Mead et Suzanne Langer, Edelman s’est beaucoup investi dans la description des sources d’action politique qui sous-tendent le travail de décision législatif. Mais il travaillait d’un point de vue normatif selon lequel les groupes d’intérêt bien organisés arrivent généralement à leurs fins, même quand celles-ci s’opposent à l’intérêt général. De ce point de vue, la politique symbolique semble erronée, ou du moins fondée sur une autre logique, comme un substitut de la « vraie » politique dont le cœur reste la distribution des biens matériels.
31Edelman, qui ne tarissait pas d’éloges sur Sapir, fera sienne la traditionnelle distinction entre émotion et rationalité :
« Les symboles de condensation évoquent les émotions associées à la situation. Ils condensent, en un même événement, signe ou acte, la fierté patriotique, les angoisses, le souvenir de la gloire ou des humiliations passées, les promesses de grandeur future – un à un ou tous à la fois27. »
32Se faisant l’écho de la voix de Freud, Edelman pense l’émotion comme expression de l’intime, au lieu d’en faire un moyen d’affronter le monde extérieur, tant et si bien que dans les symboles de condensation, « il manque la mise à l’épreuve permanente de l’environnement immédiat28 ». Pour le grand public, incapable d’accéder à la connaissance des « conséquences objectives » d’un acte politique, son sens « ne saurait provenir que des besoins psychologiques des personnes interrogées29 ». Pour la plupart des citoyens, la politique s’observe mais ne se pratique pas.
« Les formes politiques en viennent ainsi à symboliser ce que les masses ont besoin de croire à propos de l’État pour se rassurer. Ce sont les besoins, les espoirs et les angoisses des hommes qui déterminent le sens30. »
33Edelman maintient un fort contraste entre le subjectif et l’objectif, qui fait écho à la dichotomie idéologie/science, là où il aurait pu dépeindre l’individu comme cherchant en permanence aussi bien à agir qu’à comprendre le monde. Dans cette vision préconstructiviste, la réalité objective est accessible et doit guider l’action politique.
34Edelman, au moins en 1964, continue de s’inscrire dans le même paradigme que Smelser, celui de la « foule » ou « société de masse », aux termes duquel des individus anomiques, « animés d’un intense sentiment de solitude, ont une propension à considérer les menaces qu’ils perçoivent comme résultant d’un complot ourdi par des éléments hostiles. » Ils présentent une « extrême sensibilité aux suggestions de soulèvement (mob action), à l’intolérance, à l’irritabilité, à la violence31 ». Mais toute action collective n’est pas mauvaise en soi : grèves ouvrières, manifestations paysannes et rébellions contre l’injustice sont acceptables ; en revanche, racisme et maccarthysme sont à rejeter. Pour Edelman, c’est la dichotomie réalisme/émotion qui fait toute la différence :
« Les grèves ouvrières et paysannes et autres rébellions ouvrent sur une perspective optimiste, elles se fondent sur un plan concerté visant au changement. L’action d’autodéfense s’inscrit dans une perspective pessimiste, il n’y est pas question d’ordre social perçu comme différent ou meilleur, mais du besoin permanent que ressentent certains individus de découvrir, voire de créer, puis de harceler, des groupes perçus comme des menaces32. »
35Le sociologue Joseph Gusfield (né en 1923), ami et collègue d’Edelman à l’université de l’Illinois (tous deux se citent d’ailleurs mutuellement), a publié en 1963 une étude portant sur le mouvement de tempérance américain. Celui-ci s’est « nourri » de sentiments « d’hostilité, de haine et de colère envers l’ennemi », si l’on en croit son analyse détaillée de la dynamique de l’indignation morale33. Il interprète la réforme morale comme « une manière, pour un groupe culturel, d’agir en vue de préserver, défendre ou d’accentuer la domination et le prestige de son propre mode de vie au sein de la société dans son ensemble34 ». Anticipant sur l’utilisation du concept d’habitus par Bourdieu, Gusfield observe que « la boisson (comme l’abstinence) compte parmi les principales habitudes de consommation ayant servi à faire la distinction entre certaines sous-cultures35 ».
36Tout comme Smelser, Gusfield associe ces réactions émotionnelles à des modifications de la structure sociale, en l’occurrence le statut déclinant de certaines fractions de la classe moyenne. Il insiste sur l’idée de valeur intrinsèque du symbole moral, qui n’a pas à représenter autre chose, comme par exemple une position économique. « L’adhésion publique à une conception de la moralité aux dépens d’une autre renforce le prestige et l’estime de soi des vainqueurs tout en avilissant la culture des vaincus36. » Le symbole importe en soi et pour soi.
37« La colère et l’amertume de la “classe condamnée” n’ont rien d’une réaction “irrationnelle” », précise Gusfield. « On constate bel et bien un déclin du statut social de l’ancienne classe moyenne et de la domination de ses valeurs37. » La seconde proposition a tout d’un non sequitur, et est une curieuse manière de défendre la rationalité des intéressés, l’amertume n’étant pas nécessairement une réaction très utile face au déclin. En revanche, Gusfield a sans doute raison lorsqu’il estime, plus largement, que le combat, loin de se réduire à des conflits d’intérêts, portait sur la question du statut. La cause de l’émotion serait sans doute mieux défendue en disant que la colère mobilise en vue de l’action, et que le sentiment de fierté constitue une satisfaction profonde et universelle.
38Gusfield établit une distinction entre mouvements de statut et mouvements « expressifs », ces derniers étant « marqués par une absence de but précis ou par la poursuite d’objectifs n’ayant aucun lien avec les mécontentements à l’origine du mouvement lui-même38 ». Il ne rejette pas l’idée qu’ils soient irrationnels, citant à l’appui l’analyse freudienne du fascisme allemand par Mannheim. Ici, c’est Smelser (et Freud) qu’il rejoint. Les mouvements de statut, en revanche, ont des objectifs clairs mais immatériels. Gusfield soustrait ainsi à l’accusation d’irrationalité un sous-groupe de mouvements, mais pas tous.
39« Nous vivons dans un environnement qui accorde une grande importance au geste symbolique en termes de fierté, de mortification et d’honneur » écrit Gusfield39. Il s’appuie ici sur Kenneth Burke, qui distingue « entre le langage poétique, qui est action en soi, le langage scientifique, qui est préparation de l’action, et le langage rhétorique, qui est incitation à l’action ou à l’attitude40 ». Le langage rhétorique, fortement teinté de politique, n’est ni irrationnel ni magique, mais il n’est pas « scientifique » pour autant. Le mur qui sépare la science et le symbolisme, la pensée rationnelle et les états affectifs, commence à se lézarder.
40Gusfield, qui écrit juste au moment de la publication par Thomas Kuhn de La Structure des révolutions scientifiques, accorde encore trop d’objectivité à la pensée scientifique et au langage ; la grande révolution culturelle de la sociologie des sciences n’en est encore qu’à ses balbutiements41. En outre, il n’a pas grand-chose à dire sur ce qui donne au langage politique sa puissance de motivation. Celle-ci ne procède pas des symboles en eux-mêmes, mais de leur impact émotionnel. Il évoque le sentiment de fierté, que des commentateurs ultérieurs finiront par considérer comme crucial à toute mobilisation42. Si Gusfield s’était appuyé sur Charles Cooley au lieu de George Herbert Mead, peut-être aurait-il été plus disert sur la fierté et la honte comme émotions maîtresses (master emotions).
41Il critique incidemment un ancien article d’Edelman, lui reprochant de réduire la victoire symbolique à un simple « réconfort psychologique43 », alors qu’il y voit pour sa part « de véritables intérêts en jeu », à savoir une valorisation du statut. Gusfield concède qu’Edelman est peut-être dans le vrai concernant les enjeux de type strictement économique, mais il dégage deux enjeux complémentaires : le statut social et le simple fait de gagner ou de perdre des avantages. Selon lui, « toute action gouvernementale peut se concevoir comme acte de déférence dans la mesure où elle confère du pouvoir à un groupe aux dépens d’autres44 ». Par conséquent, victoires et défaites législatives ont une valeur intrinsèque, en plus de leurs effets matériels ou en termes de statut.
42L’ouvrage de Gusfield est un prolongement de sa thèse conduite à l’université de Chicago au début des années 1950, période durant laquelle l’héritage de Mead et Park avait pour gardiens son directeur de thèse Herbert Blumer, Everett Hughes ou encore Anselm Strauss. Les interactionnistes symboliques de cette « seconde école de Chicago » considéraient la vie sociale comme objet de négociations et d’interprétations constantes, insistaient sur la fluidité et le côté ouvert du changement, privilégiaient le processus par rapport au produit.
43L’école de la politique symbolique partait de l’idée que la politique possède une indéniable dimension symbolique et par conséquent émotionnelle. Mais à mon sens, elle a eu le tort de lier cette dimension à un type d’action politique, prolongeant ainsi la dichotomie rationnel/émotionnel : les élites seraient instrumentales d’après Edelman, là où les masses se contenteraient de symboles. Les mouvements progressistes affrontent la réalité, là où les réactionnaires ne font qu’exprimer leurs angoisses intérieures. Pour Gusfield, les mouvements de statut poursuivent leurs objectifs élémentaires par des moyens raisonnables, au contraire des mouvements expressifs.
44Si l’on parle « d’exposer » ses émotions, c’est bien qu’il y a un public : nous les utilisons pour influencer les autres. « Exprimer » des émotions, c’est réagir à des pulsions internes, ce qui suppose que l’émotion se trouve en nous et qu’il nous appartient de les exprimer ou de les refouler. Le modèle de « l’exposition » souligne le travail culturel complexe qui intervient dans la production des émotions45, tandis que le modèle de l’expression ne laisse place qu’à la répression culturelle de pulsions naturelles (une distinction qui doit beaucoup à Foucault).
45L’apport de Gusfield fut de remarquer la grande diversité des objectifs individuels, tels l’acquisition d’un statut ou la préservation de l’estime de soi, au même titre que le pouvoir. Il n’a pas exploré les sentiments qui accompagnent cette quête, thème qui devra attendre l’attention portée à l’identité collective dans les années 199046. La puissance des symboles reste alors mystérieuse. À ce stade, il suffit de montrer qu’ils ont de l’importance, il faudra patienter jusqu’à l’étape suivante pour établir de quelle nature est cette importance.
46L’approche de la politique symbolique était également limitée par la difficulté à comprendre le passage d’individus sujets à des émotions à des mouvements aux objectifs complexes et multiples. Le sentiment de colère individuel est une chose, la démonstration de colère d’une foule en est une autre, il n’y a pas nécessairement correspondance terme à terme entre les deux. Du reste, nulle manifestation protestataire ne saurait se ramener à une émotion unique. Il en va de même a fortiori, pourrait-on dire, pour les campagnes ou les mouvements sociaux. À défaut d’avoir su prêter aux interactions, en particulier aux émotions de niveau micro, l’attention nécessaire, nos théoriciens se retrouvèrent fort dépourvus quand arriva le temps d’une réflexion de type macro.
La politique symbolique II
47Si Gusfield et Edelman ont été les pionniers de la politique symbolique en tant que concept, David Sears (né en 1935) et Philippe Braud (né en 1941) sont des figures marquantes de la seconde génération. Ils sont tous deux arrivés à maturité intellectuelle au début des années 1960, juste au moment où la première génération publiait ses textes fondateurs.
48David O. Sears a adopté le terme « politique symbolique » dans les années 1970, finissant presque par monopoliser le concept dans le milieu des sciences sociales américaines. Psychologue social de formation (il obtient son Ph. D. à Yale en 1962), il s’est très tôt intéressé à l’opinion publique, rédigeant même un manuel sur la question, en collaboration avec Robert Lane (lequel influencera également Braud47). Sears s’aventurera encore plus sur le terrain de la science politique lorsqu’il travaillera sur le mouvement anti-impôts qui se trouvait derrière la fameuse « Proposition 13 », en Californie.
49Selon lui, très tôt dans la vie, nous développons vis-à-vis des images et des mots une gamme de sentiments qui détermine nos réactions à tous les événements politiques ultérieurs. Parmi ces prédispositions symboliques, on trouve l’identification à un parti, l’idéologie partisane ou encore les attitudes raciales. Les symboles, parfois fort abstraits et très éloignés du quotidien des gens, éveillent des sentiments tantôt positifs, tantôt négatifs, par le truchement de processus rapides, automatiques, réflexes de réaction à l’information politique. On pense par le biais de ses émotions. Certaines prédispositions sont étonnamment stables dans le temps, avec une influence considérable sur les attitudes, compte tenu du travail cognitif complexe accompli par chacun pour renforcer ses prédispositions48. Dans de nombreux cas, insiste Sears, les schémas symboliques ont plus d’influence sur les prises de positions et le vote que l’intérêt économique personnel49.
50Si la plupart des Américains sont particulièrement réceptifs aux symboles négatifs dès lors qu’il est question des pouvoirs publics, c’est encore plus vrai en matière raciale, à telle enseigne que Sears parle de « racisme symbolique ». Adoptés dès le plus jeune âge, les préjugés raciaux perdurent, et la symbolique raciale pèse sur le positionnement de chacun vis-à-vis des politiques urbaines et scolaires50. Avec Jack Citrin, Sears a appliqué sa propre théorie pour expliquer le succès étonnant du mouvement contre l’augmentation des impôts fonciers en Californie, qui connut son apogée en 1978 avec la « Proposition 13 » (Prop 13), laquelle contribue aujourd’hui encore à limiter le budget de cet État. Était considérée comme « gaspillage » toute dépense publique destinée aux plus pauvres ; or, cette catégorie étant racialisée, la campagne avait fini par s’articuler autour du racisme symbolique. Conclusion de Sears et Citrin :
« Au sein de la population blanche de Californie, la cause anti-impôts doit plus encore au racisme symbolique qu’aux deux prédispositions partisanes habituelles que sont l’identification au parti et l’idéologie libérale-conservatrice51. »
51Comme le montre bien la question raciale, les groupes fournissent souvent des symboles primaires, à forte résonance émotionnelle. Sans surprise, les attitudes envers les politiques publiques destinées à un groupe social sont le reflet des évaluations symboliques à son égard. Celles-ci sont indépendantes les unes des autres, donc ne s’inscrivent pas nécessairement dans une dichotomie nous/eux : chez les Américains blancs, le positionnement vis-à-vis des politiques d’aide aux Afro-Américains sera fonction de l’évaluation de ces derniers, mais pas de l’évaluation du groupe des Blancs par lui-même52. Les symboles n’ont pas à s’inscrire dans la comparaison. Mais il est vrai que les termes « nous » et « nôtre » (we/ours) éveillent des sentiments plutôt positifs, alors que « ils » et « leur » (they/theirs) des sentiments négatifs, ce qui suggère que les individus s’engagent affectivement sur la base des frontières entre groupes sociaux53.
52En réponse au tournant émotionnel pris par les sciences sociales, Sears a précisé quelles étaient les dimensions émotionnelles de la politique symbolique. Selon lui, l’individu opère un « traitement automatique » des symboles forts, qui « peut se produire sans objectifs conscients, hors de tout contrôle ou attention, sollicitant donc a minima nos capacités de traitement54 ». Cette idée d’un « continuum », au sein duquel les réactions émotionnelles seraient plus automatiques et les réactions cognitives plus lentes, est une reformulation du dualisme classique corps/esprit, considérant l’émotion comme moins rationnelle. Peut-être faudrait-il creuser cette idée. Toutefois même le traitement le plus automatique repose généralement sur une appréciation cognitive et une influence culturelle préalables, remontant éventuellement à l’enfance ou au début de l’âge adulte55. Les émotions réflexes reposent toujours sur des engagements affectifs préexistants.
53En considérant que les symboles de groupe évoquent des sentiments, Sears remet directement en cause le principe qui postule qu’un groupe trouve son sens dans ce qui le différencie des autres groupes au travers de comparaisons fortement cognitives et logiques. Il propose plutôt un modèle offrant de nombreuses façons de traiter l’information et de formuler l’action, en fonction non pas d’un système structuré, mais d’une sédimentation propre à la biographie et aux intentions de chacun.
54Comme lui, Philippe Braud s’est appuyé sur les traditions de la symbolique politique, mais également sur un panthéon plus large d’auteurs dont Clifford Geertz et Norbert Elias (que les auteurs américains persistent pour la plupart à ignorer). « L’étude des dimensions émotionnelles du politique est souvent confondue, à tort, avec la psychologie politique ; et celle-ci réduite à une psychologie de l’acteur, » regrette Braud56. Il s’appuie donc sur des sociologues insistant sur la nécessaire contextualisation des acteurs, que ce soit par le recours au concept de champs ou par celui des interactions comme Bourdieu et Goffman. Braud adopte une définition assez large de l’émotion : « tout état affectif qui s’écarte de ce degré zéro qu’est l’indifférence absolue envers un objet. » « Toute interaction sociale est émotionnellement colorée, » conclut-il57. Une telle définition ouvre toute grande la porte aux émotions, mais ne nous apprend pas grand-chose sur elles, au-delà de leur ubiquité.
55De manière assez inhabituelle pour l’étude de l’émotion en politique, généralement saisie à partir des émotions les plus fortes et souvent dysphoriques, Braud s’attache à la production de l’indifférence considérée comme un mécanisme de défense découlant d’un conflit entre angoisse et impuissance face à la souffrance.
56Par un dépassement des approches freudiennes, il envisage l’interaction entre personnalité et environnement.
« Pour éviter les pièges du psychologisme, il faut rappeler combien les styles de personnalité, ceux des leaders comme ceux des suiveurs, sont plus ou moins activés par l’environnement culturel, les règles du jeu politique, la nature des conjonctures affrontées, notamment du point de vue de leurs potentialités de stress58. »
57En écho à la perspective de Smelser sur les systèmes sous tension, Braud suggère également que la relative prospérité des nations industrielles avancées atténue les crises susceptibles de provoquer l’émergence de leaders charismatiques. Il convient ici de se montrer prudent, d’autant que les mouvements protestataires se sont multipliés ces dernières décennies. Certes dans nos sociétés industrielles avancées les groupes contestataires cherchent-ils souvent à éviter l’émergence de figures de proue charismatiques, compte tenu des dégâts causés par ce phénomène dans les années 1960. Mais des leaders informels émergent dans tout type de groupes quand bien même ceux-ci sont dépourvus de positions bureaucratiques officielles. Il est possible que leur nature ait changé, qu’ils soient aujourd’hui moins idéalisés, moins idolâtrés et héroïsés. Comme le dit Braud, difficile de se forger une image héroïque dans un environnement où les médias véhiculent en permanence des caricatures, à l’image des émissions télévisées de marionnettes59. Et l’auteur de « l’émotion en politique » de conclure que le temps des sociétés fascistes où prospéraient les démagogues est désormais révolu.
58Pour autant, il ne suffit pas d’admettre l’existence d’interactions entre personnalités et structures sociales, ces dernières influant sur les premières, pour résoudre tous les problèmes théoriques. Les deux interagissent mais selon un mécanisme qui demeure mystérieux, à moins de se pencher attentivement sur les innombrables processus microsociaux qui les relient. C’est ainsi que la seconde génération de l’école de la politique symbolique conserve un résidu freudien, pourrait-on dire, à travers la notion de « types de personnalités », dont Braud nous semble maintenir l’usage, du « Moi grandiose » à la « personnalité dépendante » en passant par le « disciple assoiffé d’idéal60 ». Une approche plus interactionniste reconnaîtrait que les mêmes méthodes rhétoriques et les mêmes exagérations sont mobilisables dans des contextes politiques très différents, sans relation étroite ni à la personnalité, ni aux types de société – et encore moins aux deux à la fois.
59Tout comme nous avons réinterprété sur le plan rhétorique le concept de court-circuit chez Smelser, nous pouvons envisager certains de ces types de personnalité comme des agglomérats de comportements, découlant aussi bien de certaines situations que de la socialisation infantile de l’individu. Le style paranoïaque a son utilité dans certaines situations à haut risque, et il peut être utile pour un groupe de compter dans ses rangs certains individus de ce type. Il n’est pas pour autant nécessaire que ce style découle de mécanismes de défense primitifs consistant à diviser le monde en Bien et en Mal sur la seule base des menaces inhérentes à certains engagements stratégiques.
60Dans ses récents travaux, Braud s’est partiellement engagé dans cette direction, en ajoutant l’idée de styles personnels à celle de personnalités. « Style charismatique contre tonalité sobre, ou apparence radieuse plutôt que stoïque, voilà qui peut faire toute la différence dans le processus électoral61. » Ces styles personnels, malgré la grande cohérence qu’ils supposent en actes et en paroles, ne trahissent pas nécessairement une fixation héritée de la petite enfance. Or Braud associe ces styles à la personnalité, et non pas à la performance intentionnelle ou au dilemme consistant à choisir son style en fonction des circonstances. Les actions sont bien connectées avec l’un l’autre ; ce n’est pas qu’ils soient connectés au discours. Nous pouvons laisser tomber le discours en tout.
61Dans ce même ouvrage, il atteint les limites de l’approche de la symbolique politique.
« La théorie du choix rationnel oppose l’émotionnel à la rationalité. C’est une erreur. Même si les émotions échappent facilement à tout contrôle dans certaines circonstances, elles sont toujours parties intégrantes du calcul rationnel62. »
62Voilà qui est prometteur, d’autant que, précise Braud, les émotions sont le moteur du comportement. Néanmoins, l’utilisation du terme « facilement » montre une hésitation à pleinement incorporer les émotions au processus de réflexion : si « les émotions échappent facilement à tout contrôle », c’est donc bien que l’emprise rationnelle est faible. Il ajoute qu’elles « interfèrent avec les évaluations rationnelles des citoyens63 ». Nous sommes toujours, apparemment, dans l’ombre de Freud, opposant en un combat douteux l’impossible idéal d’une rationalité calculatrice aux sensations désordonnées qui constituent en pratique notre contact au monde.
63Le symbole se laisse plus facilement appréhender en tant qu’élément de code que comme outil servant à s’orienter dans le monde, mais l’étude des codes ne nous dévoile pas grand-chose sur le pouvoir des significations à motiver et orienter l’action humaine. Les symboles de référence, pour reprendre la terminologie de Sapir, ne sont pas impliqués dans l’action au même titre que les symboles de condensation. Pour expliquer la politique, il nous faut l’impulsion émotionnelle suggérée par les symboles de condensation. Suggérée seulement : la politique symbolique propose une lecture binaire, positive ou négative, de l’action ; la palette des émotions est, elle, plus contrastée et nuancée, donc plus riche.
64Les symboles jouent un rôle très actif dans la vie sociale, et il importe de chercher à préciser par quels mécanismes. L’individu s’appuie sur eux pour s’inscrire dans le monde qui l’entoure, par l’intermédiaire d’émotions qui le renseignent sur ce qu’il fait, sur ce qui lui importe vraiment, sur la direction à prendre (au propre comme au figuré). Au même titre que d’autres éléments de notre culture –cadres, schémas, récits, identités– les symboles sont importants en raison même de la richesse de leur portée émotionnelle.
65Aussi convient-il de mieux définir l’émotion que n’a pu le faire la seconde génération d’auteurs de la politique symbolique. Les travaux les plus récents sur l’émotion en politique ont essentiellement porté sur la distinction entre réactions à court terme aux événements et à l’information –comme la colère souvent attribuée aux foules, par exemple– et engagements affectifs et moraux à plus long terme, du type solidarité de classe ou indignation face aux inégalités64. Il est plus délicat de dissocier ces dernières –toujours à l’arrière-plan des premières– de la notion de rationalité : en effet, l’engagement affectif ou moral est partie intégrante de notre personnalité, c’est lui qui nous dicte nos objectifs en termes d’action ou de politique, il ne s’agit pas là de simples écarts ou interruptions par rapport à une ligne de conduite raisonnable.
66L’école de la politique symbolique a réussi à maintenir l’émotion en vie tout au long d’une période sombre où les seuls outils disponibles étaient les conceptions freudiennes. À ce titre, nous lui sommes tous redevables. Pour autant, il importe de ne pas relâcher notre effort de compréhension des émotions situées au cœur de l’action humaine.
Notes de bas de page
1 Traduction de l’américain de François-Xavier Priour, revue par les co-directeurs du volume. Nous remercions chaleureusement le CESDIP pour l’avoir rendue possible.
2 Pour un historique de l’émotion dans la recherche sur les mouvements sociaux, voir Goodwin J., Jasper J., & Polletta F., « The Return of the repressed : The fall and rise of emotions in social movement theory », Mobilization, vol. 5 (2000), p. 65-82.
3 Freud a involontairement redécouvert bon nombre de tropes et figures de la rhétorique classique : Benveniste E., « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
4 Freud S., L’interprétation des rêves, Presses Universitaires de France, 1967, p. 508.
5 Sapir E., « Symbolism », Selgiman E. R. A. (dir.), The Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1934, p. 493.
6 Ibid., p. 493.
7 Ibid., p. 493.
8 Ibid., p. 494.
9 Ibid., p. 495. Mircea Eliade attribue le regain d’intérêt pour le symbole observé au milieu du XXe siècle à la poésie, à la psychologie freudienne et au surréalisme, lui-même, ne l’oublions pas, étant profondément influencé par Freud : Images et Symboles, Paris, Gallimard, 1952.
10 Bon nombre de ces chercheurs –dont je n’ai pu toutefois dresser la liste précise– sont allés jusqu’à se faire eux-mêmes psychanalyser, un investissement considérable en termes de temps.
11 Habermas J., Erkenntnis und Interesse (Connaissance et intérêt), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1968.
12 NdT : Turner reprend le terme de Van Gennep dans son analyse des rites de passage. Du latin limen, seuil, entre-deux, la liminalité est ce moment essentiel du rite, entre transgression des codes habituels et retour au quotidien.
13 Turner V., « Myth and Symbol », Sills D. L. (dir.), International Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1968, p. 577.
14 Ibid., p. 578.
15 Ibid., p. 579.
16 Ibid., p. 579.
17 Wagner R., « Symbolism in anthropology », in Smelser N. J. et Baltes P. B. (dir.) International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Oxford, Elsevier, 2001, p. 15350.
18 Bell D., La Fin de l’idéologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1997 (1960).
19 Turner R., « Review of Theory of collective behavior », American sociological review, vol. 28 (1963), p. 827.
20 Jasper J., « Intellectual cycles of social movement research », Alexander J. C., Marx G. T., Williams C. L. (dir.), Self, Social Structure, and Beliefs, Berkeley, University of California press, 2004.
21 Smelser N. J., Essays in Sociological Explanation, New Jersey, Prentice-Hall, 1968, p. 92.
22 Cette condescendance, très répandue dans le domaine des sciences sociales, explique en partie pourquoi ceux des étudiants qui ont embrassé eux-mêmes la carrière universitaire tenaient tant à montrer, non seulement qu’il est raisonnable de manifester, mais encore que les jeunes manifestants de jadis avaient su, leur vie durant, rester engagés politiquement et fidèles à leur idéologie.
23 Wrong D., « The oversocialized conception of man in modern sociology », American sociological review, vol. 26 (1961), p. 187.
24 Edelman M., « Symbols and Political Quiescence », American political science review, vol. 54 (1960), p. 695; Edelman M., The Symbolic Uses of Politics, Urbana, University of Illinois Press, 1964.
25 Edelman M., The Symbolic Uses of Politics, Urbana, University of Illinois Press, 1964, p. 130.
26 Ibid., p. 130.
27 Ibid., p. 6.
28 Ibid., p. 6.
29 Ibid., p. 7.
30 Ibid., p. 2.
31 Ibid., p. 167.
32 Ibid., p. 170.
33 Gusfield J. R., Symbolic Crusade: Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana, University of Illinois press, 1963, p. 110.
34 Ibid., p. 3.
35 Ibid., p. 3.
36 Ibid., p. 5.
37 Ibid., p. 10.
38 Ibid., p. 23.
39 Ibid., p. 183.
40 Ibid., p. 183. On notera le parallèle avec les formes de cadrage –diagnostic, pronostic et motivationnel– chez Snow et Benford : Snow D. A. & Benford R. D., « Ideology, frame resonance, and participant mobilization », International social movement research, vol. 1 (1988), p. 197-217.
41 Kuhn T., La Structure des révolutions scientifiques, Champs Flammarion, Paris 1999 (Chicago 1962).
42 Par exemple Scheff T., Emotions, the Social Bond, and Human Reality, Cambridge, Cambridge University press, 1997; Gould D., Moving Politics: Emotion and ACT UP’s fight against AIDS, Chicago, University of Chicago press, 2009.
43 Edelman M., « Symbols and political quiescence », American political science review, vol. 54 (1960), p. 695.
44 Gusfield J. R., Symbolic Crusade : Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana, University of Illinois press, 1963, p. 182. Gusfield songeait peut-être à l’essai de Weber « Class, Status and Party », où il distingue trois grands intérêts humains.
45 Hochschild A. R., The Managed Heart, Berkeley, University of California press, 1983.
46 Polletta F. A. & Jasper J. M., « Collective identity and social movements », Annual review of sociology, vol. 27. (2001), p. 283-305.
47 Robert E. Lane eut une énorme influence sur la psychologie politique dans les années 1960 et 1970, avec des livres comme Political Life (1959), Political Ideology (1962), et Political Man (1972).
48 Sears D. O., « Political behavior », Lindzey G. & Aronson E. (dir.), Handbook of Social Psychology, Reading, Addison-Wesley, 1969; Kinder D. R. & Sears D. O., « Prejudice and politics: Symbolic racism versus racial threats to the good life », Journal of personality and social psychology, vol. 40 (1981), p. 414-431 ; et Sears D. O., Hensler C. P. & Speer L. K., « Whites’opposition to “busing”: Self-interest or symbolic politics », American political science review, vol. 73 (1979), p. 369-384.
49 Sears D. O., Lau R. R., Tyler T. R. & Allen Jr. H. M., « Self-interest versus symbolic politics in policy attitudes and presidential voting », American political science review, vol. 74 (1980), p. 670-684.
50 Sears D. O., « Symbolic racism », Katz P. A. & Taylor D. A. (dir.), Eliminating Racism, New York, Plenum press, 1988.
51 Sears D. O. & Citrin J., Tax revolt, enlarged edn. Cambridge, Harvard University press, 1985, p. 169.
52 Sears D. O., « The role of affect in symbolic politics », Kuklinski J. H. (dir.), Citizens and politics, Cambridge, Cambridge University press, 2001. Cet effet découle peut-être de la relative invisibilité de la « blanchitude » pour ceux qui la considèrent comme une évidence.
53 Les psychologues Charles W. Perdue, John F. Dovidio, Michael B. Gurtman et Richard B. Tyler ont apparié ces mots à des syllabes arbitraires et constaté que ces dernières finissaient par prendre une connotation affective négative ou positive : « Us and Them : Social Categorization and the Process of Intergroup Bias », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 59 (1990), p. 475-486.
54 Sears D. O., « The role of affect in symbolic politics », Kuklinski J. H. (dir.), Citizens and Politics, Cambridge, Cambridge University press, 2001, p. 25.
55 Lazarus R. S., « On the primacy of cognition », American psychologist, vol. 39 (1984), p. 124-129.
56 Braud Ph., L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 55.
57 Ibid., p. 8.
58 Ibid., p. 209.
59 Ibid., p. 209.
60 Braud Ph., Le Jardin des délices démocratiques, Paris, Sciences Po, 1998, chap. 5.
61 Braud Ph., « Political psychology », Badie B., Berg-Schlosser D., Morlino L. (dir.), Encyclopedia of political science, London, Sage, 2011, vol. VI, p. 2000-2019.
62 Ibid., Braud s’attaque ici à un épouvantail, puisque de nombreux théoriciens du choix rationnel, notamment Jon Elster, ont incorporé l’émotion à leurs modèles de calcul rationnel.
63 Ibid.
64 Je propose un panorama des derniers développements dans Jasper J., « Emotions and social movements: Twenty years of theory and research », Annual review of sociology, vol. 37 (2011), p. 285-303.
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