13. La « pensée unique » entre mythe politique et slogan mobilisateur
p. 225-239
Texte intégral
1Depuis le milieu des années 1990, on ne compte plus les professionnels de la politique français qui se sont posés en pourfendeurs de la « pensée unique ». De N. Sarkozy à M.-G. Buffet, en passant par J. Chirac, J.-M. Le Pen, L. Jospin, É. Balladur ou C. Pasqua1, un très grand nombre d’acteurs ont publiquement dénoncé l’existence d’une idéologie hégémonique parmi les élites de la nation. En fustigeant le consensus qui règnerait dans les milieux dirigeants, ces personnalités ont pu valoriser l’apparente hétérodoxie de leurs idées, en appeler à une rupture avec les politiques jusqu’ici mises en œuvre ou se présenter comme un recours nécessaire pour redresser le pays. Malgré leur critique commune de la « pensée unique », ils ne se réfèrent cependant pas aux mêmes réalités : la pensée unique « néolibérale » ou « sécuritaire » des uns n’est évidemment pas la pensée unique « sociale-démocrate » ou « droit-de-l’hommiste » des autres. Les origines, les contours, voire l’existence même de cette « pensée unique » ont ainsi suscité d’intenses polémiques dans les espaces politiques, journalistiques et académiques2.
2Cet article ne vise pas à prendre part à ces querelles qui, d’une certaine manière, actualisent des débats anciens3. En l’absence d’analyse exhaustive des prises de position des élites française, on ne se demandera pas si, depuis vingt ans, les acteurs dominants des champs politiques et administratifs partagent des visions du monde qui guideraient l’ensemble de leurs décisions. Une telle question reste fondamentale ; mais n’y répondre qu’à travers la mise en cause d’une « pensée unique » paraît sociologiquement lapidaire. Car avant d’être une réalité observable, la « pensée unique » constitue surtout un syntagme récurrent dans de nombreuses déclarations publiques4, un slogan utilisé par des locuteurs situés socialement et politiquement, une « expression symbolique […] fortement investi[e] de représentations5 ».
3Analyser la « pensée unique » revient alors à se pencher sur la formule elle-même6 à partir d’une question relativement simple : comment expliquer son succès dans le débat public français des quinze dernières années ? Plus précisément, quelles sont les conditions, sociopolitiques et/ou sociolinguistiques, qui ont rendu possible la rapide circulation de la formule dans l’espace public ? Pour répondre à de telles interrogations, nous mobiliserons un outillage conceptuel qui pourra paraître familier aux lecteurs de Philippe Braud. Nous faisons en particulier l’hypothèse que la focalisation sur la « pensée unique » est significative d’un processus d’euphémisation de la violence symbolique que s’autorisent les acteurs des luttes politiques dans leur désignation de l’adversaire7.
4Ainsi, après avoir opéré une brève généalogie de l’expression, il conviendra de départager deux des scénarios susceptibles d’expliquer sa récurrente utilisation depuis le milieu des années 1990. On se penchera d’abord sur les logiques externes de son efficacité symbolique : la formule a « marché » parce qu’elle aurait entretenu des mythologies attractives dans un contexte d’effritement de certaines croyances politiques. On se demandera ensuite si les conditions de réussite de l’expression peuvent être identifiées, moins dans le signifié, que dans le signifiant lui-même et, plus précisément, dans son format. Ce questionnement des logiques internes de l’expression « pensée unique » reviendra à interroger les ressources que peut apporter une formule dans une configuration politique donnée.
Généalogie d’une formule à succès
5La formule « pensée unique » ne dispose pas d’une date de naissance clairement établie. Pour ne mobiliser qu’un indice de ses multiples occurrences passées, le moteur de recherche « Google Books » référence 407 ouvrages publiés entre 1900 et 1990 qui comprennent au moins une fois l’association consécutive des mots « pensée » et « unique8 ». Certes, les contextes sémantiques et les usages du couple sont extrêmement variés. De nombreux auteurs font référence au caractère exceptionnel (unique donc) de la pensée d’un écrivain ou d’un scientifique. Mais dans différents ouvrages francophones publiés au cours des années 1980, l’expression « pensée unique » est bel et bien mobilisée pour décrire une situation de monopole idéologique, dans des contextes autoritaires, en Algérie ou en Europe de l’est notamment.
6Jusqu’au milieu des années 1990, elle reste cependant très rare dans la presse française. Dans Le Monde, on ne relève ainsi que quatre références entre 1984 (plus anciens contenus numérisés) et le 1er janvier 19959, et à peine deux dans L’Humanité au cours de la période début 1990-fin 1994. Ce rapide constat pourrait corroborer les prétentions du journaliste J.-F. Kahn à se voir attribuer la paternité des usages contemporains de la formule10. Directeur de la rédaction de L’Évènement du Jeudi, éditorialiste à Europe 1, il l’utilise à plusieurs reprises au cours des années 1993-1995 pour brocarder l’unanimisme intellectuel des élites françaises. À défaut de connaître les circonstances qui ont l’amené à élaborer ou exhumer cette formule, il est intéressant de noter qu’elle se situe à la jonction de deux thématiques particulièrement discutées au début de la décennie. Elle côtoie, d’une part, la notion classique de parti unique qui renvoie immédiatement aux expériences autoritaires que l’Europe connaît encore à la fin des années 1980. Elle évoque, d’autre part, le vocabulaire, alors de plus en plus familier, de la construction européenne, à savoir l’Acte unique, la monnaie unique, le marché unique auxquels ont été associées des politiques économiques monétaristes menées par les majorités de centre-gauche et de centre-droit qui se succèdent en France depuis le milieu des années 1980.
7Malgré ces parentés lexicales, peu de locuteurs s’emparent de la formule avant 1995. Un relevé non exhaustif des journaux de l’époque laisse entrevoir l’emploi d’expressions voisines, elles aussi construites autour de l’adjectif « unique ». Au sujet du référendum visant à ratifier le Traité de Maastricht, en 1992, J.-P. Chevènement évoque une « propagande à sens unique » (09/07/1992) et C. Pasqua un « nouveau plat unique » (11/09/1992). Plus tard, P. Séguin fustigera « la pensée toute faite de l’élite médiatique, parti unique qui ne s’avoue jamais » (18/06/1994). En outre, si les utilisations de la formule sont rares avant 1995, elles sont le fait d’acteurs qui occupent des positions hétérogènes dans l’espace idéologique : d’un côté, on retrouve J.-F. Kahn ou E. Todd, intellectuels présents dans la « nébuleuse » de L’Évènement du Jeudi, de l’autre, on distingue l’un des intellectuels de l’ex-» Nouvelle droite », A. de Benoist, qui, en septembre 1993, utilise l’expression dans un éditorial de la revue Éléments11.
8Dès le début de l’année 1995, au cœur de la campagne pour l’élection présidentielle, elle connaît une soudaine notoriété sous l’effet d’une double appropriation. D’une part, la formule est érigée en titre de l’éditorial du Monde diplomatique de janvier12. D’autre part, énoncée à chaque meeting à partir du 18 février, la lutte contre la « pensée unique » devient une thématique récurrente des discours de J. Chirac. Cet emprunt par le candidat à l’Élysée n’a rien d’étonnant, si l’on se souvient que son équipe de campagne a élaboré une partie de son programme à partir de réflexions d’E. Todd sur les clivages entre classes moyennes et classes populaires. Avant même qu’il ne mobilise l’expression, J. Chirac se présentait en censeur de la politique d’austérité budgétaire et d’abandon de la souveraineté monétaire, entreprise successivement par les gouvernements Cresson, Bérégovoy et Balladur, et responsable selon lui de la fameuse « fracture sociale ».
9Bien que répétée abondamment par le candidat Chirac, dans un contexte de forte exposition médiatique, la formule « survit » à l’élection présidentielle, au point de devenir une expression familière dans la bouche de nombreux protagonistes des luttes partisanes et idéologiques. Au cours des années 1995-1997, la « pensée unique » ainsi dénoncée renvoie fréquemment aux fondements des politiques budgétaire et monétaire. Les conceptions libérales et monétaristes qui contamineraient les élites nationales constituent le principal ferment de la contestation, à l’image de cet « Appel contre la pensée unique économique » lancé par un collectif d’économistes français et européens en mai 1996. De la même manière, jusqu’à la fin des années 1990, les opposants aux abandons de souveraineté (J.-P. Chevènement, C. Pasqua13) mobilisent régulièrement la formule, au nom d’une République « sacrifiée » par les élites.
10Mais peu de temps après la victoire de la « gauche plurielle » aux législatives de 1997, de nouveaux acteurs se l’approprient pour brocarder le caractère hégémonique de l’idéologie dont serait porteur le nouveau gouvernement. Déplaçant la position qu’occuperait la « pensée unique » dans l’espace idéologique, ces locuteurs la conçoivent désormais comme une « maladie contagieuse » qui « diminue la durée hebdomadaire du travail » (F.-O. Giesbert, Le Figaro Magazine, 06/12/1997), comme un « unanimisme social-démocrate » privilégiant « l’étatisme » et « le poids des acquis » (É. Balladur, Le Monde, 06/03/1998), ou encore un « mode de pensée » aux fondements « interventionnistes, constructivistes et socialisants » (P. Salin, Marianne, 01/09/1997).
11Malgré cette hétérogénéité des définitions, la formule continue à nourrir de nombreuses prises de position. Si la fréquence des citations semble diminuer au cours des années 2000, l’expression est cependant réactivée dans les périodes de mobilisation électorale, à l’occasion notamment des campagnes de 2005 (via certains partisans du « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen) et 2007. Souvent utilisée en tant que synonyme du « politiquement correct », servant parfois à nourrir des théories « complotistes », la « pensée unique » renvoie alors de plus en plus à des problématiques proprement sociétales : l’acceptation du cosmopolitisme, la « repentance » des autorités françaises vis-à-vis de la domination coloniale, le souci de ne pas heurter les minorités sexuelles et ethniques, etc. Entre 2002 et 2007, et bien que leurs prises de position ne soient évidemment pas interchangeables, J.-M. Le Pen ou N. Sarkozy figurent ainsi parmi les principaux dénonciateurs de la « pensée unique14 ».
12On peut mesurer l’évolution des occurrences dans des titres de la presse quotidienne aux orientations rédactionnelles dissemblables (Le Monde, L’Humanité, Le Figaro). C’est bien en 1995 que se multiplient, au Monde (graphique 2) comme à L’Humanité (graphique 1), les articles comprenant la formule « pensée unique », qu’il s’agisse de comptes-rendus de discours publics, de commentaires journalistiques de l’actualité, de tribunes offertes à des personnalités extérieures au journal ou de courriers des lecteurs. Au Monde, la fréquence demeure relativement homogène entre 1995 et 1999, tandis qu’à L’Humanité, les références à la « pensée unique » déclinent nettement en 1997, plus modérément en 2000, avant de se stabiliser depuis. Enfin, dans Le Figaro des années 2000 (graphique 3), le destin de l’expression suit un mouvement d’oscillations relativement corrélé à l’agenda électoral (les principaux pics ont lieu en 2002, 2005 et 2007). La relative symétrie des occurrences dans L’Humanité et Le Figaro depuis 2000 ne résulte pas seulement d’une même propension à rendre compte des principaux discours politiques. Dans les deux quotidiens en effet, la formule est essentiellement mobilisée dans les espaces dévolus aux prises de position : chroniques, tribunes, lettres des lecteurs. Sa présence continue dans deux journaux idéologiquement antagonistes témoigne bien de la coexistence de conceptions hétérogènes de la « pensée unique ».
13Autre indice de la circulation de la formule dans l’espace public : la fréquence de son utilisation dans la littérature politique. D’après le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, pas moins de trente-et-un ouvrages comprennent ainsi le syntagme dans leur titre depuis la publication du premier d’entre eux en 199515, et l’expression revient dans l’intitulé d’au moins un livre chaque année, sauf en 2001 et 2004. Un outil comme le moteur de recherche « Google Books » permet désormais de sonder le contenu même de plusieurs millions d’ouvrages en langue française. Ses résultats ne peuvent cependant servir d’indicateur rigoureux d’évolutions lexicales : en l’absence d’informations sur les principes de constitution du corpus de livres numérisés, on dispose au mieux d’un indice de la circulation de la formule entre 1990 et 2010 (figure 416). Malgré ces réserves, les observations convergent avec celles effectuées précédemment : les occurrences se multiplient de façon spectaculaire entre 1994 et 1998, avant de décliner par à-coups jusqu’en 2004 et de connaître un regain modéré jusqu’en 200717. Il est par ailleurs frappant de constater la relative symétrie dans les usages littéraires des expressions « pensée unique » et « politiquement correct » : si cette dernière subit des oscillations moins prononcées depuis son apparition en 1995, elle a elle aussi fait soudainement irruption dans le débat public du milieu des années 1990 (1995-1998) et connu un nouvel essor au milieu des années 2000 (2004-2006).
14Ces données quantitatives sont précieuses pour objectiver la circulation de la formule. Mais elles ne permettent pas d’analyser la métamorphose de l’expression en slogan. L’observation de ses premières évocations par le personnel politique met en évidence des usages distanciés qui peuvent étonner le lecteur contemporain et atténuent l’évidence actuelle du propos. Ainsi, au cours des premiers mois de 1995, la plupart des locuteurs cités dans les colonnes du Monde empruntent la formule en tant que discours rapporté, ou bien l’introduisent par un prudent article indéfini :
– Jacques Chirac : « Ainsi s’est établi le règne de ce que certains ont appelé joliment la “pensée unique”. » (19/02/95)
– Dominique Strauss-Kahn : « L’amalgame serait fallacieux qui […] voudrait tous nous ramener vers une sorte de pensée unique. » (15/03/95)
15Progressivement, les locuteurs ont éliminé toutes ces précautions préalables. L’imposition de l’article défini et la disparition des guillemets au cours de l’année 1995 constitue le produit et le révélateur d’un « figement18 » qui rend la formule reconnaissable et incontournable. Sa naturalisation implique une mise en forme lexicale qui transforme un concept incertain mais imputable à quelques acteurs, en une idée impersonnelle, évidente, énoncée par une pluralité de locuteurs sur le mode du « cela va de soi19 ». Le syntagme se transforme ainsi en formule, qu’Olivier Reboul définit comme une
« expression brève […] qui s’impose à notre créance du fait de sa forme, mais aussi de son ancienneté ou de son anonymat, lequel est comme une garantie de consensus, de chose jugée. La formule, poursuit-il, remplace l’autorité du “il” (dans l’argument d’autorité) par celle du “on”20 ».
16Le succès de la « pensée unique » s’éprouve enfin à travers sa diffusion dans des contextes d’énonciation pluriels. Cette contagion s’opère selon quatre dimensions : (1) la dénonciation de la pensée unique quitte les seuls enjeux de politique économique pour investir d’autres thématiques et d’autres secteurs sociaux21 ; (2) elle est utilisée pour décrire des configurations passées ou des contextes étrangers22 ; (3) elle n’est plus seulement mobilisée par les professionnels de la parole publique mais apparaît, dès les années 1996-1997, dans le courrier des lecteurs du Monde, de L’Humanité et du Figaro23 ; (4) elle fait l’objet de détournements lexicaux, jeux de mots et jeux de sens24.
Les fondements externes du succès : un « mythe inversé »
17Il ne suffit évidemment pas de décrire le phénomène de contagion d’une formule. Il faut aussi questionner son efficacité symbolique. On peut tout d’abord s’arrêter sur ce qu’elle désigne et l’appréhender, à titre d’hypothèse, comme un mythe politique attractif. L’idée d’une confiscation de la pensée par les élites se nourrit en effet de représentations qui, sans être inédites, semblent ajustées aux spécificités de la configuration politique qui se met en place à partir des années 1980.
18Envisager l’existence d’une pensée unique comme un mythe n’implique évidemment pas de considérer qu’un tel discours serait marqué du sceau de l’irrationnel. Il faut au contraire rappeler, avec M. Edelman, qu’« un mythe n’est pas nécessairement une fiction. Le terme signifie une croyance largement acceptée qui donne aux événements une signification et qui est socialement répandue, peu importe si elle est ou non vérifiable25 ». La croyance se déploie ici à un double niveau. Elle concerne évidemment les locuteurs intimement persuadés de la réalité de cette « pensée unique ». La formule sert alors à condenser des représentations nourries d’« investissements émotionnels26 » qui donnent sens à leur expérience quotidienne du politique. Mais il y a croyance aussi chez les acteurs qui mobilisent tactiquement l’expression, convaincus de l’efficacité idéologique ou électorale d’une telle construction discursive du réel. Il importe finalement peu de connaître l’intensité des convictions dans l’existence d’une pensée unique ou uniforme : la répétition du slogan et son appropriation par des locuteurs relativement hétérogènes en termes de positionnement politique contribuent à en faire une illusion crédible et bien fondée.
19La dénonciation de la pensée unique pourrait apparaître plus précisément comme une « contre-mythologie » ou un « mythe inversé27 ». Les années 1980 et 1990 sont en effet marquées par une abondance de discours qui, sans être nécessairement coordonnés, s’enchevêtrent pour célébrer la victoire universelle du libéralisme sur les plans politiques et économiques. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut rappeler ici certaines de ces invocations mythiques : « fin de l’histoire » (F. Fukuyama), « cercle de la raison » (A. Minc), avènement d’une société de communication pacifiée, nécessité d’une gouvernance responsable qui prend en compte le caractère indépassable de la « réalité » économique, célébration du cosmopolitisme et des échanges culturels, etc. La congruence de ces discours qui appréhendent le consensus de façon positive a sans doute contribué à asseoir la croyance dans l’uniformisation idéologique des élites nationales. En fustigeant cette homogénéisation de la pensée, les approches critiques se sont alors contentées d’inverser l’appréciation d’une telle dynamique et de mettre en cause, non pas l’existence du consensus, mais son caractère bénéfique28.
20La naturalisation d’un mythe ne va cependant pas de soi. Pour s’enraciner et se diffuser, il se doit d’être crédible, en prenant appui sur des phénomènes épars mais a priori objectifs et clairement identifiables. Les dénonciations de la « pensée unique » peuvent être appréhendées comme des récits mythiques parce qu’ils offrent une vision globalisante du politique, étayent une croyance socialement répandue, formulent des affirmations qu’il est fort délicat d’éprouver, mais aussi et peut-être surtout parce qu’ils agglomèrent, dans une même grille de lecture, des processus sociaux hétérogènes.
21La présentation de l’ensemble des dynamiques évoquées par les premiers opposants à la pensée unique s’avèrerait évidemment fastidieuse. Quelques-unes méritent néanmoins d’être rappelées. Le « tournant » économique de 1983 constitue sans doute l’un des principaux basculements mobilisés pour étayer l’évidence de la pensée unique. D’une part, en brouillant la distinction entre « droite » et « gauche », cette rupture a atténué la perspective de pouvoir mener une « autre » politique29. D’autre part, en soulignant la dimension indépassable du marché, ce réalignement de la politique gouvernementale a battu en brèche les « illusions du volontarisme politique30 ». En effet, légitimant ce retournement au nom d’un grand projet européen, invoquant les « contraintes » d’une économie ouverte et mondialisée, les responsables politiques ont témoigné de leur incapacité croissante à maîtriser les processus socioéconomiques. Si les gouvernants s’auto-imputent toujours les améliorations conjoncturelles, la capacité critique de l’opposition se trouve émoussée par ces « réalités » dont il faut tenir compte pour prétendre gouverner, et ce d’autant plus que les phases de cohabitation ont brouillé la démarcation entre « majorité » et « opposition ». Cette situation est par ailleurs renforcée par certaines caractéristiques du personnel politique français. Du fait d’un recrutement massif dans la haute fonction publique, la définition technicienne de l’excellence politique, qui s’est en réalité imposée dès les débuts de la Ve République31, a concouru à une relative indifférenciation des pratiques gouvernementales entre majorités de « gauche » et majorités de « droite32 ».
22Au-delà, s’insinue une remise en cause de la prétention du personnel politique à représenter la société et à parler en son nom. Sans en exagérer la portée ou l’originalité, la « fin des grands récits » peut s’analyser comme « la dévaluation vertigineuse de certains corps de doctrines et schèmes de perception du monde, et au premier chef du marxisme et de systèmes de représentation fondés sur une vision du monde liée aux groupes sociaux33 ». à travers la démarxisation de la pensée, qui s’opère jusqu’à l’effondrement définitif du bloc communiste en 1989-1991, les taxinomies suggérées dans les discours politiques ne reposent plus sur une division du monde aussi cohérente et stable que le traditionnel découpage, certes remodelé au gré des transformations sociales, entre classes dominantes et dominées. Différents processus ont ainsi contribué sinon à brouiller les clivages politiques, du moins à les délier des clivages sociaux. Au cours des années 1960 et 1970, l’imaginaire d’une « moyennisation » de la société française34, articulé à un réel nivellement des conditions de vie et à une valorisation de l’idéal individualiste, a rendu moins lisibles les zones de fracture entre groupes sociaux. Puis au cours des années 1980 et 1990, l’« effritement de la condition salariale35 » a accru les difficultés à construire une lecture mobilisatrice des divisions sociales36.
23Appréhender les discours sur la pensée unique à l’aune de leur dimension mythique se heurte cependant à un obstacle majeur : la très forte variabilité du signifié du fait d’une multiplication des définitions proposées. L’enjeu des luttes symboliques qui s’agrègent, dès le milieu des années 1990, autour de la notion, semble alors être avant tout de s’approprier une formule devenue vite familière et de lui imposer une signification adossée à ses propres prises de position, quitte à ce que cette signification s’avère potentiellement contradictoire avec les conceptions qui circulent déjà dans l’espace public. Un double déplacement s’est alors opéré. D’une part, exclusivement « libérale » entre 1995 et 1997, la « pensée unique » est devenue « sociale-démocrate » pour de nombreux opposants au gouvernement Jospin. D’autre part, renvoyant principalement à des enjeux socio-économiques, la formule s’est mue vers des questions socioculturelles au cours des années 2000.
24L’activité proprement politique d’énonciation et de naturalisation des catégories doit ainsi s’analyser de façon relationnelle et dynamique : définir la pensée unique revient bien à entreprendre un travail de positionnement et de construction identitaire dans un environnement concurrentiel37. L’expression sert à représenter l’adversaire pour mieux figurer, en creux, ces idées et ces publics que l’on entend représenter. Son succès paraît alors davantage tenir à ses vertus proprement rhétoriques qu’à la conviction partagée qu’il serait impossible de promouvoir des idées alternatives dans le débat public38.
Des logiques internes : l’efficacité symbolique du slogan
25S’interroger sur l’efficacité symbolique de l’expression consiste alors à se demander en quoi sa forme est adaptée à ce que réclament les logiques politiques et médiatiques d’un système pluraliste fondé sur un affrontement avant tout situé dans l’ordre du verbe et de la « théâtralité39 ». La formule est « rhétoriquement » pertinente pour trois raisons susceptibles d’expliquer à la fois l’ampleur de sa diffusion et la diversité de ses utilisateurs.
26Premièrement, elle est efficace politiquement, parce qu’elle est ajustée aux formats de diffusion journalistiques qui dominent désormais les médias écrits et, surtout, audiovisuels. Sa concision offre aux locuteurs la possibilité de l’insérer dans ces « petites phrases » qui condensent l’argumentation tout en favorisant la possibilité de reprises médiatiques. Le réductionnisme sous-jacent à ces « petites phrases » résulte d’une coproduction entre acteurs politiques et journalistiques. Si ces derniers se focalisent sur les extraits jugés les plus significatifs des interventions politiques, les professionnels de la politique anticipent, quant à eux, ces attentes par des procédures de communication destinées à « prémâcher » les contenus journalistiques : surlignage de certaines expressions dans les communiqués de presse, répétition systématique de « bons mots » lors des conférences de presse ou des interviews audiovisuelles. Dans la presse écrite, la dénonciation de la « pensée unique » revient ainsi régulièrement dans la titraille (par exemple, les rédacteurs du Monde du 7 janvier 1999 résument en Une ce long entretien réalisé avec le premier ministre d’alors : « M. Jospin contre la “pensée unique internationale” ») ou dans les brèves qui réduisent les discours à leur plus simple expression :
« PRIVATISATIONS : « Alain Madelin a dénoncé, mardi 12 octobre, sur RTL, “l’exploitation politique absolument scandaleuse” de la catastrophe ferroviaire de Paddington, en Grande-Bretagne, par des “médias gavés de pensée unique”. “La privatisation n’affaiblit pas la sécurité mais au contraire la renforce”, a affirmé le président de DL, favorable à la privatisation des chemins de fer en France » (13 octobre 1999).
27Deuxièmement, à la différence des expressions dont les connotations ont été « durcies » par des décennies d’usages politiques, la formule « pensée unique » est efficace en raison d’un flou sémantique qui la rend politiquement malléable. Elle est d’abord mobilisable par une pluralité d’acteurs et dans une large diversité de situation. L’opposition s’en empare naturellement pour brocarder les politiques gouvernementales et leurs promoteurs, mais ces derniers peuvent aussi l’invoquer pour critiquer les résistances aux réformes envisagées. La formule peut ensuite nourrir une pluralité de genres discursifs, de l’essai qui en offre une définition précise et raisonnée, au slogan sommaire qui, en laissant l’expression à l’état d’implicite, présuppose que les publics visés savent identifier à quoi et à qui elle fait référence. Pour certains – tels J.-M. Le Pen qui l’utilise de façon récurrente au cours des années 2002-2003 – la « pensée unique » peut utilement servir à euphémiser des désignations publiquement indicibles. C’est enfin à travers une diversité de registres que la formule peut s’énoncer. Le syntagme se glisse en effet aisément dans des argumentations dominées par les registres éthiques (mobiliser des valeurs pour légitimer son rôle et stigmatiser l’adversaire), politiques (imposer des enjeux par rapport auxquels les acteurs devront prendre parti) et, bien évidemment, stratégiques (dire les alliances40). En se positionnant contre la « pensée unique », le locuteur peut à la fois affirmer son originalité par rapport à ses concurrents, avertir les citoyens des dangers d’une soumission à un supposé monopole idéologique et promouvoir un programme en valorisant son caractère inédit ou hétérodoxe.
28L’efficacité symbolique de la formule tient alors, troisièmement, à sa capacité à satisfaire les impératifs de distinction individuelle ou collective que le caractère compétitif de l’activité politique impose aux acteurs41. Dans un contexte de multiplication des alternances (1981, 1986, 1988, 1993, 1997, 2002), s’afficher en opposant à la « pensée unique » apparaît comme une arme cohérente pour certaines catégories d’acteurs. Affrontant, d’un côté, un parti socialiste au pouvoir seulement deux ans auparavant et, de l’autre, un Premier ministre appartenant à son propre parti, Jacques Chirac était contraint de légitimer la raison d’être de sa candidature. En dénonçant les points communs de ses deux principaux adversaires, le futur président a pu se distancer d’une « classe politique » jugée déconnectée des aspirations populaires et ainsi s’affranchir, au moins partiellement, de l’impératif structurel à se positionner sur l’axe droite-gauche42. Le répertoire sémantique auquel renvoie la « pensée unique » constitue également une des multiples déclinaisons contemporaines des postures d’auto-victimisation43. Oser dire tout haut ce que les « vrais gens » pensent tout bas, résister à une censure d’autant plus pernicieuse qu’elle ne s’énonce pas ouvertement, lutter pour déplacer les frontières du dicible constituent des attitudes méritoires et symboliquement gratifiantes dans les univers politiques, journalistiques et intellectuels. Pour les professionnels du commentaire journalistique, la revendication récurrente d’un statut de provocateur ou d’anticonformiste (sous des formes différentes : J.-F. Kahn, E. Zemmour ou R. Ménard) peut notamment servir à se poser en « bon client » des programmes médiatiques. L’hétérodoxie supposée et la mise en forme polémique des prises de position se présentent alors comme autant de garantie de l’attractivité politique et commerciale des tribunes radiophoniques ou télévisuelles.
29Le succès de la formule dans la France contemporaine semble ainsi résulter de propriétés rhétoriques ajustées aux logiques structurelles des affrontements politiques dans toute démocratie pluraliste. Il faut cependant nuancer ce constat et s’efforcer de mieux contextualiser les conditions d’efficience politique de l’expression.
30D’une part, il convient de relativiser l’idée d’une efficacité intrinsèque, et par conséquent nécessaire, du langage. En s’appropriant les critiques adressées par P. Bourdieu aux analyses d’un John Austin, on peut notamment se demander si la « magie performative » de la formule (ici sa capacité à construire des représentations apparemment crédibles de l’ordre social) ne tiendrait pas avant tout à l’autorité symbolique des premiers promoteurs de la « pensée unique » dans leurs champs respectifs (J.-F. Kahn ou I. Ramonet dans le journalisme, J. Chirac ou Ph. Séguin dans l’espace politique)44. Il semble qu’il faille alors tenir compte autant de la dimension sociale du discours (l’expression est définie, connotée et popularisée par des agents dont la position conditionne la valeur octroyée à leurs propos) que de la dimension discursive du social (les propriétés rhétoriques de la formule expliquent ses multiples appropriations et, par conséquent, sa capacité à façonner des représentations crédibles du monde social).
31D’autre part, l’expression aurait-elle rencontré un même succès dans un autre État démocratique ou à une autre période de l’histoire de France ? On peut en douter, tant son contexte d’apparition a pu favoriser sa diffusion. Aussi, indépendamment de ce qu’elle désigne pour ses utilisateurs, la forme même du syntagme « pensée unique » peut nous renseigner sur certains aspects contemporains de l’espace public français. Parmi d’autres, M. Edelman note qu’il existe deux manières idéal-typiques de désigner l’adversaire politique : d’un côté, se focaliser sur l’apparence inhumaine ou monstrueuse de l’ennemi, au point de rendre inenvisageable tout dialogue avec lui ; de l’autre, concevoir l’opposant « comme un antagoniste humain, doté d’un outillage intellectuel limité comme le nôtre, ce qui rend possible de jouer le jeu avec lui45 ». Les condamnations de la pensée unique semblent bien appartenir à cette seconde catégorie. Bien qu’elles ne constituent évidemment pas les seules catégories critiques énoncées dans l’espace politique, leur appropriation récurrente par une grande partie des acteurs des batailles idéologiques dénotent un relatif apaisement du niveau d’agressivité symbolique46. La formule peut alors être appréhendée comme un « seuil verbal47 » dans les désignations contemporaines de l’adversaire politique. Adaptée à un contexte de relatif déclin des affects partisans, la « pensée unique » apparaît comme une formule générique servant à nommer n’importe quel adversaire mais aussi comme une limite au-delà de laquelle le verbe devient agressif. Symptôme d’une certaine pacification des affrontements politiques, la condamnation récurrente de l’indéfinie « pensée unique » participe enfin au renforcement de la doxa démo-libérale. L’appel à la diversification des opinions énonçables implique en effet d’endosser une vision idéelle de la démocratie, fondée sur un antagonisme entre des doctrines librement et également exprimées, qui serviront de guides exclusifs à l’action publique.
32Quoiqu’à bien des égards anecdotique, cette exploration dans les méandres de la pensée unique rappelle que le concept de luttes symboliques, essentiel dans les travaux de Philippe Braud, renvoie, sur un plan analytique, à des types d’affrontements sensiblement distincts. En effet, les luttes symboliques portent d’abord sur les signifiants eux-mêmes : les principaux protagonistes des débats publics cherchent régulièrement à imposer ou réimposer des mots, des formules, des images, des objets que l’histoire a déjà plus ou moins modelées et auxquels sont accolées des connotations, positives ou négatives. C’est ainsi que certains se sont efforcés de promouvoir la formule « pensée unique », au point de se battre pour s’en voir attribuer la paternité. Mais la notion de luttes symboliques sert aussi à désigner des conflits de signifiés, c’est-à-dire des affrontements entre des visions du monde dont les labellisations ou les mises en forme rhétoriques importent finalement peu. Indépendamment des terminologies utilisées (« pensée unique », « idéologie dominante », « politiquement correct »), certaines fractions du champ idéologique cherchent, de façon récurrente depuis plus d’un siècle, à imposer l’idée que les élites seraient homogènes socialement et culturellement et partageraient des intérêts communs. Cette lecture hégémoniste s’opposerait notamment aux approches pluralistes qui mettent l’accent sur la diversité et la potentielle conflictualité au sein des catégories dominantes. On distingue enfin un troisième type de luttes symboliques dans les tentatives menées par certains pour s’approprier un signifiant, déjà connoté, et lui accoler un nouveau signifié. C’est dans une telle perspective que se sont inscrits certaines voix conservatrices lorsqu’elles ont affirmé que la « pensée unique » était, en réalité, non pas monétariste et libre-échangiste mais, au contraire, étatiste et cosmopolite. Ces trois modalités de luttes symboliques se chevauchent bien évidemment au sein d’un même discours politique : elles ne sont ici distinguées qu’afin de poursuivre certaines des stimulantes réflexions initiées par Philippe Braud sur les logiques et les ressorts des langages politiques.
Notes de bas de page
1 La liste est évidemment non exhaustive. Dans les espaces journalistiques et intellectuels, le spectre des opposants à la « pensée unique » est lui aussi varié, d’I. Ramonet à É. Zemmour, d’E. Todd à F.-O. Giesbert, de J.-F. Kahn à A. Minc.
2 Un certain nombre de commentateurs de la vie politique se sont ainsi efforcés de contester l’existence de cette pensée unique. C’est le cas par exemple du journaliste A. Duhamel pour qui « l’antienne de la pensée unique a toujours constitué une simplification et une commodité polémique » (Libération, 18/11/1996). Inversement, d’autres personnalités se sont efforcés de justifier la pensée unique, sur un mode fataliste (A. Minc : « Ce n’est pas la pensée qui est unique mais la réalité », Le Monde, 21/09/1995) ou enchanté (T. Mendès France et M. Prazan : « Si la pensée unique, c’est en définitive la recherche du consensus par des moyens politiques légitimes et légaux, […] appelons-la […] de nos vœux », Marianne, 10/08/1998).
3 Sans entreprendre d’exégèse comparée des différentes formules, on peut noter d’un côté la filiation entre « hégémonie culturelle », « idéologie dominante » et « pensée unique », de l’autre la relative simultanéité en France des discussions autour du « politiquement correct » et de la « pensée unique » (cf. infra).
4 Un syntagme est une association ordonnée de mots formant une unité sémantique.
5 Braud Ph., L’Émotion en politique. Problèmes d’analyse, Paris, Presses de la FNSP, 1996, p. 108.
6 Sur la notion de formule, voir Krieg-Planque A., La Notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009.
7 Dans son versant empirique, cette enquête repose principalement sur un double corpus. Elle s’appuie, d’une part, sur une étude systématique des dossiers de presse réalisés par les documentalistes de la FNSP, de 1988 à 2010, sur les thèmes suivants : opinion publique, journalisme, politique économique, vie politique. Elle est étayée, d’autre part, par la collecte de l’ensemble des articles dans lesquels l’expression « pensée unique » apparaît, au Monde (à partir des CD-Rom disponibles en 2001 sur la période 1987-2000), à L’Humanité (à partir du site [www.humanite.fr] sur la période 1990-2010), au Figaro (à partir du moteur de recherche Factiva pour la période 1997-2010).
8 Recensement opéré le 8 septembre 2011.
9 Depuis 1984, la première référence à l’expression « pensée unique » date de décembre 1989. Il s’agit d’un texte de D. Sallenave intitulé « Le modèle tchèque », où elle évoque l’introduction des valeurs démocratiques au sein des pays d’Europe de l’Est. Elle écrit ainsi : « Il lui faut une cité, un espace laïc où la politique et la culture ne soient soumis ni aux diktats de la “pensée unique” ni aux exigences d’une religion révélée. » (09/12/1989).
10 Kahn J.-F., La Pensée unique, Paris, Fayard, 1995, p. 7.
11 « À l’Ouest, et singulièrement en France, la machine à ostraciser étend son emprise par cercles concentriques. Les grands journaux n’en forment déjà plus qu’un, les chaînes de télévision n’en font plus qu’une, les principaux partis politiques ont tous le même programme. Partout se met en place le système de la pensée unique. »
12 Pour son auteur, I. Ramonet, « le premier principe de la pensée unique est d’autant plus fort qu’un marxiste distrait ne le renierait point : l’économique l’emporte sur le politique. » Par la suite, celui-ci revendiquera régulièrement la paternité de la formule.
13 L’un des mots d’ordre accompagnant la constitution du RPF autour de C. Pasqua fut d’être « la force d’alternance au système engendré par la pensée unique » (Le Monde, 19/11/1999).
14 Voir l’analyse du sociologue F. Eloire : [http : //interdits.net/interdits/index.php/Pourquoi-Nicolas-Sarkozy-ne-peut-pas-etre-victime-de-la-pensee-unique.html].
15 Il s’agit, répétons-le, du livre de J.-F. Kahn (La Pensée unique, op. cit.).
16 Pour minimiser les biais associés à une telle recherche, on a effectué, à titre de comparaison, une investigation équivalente à partir d’expressions a priori considérées comme voisines : « politiquement correct » et « idéologie dominante ». Le nombre d’ouvrages qui mobilisent, chaque année, au moins une fois ce dernier syntagme s’avérant relativement stable dans le corpus (du moins jusqu’en 2008), on peut admettre que la multiplication, soudaine et parallèle, des termes « pensée unique » et « politiquement correct » en 1994-1995 ne constitue pas seulement un artefact lié aux logiques de numérisation de l’entreprise Google.
17 Le déclin observé en 2008 semble davantage tenir au volume d’ouvrages numérisés qu’à la fréquence d’utilisation de l’expression. En effet, la chute des occurrences s’observe simultanément pour les trois expressions testées.
18 Cf. Krieg-Planque A., La notion de « formule » en analyse du discours, op. cit.
19 De même, c’est en novembre 1995 que, dans Le Monde, disparaissent définitivement les guillemets qui encadraient l’expression et rappelaient qu’elle constituait d’abord un néologisme attribuable à certains.
20 Reboul O., La Rhétorique, Paris, PUF, 1993, p. 68.
21 Dans les journaux, la formule est empruntée soit par les rédacteurs en tant que métaphore supposée connue du public, soit par leurs sources qui « plaquent » la problématique dans leurs domaines d’action respectifs. Cf. ces exemples puisés dans Le Monde : « La politique de l’habitat serait elle aussi contaminée par la pensée unique » (26/09/1995), « En matière de coloris d’abord, le concombre, c’est la pensée unique : vert et rien d’autre » (16/04/1997), « Depuis le début de la décennie, le football français s’est mis à l’heure de la pensée unique » (09/11/1998).
22 Dans Le Monde à nouveau : « Le modèle allemand face à la pensée unique » (22/12/1995), « De Friedrich List aux origines de la pensée unique » (20/04/1999), « Le pourfendeur de la pensée unique [J.-M. Le Pen au sujet de G. Brassens] » (19/05/2000).
23 Il ne faut évidemment pas oublier le travail de sélection de ces lettres par la rédaction du journal. Cependant, cela indique soit que la présence de cette formule les inciterait à diffuser la lettre, soit qu’une certaine partie du public s’est bel et bien appropriée la croyance dans l’existence d’une pensée unique qu’il faut combattre, en témoigne la virulence de certains de ces courriers.
24 M. Tournier montre, en effet, qu’un néologisme s’est définitivement incrusté dans le langage lorsque naissent des variantes ou des imitations (« Le parler-vrai ou qu’est-ce qu’un néologisme ? », Mots, no 22, 1990, p. 100). Ces deux exemples suffisent à mettre à jour cette dynamique : « Ces deux splendides relayeurs se passent […] le témoin non d’une pensée unique mais d’une pensée unie » (18/02/1997), « Contre la pensée unique, Régis Debray ose la pensée inique » (20/05/1999).
25 Edelman M., Political Language. Words that Succeed and Politics that Fail, New York, Academic Press, 1977, p. 3.
26 Braud Ph., « L’apport de la science politique à l’étude des langages du politique », Mots, no 94, 2010, p. 153.
27 Pour E. Neveu (Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 1994, p. 74), il y a « mythe inversé » lorsque « la pensée critique limite son ambition à un processus d’inversion des signes et des jugements, laissant intacts les schèmes de pensée qui structurent les mythologies sociales ».
28 Ces discours critiques participent également à l’entretien du mythe idéaliste selon lequel la pensée régirait l’action et déterminerait seule la décision politique, omettant les contraintes pratiques et les processus propres à la mise en œuvre des politiques publiques. Voir Desage F., Godard J., « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales », Revue française de science politique, vol. 55, no 4, 2005, p. 641 sq.
29 Comme le soulignait Ph. Braud au début des années 1990, « S’il y a alternance au pouvoir, il n’existe pas véritablement d’alternative, c’est-à-dire une confrontation égalitaire de projets de société à la fois concrétisables et foncièrement différents, entre lesquels les électeurs pourraient choisir » (Le Jardin des délices démocratiques. Pour une lecture psychoaffective des régimes pluralistes, Paris, Presses de la FNSP, 1991, p. 12).
30 Jobert B., « France : la consécration républicaine du néo-libéralisme », in Jobert B. (dir.), Le Tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 56.
31 Dulong D., Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997.
32 La grammaire de l’expertise contamine en effet la communication des élites politiques. Cette rhétorique permet non seulement d’afficher son modernisme en ôtant au discours les apparences de l’idéologie, nécessairement archaïque et facteur de divisions, mais également de naturaliser les choix politiques en assimilant le travail gouvernemental à la gestion entrepreneuriale.
33 François B., Neveu E., « Pour une sociologie politique des espaces publics contemporains », in François B., Neveu E. (dir.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 1999, p. 23.
34 Voir la lecture « cosmographique » promue par H. Mendras (La Seconde Révolution française, Paris, Gallimard, 1994, p. 57-70).
35 Castel R., Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 385.
36 La technicisation du débat politique accompagne, plus généralement, un processus de relégation de la violence dans l’affrontement verbal. L’agressivité va se voir de plus en plus stigmatisée, perçue comme pathogène, indiquant une incapacité à débattre courtoisement (cf. notamment Neveu E., Une Société de communication ?, op. cit., p. 81).
37 Le Bart C., Le Discours politique, Paris, PUF, 1998, p. 71 et 92.
38 O. Reboul rappelle ainsi que « le propre d’un énoncé rhétorique est qu’on ne peut le remplacer par un autre sans en altérer le sens et en réduire l’information » (La Rhétorique, op. cit., p. 73).
39 Braud Ph., Le Suffrage universel contre la démocratie, PUF, Paris, 1985, p. 20.
40 Cf. Braud Ph, Le Jardin des délices démocratiques, op. cit., p. 229.
41 Philippe Braud souligne, en effet, que « pour réussir cette mue nécessaire des ambitions personnelles en ambition “pour le pays”, les acteurs devront exploiter les différences (parfois réelles d’ailleurs) dans les approches des problèmes, les styles de formulation, voire les convictions, pour légitimer le caractère distinctif de leur combat aux yeux des citoyens » (L’Émotion en politique, op. cit., p. 167).
42 On pourrait également analyser les multiples usages de l’expression par Nicolas Sarkozy entre 2005 et 2007, à l’aune de sa stratégie sinon de « rupture », du moins de démarcation à l’égard d’un gouvernement dans lequel il occupera à trois reprises un poste ministériel.
43 Il n’est alors pas anodin d’observer une relative simultanéité dans l’émergence des syntagmes « politiquement correct » et « pensée unique » dans la littérature francophone (cf. graphique no 4).
44 Cf. Bourdieu P., Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 99-105. Pour lui, Austin est dans l’erreur, « lorsqu’il croit découvrir dans le discours même, c’est-à-dire dans la substance proprement linguistique […] de la parole, le principe de l’efficacité de la parole ».
45 Edelman M., Political Language…, op. cit., p. 35.
46 De la même manière, l’édification du « politiquement correct » comme adversaire le plus dangereux aux yeux de nombreux acteurs suggère paradoxalement que les débats idéologiques seraient désormais gouvernés par des normes d’expression politiquement correctes.
47 Wahnich S., « L’étranger dans la lutte des factions. Usage d’un mot dans une crise politique », Mots, no 16, 1988, p. 111-130.
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