4. Quand les politiques affichent leurs lectures…
p. 83-91
Texte intégral
1La sociologie de la lecture s’est largement construite sur le refus de prendre pour argent comptant les discours, nécessairement enchantés, que les lecteurs portent sur eux-mêmes et sur les types de motivation qui les poussent à lire. Comme toutes les pratiques culturelles relevant de ce qu’on appelle couramment les loisirs, la lecture est principalement vécue sur le mode du désintéressement et du plaisir pur. Si en effet certaines pratiques de lectures peuvent être perçues comme « utiles » et comme « intéressées » (pour préparer un examen par exemple), la lecture est plus souvent valorisée du fait-même de son inutilité immédiate : elle est enrichissante, elle distrait, elle nourrit la réflexivité individuelle, elle aide à la fois à sortir de soi et à se chercher1. La littérature en particulier (à laquelle la lecture n’est certes pas réductible) relève dans nos sociétés d’un travail identitaire accompli individuellement par des individus de plus en plus soucieux de se connaître, de s’éprouver2. Elle est de ces supports qui participent d’une réflexivité individuelle ordinaire, réflexivité qu’il est possible de cerner par exemple à partir d’entretiens avec des lecteurs ordinaires.
2Ce n’est pas cette piste que nous suivrons ici. Parce que nous travaillons sur des pratiques de lecture affichées, et parce que nous travaillons sur un groupe singulier (les professionnels de la politique situés en position haute au sein du champ politique), nous privilégierons une approche plus stratégique. Peu nous importe ici la réalité du rapport à la lecture des politiques, rien ne permet d’ailleurs de le créditer d’une quelconque singularité. Ce qui est singulier en revanche, c’est la façon dont les professionnels de la politique se mettent en scène (et en valeur) en tant que lecteurs. La façon dont ils affichent des dispositions à la lecture, des préférences, participe à l’évidence de stratégies de présentation de soi qu’il est possible d’objectiver et d’analyser. Pour ce faire, nous allons chercher notre matériau dans les livres écrits par les politiques. Pour une raison simple : c’est quand ils écrivent que ces derniers évoquent le plus volontiers leurs lectures. Nous avons donc constitué un corpus de livres écrits par des politiques et nous avons cherché trace, au fil des textes, de pratiques de lectures3. Ces traces peuvent être plus ou moins explicites. Parfois, les politiques disent très clairement leur activité de lecture (j’ai lu ceci ou cela). Parfois ils y font simplement allusion en évoquant un livre. Mais là encore il y a toute une gamme de stratégies possibles, depuis la très explicite note de bas de page avec mention d’un titre, d’un auteur, d’une date de publication, d’une maison d’édition, jusqu’au très allusif clin d’œil au lecteur supposé partager la référence à un personnage de la littérature, à une formule célèbre, à un titre connu… Cette connivence que nourrit l’intertextualité atteste la possession d’un capital culturel dont on sait qu’il peut ne pas être construit à partir de pratiques de lecture effectives. On s’en tiendra donc plutôt, dans l’analyse ci-après, aux références explicites à ces dernières4.
3« Il est probable, dit Pierre Bourdieu, qu’on lit quand on a accès à un marché sur lequel on peut placer des discours concernant les lectures5. » Cette vision désenchantée de la lecture constituera une bonne hypothèse de travail pour rendre compte du matériau disponible. L’affichage, par les politiques, de leurs lectures, vaut placement sur un marché qui est plus politique qu’éditorial. Il s’agit pour eux, dans le cadre d’une compétition politique de plus en plus individualisée autour de la recherche de ce que, pour faire vite, on appellera le capital de présidentialité6, de se donner à voir en tant qu’individus présentant les qualités, les dispositions, les compétences légitimant les plus hautes ambitions. On s’inscrit ici directement dans la lignée des travaux de Philippe Braud7 sur la symbolique politique, tout particulièrement quand il s’intéresse, dans le second de ces textes, à la façon dont les candidats à une élection présidentielle produisent, via les professions de foi, un « profil symbolique » (p. 395) imprégné du « mythe présidentiel » (p. 379). On fera l’hypothèse que « le langage des “présidentiables crédibles” » (p. 379) s’impose bien au-delà du contexte de campagne, et bien au-delà du cercle restreint des candidats déclarés. En publiant des livres politiques, les plus en vue des professionnels de la politique participent de « l’assomption du sujet » (p. 380), de la mise en scène d’une liberté et d’une exceptionnalité dont la figure présidentielle constitue l’horizon symbolique. L’exhibition des lectures participe de cette mise en scène.
4Quelles sont les stratégies poursuivies par les politiques ? Pourquoi éprouvent-ils le besoin de se donner à voir comme lecteurs ? Et d’abord, est-ce toujours le cas ? Car après tout, quel lien existe-t-il entre le métier politique et l’activité de lecteur ? On raisonnera en plusieurs temps. D’abord, on montrera que la détention d’un capital culturel, attestée par des lectures élevées (la grande littérature), est pour un professionnel de la politique un moyen de se légitimer, de se grandir. Pour ceux qui sont en position dominante, l’affichage d’une intimité quasiment naturelle et spontanée avec la grande littérature est un moyen de conforter une image distinguée. Pour ceux que nous appellerons les prétendants, moins dotés culturellement ou politiquement, le rapport à la littérature légitime est davantage nourrie de bonne volonté culturelle. Il s’agit pour eux de démontrer qu’ils sont à la hauteur du rôle auquel ils aspirent. Cette homologie structurale entre position dans le champ politique et lecture (l’une et l’autre plus ou moins élevées) n’épuise toutefois pas le matériau et ne suffit pas à rendre compte d’une autre posture de lecteur affichée. Il s’agit de la lecture utile mise au service d’une stratégie d’acquisition (et d’attestation) d’une compétence experte. On glisse alors d’une forme de légitimité à une autre, et d’une certaine façon du sacré (associé à la grande littérature) au profane (associé aux lectures techniques utiles). On verra que les professionnels de la politique jouent volontiers sur les deux tableaux en même temps. Enfin, on analysera l’affichage de ce que Alain Juppé avait appelé la « tentation de Venise » : nostalgie d’une lecture pure, dilettante, un rien paresseuse, au plus loin de la vie bousculée des professionnels de la politique.
Le présidentiable en homme de lettres : une norme implicite ?
5Partons d’un constat simple : l’exercice de responsabilités politiques et plus généralement le choix de faire de la politique son métier placent les intéressés sur un terrain qui n’est pas celui du livre et de la lecture. Le champ politique n’est pas le champ littéraire. Faire de la politique, n’est-ce pas d’abord décider, agir ? Certes, la pacification du champ politique a contribué, sur plusieurs siècles, à rapprocher ces deux activités longtemps perçues comme non seulement différentes mais même comme incompatibles. Masculine à son origine, la politique, en se civilisant, s’est rapprochée de la lecture, plutôt associée à une symbolique féminine8. Les frontières entre activité et passivité, entre les mots et les choses, les intellectuels qui pensent et les politiques qui agissent, se sont adoucies. Mais si les incompatibilités symboliques sont partiellement levées, les deux activités demeurent éloignées. On peut faire de la politique sans lire. Mais peut-on faire de la politique sans avoir lu ? L’histoire politique française a érigé en modèle la figure de l’homme d’État imprégné de littérarité, la pensée étant directement liée à l’action. De Clemenceau à de Gaulle, de Jaurès à Mitterrand, tous les grands politiques écrivent. Tous également lisent, et y sont prédisposés à la fois par leur formation (avocats, journalistes…) et par l’organisation de la vie politique (importance de la presse, des salons, de la rhétorique parlementaire). Certes, au fil de l’histoire républicaine, les champs littéraires et politiques s’autonomisent progressivement : mais il demeure quelque chose de leur affinité originelle. Il est sans doute difficile à un politique de se dire aujourd’hui écrivain sans sortir du champ politique (Jean-François Deniau, François Léotard), quand Chateaubriand, Lamartine, ou Hugo passaient sans difficulté d’un registre à l’autre9. Mais les professionnels de la politique continuent à entretenir un rapport privilégié au monde des livres : lecteurs à défaut d’être auteurs, écrivants à défaut d’être écrivains.
6La littérarité de la figure présidentielle est particulièrement évidente. Elle s’est imposée comme une norme après le général de Gaulle, assez unanimement considéré comme écrivain à part entière. Georges Pompidou, normalien et agrégé de lettres, auteur d’une Anthologie de la poésie française, s’affiche certes plus comme lecteur que comme auteur, mais il reconduit le précédent gaullien en confortant la littérarité du chef d’État. Le même raisonnement vaut évidemment pour François Mitterrand, comme l’a remarquablement montré François Hourmant10. On peut ainsi faire la même analyse des livres publiés par Georges Pompidou ou par François Mitterrand, émaillés de références aux grands auteurs (par exemple pour Pompidou Valéry, Tocqueville, Baudelaire, Plutarque, Chateaubriand, Butor ; pour Mitterrand Jules Romain, Jacques Chardonne, Mauriac…). On observe au passage que les références traduisent une pensée libre par rapport aux classements partisans les plus prévisibles. La littérature est porteuse d’une grandeur et d’une légitimité qui sont irréductibles aux classements politiques. Si les références littéraires sont fréquentes, elles n’empiètent pas sur le propos politique. Pour ces auteurs, un livre politique est d’abord l’exposé d’un projet politique. Les références cultivées, toutes empruntées à la culture légitime, viennent simplement attester du capital culturel nécessaire à toute carrière politique d’envergure, tout particulièrement en France.
7La norme de littérarité s’impose aux présidents a priori moins pourvus en capital culturel et plus proches du modèle technocratique que du modèle littéraire. D’où des postures proches de la bonne volonté lorsqu’il s’agit de rendre hommage à la littérature. Lorsque, président en exercice, Valéry Giscard d’Estaing publie Démocratie Française (ouvrage dédié à « Marianne et Gavroche ») il mentionne au passage Voltaire, Zola et Maupassant (ce dernier étant, comme chacun sait, son auteur préféré). Le président polytechnicien entretient un rapport complexe (et un rien complexé) à la grandeur littéraire, grandeur à laquelle il avoue avoir souvent aspiré, au point de se risquer lui-même à l’écriture littéraire11. Pareillement soupçonné d’illégitimité sur ce terrain12, Nicolas Sarkozy (2007) tente de densifier son image en publiant plusieurs livres et en multipliant les références à la culture littéraire :
« La démocratisation de la culture, c’est se donner les moyens de faire comprendre et aimer Sophocle, Shakespeare ou Racine au plus grand nombre. » (p. 36)
« Ma France, c’est celle de Léon Blum et de Mandel, celle de Saint Louis et de Carnot, de Jules Ferry, de Clemenceau, et de Jaurès, celle de Pascal, de Voltaire et de Victor Hugo, celle de Sartre et de Camus… » (p. 25)
[À propos du rôle de l’école] : « faire la différence entre madame Bovary et un bon compte-rendu de fait divers dans un journal, entre Antigone et Harry Potter. » (p. 36)
8Les références de Nicolas Sarkozy sont toutefois plus souvent politiques (Mandel, Jaurès, Clémenceau, Jean Monnet, de Gaulle) que littéraires. Elles sont également trop prévisibles pour apparaître comme vraiment personnelles. Il ne revendique pas un rapport au livre identique à celui qui pouvait inspirer Mitterrand ou Pompidou. Affaire de génération et de style présidentiel évidemment. Et si le livre est bien là, et la culture qui va avec, c’est moins du fait de la supposée nature profonde du candidat que des apprentissages reçus (d’où ses références à l’école). Apprentissages précoces, certes, mais moins enchanteurs que précédemment, et dont l’empreinte semble plus superficielle. Aux politiques quasiment nés dans le monde des livres, le candidat UMP oppose ici le modèle d’une personnalité qui certes a eu la chance de rencontrer les livres, mais pour qui ces derniers demeurent un peu extérieurs :
« Les maîtres qui ont enseigné à ma génération nous ont fait un cadeau dont nous n’imaginions pas encore le prix en nous faisant réciter les fables de La Fontaine et quelques vers de Verlaine ou de Victor Hugo. » (p. 37)
« [Victor Hugo], que dans ma jeunesse on apprenait à l’école. » (p. 104)
9Mentionnons enfin les tentatives faites par Nicolas Sarkozy, une fois élu, pour se rapprocher du monde des lettres, après l’épisode malheureux de La Princesse de Clèves. Une enquête du journal Libération (19 juillet 2011) le montre désireux de réaliser les lectures classiques qui lui font défaut13.
10Au-delà des présidents, cette norme s’est imposée aux présidentiables, c’est-à-dire dans un champ politique de plus en plus individualisé, à un très large éventail de « personnalités ». Le capital littéraire attesté par les lectures légitimes participe de la production de la présidentiabilité. Il faut avoir lu pour faire de la politique au plus haut niveau. Cette norme implicite s’observe aisément chez François Bayrou par exemple. Agrégé de lettres, celui-ci multiplie les références cultivées pour nourrir le livre dans lequel il expose son projet présidentiel (Projet d’espoir, 2007). On devine, à travers l’invocation de Péguy, Malraux, Bergson, Lamartine, un homme qui a lu. Là aussi, le temps de la lecture est renvoyé à un passé ancien, celui de la jeunesse et des années de formation :
« Dans mon enfance, la maison était ouverte aux livres. Ils ont été ma chance et ma rencontre […]. C’est pourquoi j’ai tant aimé la poésie. » (p. 83)
[À propos de l’outre-mer] : « Les plus grands poètes de mon adolescence étaient Saint-John Perse […] et Francis Jammes […]. Plus tard, j’ai admiré la langue de Césaire, celle d’Édouard Glissant et de Chamoiseau. » (p. 85)
« Rabelais, Pascal, Montaigne, Voltaire, Hugo, Apollinaire, Aragon parlent à l’enfant qui n’est pas encore né. » (p. 78)
11L’analyse vaut à l’identique pour Alain Juppé, lui aussi agrégé de Lettres. Dans La tentation de Venise (Grasset, 1993), celui qui n’est encore que ministre du Budget évoque le rôle qu’a joué la lecture dans sa formation :
« Mon univers, c’étaient les livres et les disques. Je passais des heures à les choisir, dans les rayons de la maison de la Presse. J’en demandais à chaque fête, à chaque anniversaire. Ma mère se fiait aux conseils de la libraire. Elle revint un jour avec un fort volume de la Pléiade : œuvres en prose de Charles Péguy […]. J’avais treize ou quatorze ans. J’eus du mal. Je m’accrochai. Je fis du fameux parallèle de Péguy entre Corneille et Racine une mine inépuisable de citations pour mes dissertations, ce qui impressionna fort mon prof de français. » (p. 18)
12Les remarques précédentes sont enfin confortées par l’examen du rapport à la lecture affiché par des politiques notoirement moins dotés en capital culturel, relativement évidemment à la fonction élevée à laquelle ils postulent. La bonne volonté culturelle affichée par Valéry Giscard d’Estaing se retrouve chez Jean-Pierre Raffarin. Ce dernier, dans un livre d’entretiens publié alors qu’il est premier ministre (La France de mai, Grasset, 2003), doit en quelque sorte démontrer sa capacité à endosser le rôle. Moins diplômé que la plupart de ses concurrents, provincial, ayant construit son image sur la référence à la France d’en bas et à la proximité14, il est a priori menacé de désajustement par rapport aux définitions antérieures du rôle. D’où peut-être le soin mis dans la réponse ci-après à démontrer des lectures légitimes. Il lit à défaut d’avoir lu, et comme pour rattraper le temps perdu :
« – Qu’avez-vous eu, depuis un an, le temps de lire ?
– Le livre avec lequel j’ai passé le plus de temps est celui de Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?. J’ai dévoré Le livre des Sagesses, j’ai bien aimé le Dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville ou Chemin faisant de Joseph Sitruk, j’ai lu des livres d’action politique, comme Le choc de 2006, de Michel Godet. Je relis souvent certains livres, je les souligne, je les travaille si l’on peut dire. C’est le cas de Penser l’Europe, d’Edgar Morin. En réalité, je vis avec une quarantaine de livres à côté de mon lit. Pour la Journée de la femme, j’ai parcouru un livre sur Madame Rolland. Mon texte préféré la concernant est celui de Lamartine dans L’Histoire des Girondins. J’ai aussi relu des discours de Martin Luther King. Peu de livres qui touchent à l’humanisme m’échappent. » (p. 89)
13Malgré leur nombre, ces lectures de premier ministre témoignent d’un rapport un peu difficile et un peu forcé à la lecture : mesure du temps passé à lire, catégorisation hasardeuse (les livres d’action politique), posture scolaire (relire, souligner, travailler), risque d’en faire trop (quarantaine de livres), utilitarisme étroit (pour la Journée de la femme…), goût suspect du palmarès (mon texte préféré…).
14On note au travers ces témoignages une contradiction : l’homme politique (de fait, il s’agit d’hommes) possède une culture littéraire, celle-ci vient à l’occasion décorer son argumentation et lui donner du style, mais il peut difficilement se donner à voir en tant que lecteur (les tâches plus directement politiques l’absorbent). Pour un président ou un premier ministre en exercice, le temps consacré à la lecture est suspect, il est donc rare. Cette contradiction est levée simplement pour les plus richement dotés en capital culturel : disposé à la lecture, le politique a beaucoup lu par le passé, il a accumulé un capital durable, inusable même. Le temps de l’enfance et de la jeunesse, pour peu qu’il soit évoqué, est alors assez systématiquement décrit comme placé sous le signe de la lecture. Georges Pompidou écrit ainsi, dans Pour rétablir une vérité (1982), qu’il lisait « au moins un livre par jour » pendant sa jeunesse (p. 14). Et c’est au passé composé qu’il conjugue le verbe lire quand il déclare : « J’ai, toute ma vie, lu énormément. » (p. 14). De même Pierre Mendès-France déclarant, dans un livre d’entretiens paru en 1974 (Choisir, Stock, 1974), à propos de ses années de formation à Sciences-Po : « Je lisais beaucoup […]. Quand je partais en vacances, j’emportais à lire des livres économiques. » (p. 21). Puis encore comme jeune avocat disposant de temps libre : « Je lisais beaucoup et toujours des ouvrages économiques et historiques. » Même chose encore avec Raymond Barre, qui déclare avoir « appris à vivre avec L’Iliade et L’Odyssée », avoir découvert Proust à la faveur d’une immobilisation forcée alors qu’il était encore lycéen (« J’ai pénétré dans l’univers de Proust pour ne plus le quitter »), et avoir été « empoigné » (sic !) par ses lectures de jeunesse, Les Grands cimetières sous la lune ou Nous autres Français.
15On voit donc se profiler une norme implicite pour ceux qui postulent aux fonctions politiques centrales : être habité par la culture littéraire la plus classique, ce qui suppose d’avoir lu et intériorisé cette culture. S’agissant du rôle de président de la République, on n’est pas loin d’une logique d’incarnation : le chef d’État doit posséder (et être possédé par) la culture littéraire française. Ainsi s’opère l’ajustement supposé entre la fonction politique et son titulaire, au terme d’une homologie structurale qui associe aux plus grands politiques (rôle présidentiel) les plus grandes lectures15. Les puissants se côtoient naturellement et les grands de ce monde ne sauraient lire que les plus grands auteurs. Selon un mécanisme bien analysé par Pierre Bourdieu, la culture légitime produit d’autant plus fortement ses effets qu’elle est mobilisée sans ostentation, avec naturel. La lecture « pure16 » se distingue d’elle-même de la lecture profane, intéressée, utile. Et c’est sa nature qui porte le futur homme d’État vers les lectures les plus élevées17.
Un autre rapport au livre : la lecture comme attestation d’une compétence experte
16On s’est jusqu’à présent intéressé aux politiques occupant (ou postulant à occuper) des positions politiques élevées (président ou premier ministre). S’impose à eux, avons-nous dit, une norme implicite qui condamne à l’affichage d’une familiarité (plus ou moins forcée évidemment) avec le monde des livres et des écrivains. Paradoxalement, plus ces lectures sont éloignées des compétences techniques attendues d’un chef d’État, plus la grandeur du personnage est avérée. Cette analyse ne suffit toutefois pas à rendre compte des lectures affichées par les politiques. Ceux-ci peuvent choisir de puiser dans une autre source de légitimité, celle qui est liée à l’expertise sociétale. Les lectures changent alors : on passe de la grande littérature hors-du-temps à l’essai du moment. Seront privilégiées les lectures compatibles avec l’activité politique, qui la nourrissent même. Ainsi lorsque François Bayrou évoque le sociologue Éric Maurin, auteur d’un « travail sociologique remarquable » sur les inégalités scolaires (p. 65).
17Deux exemples retiendront notre attention. Le premier, emprunté à Ségolène Royal (Maintenant, 2007), peut servir de transition par rapport aux développements précédents. Il s’agit, sous la forme d’un abécédaire, du livre d’une candidate à l’élection présidentielle. Les marqueurs d’affinité avec la culture légitime doivent être présents ; ils le sont. La candidate cite Mauriac, Chateaubriand, Michelet, Malesherbes, Zola, Césaire, Péguy, Claudel… À la rubrique « Lecture », et en réponse à la question : « si vous ne deviez garder qu’un seul livre ? », elle répond :
« Ce serait un recueil de poésie. Lequel ? Difficile à dire mais s’il fallait vraiment n’en garder qu’un je choisirais Les Contemplations de Victor Hugo. Des vers à la fois apaisants, profonds et puissants. »
18À côté de ces marqueurs élitistes classiques, la candidate amorce pourtant une définition plus profane de la lecture (et de la présidence ?). Délaissant le lyrisme de ses concurrents masculins, elle développe une argumentation principalement technique en prenant les sujets les uns après les autres. Il est moins question de la France, davantage des problèmes concrets rencontrés par les Français18. D’où des références de nature à nourrir une compétence experte. Relevons par exemple les titres suivants : Erin Pizzey, Crie moins fort, les voisins vont t’entendre ; Fabienne Brutus, Chômage, des secrets bien gardés ; Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes ; Dominique Méda, Le deuxième Age de l’émancipation ; Susan Berger, Made in monde.
19Un second exemple est fourni par l’ouvrage d’Alain Juppé : France, mon pays : lettres d’un voyageur (2006)19. Cet ouvrage n’est plus celui d’un candidat cherchant à briguer une responsabilité élevée. Il émane d’un homme défait, condamné par la justice, et parti au Québec se ressourcer. La posture est modeste. L’ancien premier ministre devenu enseignant fait état de ses lectures, ces dernières venant nourrir sa réflexion politique. Au fil des pages, on voit défiler un impressionnant corpus de travaux émanant d’économistes, d’historiens, de sociologues : Henri Bouguinat (Les intégrismes économiques), Daniel Cohen (La mondialisation et ses ennemis), Philippe Moreau-Defarges (La mondialisation), Francis Fukuyama (State Building-Gouvernance et ordre du monde au XXIe siècle), Dominique Wolton (L’autre mondialisation), Jeremy Rifkin (Le rêve européen), Mark Léonard (Pourquoi l’Europe dominera le XXIe siècle), Jean-Marie Pelt et Gilles-Eric Séralini (Après nous le déluge), Serge Latouche (Décoloniser l’imaginaire), Joël de Rosnay (La révolte du pronétariat), Alain Minc (Le Crépuscule des petits dieux), Patrick Weil (La France et ses étrangers), Alfred Sauvy (L’Europe submergée), Samuel Huntington (Qui sommes-nous ?), Amos Oz (Comment guérir un fanatique ?).
20Alain Juppé lit également la presse, canadienne et américaine de préférence, il consulte les sites Internet, et il nourrit sa réflexion de ses lectures. Ainsi sur les questions d’éducation souhaite-t-il voir « la représentation nationale […] se poser la question, un peu taboue, qu’une jeune agrégée de lettres modernes, Natacha Polony, ose soulever dans un livre décapant : Nos enfants gâchés… » (p. 55). Comme précédemment toutefois, l’humilité qui porte aux lectures profanes et à la quête humble de données sociales n’éclipse jamais complètement l’inclinaison spontanée à fréquenter les grands auteurs. Ceux-là sont comme connus depuis toujours, la lecture n’en est jamais que relecture :
« J’ai relu, pour mes étudiants québécois, la belle définition que Renan donne de la nation dans sa célèbre conférence du 11 mars 1882. » (p. 28)
« La relecture récente du Candide de Voltaire m’a donné une piqûre de rappel contre tout optimisme béat. » (p. 105)
« Dans ma recherche d’une bonne traduction du mot de “leadership”, j’ai regardé du côté de mes auteurs grecs favoris. Cela ne vous surprendra pas ! […]. Rien ni personne ne pourra me guérir de ma vieille passion pour la Grèce ! C’est peut-être Thucydide, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, qui a donné la plus belle définition du leadership. » (p. 39)
21En même temps que le professionnel de la politique peaufine sa culture experte (ainsi sur les questions d’environnement), l’homme d’État profite de cette traversée du désert pour mûrir20.
22Si donc on trouve trace parmi les lectures affichées par les politiques d’une inclinaison vers l’expertise et le savoir technique ou sectoriel, il ne faudrait pas en exagérer la portée. Elle demeure paradoxalement marginale, et tend même à disparaître dans certains contextes. Lorsqu’en mars 1995 le magazine Télérama (no 2357) interroge sept candidats pressentis à l’élection présidentielle proche, les lectures affichées, résumées dans le tableau ci-avant, donnent à voir une dominante littéraire : comme si, au fond, les lectures plus intéressées, plus directement utiles à l’endossement du rôle de gouvernant, n’avaient pas à être dites.
23Lionel Jospin néglige les « essais politiques », Arlette Laguiller fustige les livres écrits par les journalistes… Tous sont comme à contre-emploi en délaissant l’actualité politique pour l’histoire (certes souvent politique), quand ce n’est pas pour la littérature ou la poésie. Il faut évidemment, pour comprendre ces réponses, évoquer ce que l’on pourrait appeler un effet « Télérama » : face à un magazine culturel, les répondants sont incités à se situer sur le terrain de la culture légitime. Les petites lectures intéressées disparaissent au profit de celles qui confèrent la stature d’homme (ou de femme) d’État. Mais une telle dénégation de la lecture utile (absence de toute référence à des ouvrages de sociologie, d’économie, ou plus généralement à des essais parlant de la France du moment) apparaît tout à fait étonnante. L’identité affichée est clairement stratégique21.
24Avoir lu compte donc au final davantage que lire. La culture légitime incorporée est plus valorisée que la compétence attestée par les lectures utiles. Ces dernières ne sont dominantes que dans les ouvrages publiés par des personnalités en position plus modeste dans le champ politique, et qui en sont encore à travailler leur crédibilité sectorielle, loin donc de toute présidentiabilité. C’est le cas de Rama Yade publiant Lettre à la jeunesse en 2010. Les grands noms de la sociologie de la jeunesse sont mobilisés (Anne Muxel, François Dubet, Olivier Galland, Louis Chauvel, Camille Peugny…), tandis que les références littéraires sont absentes. À position différente dans le champ politique, lectures différentes.
La lecture plutôt que la politique ? Tentation de Venise et nostalgie chevaleresque
25Les politiques affichent donc deux rapports différents à la lecture : à titre principal, un rapport distingué, présenté comme désintéressé, au service d’une présentation de soi qui emprunte à la grandeur de l’homme d’État ; et secondairement, un rapport plus profane, plus fonctionnel, au service d’une présentation de soi davantage ancrée dans les grandeurs profanes de l’expertise, de la compétence, de la connaissance. Cette double orientation n’épuise toutefois pas le matériau disponible. Une partie marginale (mais significative) de celui-ci relève en effet de l’affichage d’une distance à la politique ou, pour reprendre l’expression de Goffmann, d’une distance au rôle. Contre les tentatives pour faire coïncider métier politique et lecture (lecture qui informe ou lecture qui forme), certains politiques jouent la carte d’une stratégie de présentation de soi qui assume le désajustement des deux registres : façon de se grandir non plus en s’adossant à des rôles politiques pré-définis (l’homme d’État, l’expert) mais en prenant ses distances par rapport à ces derniers. On glisse alors vers une légitimation de soi hors-politique, au prix d’un détour par des registres non politiques. L’individu s’affirme loin du politique, voire contre lui.
26Le premier exemple est constitué par l’ouvrage d’Alain Juppé, La tentation de Venise (1993). « Y a-t-il aujourd’hui espèce animale plus décriée que l’homo politicus ? » s’interroge-t-il dès la première phrase. La réponse à ce constat désenchanté tient en deux stratégies de re-légitimation. La première est classiquement de montrer la grandeur du métier politique ; la seconde est de révéler la personnalité vraie de l’auteur. S’inspirant de la célèbre ouverture des Essais de Montaigne (« Je veux qu’on [me] voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice […]. Je suis moy-mesmes la matière de mon livre », cité p. 23), Alain Juppé donne à voir un journal tenu au fil des semaines, livré « en vrac » (p. 22)… La lecture y occupe une place importante. Elle n’est que partiellement politique. Si certaines lectures peuvent être reliées indirectement au métier de ministre alors occupé par le futur maire de Bordeaux (Georges Castellan, Histoire des Balkans ; Régis Debray, de Gaulle ; Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme ; Jacqueline de Romilly, L’enseignement en détresse), d’autres en revanche s’en éloignent nettement (Nicole Fabre, La princesse barbare ; Sylvie Germain, Livre des nuits ; Jérôme Clément, Un homme en quête de vertu, Pierre Grimal, Les mémoires d’Agrippine, Jacqueline de Romilly Pourquoi la Grèce ? ; Françoise Giroud, Leçons particulières ; Denis Tillinac, Le retour de d’Artagnan). Alain Juppé lit beaucoup la presse ; il lit souvent utile, mais il évoque aussi le besoin irrépressible de lectures désintéressées, non politiques : lectures pour soi, lectures coupables aussi, arrachées à un emploi du temps qui ne laisse guère de liberté. Tard le soir, nous explique-t-il, il vole quelques minutes pour se faire plaisir.
27Le portrait que ces lectures, parmi d’autres choses, construisent, est clairement stratégique. L’auteur s’en explique d’entrée de jeu : « Je souhaite simplement, étant ce que je suis, un peu moins technocrate, un peu moins parisien, un peu moins apparatchik peut-être qu’on ne le croit, montrer ce que je fais, dire ce que je vis » (p. 22). On s’éloigne pourtant de la figure irréprochable du politique dévoué corps et âme au service des autres. La lecture relève presque de l’aveu coupable face à une activité qui fait perdre au sage énarque le contrôle de lui-même :
« Lu d’une traite, avec fébrilité, La Chambre andalouse, d’Anne Bragance dont je n’avais jamais entendu parler […]. Pourquoi ai-je éprouvé tant d’enthousiasme à cette lecture ? Besoin de passion, de chair, de feu, d’excès, de flamboiements dans une vie dont je répète (pour me convaincre) qu’elle est drôle, remplie, passionnante. Mais dans un monde sage, qui s’ennuie. » (p. 44)
« Dès que sort un nouveau livre de Jacqueline de Romilly, je me précipite en librairie. »
« Je me jette, pour compenser, sur le livre de Jacques Julliard (Le génie de la liberté). » (p. 37)
28Ce rapport passionnel à la lecture fait écho à ce que Norbert Elias appelait la nostalgie chevaleresque22 : nostalgie pour un temps d’avant la civilisation, lorsque les émotions vraies pouvaient être exprimées pleinement. Ce temps est celui de l’enfance, aux antipodes de la socialisation de type ENA :
« (13 août). Lu quasiment d’une traite les mille pages d’Autant en emporte le vent. Il y a bien longtemps que je ne m’étais pas ainsi adonné au plaisir, à la drogue de la lecture. Non pas quelques pages volées chaque soir au sommeil, pour me donner bonne conscience ; mais de longues heures d’immersion, comme lorsque j’étais enfant ou adolescent. J’aimais aussi, en ce temps-là, les gros livres : Les Trois mousquetaires, Le comte de Monte-Cristo… » (p. 209)
29L’adolescent s’oppose à l’énarque comme la nature s’oppose à la vie parisienne, la lecture sauvage à la lecture appliquée, l’aventure à la vie mondaine. Voilà ce qu’est, pour Alain Juppé, la tentation de Venise : tentation de tout quitter pour revenir à une vie vraie, authentique. Cette nostalgie chevaleresque est aussi nostalgie de la jeunesse, temps d’avant la professionnalisation, l’enrôlement dans les jeux curialisés de la vie politique. Ainsi lorsqu’Alain Juppé repense à ses années en Khâgne :
« Deux années hors du temps, dures, merveilleuses d’irréalité ; compagnons de vie : Homère, Thucydide, Platon, Virgile, Tacite… Je n’aurais plus jamais de telles fréquentations. » (p. 270)
30Cette nostalgie chevaleresque est ambiguë. Parce qu’elle est présentation de soi avantageuse, elle peut s’analyser comme tentative pour parfaire une image auprès du public. Assimilé à un haut-fonctionnaire rigide, « droit-dans-ses-bottes » selon l’expression consacrée, Alain Juppé ne travaille-t-il pas sa popularité en donnant à voir un personnage différent, plus authentique ? En ce sens, rien n’est évidemment plus politique qu’une stratégie de présentation de soi qui emprunte à des registres non politiques. On notera au passage, avec le recul du temps, qu’Alain Juppé n’a pas succombé à la tentation de Venise, c’est le moins qu’on puisse dire. Est-ce à dire que l’affichage de lectures non politiques ne puisse être interprété qu’en termes de stratégie politique ? Ne contribuent-elles, comme on l’a dit d’entrée de jeu, qu’à dessiner le profil d’une personnalité d’exception destinée à un grand destin23 ?
31Un contre-exemple intéressant est fourni par l’ouvrage pamphlétaire de François Léotard, Ça va mal finir (Grasset, 2008). Il émane d’une figure politique qui, elle au contraire, a fait le choix de quitter la politique. Tentation de Venise ou exclusion contrainte ? Peu importe. Le ton adopté par l’ancien ministre de la Culture est tout entier marqué par l’expression jubilatoire de la liberté, systématiquement opposée aux contraintes médiocres de la carrière politique. La critique du sarkozysme est nourrie de références littéraires, comme dans cet extrait au cours duquel François Léotard s’adresse au président de la République :
« Donc j’écris, je lis, je travaille et je trouve dans cette paix de l’esprit beaucoup de contentement. C’est d’ailleurs en lisant Montaigne que j’ai eu envie de me tourner vers toi. Montaigne est, pour qui le souhaite, un compagnon de tous les jours. Est-ce que c’est méchant de dire qu’il est le contraire de ce que tu es ? Il est paisible, modéré, enrichi au doute, vagabond dans le plaisir de vivre, à l’abri des regards et des honneurs, attaché à quelque amitié discrète fondée sur la conversation. “La plupart de nos vacations sont farcesques”, écrit-il. » (p. 126)
32Le procès du sarkozysme est adossé à l’apologie de la lecture classique. François Léotard cite Thucydide, mentionne une foule d’auteurs : Céline, Fitzgerald, Homère, Lautréamont, Dumas, Hugo, Léon-Paul Fargue, Rolin, Maupassant, Villon, Rutebeuf, William Boyd, Goethe, Malraux, Kafka, Simone Weil, Camus, Albert Cohen, Renan, Guy Debord, Aragon Julien Gracq, Chateaubriand… Il renvoie son adversaire aux lectures dominées (« Rassure-toi, je lis aussi Blake et Mortimer », p. 126), et n’hésite pas à pointer la faible culture littéraire d’un président qui a trop peu, ou trop mal, lu.
« Il faudrait qu’il relise une certaine “expression” littéraire d’avant-guerre : Drieu la Rochelle, Maurras, Céline, Brasillach, Rebatet et même notre cher Clemenceau, auteur d’un ouvrage largement ignoré, Au pied su Sinaï. Et tant d’autres encore… » (p. 71)
« Relisons simplement madame de Staël… » (p. 72)
33La lecture est ici mobilisée contre la politique, elle en est le strict inverse. Sous sa forme la plus élevée et la plus légitime (la lecture littéraire), elle symbolise le dépassement de la politique. Elle n’est pas plaisir égoïste de celui qui ne veut pas s’engager ; elle est souci de soi du sage qui, après avoir longtemps essayé de changer le monde, s’emploie à cultiver son jardin. On est plus dans l’au-delà du politique que dans l’en-deçà. Car ce retour à la lecture vaut renoncement aux honneurs, à la fausse gloire que procure le métier politique, à l’ivresse artificielle de l’action. L’opposition, explicite dans plusieurs des citations précédentes, entre le temps court, compté, bousculé, fébrile même, de l’action politique et le temps long, perdu, de la lecture, est structurante des représentations à l’œuvre. Loin de l’agitation politique, le sage lit et relit.
34On voit au total que la mobilisation de la lecture par les politiques peut obéir à plusieurs logiques. Il peut s’agir pour eux de démontrer soit une envergure qui naturalise leur prétention à gouverner, soit une compétence qui garantit leur aptitude à décider. Mais il peut aussi s’agir de mettre en avant une personnalité authentique partiellement désajustée par rapport aux définitions dominantes des rôles politiques. L’homme d’État doit certes avoir lu, il doit être dépositaire de la culture littéraire légitime. Mais l’acte de lecture lui-même demeure difficilement compatible avec le métier politique, d’abord défini en référence à l’action. Pour ceux qui, comme François Léotard, sont sortis du champ politique, l’affirmation de la singularité individuelle peut signifier renoncement aux rôles politiques et liberté retrouvée. Pour ceux qui, comme Alain Juppé, n’ont pas renoncé à la politique, cette stratégie non politique de re-légitimation de soi participe d’une mutation significative de la vie politique. Les professionnels de la politique se légitiment moins en référence à des rôles, à des orientations partisanes, à des projets collectifs, à des idées, et davantage à partir de ce qu’ils sont jusque sur les terrains a priori les moins politiques : loisirs, vie de famille, émotions, autant d’éléments constitutifs de ce que les médias de masse mettent en scène sous la forme d’une « personnalité24 ». Ces médias accentuent l’individualisation du champ politique, en particulier les médias audio-visuels qui donnent à voir des corps, des voix, des visages, bref des individus. En travaillant sur les livres, on a privilégié un support qui prédispose à la mise en scène d’une relation individualisée, d’auteur à lecteur. Le ton y est volontiers celui de la connivence, et ces livres œuvrent à construire des personnalités politiques bien au-delà des rôles occupés et des responsabilités endossées. En privilégiant les coulisses plutôt que la scène politique, l’authenticité plutôt que la langue de bois, l’émotion voire l’humaine fragilité plutôt que la force et la disposition au pouvoir, ils participent du renouvellement des registres de la légitimité politique. L’autoportrait du politique en lecteur s’inscrit directement dans cette évolution.
35Resterait à poser la question de la pertinence de ces présentations de soi dont nous avons dit qu’elles étaient stratégiques. Difficile, sinon impossible, de répondre en pratique à la question de la réception (ou des réceptions) auxquelles elles donnent lieu. Qui sont les lecteurs pris à témoin de ces pratiques de lecture ? Les politiques jouent la carte de la connivence : entre lecteurs, on peut parler lecture. Au-delà de cette banalité, est-on sûr que les stratégies de présentation de soi adoptées soient les bonnes ? Les lecteurs sont-ils par exemple convaincus de la nécessité, pour un candidat à la présidentielle, d’être en mesure d’incarner une certaine culture littéraire classique ? Tous les politiques obéissent, on l’a vu, à une norme implicite en la matière ; mais il est empiriquement impossible d’en vérifier la pertinence.
Bibliographie
Corpus des ouvrages cités
Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, Hachette, 1961.
Pierre Mendès France, Choisir, Stock, 1974.
Georges Pompidou, Le nœud gordien, Plon, 1974.
Valery Giscard d’Estaing, Démocratie Française, Fayard, 1976.
François Mitterrand, Ici et maintenant, Fayard, 1980.
François Mitterrand, Politique 2 (1977-1981), Fayard, 1981.
Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982.
Alain Juppé, La tentation de Venise, Grasset, 1993.
Jacques Chirac, Une nouvelle France ; Réflexions 1, Nil éditions, 1994.
Raymond Barre, Entretien (avec Jean-Michel Dijan), Flammarion, 2001.
Jean-Pierre Raffarin, La France de mai, Grasset, 2003.
Olivier Besancenot, Révolution, 100 mots pour changer le monde, Flammarion, 2003.
Alain Juppé, France, mon pays : lettres d’un voyageur, Laffont, 2006.
François Bayrou, Projet d’espoir, éd. de Noyelles, 2007.
Ségolène Royal, Maintenant, Hachette, 2007.
Nicolas Sarkozy, Ensemble, éd. XO, 2007.
François Léotard, Ca va mal finir, Grasset, 2008.
Rama Yade, Lettre à la jeunesse, Grasset, 2010.
Notes de bas de page
1 Mauger G., Poliak C., Pudal B., Histoires de lecteurs, Nathan, 1999.
2 Le Bart C., L’individualisation, Presses de sciences Po, 2008 ; et Petit M., Éloge de la lecture, Belin, 2002.
3 Ce travail s’inscrit dans une recherche en cours sur les livres publiés par les professionnels de la politique. Il s’appuie sur un corpus d’environ cent cinquante ouvrages postérieurs à 1958. L’idée est simplement ici repérer et de cartographier les diverses façons qu’ont les professionnels de la politique en position élevée (présidents en exercice, candidats aux présidentielles, premiers ministre, leaders partisans, ministres importants…) d’afficher leur rapport à la lecture.
4 Un matériau complémentaire, auquel il sera occasionnellement fait allusion, pourrait être fourni par d’autres formes et d’autres lieux de mise en scène du politique en lecteur. Ainsi des interviews accordées aux médias culturels. En mars 1995, le journal Télérama (no 2357) propose par exemple une enquête auprès des candidats à l’élection présidentielle. Sous le titre « Ils veulent qu’on les élise, que lisent-ils ? », le magazine consacre une page à chaque candidat.
5 Bourdieu P., débat avec Roger Chartier, in Roger Chartier, (dir.), Pratiques de la lecture, Payot, 1993, p. 275.
6 Nous faisons l’hypothèse que la compétition politique en France est marquée depuis plusieurs décennies par un processus d’individualisation exacerbé par la logique présidentielle. L’acquisition d’une stature de présidentiable ou de premier-ministrable devient ainsi une logique d’action centrale des élites politiques.
7 En particulier les textes suivants : Le jardin des délices démocratiques, Presses de la FNSP, 1991 ; « La réactivation du mythe présidentiel ; effets de langage et manipulations symboliques », in Lacroix B. et Lagroye J., Le Président de la République, Presses de la FNSP, 1992, p. 377-398 ; L’émotion en politique, Presses de Sciences Po, 1996.
8 de Singly F., Lire à douze ans, Nathan, 1989.
9 Les plus ambitieux se diront, à l’image de Mitterrand, écrivains empêchés.
10 Hourmant F., François Mitterrand, le pouvoir et la plume, PUF, 2010.
11 Le Bart C., « L’écriture comme modalité d’exercice du métier politique », Revue Française de Science Politique, 1998, p. 76-96.
12 Illustration, sous la plume de Manuel Valls (2008), du procès en illégitimité culturelle fait à Nicolas Sarkozy : « Sarkozy aime trop ça, les palmarès, ceux qui vendent le plus de disques, de bouquins… Moi, j’aime bien la chanson populaire et chanter sous la douche, mais j’ai plutôt une culture classique. Marc Lévy a bien du mérite et du talent, mais il ne peut pas être ma référence littéraire indépassable » (p. 71).
13 Témoignages cités dans Libération : « Comme pour un programme de révision, il fonctionne par auteur » ; « Sarkozy a été un grand consommateur de la sélection de classiques de la littérature proposés par Le Figaro le week-end. » « Cinq ou six Maupassant en un seul volume. Même chose pour Stendhal ou Balzac. Chaque week-end, il refait une partie de son retard. »
14 Le Bart C., « La proximité selon Raffarin », Mots, no 77, 2005, p. 13-28.
15 On peut ainsi, après François Hourmant (op. cit.), observer la façon dont François Mitterrand s’est mis en scène comme homme de lettres hésitant entre destin politique et destin littéraire, en mettant en avant, à défaut d’œuvre littéraire personnelle, ses lectures et ses relations avec les écrivains. Voir par exemple, après sa mort, la série d’articles parus dans Télérama sous le titre « Mitterrand : de l’écrit à l’écran » (no 2401, janvier 1996). Ou le texte signé de William Styron dans Le Nouvel Observateur du 11 janvier 1996.
16 Bourdieu P., La distinction, Éditions de Minuit, 1979, p. 583.
17 On notera au passage que cette norme s’impose y compris aux formations politiques périphériques ou extrémistes : en citant Eluard et Hugo (et pas seulement Marx et Trotski), Olivier Besancenot (Révolution, 100 mots pour changer le monde, 2003) s’aligne pour partie sur une définition élitiste (et légitimiste ?) du gouvernant idéal.
18 Voir Le Bart C., « L’analyse des livres politiques : les présidentiables de 2007 face à l’exigence de proximité », Questions de communication, no 15, 2009, p. 323-344.
19 Le Bart C., « L’étranger comme ressourcement : le séjour québécois d’Alain Juppé », Pôle Sud, no 30, 2009, p. 31-45.
20 Isabelle Juppé, dans la postface de l’ouvrage, écrit que son mari s’est accordé « le temps de lire, d’écrire, de penser » (p. 240).
21 Cela s’observe aussi dans la façon dont les candidats jouent avec le clivage droite/gauche, en affichant des goûts qui viennent nuancer, voire transgresser l’image que l’on peut avoir d’eux. Ainsi Philippe de Villiers, fin connaisseur de la littérature marxiste.
22 Elias N., La société de Cour, Flammarion, coll. « champs », 1985. Pour une application à la vie politique, voir Le Bart C., « La nostalgie chevaleresque chez les professionnels de la politique », in Bonny Y., de Queiroz J.-M. et Neveu E., Norbert Elias et la théorie de la civilisation, 2003, p. 169-183.
23 On notera en ce sens, dans le tableau précédent issu de Télérama, la récurrence des lectures d’évasion, lectures a priori les moins politiques qui soient (poésie, textes anciens, textes exotiques…), de la part de candidats à l’élection présidentielle.
24 Neveu E., « La plume, le sceptre et les masques », Mots, no 32, 1992, p. 7-27 ; et, du même auteur : « Privatisation et informalisation de la vie politique », in Bonny Y., de Queiroz J.-M. et Neveu E., op. cit., p. 185-207.
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