17. Emprise et empreinte(s) de la relation d’enquête
p. 291-305
Texte intégral
1Les principes du métier de sociologue sont clairs et transcendent les écoles : il faut « construire » l’objet, quitte à réifier le sujet, éprouver à son égard quelque empathie mais garder ses distances, adopter un point de vue clinique et « rationnel » c’est-à-dire détaché de tout affect et de toute dimension psychologique, la personne du chercheur étant censée s’effacer derrière son rôle. Cependant ces principes ne sont pas toujours opérants ou sont tout simplement, parfois d’emblée, impossibles à tenir. Mêmes adaptés et bricolés, ils peuvent aussi s’avérer improductifs voire stérilisants. Evidence pour quiconque s’est un tant soit peu frotté au terrain, le constat reste toutefois difficilement avouable, si ce n’est de façon subreptice ou bien parce qu’arrivé à un certain âge et une position confortable, dans le champ académique, on peut se permettre d’enfreindre les bonnes manières et se moquer des conséquences. Le scientifique aime avoir prise sur sa recherche et surtout donner le change. Il faut être une ethnologue devenue psychanalyste comme Jeanne Favret-Saada pour considérer que le premier « moment logique » du travail ethnographique consiste à « hasarder sa personne dans un monde inconnu en se laissant manipuler, affecter et modifier par l’expérience de l’Autre1 ».
2Longtemps masquées, les coulisses des enquêtes sociologiques ont donné lieu depuis une vingtaine d’années à restitutions et analyses d’ordre méthodologique, épistémologique et éthique au risque d’un « relativisme cognitif ou [d’]une dérive narcissique cachée derrière une attitude hyper-réflexive2 ». Mais elles le font le plus souvent sous le prisme doublement restrictif de l’enquête ethnographique appliquée à des terrains particuliers : soit « difficiles3 », violents4, sensibles ou « minés5 », soit menés auprès d’« acteurs faibles6 », rendant plus aiguë encore la dissymétrie de la relation d’enquête réputée favorable au chercheur. On pourrait discuter des critères de « difficulté » d’un terrain et s’interroger sur les résistances au dévoilement des conditions de production de l’enquête ethnographique, dévoilement qui, concernant d’autres méthodes, en particulier quantitatives, va de soi, ainsi que le rappelle Florence Weber7. Plus concrètement et plus modestement, il s’agit ici de montrer que par delà les méthodes choisies, le contrôle de l’enquête peut échapper au chercheur en le plaçant en partie ou en totalité dans un rôle extra-professionnel qui bouscule son identité et le déroulement de la recherche jusqu’à l’affecter en profondeur. On peut même penser que « les chercheurs spécialisés en méthodes qualitatives ne peuvent conserver la maîtrise de leurs projets que s’ils s’autorisent à y renoncer dans un premier temps8 ». Mais cette perte d’emprise si angoissante ne tient pas seulement aux ratés, erreurs, contretemps etc., auxquels elle est souvent réduite dans les comptes-rendus ethnographiques. Car une partie des coulisses y reste généralement dans la pénombre, celle pointée plus haut par Favret-Saada : les affects en jeu dans la relation, d’autant plus importants à prendre en compte si l’on se situe dans une perspective interactionniste.
3Le compagnonnage intellectuel avec Philippe Braud favorisait sans doute l’exploration de terrains délicats et le regard réflexif porté à leur endroit du fait de sa posture à plusieurs égards hérétique voici quelques années dans la discipline : par ses invites à étudier ce qui ne l’était guère voire pas du tout (les émotions en politique, la violence), par l’éclectisme des références mobilisées notamment son ouverture à la psychanalyse et la psychologie, par l’influence marquée qu’a exercée chez lui l’interactionnisme avant sa reconnaissance académique en France, par sa critique, sous le signe de Georges Devereux, du fétichisme de la méthode et du positivisme. Ainsi, nos rendez-vous réguliers lors de la préparation de ma thèse consistaient-ils certes à rendre compte de l’évolution du travail, mais surtout à explorer les incidents et malaises de l’enquête afin de rendre le chercheur conscient de ses projections et des interactions avec les enquêtés. Mais tout en encourageant la réflexivité du chercheur sur ses motivations à la recherche et sur les effets que celle-ci exerce, Philippe Braud a toujours découragé leur exposition publique par pudeur ou plus sûrement par protection vis-à-vis d’un milieu peu amène sur le sujet. De ce point de vue, cet article lui rend hommage autant qu’il transgresse un de ses enseignements en prenant précisément pour objet la relation d’enquête, sociale et avant tout humaine, dans sa dimension essentiellement affectuelle9, avec un officier communiste, Jean, engagé comme « sous-marin » dans les guerres coloniales à la demande du PCF10. De son origine, avec la part des projections réciproques qui nous ont animés et des négociations pour s’accorder sur un objectif commun, à la réalisation empreinte d’ambivalence d’un livre co-signé qui fut le prélude d’un double deuil, de l’objet et du sujet.
Un sujet qui s’impose
4Il y a chez les sociologues une complaisance un rien suspecte à se penser en situation de supériorité dans la relation d’enquête (il faudrait donc compenser) en vertu de leur intrusion dans la vie du sujet « qui est au principe de l’échange11 », de leur maîtrise du jeu et de ses règles, enfin de la fréquente dissymétrie sociale et culturelle, « deux propriétés inhérentes à la relation d’entretien12 », dit Pierre Bourdieu dans La Misère du monde. Il est certes inconfortable d’être dans une situation totalement inverse comme ce fut mon cas avec Jean. Loin d’être dominé, l’interlocuteur s’avérait imposant, capable de négocier les conditions de l’enquête jusqu’au brouillage des positions. Ces raisons objectives liées à sa personne, sa trajectoire et au moment de l’enquête dans sa vie étaient redoublées ou en tout cas favorisées par l’objet même de la recherche qui invitait précisément à la parole sur soi et libérait sa volonté de (re)prise sur son histoire.
5Imposant, Jean l’était à bien des titres. Par sa carrure physique qui est finalement la première impression laissée par toute rencontre : un grand gaillard d’1 m 90 à la barbe blanche fournie (savamment ?) mal entretenue qui, avec des lunettes toujours sales, mangeait son visage, à mi chemin du bolchevique et du bohème engagé des années 1970. Une carrure d’autant plus remarquable dans tous les sens du terme que l’aisance qui s’en dégageait était en décalage avec l’âge manifeste du personnage. Cette image surprenante largement partagée pour ne pas dire commune au premier contact avec Jean le fut sans doute plus encore pour moi en raison de l’incongruité de notre rencontre en février 1999 : il assurait le service d’ordre d’un colloque associatif sur 1968 où je devais intervenir et où il m’interpella pour y accéder en vertu de mon apparence de jeune femme (donc a priori ni invitée ni a fortiori intervenante). Ce préambule relatif aux circonstances de notre rencontre n’a rien d’anecdotique. Les effets de nos « caractéristiques externes13 » que sont en l’espèce l’âge et le sexe (mais aussi, pour Jean, intellectuelle versus homme d’action), peu interrogées par les sciences sociales, pèseront lourds dans la relation d’enquête, comme nous le verrons. « La question est de savoir », en effet, dit Fournier, « ce qu’elles nous apprennent de l’enquêté, de ses pratiques et du rapport qu’il entretient avec elles, et ce qu’elles ne peuvent pas nous apprendre ». En somme, il faut faire des « obstacles à la neutralisation de l’entretien14 » une source de connaissance et « prendre en compte les projections qu’opère l’enquêteur sur la personne interrogée […] et la façon dont l’enquêté [y] réagit15 » jusqu’à, selon Memmi, s’inspirer des apports de la psychanalyse sur le contre-transfert.
6Imposant, Jean l’était bien au-delà de son physique, par son histoire et sa culture là encore assez déroutante par rapport aux stéréotypes attachés à ses différents rôles de militaire et communiste. Une capacité à dérouter qui n’était évidemment pas sans lien avec la posture de double qui fut la sienne tout au long de sa première vie. En plus de ses caractéristiques physiques, intellectuelles et politiques qui en « imposaient » (positivement ou pas), Jean fut imposant au sens où il (c’est-à-dire sa personne et son histoire, bref « mon » sujet) s’est imposé à moi. Notre relation d’enquête prit d’emblée tous les contrepieds de la forme et des séquences qu’elle est censée avoir. Ce fut en effet lui qui l’engagea en me prenant pour « objet », intrigué qu’il était, disait-il, qu’une « jeune femme » s’intéressât aux questions de violence. Je l’étais plus encore par un profil dont je ne soupçonnais pas l’existence : engagé dans un maquis à l’âge de 17 ans, soldat de la « campagne d’Allemagne », il avait rejoint le PCF au moment de sa formation d’officier à Saint-Cyr-Coëtquidan en 1947 avant de partir, à la demande de celui-ci, pour toutes les guerres coloniales : Indochine, Tunisie et Algérie. Exclu en 1977 du parti dont il n’avait pas accepté le revirement au sujet de l’arme nucléaire (sa « spécialité » dans la commission défense du PCF), il naviguait depuis dans la nébuleuse, où nous nous sommes rencontrés, des collectifs, groupes politiques, mouvements associatifs, pacifistes, écologistes, féministes, alternatifs, en marge de la gauche traditionnelle. Là, Jean était bien connu, mais son passé, dense et pour le moins complexe, ne l’était, lui, que de quelques-uns et surtout en pointillés, en vertu de la ségrégation des publics qu’il pratiquait avec application. Il m’en distillait quelques bribes de ci, de là (tel un hameçon ?), très progressivement au fil de nos discussions, toutes consacrées à un unique thème : la violence. Je venais de sortir un petit livre sur le terrorisme, mi-synthèse, mi-réflexion théorique, qu’il avait lu avec soin (cf. lettre ci-après) et qui avait déclenché nos échanges sur cette stratégie indirecte commune à la guérilla qu’il avait pratiquée comme Résistant. Son expérience unique de violences avait fait de lui le témoin –et l’un des acteurs anonymes– privilégié de l’emboîtement des guerres conventionnelles et non conventionnelles, caractéristique du XXe siècle. Féru de tactiques militaires et grand lecteur de leurs théoriciens, il était intarissable sur ces questions.
7J’étais assez ambivalente à son égard. D’un côté, il éveillait mon intérêt, qui avait déjà traversé mes recherches antérieures, pour les marges et l’engagement-limite ou à haut risque, pour des milieux masculins marqués par un rapport particulier au corps et à la virilité, pour les pratiques cachées, secrètes ou clandestines. De l’autre, son « cas » renvoyait à mes incompétences (notamment sur la période historique antérieure à 1968 et les guerres coloniales) et à mes préjugés et préventions sur ces deux institutions totales d’appartenance qui furent les siennes : le PCF et l’armée… De fait, j’ai longtemps tergiversé avant d’accepter de le rencontrer régulièrement de crainte d’abord d’avoir affaire à un mythomane, par crainte tout court ensuite. Sur le moment, je n’aurais pas su l’expliquer ni même la nommer. Je ne connaissais pas alors Arlie Hochschild et son invitation à prendre les sentiments diffus comme un indice, une alerte qui donne une information16. Une lettre de Jean agit pourtant comme un révélateur de l’ensemble de ses attentes et de notre relation future. On y trouve en effet les trois termes la structurant (le rapport au savoir et à la violence, les attentes) étroitement entre-mêlés et toujours marqués par une contradiction qui, in fine, nous rassemblaient car ils nous étaient en partie communs.
Lettre du 12 avril 2000
« Je suis probablement présomptueux de vouloir énoncer des observations positives sur ta recherche, résultat d’un travail dont je mesure le sérieux ; dés que j’en ai lu le titre, comme un affamé, je l’ai dévoré d’une première lecture, puis le crayon à la main, j’ai commencé à décortiquer ce qui évidemment m’intéressait le plus, laissant à un peu plus tard une relecture sur quelques passages qui m’ont paru un peu hermétiques.
J’ai toujours des difficultés à globaliser les études d’un chercheur. Tu as manié le scalpel sur le terrorisme, tu le livres en tranches, en morceaux sanguinolents, l’enveloppant dans une réflexion d’ensemble à caractère sociologique et philosophique avec les aspects contradictoires du terrorisme, de son froid cynisme à la beauté du geste, dans laquelle il est difficile de retrouver les mobiles, parfois de les justifier.
J’ai été passionné par ton étude et exigeant, je souhaite que tu ailles plus loin encore.
[Suivent 3 pages serrées sur Clausewitz, le « terrorisme nucléaire » à Hiroshima et Nagasaki, le rapport terrorisme – guérilla à partir de son expérience des maquis, le maintien de l’ordre à Oran entre FLN et OAS]
Voilà quelques réflexions, quelques sentiments fortement intériorisés jusqu’à ce jour. Pourquoi ? parce que incommuniquables [sic] ; parce que cela suppose que l’autre à qui on communique soit bien au fait, qu’il y ait grande confiance réciproque et que cette confiance ne peut se circonscrire au seul sujet d’étude. Je suppose que tu puisses le faire parce que tu peux faire abstraction de tes propres sentiments (encore que ? à voir ?). Cela m’amène à une question : peut-on être chercheur sur un sujet dans lequel on s’investit ?
L’horreur fréquente dans laquelle on se doit de vivre est la réalité… la brutalité de l’action ne peut faire oublier la grâce d’un geste, le calme d’un paysage et je dirais même qu’on finit par avoir un besoin toujours inassouvi d’affectivité pour essayer de compenser ce que je crois incompensable, inoubliable, la disparition des autres. »
La co-construction de l’objet
8Vint alors la phase de négociation des conditions de notre travail en commun. Nos attentes étaient différentes : Jean envisageait un « dialogue » sur la violence, sur le modèle de Mémoires de vaincus de Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau, quand je voyais à partir de son récit de vie un mode d’entrée pour reprendre des questions sur les dynamiques de violence laissées en point de suspension dans mes recherches auprès des militants d’extrême gauche les plus engagés dans la violence (comme membres soit des services d’ordre, soit des branches clandestines) : la radicalisation par élévation des seuils de violence, la spécialisation des militants aux dispositions guerrières et la constitution de petits groupes de pairs soudés par un même ethos guerrier et une communauté d’expériences de combat, les logiques de la clandestinité, la question des rapports entre l’action politique et l’action militaire.
9Poussée par l’urgence de s’atteler à une histoire interdite qui allait bientôt s’éteindre avec les rares témoins encore en vie17, j’obtenais une délégation auprès du CNRS (de septembre 2001 à août 2003) pour un projet intitulé « Le conflit d’engagement des officiers communistes dans les guerres coloniales. Une autre approche de la violence », ordonné en trois axes. Le premier s’attachait aux ressorts de l’engagement radical entendu comme engagement total, avec plusieurs niveaux d’analyse : la rencontre d’un contexte et d’une trajectoire individuelle, la dynamique des groupes primaires (communauté militante, communauté militaire, sous-groupe des « officiers communistes18 »), l’univers des valeurs et des croyances (guerre juste, rapports entre fins et moyens). Le second entendait contribuer à une sociologie des pratiques de l’ombre, si présentes dans cette histoire : par la question de la clandestinité, double en l’espèce (communiste dans l’Armée, militaire au Parti) ; par les objectifs visés par le PCF lorsqu’il cherchait à envoyer ses rares officiers dans une mission dangereuse et imprécise19 ; par l’aménagement de niches propres au sous-groupe. Mais le fait même d’accepter de passer du statut de partisan à celui de militaire engagé dans une guerre considérée comme injuste, fut-ce au nom d’une mission supérieure mais secrète (dénoncer la guerre, soulever le corps expéditionnaire, rappeler ses pairs aux principes républicains du combattant, fournir des informations confidentielles au service d’une Cause), renvoyait à une autre question d’ordre sociologique, celle du double bind20. Qu’est-ce qui, du contexte, des rencontres, de la trajectoire singulière d’un individu, peut rendre compte de l’adossement de cette double identité, a priori problématique, de militaire communiste ? Quels sont les motivations et débats qui vont conduire certains à participer à des « guerres injustes » qui, en outre, s’avèrent rapidement être de « sales guerres » ? Comment gèrent-ils alors leur rôle contradictoire ? Peut-on parler de sois successifs et/ou de sois parallèles, pour reprendre la distinction d’Elster21, ou suivre les analyses de Goffman sur la « ségrégation des publics22 », qui pourraient expliquer cette coexistence plus ou moins réussie ? Dans quelles circonstances est-elle menacée au point de révéler des « habitus déchirés, livrés à la contradiction et à la division contre soi-même, génératrice de souffrances23 » et quelles sont alors les parades pour y faire face ? Mais quelles sont aussi les gratifications cachées de cette double étrangeté à soi-même ? Si l’examen de cas-limite peut éclairer les processus sociaux ordinaires24, alors les tensions qu’ont eu à vivre les officiers communistes du fait de leur double lien, et de leur rôle contradictoire, pouvaient participer à leur manière aux débats d’alors sur l’identité.
10Mon entrée sur le terrain, ajoutée à mon ignorance sur la période et à l’ampleur des questions soulevées, ainsi que la morphologie particulière de la population concernée –restreinte et fragile– conduisaient à procéder à la manière de Michaël Pollack25 à partir d’un « témoin privilégié », Jean, qui avait la particularité d’avoir suivi in extenso l’histoire en question : Résistance dans les maquis, Indochine, Tunisie, Algérie, mais aussi, et peut-être surtout, d’être à l’intersection de plusieurs groupes de référence : l’Armée, l’ensemble des structures réunissant les « officiers républicains », le PCF dont il deviendra un des « experts » sur les questions de défense et une cheville ouvrière de l’éducation populaire, et enfin, après son exclusion du parti, l’espace flou de la « gauche radicale » où, depuis la crise du parti initiée en 1978 et plus encore la campagne Juquin, gravitaient de nombreux « ex » à la recherche d’une alternative. Cette première inflexion fit évoluer les entretiens vers le récit de vie focalisé toutefois sur les thèmes de la recherche : engagement, dynamique des groupes de pairs et passage à l’acte, clandestinité, pratiques de l’ombre, dédoublement et clivage du Soi.
11La seconde, décisive, fut provoquée par mon éditrice. À peine lui racontaisje incidemment la vie de Jean qu’elle me proposa de faire sa biographie (avec les contraintes éditoriales afférentes26). À distance ce choix ne me paraît pas si contraint qu’il ne m’apparut au premier abord – je crus d’ailleurs pouvoir l’écrire en parallèle de la poursuite de mon projet de recherches27. Il satisfaisait de mon côté un désir d’écriture. Surtout, sans prêter à Jean une manipulation consciente, tout porte à croire qu’il m’ait en quelque sorte choisi pour écrire sa vie et, aidé par l’éditeur, me mettre en situation d’écrivain public. Maintes fois sollicité pour raconter sa vie, ou une partie d’entre elle, il s’était parfois plié à l’exercice de l’entretien, mais dans une visée informative et non pas analytique. Plus rarement, il avait cru de façon éphémère avoir trouvé le partenaire selon lui nécessaire pour écrire son histoire, convaincu qu’il était de ne pouvoir le faire seul, faute de « méthode », après plusieurs tentatives d’auto-biographie. Mais aucune de ces expériences n’était arrivée à son terme et depuis, il déclinait les propositions au motif que sa trajectoire n’était pas si extraordinaire et que la raconter le poussait au seuil de la mort (nous y reviendrons). Son revirement en ma faveur eut des incidences essentielles pour la recherche.
L’illusoire retour aux positions par la méthode
12J’avais déjà eu recours à l’outil biographique pour ma thèse de doctorat afin, dans la perspective de Norbert Elias, de dépasser les fausses oppositions : structures psychiques/structures sociales, individu/société, mais aussi (étant donné surtout l’« intrigue » des officiers communistes) de sortir du débat, finalement assez scolastique en sciences sociales, entre liberté et déterminisme. Il est en outre particulièrement heuristique pour mettre en valeur les interdépendances et interactions qui relient un individu singulier à des groupes plus larges eux-mêmes en interdépendances avec d’autres, ainsi que la marge d’action en découlant pour lui. Par le jeu d’échelles, il permet de modifier la focale pour mettre en valeur la part changeante du collectif et du singulier dans le façonnement d’une vie. Je vécus ce passage à la biographie avec soulagement : il fournissait enfin un cadre à nos rencontres et me donnait l’illusion de leur maîtrise par le savoir-faire professionnel.
13Afin de faire face aux interférences entre l’enquête et la personne du chercheur, contrôler la relation d’enquête pour faire de la sociologie autre chose que de la littérature, le sociologue est formé à des techniques d’enquête codifiées. Elles visent d’abord à le mettre à distance de l’« objet » ; il n’est alors qu’un intermède dans sa vie et ne saurait s’y immiscer par des questions qui ne seraient pas strictement circonscrites au social (en dehors des informations sociographiques de base). Le prototype en est le questionnaire statistique. L’entretien semi-directif suit des principes similaires par la fameuse « grille d’entretien » construite autour de l’énigme sociologique qu’elle est censée explorer. Il en va autrement de l’entretien non directif importé de la psychologie, du récit de vie et de la biographie venus des disciplines sœurs (ethnologie et histoire). Issu de la psychologie rogerienne et si proche de l’entretien thérapeutique, le premier s’en distingue en sociologie essentiellement par le fait que le sujet ne choisit pas son « analyste28 » à l’inverse de ce qui, en l’espèce, fut le cas.
14On ne s’attardera pas ici sur les vicissitudes29 que la méthode biographique a connues en sciences sociales et la méfiance persistante qui l’entoure en sociologie, en particulier depuis sa fameuse dénonciation par Bourdieu30, pour s’attacher aux contraintes et effets de cette « micro-relation sociale » qu’est l’entretien biographique, « une interaction sociale complexe, un système de rôles, d’attentes, d’injonctions, de normes et de valeurs implicites, souvent aussi de sanctions31 ». La première contrainte est sans doute sa durée et sa prégnance qui en est en partie (mais en partie seulement) la conséquence. La cinquantaine d’heures d’enregistrement d’entretiens32 pour écrire la biographie de Jean n’est que la face immergée, celle qui demeure, des journées passées ensemble (généralement chaque jeudi à son domicile de la région parisienne) à parler avant que le microphone ne marche. Ce lent déploiement du temps, nécessaire pour faire émerger des « paroles privées33 » l’est sans doute plus encore pour les personnes âgées même si Jean ne souffrait pas, loin s’en faut, de l’isolement voire de la solitude de beaucoup de ses semblables. Mais être au centre de l’attention est toujours valorisant a fortiori pour un vieil homme appréciant la compagnie féminine. Du côté de l’enquêteur, donner son temps relève du contre-don, comme l’indulgence pour les écarts de conduite ou encore le code des rencontres : en fin de journée, nous inversions les rôles, Jean ayant alors le « droit » de me poser une question. La lenteur facilite également son imprégnation. J’émergeais d’ailleurs de ces journées avec difficultés, comme sortie d’un monde parallèle, dans un état d’apesanteur qui provenait d’un progressif brouillage d’identité.
15Car non seulement je le voyais beaucoup, mais je le lisais aussi beaucoup. Graphomane, Jean regorgeait d’écrits autobiographiques, de deux types différents : des textes rédigés avant notre rencontre, souvent dans la foulée de l’épisode (généralement guerrier) qu’ils relataient ; d’autres écrits dans le cadre de la préparation de ce livre34, souvent lors des vacances qui nous éloignaient l’un de l’autre. À l’exception d’un seul, tous étaient strictement factuels, par conséquent dépourvus de commentaires ou d’analyses de Jean. Au fur et à mesure de nos entretiens en effet, sa mémoire s’était aiguisée et des souvenirs d’enfance et de combats ré-émergeaient. Il me ramenait les premiers, retrouvés dans le capharnaüm de son bureau, au retour d’un séjour chez sa femme dans l’Aveyron, avec une joie communicative. Dans l’intermède, il m’écrivit un jour :
« Il me faudrait plusieurs mois pour me retrouver dans toutes les archives que j’avais conservées. Parfois j’ai l’impression de découvrir quelqu’un que j’avais oublié, un autre, une succession d’autres. Parmi eux, certains me déplaisent parce que bourrés de principes, idiots, absurdes, conduits par l’idée de fidélité au Parti Fidélité, quel mot ambigu ! » (Été 2000)
16Au cours de l’été 2001, je me plongeais à mon tour dans ses 88 cartons d’archives personnelles. Leur volume donnait le tournis et l’impression d’être ensevelie sous la masse de souvenirs. La plupart était sans intérêt en eux-mêmes mais ils disaient beaucoup du personnage : sa boulimie de lectures tous azimuts soigneusement mises en fiches (signe de son autodidaxie) ; sa manie de tout noter, de tout relever, de constituer des fiches individuelles (actualisées) sur les membres de l’OAS et sur ses rencontres ; je soupçonnais d’en avoir une, cachée quelque part. Ce fut l’occasion de partager quelques jours la vie de sa famille (sa femme, sa fille de mon âge, son gendre et leurs trois enfants) en compagnie de la mienne. Une cohabitation délicate que je ne réitérerai pas malgré les invitations successives. Comme l’explique Arlie Hochschild35, les règles de comportement (feeling rules) diffèrent suivant les rôles sociaux ; je me trouvais en porte-à-faux, entre atmosphère de vacances quasi-familiales et atmosphère de travail, transférant sans doute le rôle de sous-marin qui avait été le sien pendant les guerres coloniales. Je le suivais aussi à Paris dans ses multiples occupations et interactions (en manifestations, réunions, à son travail), pratiquant cette observation flottante qui
« consiste à rester en toute circonstance vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à la laisser “flotter” afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repères, des convergences, apparaissent et que l’on parvienne alors à découvrir des règles sous-jacentes36 ».
17S’il avait fallu bien des discussions pour le convaincre de « raconter sa vie », l’accord emporté, Jean avait totalement joué le jeu, sans faire obstruction à la récolte de documents ni objection à mes questions. Ses résistances prenaient des formes insidieuses, dans sa minutie à détailler (jusqu’à m’épuiser) les batailles dans leurs aspects les plus tactiques ou dans des pirouettes pleines de malice pour esquiver les questions personnelles, de crainte, disait-il, de tomber « dans des démarches psychanalytiques, l’objet n’étant pas d’expliciter nos divers comportements, mais me semble-t-il de les mettre sur la table, de les confronter, de les interroger, d’en discuter » (septembre 2000). Il était clair, pourtant, que son appétence à livrer sa vie répondait à un besoin psychologique ancien et pressant, ainsi qu’en témoignent ces premières (et seules) lignes ouvrant un essai d’autobiographie :
« Officier et membre du Parti Communiste Français, Campagne d’Indochine, de Tunisie et d’Algérie. Vécu qui me semblait banal, pas différent de celui de milliers d’autres. Pourtant, depuis des années, je ressens incompréhensions, interrogations, suspicions. Comment avoir pu participer à de telles guerres ? Boutades et pirouettes étaient mes réponses. Le moment est-il venu de relater ces temps ? Peut-être, mes amis et camarades trouveront-ils dans ces pages réponse à la question qu’ils ont eu la pudeur de taire : Quel personnage as-tu trahi ? l’un ou l’autre ? les deux ? Mes souvenirs ou ce que sont les souvenirs que je me suis créés vont vous appartenir. Aussi, n’est-ce pas sans inquiétude que je m’engage sur le terrain de l’écrit ; j’ai l’impression d’avoir à jouer une terrible partie de “roulette russe” où le coup de doigt sur la détente sera le mot : Fin. Il faut que je me réponde. »
18Comment faire face aux propos « affectés » sans l’être outre mesure sachant qu’un sociologue n’est pas psychanalyste même s’il y est mis en position ?
La confusion des rôles et des sentiments
19Aucune stratégie de (re)sociologisation d’une relation d’enquête délicate, quelle que soit la technique adoptée, n’arrive cependant (et c’est heureux) à gommer la relation sociale et simplement humaine/interpersonnelle (et donc « affectée ») qu’elle est aussi et même d’abord. Mais celle-ci est généralement tue dans son rendu final, sauf parfois au détour d’une note ou, en ethnologie, dans la préface ou les annexes et toujours en en lissant les aspérités et le décalage entre l’objectif initial et le produit final pour ne pas ternir l’image du chercheur professionnel. Ainsi au mieux, « on suggère que l’information qui peut y être trouvée est seulement un supplément à la vraie histoire37 », au pire on verse dans la confession d’une faute professionnelle. Le silence est plus assourdissant encore sur les effets que la recherche exerce au long cours sur ses deux protagonistes. Ouvrir la boîte de Pandore des affects en jeu dans la relation d’enquête se fait en effet en violation des principes de sa fugacité/neutralité sur la vie de l’enquêté d’un côté ; de la position en surplomb du sociologue qui ne saurait être affecté par ses expériences, sur le modèle sans doute phantasmé du « vrai » scientifique de laboratoire qui persiste à hanter les sciences sociales.
20Dans cette relation, tous les attendus et certitudes censés mettre l’enquêteur en situation de domination ont volé en éclats. Asymétrie en sa faveur ? Nous avons vu que c’était loin d’être le cas. Échange unilatéral ? Cela ne l’est certainement pas quand on raconte sa vie en laissant ainsi à la fois un testament et en entrant dans l’histoire. L’« inconfort ethnographique » était en revanche bien réel mais pour des raisons opposées à celles généralement avancées dans la discipline où ce sentiment procède toujours de la même représentation d’un observé innocent et dérangé dans sa vie quotidienne par l’intrusion de l’observateur – une image de surpuissance déjà à l’œuvre dans la réputée asymétrie de la relation d’enquête et qui vient de la certitude d’un enquêté pur versus un enquêteur intéressé donc coupable et manipulateur.
21L’inconfort ethnologique procédait ici de l’impression expérimentée par Nigel Barley et relatée dans son hilarant Un anthropologue en déroute que l’« objet » se joue de l’enquêteur. Objet devenu sujet, Jean multipliait les mises à l’épreuve. Par l’inversion des rôles, en me soumettant à son tour à la question sur mon parcours et mes motivations avec une curiosité plus proche de celle du policier ou de l’entomologiste décortiquant une espèce inconnue que du sociologue. Par des stratégies de provocation et de déstabilisation qui, par leur objet même, ne pouvaient que me mettre mal à l’aise. Il me livrait des informations intimes non voulues dont je ne savais que faire d’autant qu’il m’interdisait de les rendre publiques (seule censure de sa part) mais me les livrait quand même. Dans l’irrespect des conventions sociales, il faisait irruption dans ma vie privée ou m’interrogeait crûment sur ma sexualité et mon intimité, etc. Quand je lui signifiais qu’il franchissait la ligne jaune, il m’opposait que mes propres questions sur ses expériences de combats et le rapport douloureux à ses adversaires professionnels – alliés politiques comme les soldats du Vietminh étaient bien plus dérangeantes et plus intimes que les siennes38. Ce faisant, sur le moment de l’interaction, il exploitait le sentiment de culpabilité inhérent au chercheur et abondamment nourri des lectures en épistémologie sur l’asymétrie de la relation d’enquête mais si silencieuses sur l’aspect simplement humain de la relation et, à ce titre, productrices de tabous.
22Ces tabous, alimentés par Les Règles de la méthode sociologique, par une somme d’interdits (de considérer et même de penser la psychologie, la socio-analyse), par une formation strictement livresque et abstraite des méthodes, à l’inverse des préceptes de l’école de Chicago39, rendent le sociologue totalement impuissant à gérer les émotions et affects de la relation d’enquête, c’est-à-dire à les accepter (d’où leur refoulement), les gérer (par l’absence de toute formation en psychologie) pour finalement les intégrer à l’analyse. Il n’est qu’une éponge à chocs émotionnels et doit s’en débrouiller comme il peut (par le déni, la fuite, la dépression, le rejet…).
23La relation d’enquête avec Jean, personnage trouble autant que troublant, était percluse d’affects40 contradictoires. Comme je l’ai dit, j’ai d’emblée admiré le personnage, ses engagements et son parcours, mais aussi son côté romanesque41. En en découvrant toutes les facettes à mesure des différents rôles qu’il me faisait endosser successivement ou conjointement (intellectuelle, biographe, camarade, amie, fille, femme), il m’a fascinée jusqu’à me faire peur, et ces deux sentiments se sont toujours côtoyés en proportions variables selon les moments42. L’expérience pratique de la complexité du personnage et de notre relation donnait corps à mes appréhensions d’origine (voir supra). Bien qu’il eut fallu des années pour arriver à les mettre en mots comme ici par un processus de ré-engagement dans la relation43, elle m’a sans doute permis de mieux cerner l’énigme initiale du double je(u) d’officier communiste ou plus précisément de ses conditions de possibilité, sans toutefois que je n’exploite formellement ces réflexions dans notre ouvrage commun en raison des contraintes éditoriales. Je mesurais la force de l’habitus de « double » acquis par une quinzaine d’années de rôles contradictoires exigeant un contrôle très exigeant des émotions et un jeu sans cesse à leurs frontières : de la séduction à la manipulation, de l’attaque au repli tactique (hier, lancer une critique de la guerre au mess des officiers, là une provocation). Ses entorses au code étaient, comme avec le règlement militaire en Algérie, de traverse : il ne les contestait pas, il les prenait au pied de la lettre en jouant de l’écart entre théorie et pratique pour mettre l’autre au pied du mur. Finalement, le mot qui convenait le mieux pour le caractériser était l’amour du jeu avec les autres et avec lui-même (d’où la « roulette russe » évoquée dans sa lettre supra). En situation d’insécurité qui a façonné sa socialisation secondaire, c’était sans aucun doute le réflexe de sauvegarde de soi le plus rationnel.
24Comme le souligne Daniel Bizeul, le sociologue-ami n’est « pas uniquement un être bienveillant », il est parfois « sous l’emprise de pulsions de rejet44 ». La séduction que Jean exerçait me faisait l’effet d’une intrusion et générait des envies de fuite. Hier associée à son goût du jeu, elle était devenue synonyme de manipulation. Notre complicité intellectuelle et notre attachement mutuel s’accompagnaient de ma part d’une aspiration au détachement. Dé-coller était nécessaire mais comment ? L’égalité formelle de nos échanges du fait de leur liberté et du code établi entre nous masquait un rapport de domination, en ma défaveur, aux ressorts multiples : la culpabilité, véritable habitus professionnel, la domination homme – femme, celle de l’aîné sur le cadet, a fortiori quand l’aîné est héroïque et le cadet si banal, si « petit ». La seule qualité que je pouvais opposer, ma « jeunesse » relative, était elle-même un poids. Elle révélait, par clair-obscur, sa fragilité (la vieillesse) et son horizon proche : sa mort, renforcé par l’exercice de la biographie.
25Écrire la vie de quelqu’un est un exercice psychologiquement coûteux et périlleux ; il faut s’oublier pour voir avec les yeux de l’autre, mais jusqu’à un certain point au risque sinon de verser dans l’hagiographie, et jongler avec des sentiments contradictoires. Quelles sont les frontières entre empathie et complaisance, curiosité et voyeurisme, et pour le biographé, entre sincérité et mise en scène, satisfaction et souffrance à se livrer ? Jusqu’où la part de séduction inhérente à la relation est-elle saine et acceptable ? On ne peut ignorer le coût, mais aussi le danger, de réveiller des souvenirs longtemps enfouis. Ainsi les cauchemars récurrents de Jean pendant les guerres avaient-ils repris ; il avait quelquefois des absences d’attention potentiellement dangereuses (par exemple en conduisant) car, disait-il, il « réfléchissait » – ou simplement parce qu’il était fatigué par un exercice de toute évidence épuisant. Plus j’apprenais de sa vie, plus il avait des trous de mémoire, alors que celle-ci était quelques mois auparavant excellente, et il se reposait sur moi pour les combler. J’avais l’impression de le « vampiriser » et peur qu’il ne meure avant que nous ayions terminé, puis peur que la sortie du livre ne provoque sa mort… Comment, dans ces circonstances, suspendre une relation certes coûteuse, ou même la distendre ? C’était inimaginable du moins tant que la tâche n’était pas terminée. Je vivais en effet ce travail comme une triple mission : personnelle à son égard, professionnelle, mais aussi mémorielle et historique (faire connaître l’histoire des officiers républicains, c’était leur donner vie mais aussi les réhabiliter par-delà les clichés de la traîtrise). J’étais devenue sa mémoire ; à ses yeux, celle qui maîtrisait les dates clés de sa vie ; pour les autres, sa famille y compris, celle qui en connaissait l’entièreté. La lecture du livre opéra d’ailleurs pour eux comme un kaléidoscope rassemblant les fragments épars qu’ils en connaissaient, en révélant les nombreuses zones d’ombre et trous noirs.
Faire le deuil de « l’objet »
26Clore le terrain peut prendre des voies diverses : le rejet par épuisement, en disparaissant du milieu d’enquête et en changeant radicalement de sujet d’études ; la conversion, quand le sociologue se défait de ses habits professionnels pour endosser ceux, militants, du missionné/missionnaire pour ou contre la cause (parfois en alternance comme chez quelques spécialistes du PCF). Avoir été confronté à un terrain éprouvant achève un dernier mythe de la sociologie : celui d’avoir vécu une expérience en suspension dans la vie de l’enquêté et dans celle de l’enquêteur qui, l’enquête une fois terminée, reprendraient naturellement le cours ordinaire de leurs existences ; d’où le silence sur les effets de la recherche. Il n’en est rien, tout aussi évidemment. Mais comment en sortir ou même peut-on en sortir45 ?
27À la parution du livre, six ans après notre rencontre, délivrée de la pensée magique qu’elle provoquerait sa mort, j’ai réussi à mettre de la distance dans nos relations en dehors des rares occasions de promotion qui du reste renforçaient le sentiment pesant de faire couple. Une période que je savais douloureuse pour Jean. Elle l’était pour moi aussi car ce besoin me culpabilisait et entamait l’estime de moi-même. Je faisais la sourde oreille à ses nombreux projets éditoriaux où il serait l’informateur et moi le nègre, son plus cher étant d’écrire l’histoire de la Résistance de sa région. Je ne donnais pas suite non plus aux propositions d’autres anciens combattants d’être leur biographe ou tout du moins de les aider à écrire. Je laissais la recherche initiale tomber en friches malgré les matériaux accumulés (à l’exception d’un texte non publié sur les processus de radicalisation à partir du croisement de l’histoire des officiers communistes et des militants d’extrême gauche italiens des années 1968).
28Le fil se retendit de façon extrêmement aiguë et douloureuse au moment de sa brutale hospitalisation en février 2009 qui me replongeait d’une façon bien plus dramatique dans l’enchevêtrement de nos relations affectives compliquées dès l’origine. Jean n’était plus alors entouré par ses multiples relations, mais seul, en dehors de quelques-uns. Il n’était plus le roc mais vulnérable, aux prises avec les examens médicaux et leurs diagnostics contradictoires. Il ne pouvait ou ne voulait subvenir aux besoins primaires en dehors de mon assistance. Il oscillait entre ironie et moments d’absence, de plus en plus fréquents, où les temps de sa vie s’embrouillaient et ceux de nos rencontres avec. J’assistais à cette dégradation physique, morale et psychologique seule pendant plusieurs semaines ; elle me renvoyait à l’anticipation de la déchéance de mon père. Sa femme, que j’hébergeais, prit le relais, alternance d’une dépendance avec une autre. Ses obsèques, en juin, furent une autre épreuve de contradiction entre les rôles (public/privé). La commémoration prévue en octobre était de trop : je la désertais. Il fallait se résoudre à avoir été et à être dans le non-lieu. Ni de sa famille, ni dans ses relations politiques ou professionnelles. À l’image de notre livre, hybride : « Trop “littéraire” pour être savant […] pas assez pour atteindre au roman46. »
Notes de bas de page
1 Favret-Saada J., « Glissements de terrains. Entretien avec Jeanne Favret-Saada », Vacarme, no 28, été 2004, p. 8. L’indulgence est toutefois plus grande à l’égard de l’ethnologue (et d’ailleurs son attention supérieure à ces questions, que l’on songe simplement à la rédaction du journal de terrain qui invite à la réflexivité, même s’il est rarement publié), peut-être parce qu’il est plus vulnérable sur le terrain que le sociologue et que la distance culturelle l’oblige nécessairement, là-bas, à bricoler et, au retour de mission, à « décoder » son travail.
2 Albera D., « Terrains minés », in Ethnologie française, 1/2001, vol. 31, p. 5-13.
3 Boumaza M. et Campana A., « Des terrains “difficiles” ? », in Revue française de science politique, vol. 57, no 1, février 2007, p. 5-25.
4 Cefai D. et Amiraux V., « Les risques du métier. Engagements problématiques en sciences sociales », Cultures et conflits, automne 2002, p. 15-48.
5 Albera D., op. cit.
6 Payet J.-P., Rostaing C. et Giuliani F. (dir.), La relation d’enquête, Rennes, PUR, 2010.
7 Weber F. et Noiriel G., « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse. Entretien avec Florence Weber », in Genèses, 2, 1990, p. 138-147.
8 « Qualitative researchers only gain control to their projects by first allowing themselves to lose it. » (Kleiman S. et Copp M. A., Emotions and Fieldwork, Newbury Park, Sage Publications, 1993, p. 3.)
9 Sur ce mot-valise contractant émotion et affect, voir Sommier I., « Les états affectifs ou la dimension affectuelle des mouvements sociaux », in Penser les mouvements sociaux, en co-direction avec Olivier Fillieule et Eric Agrikoliansky, La Découverte, collection Recherche, 2010, p. 185-202.
10 Sommier I. et Brugie J., Officier et communiste dans les guerres coloniales, Paris, Flammarion, 2005.
11 Bourdieu P., « Comprendre », in La Misère du monde, Points, Le Seuil, 1993, p. 1392.
12 Ibid., p. 1393.
13 Fournier P., « Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur », in Ethnographiques, no 11, octobre 2006 [en ligne].
14 Memmi D. et Arduin P., « L’enquêteur enquêté. De la “connaissance par corps” dans l’entretien sociologique », in Genèses, 35, 1999. p. 133.
15 Ibid., p. 135. Mais là comme souvent, sur la population meurtrie des SDF.
16 Hoschschild A. R., The Managed Heart, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 17. « Sense, like the sense of hearing or sight. […] emotion communicates information. »
17 Sur une population déjà restreinte à l’époque, puisqu’on peut l’évaluer à une cinquantaine d’individus sur l’ensemble des guerres coloniales, une douzaine seulement était susceptibles de témoigner pour la première fois au début du projet mais en raison de leur grand âge, très rapidement, une partie a disparu ou n’était plus en mesure de me répondre.
18 Les officiers communistes tenaient à rester entre eux, en privilégiant des rapports de face-à-face et des structures ad hoc au sein du « Dépôt central des isolés » et dans le groupe des « officiers républicains » constitué au sein de la Fédération des officiers de réserve républicains et des sous-officiers.
19 Il est difficile de croire qu’avec si peu de troupes, le parti ait réellement cru à son mot d’ordre de « soulever le corps expéditionnaire » d’Indochine, composé qui plus est de troupes professionnelles d’élite.
20 Bateson G., Vers une écologie de l’esprit, trad. Le Seuil, 1977 et 1980, en particulier tome 2, p. 9-94 et Girard R., La violence et le sacré, Paris, Pluriel, 1972, p. 218-237.
21 Elster J., The Multiple Self, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
22 Goffman E., Les rites d’interaction, Paris, trad. Éditions de Minuit, 1974, p. 97 et suiv.
23 Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 190.
24 On trouve des propositions semblables, en apparence contradictoires, à la fois chez Anselm Strauss, pour lequel les mécanismes ordinaires de l’identité se révèlent particulièrement bien dans les situations exceptionnelles (Unending Work and Care : Managing Chronic Illness at Home, San Francisco, Jossey Bass, 1988) et chez le micro-historien Edoardo Grendi avec sa notion d’« exceptionnel normal » (« Microanalisi e storia sociale », Quaderni storici, no 33, 1972, p. 506-520).
25 Pollack M., L’expérience concentrationnaire, Paris, Métailié, 1990.
26 À la manière de Maurice Agulhon et du CRS Fernand Barrat retraçant l’histoire de ce dernier dans CRS à Marseille, 1944-1947, Armand Colin –Fondation nationale des sciences politiques, 1971. Une dernière évolution du projet tient enfin aux contraintes éditoriales elles-mêmes qui m’ont obligée à écrire un récit linéaire à la troisième personne en faisant disparaître en quelque sorte les fondations du livre– c’est-à-dire les extraits d’entretiens. C’est une expérience d’écriture qui a été assez difficile à mener et m’a éloignée de mes objectifs initiaux.
27 Le titre proposé mais non retenu par l’éditeur contenait « Double je(u) ».
28 Michelat G., « Sur l’utilisation de l’entretien non directif en sociologie », in Revue française de sociologie, 1975, 16-2, p. 229.
29 Sur cette histoire mouvementée et néanmoins classique faisant suite à tout engouement conceptuel ou méthodologique, nous renvoyons à Bernard Pudal, « Du biographique entre “science” et “fiction” », Politix, no 27, 1994, p. 5-24.
30 Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 62-63, juin 1986.
31 Ferraroti F., Histoire et histoires de vie, (1981), trad. Paris, Méridiens Klincksieck, 1990, p. 52.
32 Sur les 23 entretiens enregistrés les plus importants, un portait sur l’enfance, un sur Coëtquidan, deux sur la Résistance, un sur l’Allemagne, 6 sur l’Indochine, un sur la Tunisie, 5 sur l’Algérie, 6 sur le PCF.
33 Schwartz O., Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 1990.
34 Au total, 26 textes écrits pour ce livre, d’une longueur très variable (d’une dizaine à une cinquantaine, l’un, de souvenirs couvrant toute sa vie, atteignant 100 pages) : un sur l’enfance, 3 sur la Résistance, 2 sur la campagne d’Allemagne, un sur Coëtquidan, 10 sur l’Indochine, un sur la Tunisie, 2 sur l’Algérie (mais très longs), 3 sur le PCF et 2 sur l’armée. Le matériau biographique, sous ses différentes facettes (autobiographies, souvenirs, entretiens), a été confronté à d’autres sources : biographies d’institution (dossier militaire, biographie militante) ; archives militaires (23 cartons au total dont 10 déclassifiés du « secret défense ») et du PCF. Pour plus de précisions, voir notre livre.
35 Hoschschild A. R., The Managed Heart, Berkeley, University of California Press, 1983.
36 Petonnet C., « L’observation flottante. L’exemple d’un cimetière parisien », L’Homme, vol. 22, no 4, 1982, p. 39. À rapprocher de l’écoute flottante des psychanalystes.
37 Kleinman et Copp, 1993, op. cit., p. 17 (By placing these pieces in an appendix, we suggest that the information to be found there is merely a supplement to the real story).
38 À rapprocher de l’expérience de Jeanine Mossuz-Lavau auprès d’un homme qui, après lui avoir raconté par le menu sa vie sexuelle, s’offusque de ses questions sur son orientation politique sous le motif qu’elle touche à sa sphère intime.
39 Noter d’ailleurs qu’elle a toujours été plus ouverte que d’autres à la méthode biographique et la réflexivité du chercheur sur la recherche.
40 Comme pour la redécouverte de la question des émotions dans les mouvements sociaux, les femmes et les études féministes semblent avoir été plus (et plus précocement) sensibles à la dimension affectuelle dans le travail de terrain et ce, avant le tournant post-moderne qui la porte aux États-Unis (Kleinman & Copp 1993, op. cit., p. 55).
41 En témoigne par exemple le fait que, pour contrer sa proposition de conversations sur le modèle de Mémoires de vaincus, je lui proposais celui de Sans patrie ni frontières de Jan Valtin. D’une certaine manière, la pratique intensive (par le temps et l’exercice biographique) du personnage a eu l’effet d’un antidote, telle l’homéopathie, au côté fleur bleue de l’époque qui transpire d’une vision romantique de l’engagement total et du goût pour les marges. Mais cette remarque n’est peut-être que le reflet d’un vieillissement biologique et d’une installation académique…
42 Sur l’ambivalence émotionnelle voir Ellis C., « Sociological Introspection and Emotional Experience », in Symbolic Interaction, 14 (1), 1991, p. 23-50.
43 Sur ce processus, voir Krieger S., « Beyond Subjectivity: the Use of the Self in Social Science », in Qualitative Sociology, 8, 1985, p. 309-324.
44 Bizeul in Payet J.-P., Rostaing C. et Giuliani F. (dir.), La relation d’enquête, Rennes, PUR, 2010, p. 190.
45 Amid V. (dir.), Constructing the Field. Ethnographic Fieldwork in the Contemporary World, New York, Routledge, 2000 ; Bruneteaux P., « Les politiques de l’urgence à l’épreuve d’une ethnobiographie d’un SDF », in Revue française de science politique, vol. 57, no 1, février 2007, p. 47-67.
46 Ibid., p. 16. Je remercie chaleureusement Ph. Braud, X. Crettiez et O. Fillieule pour leurs lectures à la fois bienveillantes sur la forme et fermes sur le fond de cet article.
Auteur
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