6. Le symbolique au-delà de la nation
Le cas de l’Union européenne
p. 119-130
Texte intégral
1À la fin de l’été 2011, une petite tempête politique fut soulevée à Bruxelles par la proposition du commissaire allemand à l’énergie Günther Oettinger de mettre en berne devant les bâtiments de l’UE les drapeaux des États membres trop endettés. Cette mesure destinée à frapper l’opinion irait de pair avec une perte de souveraineté budgétaire ; les arbitrages des gouvernements déficients étant soumis à la Commission. Davantage que l’hypothèse – déjà avérée – d’une limitation des compétences gouvernementales par les autorités supranationales, ce fut la perspective de voir la subordination se traduire en termes symboliques par une atteinte à la dignité du drapeau national qui déclencha des réactions scandalisées. Des dirigeants politiques de différents pays firent part de leur révolte. La Commission, par la bouche de son président Barroso, prit ses distances avec ce qui fut rejetée comme une « proposition farfelue » ne traduisant que le point de vue individuel d’un commissaire. Plus de cent cinquante députés européens signèrent une déclaration demandant des excuses, voire la démission du fauteur de troubles1.
2Cette anecdote illustre la résilience du symbolique jusque dans l’univers européen où la rationalisation du politique est poussée à l’extrême. Les analyses en termes de symbolique politique se sont cependant relativement peu aventurées dans le domaine des études européennes, qui reste largement marqué par l’héritage fonctionnaliste et rationaliste de ses disciplines mères (économie politique, relations internationales, théorie politique). Le terrain de la politique au-delà de la nation offre cependant un terrain très fécond pour deux raisons. D’une part, il oblige à « dénaturaliser » l’univers de sens national par l’intrusion d’un référent européen qui le dépasse sans le contenir complètement. Les symboles européens questionnent par leur relative nouveauté et leur altérité la routinisation des pratiques et des conflits dans la vie politique domestique. Il devient dès lors nécessaire de décomposer le « nationalisme banal »2 (Billig) qui dissimule les ressorts affectifs de la relation au pouvoir et au groupe derrière la force de l’habitude. D’autre part, l’image de l’UE comme communauté politique est constituée par le croisement de regards venus des différents États membres. La construction du sens passe de plus en plus au prisme de l’interculturalité. La dimension comparative est dès lors un point de passage inévitable pour comprendre la production du sens au niveau supranational et transnational, mais aussi la redéfinition des identités nationales dans ce nouveau contexte.
3La sociologie des dimensions symboliques du politique développée par Philippe Braud trouve donc dans la construction européenne de nouvelles perspectives. Cette démarche remet en débat le postulat selon lequel l’intégration du continent se fait au nom de la raison et en conciliant les intérêts, contre les passions nationales, jugées à l’origine des deux guerres mondiales. Plutôt que l’entrée dans une ère post-nationale qui serait aussi post-symbolique, c’est davantage l’option d’une refonte générale des ressources symboliques de légitimation du politique qui est alors privilégiée.
4À la faveur d’une libre relecture des principaux ouvrages de P. Braud, quelques dimensions apparaissent plus particulièrement fécondes à explorer. Réfléchir en termes d’évolution historique de l’économie du symbolique via la tension dynamique entre deux tendances complémentaires, la rationalisation et la psychologisation de la domination, permet d’expliquer le mode de fonctionnement de l’UE en la matière tout en nuançant sa supposée spécificité comme ordre politique sui generis (I). L’examen des conditions concrètes de la production symbolique souligne les différences entre les sphères nationales et supranationales, notamment du fait de l’absence de « régulateurs du sens » ayant la légitimité et la capacité d’imposer les interprétations légitimes du sens collectif. Pour autant, les répertoires symboliques restent les mêmes, avec des effets inégaux. Une attention particulière est requise pour un dispositif symbolique fondamental dans le processus de construction démocratique stato-national mais qui n’a pas la même prégnance ni la même efficacité dans l’institutionnalisation d’une communauté politique européenne : le suffrage universel (II).
L’intégration européenne, composante parmi d’autres de la nouvelle économie du symbolique
5La prétention rationaliste de l’UE s’explique par la volonté des origines de se démarquer des idéologies nationales, tenues pour responsables des déchirements du continent dans la première moitié du vingtième siècle. Cela n’a pas empêché les institutions européennes de développer progressivement, fût-ce de manière larvée et sans l’assumer totalement, des pratiques d’emblématisation et de ritualisation qui s’inspirent de celles des États-nations. Cette ambivalence n’est pas en soi très originale. La IIIe République française se voulait, selon la belle formule de Maurice Agulhon, un régime « an-iconique »3 refusant toute mise en scène et en image pour mieux se différencier des pompes de l’Ancien Régime, et s’est finalement dotée d’une Marianne, d’un drapeau et de tout un folklore qui s’est confondu avec la culture nationale.
6La rationalisation du discours et des modalités de légitimation et d’action d’un ordre politique n’élimine pas le facteur émotionnel. Au contraire, elle constitue un mode particulier de de sa prise en charge. La rationalisation va de pair avec la psychologisation. Elle induit l’agencement des comportements et des moyens en vue de fins prédéterminées, l’adoption du langage de la raison publique pour faire entendre ses revendications et rechercher le compromis. Mais elle va aussi de pair avec la reconnaissance de l’individu comme sujet, motivé par des déterminants personnels et habilité à composer librement avec les commandements des institutions et des traditions. La politique contemporaine donne davantage de place au « facteur humain » et à la subjectivité des motifs. L’individu est à la fois son propre maître et son propre gardien, la jouissance d’un regain d’autonomie étant indissociable de l’imposition d’un niveau renforcé d’autocontrôle4.
7La politique européenne illustre parfaitement ce mode de gouvernement. Elle reflète des évolutions internationales et des mutations intrinsèques des sociétés des États membres davantage qu’elle n’en impulse la transformation, mais elle contribue à catalyser et à amplifier le changement à l’œuvre. La gouvernance européenne a été étudiée de manière éclairante comme l’une des formes les plus poussées de la gouvernementalité au sens que Foucault confère à ce terme5. L’action publique de l’UE est fréquemment décrite comme un « gouvernement à distance » laissant aux acteurs le soin de s’ajuster à un système flottant d’incitations et de contraintes. La méthode ouverte de coordination en est le meilleur exemple comme technologie de pouvoir basée sur l’émulation et l’auto-discipline : des objectifs sont contractualisés après l’identification des meilleures pratiques suite à la mise au banc comparatif des expériences existantes dans les États membres ; les États et les acteurs ont une grande marge de liberté dans le choix des moyens et des processus par lesquels ils s’engagent à atteindre ces objectifs. Cette logique ne s’applique pas qu’aux institutions mais s’impose aussi dans la régulation des individus. Le chômeur est prié par « l’État social actif » d’être l’artisan de son retour à l’emploi. Le travailleur de l’économie de la connaissance promu par l’agenda de Lisbonne est l’entrepreneur de sa carrière et de la constante réactualisation de ses compétences. L’étudiant voyageur de l’Europe de Bologne est convié à être le stratège de sa formation en choisissant le pays, l’université, le diplôme et les options qui lui assureront la meilleure employabilité et le développement personnel le plus épanoui. Le consommateur est au défid’exercer sa liberté de choix pour maximiser son avantage en trouvant le meilleur prix et le produit le plus adapté à ses besoins particuliers. Le citoyen n’est plus seulement censé accomplir son devoir électoral à intervalles réguliers dans le cadre d’une offre structurée, mais doit aussi être le gardien vigilant de ses intérêts et du bien public, le principe actif d’une démocratie participative ouvrant de multiples possibilités de prise de parole, parfois même le substitut de l’expert quand celui-ci ne peut trancher l’incertitude et cède le pas à des dispositifs de consultation citoyenne. À l’autonomie de chaque agent est associée l’exigence latente de s’adapter aux normes sociales pas toujours explicites régissant chaque acte et la responsabilité –potentiellement anxiogène– de faire les meilleurs choix. Ce régime général de gestion sociale, économique, politique mais aussi émotionnelle s’emblématise bien à travers les symboles de l’Europe qui parlent mobilité et changement permanent : l’euro, le passeport (ou son absence ostensible dans les files « EU »), la rhétorique institutionnelle déclinée sur le thème « Europe on the move », la page Facebook du jeune Européen attestant tant ses voyages et ses centres d’intérêt cosmopolites que son réseau d’amis sur tout le continent et au-delà, etc.
8Si ce mode de régulation se répand par tous les canaux de la gouvernance européenne, cela ne signifie pas nécessairement une harmonisation des contenus. Les représentations sociales et les valeurs qui contribuent puissamment à façonner les affects restent bien distinctes selon les arènes culturelles nationales dans lesquelles elles s’inscrivent. Les grandes enquêtes internationales de valeurs suggèrent que les sociétés européennes évoluent bien dans la même direction (vers plus de libéralisme culturel, plus de reconnaissance de la pluralité et de la subjectivité) mais elles le font à partir de positions de départ différentes et en maintenant l’écart qui les sépare. Les sociétés ayant le plus fort niveau de libéralisme culturel progressent toujours plus vite dans cette voie, à une vitesse supérieure aux sociétés plus traditionnelles. Le scénario n’est pas celui d’une homogénéisation culturelle et partant émotionnelle. Les institutions européennes ne sont pas et ne seront pas à horizon prévisible un toit politique pour une culture et des émotions européennes communes. En découlent des lectures nationales contrastées, positives ou négatives, gratifiantes ou traumatiques, des changements politiques venus de Bruxelles.
9L’absence d’homogénéité ou même de tendance à l’homogénéisation culturelle ne signifie pas que l’Europe qui se construit ne peut s’appuyer sur aucun élément commun à tous les Européens. Il est question ici moins de contenu que d’aspiration. S’il n’existe pas de formes symboliques transculturelles universelles faisant sens dans toutes les cultures, il est possible de repérer des universaux relatifs à « ce qu’il y a à gérer », des pulsions individuelles et collectives qui se font jour dans tous les groupes sociaux : désir fusionnel et recherche de distinction ; angoisse de mort et lutte contre l’oubli ; recherche de l’autre pour se construire dans l’échange6. Cela explique la coexistence au niveau de l’UE d’une dialectique articulant ces universaux en tension. D’une part, des stratégies de justification pragmatiques basées sur un calcul coûts-avantages reflètent le mode de fonctionnement et l’ethos des agents communautaires. D’autre part, des rhétoriques faisant appel à une identité européenne à découvrir et à la mobilisation d’affects émergent périodiquement. La devise d’unité dans la diversité résume à elle seule le désir de « faire un tout » sans abdiquer ses singularités. La controverse sur les racines communes d’une « civilisation européenne », notamment à travers le débat sur l’héritage chrétien, souligne la quête d’un ancrage dans l’histoire en même temps que l’inquiétude sur la continuité et le devenir des nations.
10Un exemple concret de ces dialectiques émotionnelles peut être trouvé dans le statut de l’identité nationale des acteurs immergés dans le milieu bruxellois. Le fonctionnaire européen doit sa loyauté à l’institution supranationale qui l’emploie et par laquelle il a été recruté sur la stricte base de sa compétence. Le fonctionnaire en question évite d’afficher trop ostensiblement ses marques d’appartenance nationale et parle couramment de « l’État membre qu’il connaît le mieux » pour désigner son pays d’origine. Dans le même temps, sa promotion dans l’institution reste en partie conditionnée par sa nationalité, de manière croissante au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. Des contingents implicites organisent la distribution du nombre d’emplois entre pays ; des fonctions stratégiques ou « postes à drapeaux » sont réservées par la coutume à des ressortissants d’États membres particulièrement concernés par le secteur de compétence ; enfin, les réseaux dans l’univers bureaucratique, dans le monde politique et dans la société civile demeurent essentiels pour gagner une promotion et ces réseaux sont toujours significativement nationaux. Le fonctionnaire européen combine donc de manière plus ou moins harmonieuse, dans ses actes et son identité, son rôle officiel requérant impartialité et expertise technocratique et son appartenance nationale qui demeure une ressource et une contrainte.
11Dans le même jeu d’occultation/mobilisation des identités nationales, l’usage des stéréotypes fait partie intégrante de la politique européenne. Face à la diversité culturelle des milieux communautaires, le professionnel de l’Europe (qu’il soit élu, fonctionnaire, lobbyiste, journaliste ou autre) tend fréquemment pour anticiper les réactions de ses interlocuteurs à s’en remettre à ce que lui dit le sens commun sur les caractéristiques de telle ou telle nationalité. Cette façon de réduire l’incertitude en s’appuyant sur les stéréotypes dépasse le simple jeu des relations humaines et devient un paramètre de planification stratégique : l’assignation identitaire, en rattachant un individu à une catégorie prédéfinie, réduit la complexité7. Ainsi un ressortissant d’un pays nordique part potentiellement avec un avantage sur son homologue méditerranéen lorsqu’il s’agit de postuler à une fonction requérant ponctualité et rigueur. Le fait de se voir constamment renvoyer les stéréotypes attachés à sa nationalité produit en retour un effet réflexif sur la façon dont cette nationalité est vécue. Un député européen polonais se lamentait ainsi d’être systématiquement considéré avec étonnement, voire suspicion, lorsqu’il déclarait son athéisme ; le Polonais étant par définition catholique dans l’imaginaire de ses collègues. Cette assignation identitaire par le milieu européen peut avoir des résultats très variables. Cela va de la conformation consciente ou inconsciente pour correspondre aux attentes (souvent sur le registre de la plaisanterie : « À quoi cela sert-il d’avoir un président de séance italien si l’on ne se permet pas un peu de retard ? ») à l’embarras ou au rejet du fait d’une dissonance cognitive entre l’identité requise par la fonction, l’identité attribuée par l’environnement et l’identité subjectivement ressentie.
12Plus une situation est mal connue, plus elle va être vécue sur le mode émotionnel et apparaître comme potentiellement anxiogène8. La diversité culturelle inhérente à la politique européenne multiplie les situations d’incertitude. Dès lors, le risque est élevé que ce qui vient de Bruxelles soit perçu comme traumatique, une intervention extérieure aliénante et sur laquelle les possibilités de rétroaction sont limitées. Il peut s’enclencher alors une réaction contre les « technocrates de Bruxelles » mobilisant des représentations négatives relevant parfois plus du fantasmatique et de la rumeur (le leitmotiv eurosceptique d’une Commission européenne occupée à réguler la forme des concombres) que de l’opinion rationnelle.
13Ce mécanisme d’imputation négative peut cependant faire l’objet de lectures diverses, dont certaines suggèrent une institutionnalisation de l’UE comme ordre politique. Attribuer la responsabilité d’un problème aux institutions communautaires, c’est encore une façon de reconnaître leur importance et leur influence sur le devenir collectif. Se plaindre du pouvoir a été de tout temps un mode de remise de soi et d’allégeance à ce dernier. Critiquer les effets de l’intégration européenne, c’est attester ces effets, donner de la centralité et de la prééminence scénique aux acteurs de la politique européenne qui en manquent cruellement.
14De la même manière, le spectacle des États membres se déchirant dans la défense de leurs intérêts nationaux lors des conseils européens n’est pas nécessairement contre-productif. En politique, le combat compte moins que l’arène dans laquelle il s’inscrit. S’affronter dans une instance politique, c’est confirmer que cette instance politique est le lieu des règlements du conflit, là où les intérêts sont exprimés et conciliés. On retrouve l’idée du « fratricide rassurant » à la Benedict Anderson9 : la lutte se fait entre frères, elle a lieu parce qu’elle oppose des frères qui ont destins liés, elle renforce plutôt qu’elle ne menace le caractère intangible de la fratrie. Le conflit est en bonne partie ritualisé et joué selon des codes établis par la coutume autant que par le droit pour produire un « agree how to disagree », et la rupture n’est pas une éventualité réelle. Cette dynamique du conflit constitutif d’une communauté se retrouve constamment dans les configurations communicationnelles européennes. Des compétitions de football opposant des pays ou des clubs à l’Eurovision, la confrontation ludique des nations décrédibilise la perspective d’une confrontation réelle. Les recherches peinent encore néanmoins à démontrer si cela peut produire un sentiment d’identification positif fort et mobilisable à terme pour justifier une action transformatrice d’un véritable « centre » européen.
L’UE, un entrepreneur symbolique condamné à l’hybridation
15L’UE n’échappe pas à l’impératif du symbolique. Elle emprunte à l’Etat-nation une partie de son répertoire. Son polycentrisme et son pluralisme culturel lui interdisent cependant de pousser le mimétisme trop loin. Elle est vouée à adapter les recettes du passé à ses particularités et au contexte contemporain. Les grilles d’analyse forgées sur les modèles stato-nationaux doivent être révisées en conséquence.
16L’une des principales caractéristiques de la politie européenne est qu’on n’y retrouve pas l’organisation pyramidale qui voit les institutions politiques fonctionner comme une banque centrale de capital symbolique. Leur relative nouveauté, leurs compétences limitées et leur manque d’autorité et de prestige font que les dirigeants communautaires (désignant ceux ne procédant pas d’un mandat national) ne s’imposent pas comme les « régulateurs de sens » habilités à imposer les interprétations légitimes et à trancher lorsque cela s’avère nécessaire10. À de rares exceptions, ils ne s’essayent guère dans ce rôle. Les grands discours sur l’intégration européenne ayant marqué l’histoire ont été prononcés par des hommes politiques en poste dans les exécutifs nationaux. Les présidents de la Commission successifs se sont présentés davantage comme des courtiers facilitant les négociations entre États. Ils ont manipulé des références symboliques portées par les forces du marché et les réseaux internationaux sans se poser en producteurs d’universaux spécifiquement européens, laissant les tentatives (largement avortées) en la matière au Parlement européen ou à la société civile. Même Jacques Delors, celui a bénéficié de la reconnaissance médiatique la plus forte, de l’avis général le plus flamboyant, privilégiait la communication à destination de publics spécialisés et empathiques davantage que des masses.
17Ce qui vaut au niveau des élites vaut aussi à l’échelle de toute la société. Dans la production de l’estime de soi et de la reconnaissance sociale (entendue comme forme d’estime de soi publiquement reconnue11), l’Europe ne joue qu’un rôle mineur. La culture nationale continue à modeler les affects qui structurent les identités personnelles et collectives. Dans la sphère nationale idéale-typique, l’accomplissement de soi d’un individu passe par l’obtention de la reconnaissance de ses compatriotes, reconnaissance qui lui accordera l’honneur suprême d’intégrer le panthéon national et d’être salué comme une incarnation privilégiée des valeurs communes. La grandeur nationale vaut gratification individuelle. Même le plus humble citoyen peut se targuer d’être membre d’une communauté nationale toujours prompte à célébrer son exceptionnalisme historique, son statut de peuple élu ou sa mission universelle12. La citoyenneté européenne offre dans certains cas ce type de gratification identitaire. L’adhésion fut ainsi vécue dans certains nouveaux États membres comme un retour dans la « famille européenne » des nations modernes. Des milliers de ressortissants roumains et bulgares traversaient la frontière dans les premiers jours pour se convaincre de leurs nouvelles prérogatives (par ailleurs amputées par des clauses d’exception) de ressortissants communautaires. L’identité européenne reste cependant subordonnée à l’identité nationale à la fois en intensité et dans les formes par lesquelles elle peut s’exprimer. Plus largement, la reconnaissance au niveau européen peut venir compléter celle gagnée dans la sphère domestique, mais elle ne la commande pas plus qu’elle ne la remplace13. Que l’on soit homme politique, entrepreneur, artiste, homme de lettres ou sportif, les galons se gagnent d’abord sur le terrain national.
18Sans doute faut-il nuancer ce qui pourrait apparaître comme un échec de l’UE à égaler le modèle stato-national et à s’imposer comme le référent symbolique central. Deux remarques peuvent être faites à cet égard. En premier lieu, des distinctions européennes ne cessent de se multiplier sous forme de prix, labels, etc. Ces entreprises ne sont pas toujours le fait des institutions européennes per se, mais émanent souvent de la société civile ou d’acteurs nationaux ou locaux (cf. par exemple le Prix Charlemagne récompensant des personnalités ayant œuvré à l’unification de l’Europe). Elles touchent rarement le grand public, mais peuvent avoir une certaine efficacité dans un secteur social particulier (exemple des capitales européennes de la culture, ou des subventions du Conseil de la Recherche Européen dans le champ scientifique). En second lieu, l’image d’un État national fonctionnant comme une sphère de reconnaissance homogène proposant un cursus honorum et un imaginaire collectif consensuel qui structureraient les identités personnelles n’est qu’un idéal-type qui n’a jamais existé dans toute sa pureté.
19De tous les registres symboliques employés dans le processus de construction stato-nationale, celui ordonné autour du suffrage universel est sans conteste l’un des plus puissants. P. Braud a d’ailleurs consacré dans ses écrits une place prépondérante à l’analyse du vote et de tous les actes qui y sont liés, en en décrivant, sur un ton critique et subversif, les effets de déréalisation dans Le suffrage universel contre la démocratie et en en démontant les mécanismes émotionnels en minutieux botaniste politique dans le Jardin des délices démocratiques. Le « déficit démocratique » dans l’UE, dénoncé de manière itérative depuis les années 1990, illustre en creux les effets manquants du suffrage universel lorsque celui-ci ne peut fonctionner comme au niveau national, niveau où ses insuffisances comme mode de légitimation de l’ordre politique sont d’ailleurs également de plus en plus critiquées14.
20Le principe de la souveraineté démocratique est plus procédural que substantiel : ce qui compte, c’est moins ce que le peuple décide que sa démarche expressive par les urnes15. Sa participation est nécessaire pour accréditer le mythe du gouvernement justifié par le consentement populaire. Elle ne doit cependant pas être excessive sous peine de paralyser les capacités d’action du pouvoir. L’efficacité du régime démocratique est dès lors de trouver le juste équilibre entre l’indifférence et la surpolitisation du peuple : la vox populi doit se faire entendre assez pour cautionner la fiction nécessaire de la représentation, assez peu pour ne pas être assourdissante. La convocation régulière aux urnes fonctionne comme une catharsis périodique. D’une part, l’attention collective se concentre sur l’espace politique et conforte des schémas de causalité établissant que les causes et les solutions des problèmes sont liées à la politique des gouvernants, les confirmant comme responsables du devenir collectif. D’autre part, la succession des élections qui sanctionnent ou récompensent les dirigeants en place opère comme un disjoncteur protégeant le système politique. Un excès de tension ou un blocage peut se résoudre quand le « fusible » saute et que l’alternance s’opère16. Enfin, le vote opère une fonction de réassurance en conférant à l’électeur la sensation de peser sur les événements en sélectionnant les décideurs à qui ils pourront être imputés.
21Le suffrage universel au niveau européen peine à avoir le même rôle qu’au niveau national. L’optimum entre indifférence et sur-implication penche lourdement vers le premier pôle. Le temps démocratique « granulaire » où alternent temps forts et temps faibles17 tend dans le cas de l’UE à être constitué essentiellement de temps faibles. Les épisodes rompant cette atonie sont de nature exceptionnelle (référendums nationaux sur la ratification du traité de Maastricht ou de la constitution européenne) et ne marquent pas l’entrée dans une ritualisation travaillant à naturaliser le référent européen dans le vécu démocratique des sociétés. La politique européenne a une très faible visibilité en temps ordinaire. Les élections européennes, couramment désignées comme des scrutins de second ordre, n’attirent qu’une attention réduite des médias et des citoyens. Les campagnes se font sur des agendas et des répertoires qui demeurent très nationaux. L’unité de temps, de lieu et de contenu qui doit marquer le drame électoral pour qu’il serve de purge émotionnelle fait défaut. Les Européens ne votent pas exactement au même moment, selon les mêmes modalités et sur les mêmes enjeux mis en forme de manière similaire. Dès lors, ceux qui procèdent des élections européennes, les députés européens et par extension le collège des Commissaires qui bénéficient de leur onction démocratique, ne peuvent pas pleinement bénéficier des schémas d’imputation que le vote établit dans la vie politique nationale. Puisque la souveraineté populaire s’exprime de manière atténuée et éclatée, les représentants supposés parler au nom de l’Europe n’en tirent pas la même centralité ni la même autorité symbolique. Au niveau systémique, l’UE ne bénéficie pas véritablement d’une alternance entre majorité et opposition, entre gauche et droite, alternance qui pourrait faire office de rituel de renouveau et de ré-enchantement. Le mécontentement des citoyens ne trouve dès lors pas d’exutoire : la responsabilité ne peut pas en être explicitement imputée à des leaders, et il n’existe pas de possibilité directe de les punir s’ils manquent à leur mission.
22Au-delà de son rôle de consolidation de l’ordre politique au niveau national, le suffrage universel peut aussi être analysé comme une distorsion de l’idée démocratique de par la déformation de la réalité qu’il opère. Il favoriserait moins l’expression rationnelle des préférences collectives que la domination des citoyens par l’État sur le registre du jeu et de la fête. Les promesses de campagne s’apparenteraient à un discours de séduction où sont levées toutes les contraintes18. Les limites budgétaires seraient ignorées pour pouvoir annoncer des mesures destinées à contenter telle ou telle fraction de l’électorat, les censures symboliques contournées afin de permettre l’emploi d’une rhétorique appelant aux émotions, quitte à stigmatiser un bouc émissaire responsable des problèmes du pays ou à user d’un vocabulaire ne respectant pas les règles de la raison publique et de la correction civique. Mais après l’élection, les contraintes reprendraient vigueur et les promesses de campagne deviendraient lettre morte.
23La relation entre mandataires et mandants découlant des élections européennes est complexe, faible et forgée dans un cadre essentiellement national. Cela signifie que le suffrage universel ne peut pas pleinement fonctionner comme un mécanisme de déréalisation, puisqu’il ne « sature » pas l’espace politique. Il ne mobilise pas suffisamment l’attention collective pour que les promesses qui pourraient être faites aient un grand retentissement. Surtout, les institutions européennes sont une « administration sans guichet » et donc sans contact direct avec la majeure partie des citoyens. Comparée à l’État national, l’UE n’est pas un État-providence ni un système redistributeur, hormis quelques politiques sectorielles. Les candidats prétendant à ses fonctions dirigeantes n’ont que peu de gratifications à promettre. Les ressorts clientélistes qui sous-tendent fréquemment l’élection sont manquants au niveau européen. Sur le plan discursif, la dominante nationale des campagnes circonscrit l’émergence de narratifs paneuropéens. La mobilisation de ressources émotionnelles passe difficilement les frontières dans la mesure où les affects sont culturellement très connotés.
24En forçant un peu le trait, le suffrage universel pourrait sembler fonctionner à certains égards davantage en conformité avec la théorie démocratique pure au niveau européen qu’au niveau national. Des programmes électoraux européens par famille de partis émergent progressivement et ils importent au moins autant comme signifiants19 (en matérialisant par leur simple existence une déclaration idéologique commune et un manifeste d’unité de formations de différents pays) que comme signifiés (leur contenu précis est secondaire). Pour le reste, la pauvreté symbolique du rituel électoral lors des scrutins européens pourrait limiter sa dérive vers un dispositif de séduction et de captation émotionnelle. L’hypothèse pourrait être que l’élection fonctionne au plan européen avec une audience réduite, mais en restant davantage fidèle au mythe de la délibération rationnelle et austère qu’elle est supposée favoriser. La lente professionnalisation des députés européens qui voit des hommes politiques se construire une expertise sur les dossiers et rouages de la politique communautaire et mener de véritables carrières au Parlement européen, va en ce sens. Cependant, le recrutement persistant de candidats parmi des vedettes de la société civile pour donner du « glamour » aux listes ou parmi les battus des scrutins nationaux afin de leur offrir une position d’attente nuance l’interprétation irénique d’un suffrage universel vertueux au niveau supranational. Les modalités de mise en scène des élections européennes suggèrent plutôt la dégradation de la symbolique politique traditionnelle en communication politique, un phénomène observable à tous les niveaux territoriaux. Loin de signifier une rationalisation absolue, on assisterait à la succession de plus en plus rapide des mythes20 associés à l’acte de vote. Ces mythes sont toujours aussi nécessaires au fonctionnement du jeu politique mais ne sont plus investis de la même autorité que naguère, ils connaissent une obsolescence accélérée sur un agenda médiatique dominé par le court terme et la nouveauté et ils se heurtent à la pluralisation culturelle des espaces politiques21. Sur ce point comme sur bien d’autres, la politique européenne ne serait donc que le reflet accentué de ce qui se passe dans la politique nationale.
25Au terme de cette brève relecture vagabonde de la sociologie politique du symbolique de P. Braud et de son application à la politique européenne, l’approche semble avoir encore beaucoup à apporter. La déconstruction du postulat de la rationalité de la domination est d’autant plus salutaire là où cette prétention à la rationalité est la plus forte. La recherche du « refoulé », des ressorts culturels et émotionnels de l’agir et du vivre ensemble, est particulièrement féconde –et difficile– dans une communauté politique européenne en construction qui a misé sur l’harmonisation des intérêts mais rencontre de plus en plus la résistance des identités.
26En retour, l’Europe politique appelle à des adaptations et des compléments des outils « braudiens ». À côté de l’analyse minutieuse du suffrage universel, une attention accrue doit être portée aux dispositifs symboliques associés aux modes de légitimation alternatifs que l’UE a systématisés. La démocratie participative produit elle aussi ses rituels, ses discours standardisés et ses fétiches. Une conférence de citoyens n’a sans doute rien à envier à une salle de vote en matière symbolique. Les usages variés de l’expertise comme justification de la décision publique offrent leur lot de processus de sacralisation à décrypter. La régulation par des instances technocratiques (de la Commission européenne à la Banque Centrale Européenne en passant par une myriade d’agences) invite à revisiter la littérature sur les ressorts de la domination bureaucratique et les actes de « magie sociale » pouvant découler de la mise en forme du monde par des institutions.
27En s’éloignant de Bruxelles pour mesurer les formes d’européanisation (ou non) des sociétés, l’intérêt d’approches fines des déterminants cognitifs et affectifs des comportements individuels et collectifs est patent. Comprendre une forme de gouvernance non objectivée comme l’UE reposant sur l’auto-régulation des acteurs n’est pas chose aisée. Dès lors, la traçabilité de symboles européens au sens large comme condensés de sens (un mot-clef tel que « transparence » ou « efficacité », un rôle codifié comme celui de « l’Européen mobile », un vecteur matériel comme l’euro) fournit un matériau concret et falsifiable pour étudier les processus à l’œuvre.
28Les émotions restent profondément culturelles, mais les situations d’interculturalité se multiplient à la faveur de l’intégration européenne. Les instruments forgés pour analyser les symboles doivent continuer à évoluer pour pouvoir saisir les modalités et les effets de la confrontation de visions du monde multiples. Il ne s’agit pas seulement de conceptualiser les interactions d’organisations ou de communautés politiques. Le challenge est de saisir la façon dont différents héritages et univers de sens nationaux et infranationaux coexistent de manière pérenne au sein d’un même système d’action sans perspective d’homogénéisation, avec une tendance à l’hybridation qui produit un « tout » européen irréductible à ses parties sans être radicalement nouveau.
Notes de bas de page
1 Le Soir, « Mettre en berne les drapeaux des pays endettés », 9/9/2011 ; La Libre Belgique, « Drapeaux européens : un commissaire européen sommé de s’expliquer », 12/9/2011.
2 Billig M. Banal Nationalism, London, Sage Publications, 1995.
3 Agulhon M., Marianne au pouvoir, Paris, Flammarion, 1989.
4 Braud Ph., L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 46 ; p. 217-221.
5 Walters W., Haahr J. H., Governing Europe. Discourse, governmentality and European Integration, London, Routledge, 2005.
6 Braud Ph., L’Émotion en politique, p. 93-98.
7 Ibid., p. 180.
8 Braud Ph., L’Émotion en politique op. cit., p. 90. Pour une discussion de ces thèses, cf. Marcus G. E., Le Citoyen sentimental. Émotions et politique en démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2008 (trad. The Sentimental Citizen: Emotion in Democratic Politics, University Park, PA, The Pennsylvania State University Press, 2002).
9 Anderson B., Imagined communities. Reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso, 1983.
10 Braud Ph., L’Émotion en politique op. cit., p. 101.
11 Ibid., p. 153.
12 Ibid., p. 170-171.
13 Green Cowles M., Caporaso J., Risse T., (ed.), Transforming Europe: Europeanization and Domestic Change, Ithaca, Cornell University Press, 2001. Diez Medrano J., Framing Europe. Attitudes to European Integration in Germany, Spain and the United Kingdom, Princeton, Princeton University Press, 2003; Hermann R., Risse T., Brewer M., Transnational identities. Becoming European in the EU, Lanham (MD), Rowman and Littlefield Publishers, 2004.
14 Rosanvallon P., La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006.
15 Braud Ph., Le Jardin des délices démocratiques, Paris, FNSP, 1991, p. 35.
16 Ibid., p. 40.
17 Ibid., p. 53.
18 Braud Ph., Le Suffrage universel contre la démocratie, Paris, FNSP, 1980, p. 27.
19 Ibid., p. 49-50.
20 « Le mythe est un délire contrôlé de la raison qui vise à réguler d’autres délires socialement plus inacceptables. » Braud Ph., L’émotion en politique, op. cit., p. 215.
21 Balandier G., Le Grand Dérangement, Paris, PUF, 2005.
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