1. Politique et échange symbolique
Retour vers quelques explorations pionnières du temps de Philippe Braud
p. 35-49
Texte intégral
Échange symbolique et capture idéologique
1Je dois beaucoup à Philippe Braud. Quand, au milieu des années 1970, au terme de mes études juridiques, je me suis présenté pour la première fois à lui je n’avais qu’une très vague idée de la science politique. J’étais venu lui soumettre un sujet pour un mémoire de DEA qui, avec le recul, me paraît bien peu novateur. Dans un contexte « post-soixante-huitard », où se faisaient entendre les injonctions culpabilisantes du militantisme d’extrême gauche, je lui proposais d’étudier les ressorts psycho-affectifs de la militance révolutionnaire, non sans avoir l’arrière-pensée de réhabiliter l’esprit de jouissance contre l’esprit de sacrifice. Un tel dessein me conduisait sans doute à l’impasse mais Philippe Braud, qui avait déjà exploré à l’époque les articulations de la psychologie et de la politique, m’écouta avec attention et curiosité. Il s’en suivit une conversation dont je conserve un excellent souvenir. Je ne sais plus quel était son contenu –peut-être fus-je initié aux subtilités de la distinction entre le politique et la politique– mais je me souviens de ce sentiment de rencontrer enfin un interlocuteur universitaire d’une exceptionnelle qualité. À l’issue de cet échange, Philippe Braud, ayant sans doute perçu les risques d’égarement inhérents à une telle problématique, me mit sous les yeux une liste de sujets auxquels il avait pensé. L’un d’entre eux retint immédiatement mon attention, il s’intitulait brièvement Les monuments aux morts. Cela ne m’inspirait pas grand chose, sinon ces souvenirs et émotions de l’écolier, quand il était conduit par l’instituteur aux cérémonies du 11 novembre. Et cependant je n’ai pas hésité une seconde. Je me suis en quelque sorte « jeté à l’eau ». Et c’est ainsi que je suis entré en science politique.
2Pourquoi ce choix ? Nulle inspiration théorique ne le guidait. Nulle appétence intellectuelle ne m’orientait vers un tel objet. Mais il se présentait comme une sorte de défi qu’il s’agissait de relever. Il y avait d’abord le défi d’une certaine incongruité. Les questionnements politiques étaient alors empreints de sérieux et de gravité, et considérer les monuments aux morts comme un objet politique paraissait quelque peu illégitime, voire futile. Mais cela contraignait à un déplacement du regard que je percevais intuitivement comme salutaire. J’y voyais l’occasion d’effectuer comme une cure de trivialité, qui allègerait des encombrements et aveuglements intellectuels du moment. C’était au fond une manière de recourir, par rapport au contexte politique, à ce que Lévi-Strauss appelle une « technique du dépaysement ». Mais il y avait aussi, et peut-être surtout, le défi de la banalité. D’emblée je pressentais que l’objet monument aux morts, non pas bien sûr l’objet historique dans l’épaisseur de ses archives, mais l’objet tel qu’il se tient là, quotidiennement sous nos yeux, comme decorum de base de quasiment 36 000 communes de France, s’annonçait politiquement peu bavard. On en fait très vite le tour et il n’y a pas grand chose à en dire, du moins d’un strict point de vue phénoménologique. N’allait-il pas se révéler « égal à soi » et confronter l’observateur à cet « épuisement cognitif et émotionnel de l’objet » qui caractérise le banal1 ? Cependant, une autre intuition me poussait à envisager que, aux antipodes des discours, des idées ou des divers énoncés à travers lesquels la politique captivait les attentions et les énergies, l’efficacité politique se jouait également au niveau de réalités modestes et silencieuses, à l’insu (ou presque) de tous.
3Je dois donc à Philippe Braud de m’avoir soumis un objet atypique qui m’engageait sur des pistes largement inexplorées et me donnait la chance d’aborder la science politique avec toutes les libertés du pionnier. Et je lui dois aussi de m’avoir laissé la plus grande marge de manœuvre, sans imposer quelque a priori théorique ou méthodologique, de sorte que je pus faire l’expérience de ce que Wright Mills, dans L’imagination sociologique, appelle « l’artisanat intellectuel ». Philippe Braud avait toutefois une hypothèse. Le monument aux morts était à traiter comme un véhicule idéologique contribuant à renforcer l’adhésion à des valeurs collectives, et en premier lieu au patriotisme. Cette fonction idéologique semblait effectivement patente dans un certain nombre de cas. Chacun a en mémoire ces statues exaltant le courage du poilu « baïonnette au canon », bien en vue au centre de la place publique. C’est là l’aspect le plus stéréotypé du monument, qui délivre alors un message assez explicite, mais d’une simplicité telle que son analyse risque de tourner vite court. Or ce stéréotype est très peu représentatif de la réalité des monuments. C’est ce que montrait rapidement une investigation sur le terrain, à l’intérieur du territoire (le département de l’Ille et Vilaine) dont je m’étais imposé l’étude systématique. Les exemplaires patriotiques, les monuments idéologiquement bavards du fait de leurs inscriptions ou de leur décorum se révélaient finalement assez rares. Et les horizons d’attente dessinés par la célèbre statuaire du poilu étaient déçus par le constat des faits. L’immense majorité des monuments s’avérait être d’une désarmante simplicité et d’une grande sobriété. Et les messages qui s’y laissaient déchiffrer paraissaient si ténus que l’on pouvait conclure, dans un premier temps, à leur mutisme idéologique, du moins sous l’angle d’une certaine vision de l’idéologie. Le piège du banal paraissait donc se refermer.
4La recherche aurait pu s’arrêter là. Sa poursuite impliquait d’abord le sauvetage de l’hypothèse idéologique qui la fondait : si idéologie il y avait, cette dernière y fonctionnait sur un mode radicalement implicite. Il convenait donc de renforcer l’étude systématique de l’objet, sans rien négliger et surtout pas les détails apparemment les plus inutiles. Il fallait, fastidieusement, tout noter, sans a priori. Je l’ignorais à l’époque mais je suivais scrupuleusement, dans le domaine de la sémiologie monumentale, les consignes ethnographiques de Marcel Mauss : « Ne rien déduire a priori ; observer, ne rien conclure. » Je me retrouvais donc engagé dans une observation austère et patiente qui délivrerait, je l’espérais mais n’en étais nullement assuré, le fonctionnement concret de cette idéologie implicite. Le principe de « saturation du corpus », formulé par Roland Barthes, vint à mon secours pour mettre un terme à ce processus. Après avoir observé 120 monuments aux morts, dans un corpus qui en contenait virtuellement 360, aucun fait nouveau ne se dégageait. Tout était rassemblé. Il restait à interpréter. Quelle était la logique sous-jacente à cet ensemble de détails ? Quel était le principe organisateur conférant une cohérence ou une unité à cette diversité de faits ? Vers quel centre de gravité faire converger cette sémiotique bariolée, où se mêlaient notations sur l’espace et les lieux, sur les formes et les symboles, sur les mots et les noms ? Bref, si l’idéologie est fondamentalement la « logique d’une idée », quelles étaient, en l’espèce, cette logique et cette idée ?
5Le travail d’interprétation fut laborieux et émaillé de plusieurs tâtonnements théoriques plus ou moins fructueux. Diverses lectures, dont je mesure rétrospectivement la dérisoire ambition, comme celle de l’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss, se révélèrent bien évidemment totalement inappropriées, s’agissant de traiter un matériau aussi restreint que celui fourni par cet échantillon de monuments. La sémiologie conduisait à un formalisme qui s’avérait finalement assez pauvrement descriptif et à des modélisations trop statiques pour restituer la dynamique du fonctionnement idéologique. La psychanalyse lacanienne –celle de L’instance de la lettre dans l’inconscient– ouvrait quelques voies d’accès à l’implicite en élucidant les jeux de glissement du signifiant et du signifié, mais ne permettait qu’une délivrance partielle du contenu de l’objet. L’époque était favorable à ce genre d’apprentissage pluridisciplinaire et, sur ce plan également, Philippe Braud était un interlocuteur précieux, pour ne pas dire un compagnon de route attentif à déceler les fausses pistes. La solution du problème vint par un biais fortuit : ce fut, en effet, une conférence radiophonique de l’anthropologue Marc Augé qui me permit de trouver une clé interprétative efficiente.
6Marc Augé y parlait des rituels d’inversion qu’il avait pu observer en Afrique, au cours desquels les positions sociales des membres du groupe sont momentanément échangées, ce qui permet une régulation des conflits et une résorption des tensions, comme l’a bien montré Georges Balandier2. La notion anthropologique d’inversion m’apparut immédiatement féconde. Elle faisait d’abord sens dans le cadre de certaines analyses classiques de l’idéologie, en particulier de tradition marxisante, où la métaphore de la camera obscura vient couramment illustrer le renversement du réel qui s’accomplit dans le travail idéologique. Or, un tel renversement - que j’avais vainement tenté d’appréhender sous la catégorie freudienne de la dénégation - était également agencé par le monument aux morts. La réalité terrifiante des massacres s’y trouvait finalement transfigurée, de sorte que le négatif s’inversait en positif. Cependant, cette inversion se faisait généralement en toute discrétion, sans qu’il soit nécessaire de mobiliser un important arsenal discursif ou de recourir aux ressources de la représentation spectaculaire. Et c’est ici que la notion de rituel apportait à l’analyse de l’idéologie une clé déterminante. Il donnait accès à un mode opératoire de l’idéologie, qui n’est plus celui des représentations, mais celui d’une structure d’échange qui confère sa pleine efficacité au renversement idéologique de la réalité.
7Le monument aux morts pouvait alors s’analyser comme un dispositif rituel, dispositif matériel fixe et permanent, que l’on active en certaines circonstances cérémonielles, tandis que l’ensemble des matériaux mis à jour par l’observation pouvait converger vers l’échange des positions auquel il procédait. Celle-ci était d’ailleurs –et de façon quelque peu aveuglante– magistralement résumée dans la sobriété des formules inscrites sur ces édifices, et dont le prototype est « Aux enfants de N, morts pour la France ». En grossissant le trait on pouvait donc constater que l’économie générale du dispositif était de faire en sorte que le pouvoir de donner la mort devienne la mort donnée au pouvoir, c’est-à-dire que l’exercice le plus extrême de la coercition étatique (la mobilisation générale, l’obligation de se battre et la contrainte d’exposer sa vie) s’inversait en sacrifice librement consenti. « À nos enfants », « Aux morts », « A nos héros », invariablement le monument se présente comme un don fait par la collectivité aux victimes de la guerre, ce qui se renforce par toute une symbolique gravitant autour du principe de la récompense (lauriers, croix de guerre, trophées). Plus exactement, il se situe dans le moment logique du contre-don et prend place dans l’inépuisable circulation de l’échange symbolique qu’instaure la triple obligation dont Marcel Mauss a montré la redoutable efficacité : obligation de donner, obligation de recevoir, obligation de rendre.
8Puisque le monument est un don fait par la collectivité, c’est donc que cette dernière a reçu quelque chose qui ne peut être, en soi, qu’un don. Sous le statut anodin d’une simple restitution faite au nom d’une implicite obligation de rendre, le monument renvoie à un don initial qui lui est logiquement préalable, et la mort subie du fait de la contrainte de l’État ne peut être qu’une vie donnée à la collectivité, ce qu’atteste cette formule lapidaire, quotidiennement placée sous les yeux de chacun : « Morts pour la France. » Ainsi, ce qui a été vraisemblablement vécu dans les tranchées comme pure violence implacable et accablante se transforme en manifestation d’une obligation symbolique : le don de soi. Le principe du sacrifice légitime est donc établi, de façon quasi tautologique, non au terme d’un discours de légitimation mais sous l’effet de capture de l’échange symbolique. Or, le propre de l’échange symbolique, selon Mauss, est d’être incessamment relancé sous l’efficacité d’une dette symbolique inextinguible. C’est ce qui est en jeu lorsque le dispositif rituel est cérémoniellement activé. On y fait des contre-dons de nature symbolique (dépôts de gerbes, honneurs civils et militaires). Ce faisant, on réouvre la dette symbolique car en satisfaisant à l’obligation de rendre c’est à nouveau une obligation de donner qui est posée à l’horizon, obligation de sacrifice pesant sur la succession des générations. Et ceci était d’autant plus sensible du temps où les enfants des écoles participaient au rituel, devant des formules où le mot « enfants » ne manquait pas de les interpeller comme les dépositaires privilégiés de la dette sacrificielle.
9Ces considérations peuvent paraître bien éloignées de la question de l’idéologie. Il n’y a ici aucune construction intellectuelle, aucun système d’idées, aucune représentation que l’on pourrait situer sur l’échelle du vrai et du faux comme le demandent généralement les approches traditionnelles de l’idéologie. On se situe ici très en amont du processus de rationalisation au terme duquel l’idéologique se cristallise en une quelconque formation discursive, comme le patriotisme ou le nationalisme, pour faire signe vers deux des « ismes » dont le sujet même de l’étude suggérait la mise en évidence. Si on considère l’idéologie comme un processus, le monument aux morts n’aura été qu’un matériau occasionnel pour saisir un moment de ce processus, moment de capture à partir duquel peut s’enclencher la logique d’une idée et toutes les croyances et dérivations qui peuvent en résulter.
10Le rituel est le mode opératoire de cette capture logique, illustrant ce « piège à pensée » que représente le rituel pour les ethnologues3. Ce piège est celui de la dette symbolique. Une fois celui-ci refermé, une « idée » peut déployer son emprise, celle du sacrifice légitime ou, comme le notait Antoine Prost, l’idée selon laquelle « il est quelque chose de plus sacré encore que la vie individuelle qui est la vie de la collectivité4 ». Clifford Geertz soulignait le rôle positif et intégrateur de l’idéologie, et notamment ces « actes idéologiques par excellence » que sont les commémorations au cours desquelles le groupe social met en scène la répétition de ses origines. C’est bien la répétition du sacrifice fondateur ou, plus largement, la réitération du don de soi à la collectivité qui est sollicitée par le dispositif rituel, lequel active en l’espèce un principe d’intégration sociale particulièrement essentiel.
11Dans son effort pour jeter les bases d’une théorie de l’idéologie en général, Louis Althusser pointait la permanence d’une structure formelle résumée sous la formule « l’idéologie interpelle les individus en sujets », non sans exploiter les glissements de sens inhérents aux allers-retours qu’il fait entre le « sujet de la conscience » et le « sujet de l’assujettissement »5. Nous ne sommes pas loin ici de cette structure d’interpellation assujettissante, mais là où Althusser saisit principalement la « prise » idéologique à travers les catégories de la communication verbale ordinaire et sous la forme de l’obligation de répondre à un appel, on la voit s’effectuer en l’espèce sous le régime communicationnel de la réciprocité (nous y reviendrons plus tard) et par l’obligation de rendre ce qui été reçu. De même, à l’encontre du schéma notionnel de la « représentation idéologique de l’idéologie » où l’acteur croit à ses idées et agit selon elles, Althusser donne sa place à l’efficacité du rituel quand, en bon matérialiste, il rappelle que les idées sont « [des] actes matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rituels [souligné par nous] matériels eux-mêmes définis par [un] appareil idéologique matériel6 ».
Rites négatifs et sens de l’État
12Les implications politiques de l’échange symbolique allaient nous revenir à l’occasion du travail de thèse, sous la direction de Philippe Braud, et qui portait sur La symbolique de l’État dans les allocutions présidentielles télévisées. L’allocution présidentielle peut être apparentée à une forme de rituel, du moins est-ce une forme qui présente (ou présentait à l’époque) des traits de ritualisation assez marqués, avec la répétition, de De Gaulle à Mitterrand, d’un certain nombre de motifs ou de procédures. Cependant, l’objet de la recherche n’était pas le rituel en tant que tel mais plutôt un des résultats de son efficacité, qui pouvait se ressentir à travers l’évidence de ce que le langage désigne comme l’officialité ou encore la solennité. Comment se constitue cet « effet de pouvoir » à travers lequel se ressent toute la majesté de l’État ou cette forme particulière d’autorité qui entoure la puissance publique au moment où elle accomplit cet « acte de pouvoir » d’un type nouveau qu’est l’allocution du chef de l’État à la télévision ? Comment rendre compte de l’efficacité symbolique dans ce cas particulier et comment observer, pour reprendre Bourdieu, la transformation d’un rapport de force (la coercition étatique) en un rapport de sens (la majesté du solennel) ?
13La recherche partait d’un double parti-pris destiné à écarter la prise en compte de facteurs conjoncturels dans l’élucidation de cette production de sens. D’une part faire abstraction de la personnalité des différents acteurs présidentiels pour ne retenir que les éléments constants et répétitifs caractérisant la « forme allocution », indépendamment des ressources charismatiques particulières à travers lesquelles chaque président entreprend de la réinvestir. D’autre part ne pas situer l’efficacité symbolique du côté du discours, toujours porteur des charges émotionnelles que véhicule la conjoncture politique et aussi des procédés rhétoriques afférents, mais privilégier l’analyse de l’image, ou plus largement des éléments non discursifs, pour tenter de saisir la représentation globale de l’État qui est reproduite indépendamment des circonstances appelant à sa réactualisation. Il s’agissait donc d’observer un échantillon d’allocutions, intervenues à la télévision entre 1959 et 1982, en coupant le son dès le commencement du discours présidentiel pour traquer la production de la forme solennelle à travers tous les éléments hors-discours, et d’abord les éléments visuels.
14Il fallut visionner ce corpus dans des conditions particulièrement inconfortables7 pour effectuer aussi précisément que possible une phénoménologie de la solennité, à partir d’un point de vue où je m’identifiais au spectateur lambda. Je mesure toute la tolérance et aussi la curiosité d’un directeur de thèse comme Philippe Braud pour accepter qu’un travail de recherche s’engage sur des bases aussi peu conformes aux règles de la méthode scientifique, et notamment aussi éloignées des exigences de la sociologie dont les prescriptions commençaient déjà à peser sur la science politique.
15Les premières observations me confrontèrent à nouveau à cette pauvreté apparente du matériau déjà éprouvée devant les monuments aux morts. De la succession des allocutions se dégageait une cohérence formelle d’ensemble, mais difficile à saisir en tant que telle, sauf à dérouler un discours impressionniste enfermé dans des circularités tautologiques. Impression de sérieux, impression de gravité, impression de solennité ou d’autres encore se réfléchissaient en d’infinis effets de miroir, exposant la thèse à décliner une « esthétique de l’État » relevant davantage des talents de la critique d’art que des rigueurs de l’analyse politologique. Toutefois, cette impression ou cette aesthesis prenait corps à partir d’un matériel signifiant plutôt sobre et discret. Là où la solennité dessinait l’horizon d’attente du déploiement des fastes, des pompes ou des formes grandiloquentes, il n’y avait sur l’écran qu’un décorum minimaliste, allant parfois jusqu’au vide le plus radical, et n’intégrant le répertoire traditionnel des magnificences du pouvoir que sur un mode très métonymique. Le solennel paraissait bien davantage se produire à partir de cette économie de moyens, et de sa répétition d’une présidence à l’autre. Par ailleurs la cohérence formelle des allocutions –son style pourrait-on dire– ne lui venait pas seulement de quelques aspects saillants (musiques introductives empruntées à l’Ancien régime, allusions au décor du Palais de l’Élysée, emblématique républicaine…) où la solennité s’explicitait à travers une diversité de détails, relevant chacun d’une interprétation séparée. Elle ressortait de l’ensemble des signes constitutifs de la scène entre lesquels il n’y avait aucune contradiction apparente en dépit des différents « langages » ou modalités expressives dont ces signes pouvaient relever. Langage musical, gestuelle de l’acteur, langage filmique, langage iconique…, tous semblaient converger dans le même sens et procéder d’une même économie, conférant à ce spectacle politique une remarquable unité. L’objet appelait donc une grande diversité d’analyses spécialisées et la mobilisation, en profondeur, d’outillages conceptuels relevant aussi bien de la musicologie, de la proxémique, de l’anthropologie corporelle, de la sémiologie de l’image, des études cinématographiques et théâtrales etc. Autant d’explorations à mener séparément, autant de confrontations à des modèles théoriques plus ou moins compatibles et à la spécificité de rationalités scientifiques, au terme desquelles il devenait bien hasardeux de pouvoir, selon la formule de Marcel Mauss, « recoudre ce qui a été séparé ». Le travail de thèse n’échappa pas au risque de se retrouver engagé au milieu d’un très éclectique paysage disciplinaire et d’une « diffraction de la rationalité » difficilement maîtrisable, où la science politique risquait fort de voir s’évanouir ce qu’il lui fallait justement élucider : une unité formelle et l’effet de pouvoir qui lui est associé.
16C’est encore l’anthropologie qui aida à surmonter cette dispersion de l’analyse que suggérait spontanément l’objet. Mais cette fois non pas l’anthropologie de terrain, mais cette « anthropologie de cabinet » si typiquement française dont le monument est Les formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim. L’hypothèse, selon laquelle derrière la cohérence des formes c’était la figure de l’État qui se manifestait, avait conduit la recherche sur la piste du religieux, par l’entremise de lectures philosophiques ou juridiques qui, souvent dans la lignée des analyses marxiennes sur « le ciel politique de la société », présentaient l’État comme une « collectivité hypostasiée » dont témoignait notamment la césure État/société civile. La lecture de Durkheim permit un renversement dans l’approche de l’objet : là où était recherchée une réalité en positif il s’agissait de saisir une réalité dont l’existence s’établit essentiellement par détermination négative. Les passages des Formes élémentaires où Durkheim traite de la séparation du sacré et du profane montrent que le sacré est une réalité négative qui n’advient que de son opposition au profane, mais une opposition de nature radicale qui fait qu’il ne saurait y avoir de contact entre ces deux univers hétérogènes. Le sens du sacré n’advient pas de la confrontation à des objets positifs, il est donné par l’ensemble des interdits qui en prohibent le contact par le profane. Et Durkheim désigne comme rites négatifs les dispositifs qui agencent cette prohibition et par lesquels les pratiques reproduisent ces interdits. Dès lors la solennité –notion qui entretient quelque parenté avec le sacré– pouvait également se saisir sur ce même mode, non plus comme production positive de sens résultant d’un ensemble convergent de signes ou de significations, mais comme résultat sensible ou perception en négatif de l’efficacité d’une prohibition. Et le lieu où rechercher ce qui instaure la cohérence et l’unité formelle du spectacle des allocutions présidentielles est le rite négatif sous-jacent à chacun des éléments qui le constitue. L’hypothèse devenait donc la suivante : c’est par le jeu transversal des interdits que cette « scène du pouvoir d’État » prend cette apparence distinctive que désigne le mot « solennel », et c’est la reproduction des mêmes rites négatifs, indépendamment des contextes, qui assure la permanence des formes qui s’y donnent à voir.
17Il restait alors à repérer cela, et à le repérer partout au terme d’un réexamen exhaustif du matériau ; et il restait surtout à appréhender l’économie générale de ce système d’interdits. La catégorie du rite négatif invitait à revisiter l’allocution comme un véritable rituel, hors tout galvaudage métaphorique de cette notion. C’est un rituel de communication unissant trois acteurs sur une même scène : le chef de l’État, le medium et le téléspectateur. Ce rituel implique lui-même d’autres rites, dont des rites négatifs par lesquels chacun des acteurs de la scène reproduit des interdits. L’acteur présidentiel les reproduit activement et, sinon consciemment, du moins intuitivement. À l’opposé, le téléspectateur les reproduit passivement, les interdits ne pouvant que lui être signifiés. Entre les deux le médium télévisuel procède à une autre reproduction, à travers les modalités mêmes de la mise en images. Ces interdits organisent une forme de prohibition du contact : la scène ne saurait être contaminée par des réalités qui lui sont hétérogènes et représentant dans l’ordre du politique ce qu’est le profane dans l’ordre du religieux. Ces réalités je les avais maladroitement réparties sous trois catégories d’interdits lors de la rédaction finale (et hâtive) de la thèse : l’individu, la jouissance, la dépense.
18À grands traits il conviendrait plutôt de dire que la scène maintient ses propres acteurs à distance, elle les tient en respect et leur interdit toute possibilité d’appropriation. L’acteur présidentiel ne saurait rien y montrer qui relève de sa personne privée, de sa subjectivité et de sa jouissance (par exemple : port d’un uniforme social abolissant toute signature personnelle dans le paraître, posture corporelle hiératique refoulant le « corps symptôme »). Le médium télévisuel ne s’autorise pas à construire librement l’image qui tend à être statique (plan fixe) et exclut tout interventionnisme narratif. Le médium est passif, il enregistre, il n’est pas l’auteur de l’image qui tient à distance toute liberté créatrice, toute possibilité de montrer l’allocution à travers un scénario visuel qui révèlerait l’œuvre d’une subjectivité. Quant au téléspectateur, l’austérité de l’image, la nature du décorum tout empreint de « culture légitime », lui signifie qu’il ne saurait ici s’installer dans l’espace familier du loisir et de la jouissance qui caractérise son usage habituel du petit écran. L’économie générale des rites négatifs est donc d’interdire le monde profane du sujet et de sa jouissance privative. Il en résulte une forme, une symbolique de l’État, qui signifie que ce lieu est autre. Il est sacré au sens où il est soustrait au contact de cette réalité par rapport à laquelle il se détermine négativement.
19On voit ici se reproduire, au cœur même d’une modalité de la communication moderne, le schème archétypique qui oppose l’État et la société. On retrouve, mais à l’état opératoire et non spéculatif, la vieille césure systématisée par Hegel quand il oppose l’État, expression de la Raison dans l’histoire et réalité en acte de la moralité objective, à la société civile, monde des besoins et nécessités qui « bornent l’horizon des hommes à leurs intérêts propres ». Le fait que cette dualité se renforce en l’espèce des charges du sacré et du profane fait signe vers les origines, semble-t-il religieuses, de cette opposition. Saint Thomas d’Aquin opposait le « bien commun » et les « hommes » et on lui doit une formule éclairante à bien des égards : « Le bien commun est toujours plus divin que celui de l’individu8. » Si l’aspect divin de l’État est d’être porteur du bien commun (ou de l’Intérêt général) cette participation du sacré ne peut se manifester que par les rites négatifs le maintenant hors de l’emprise du monde trivial des individus.
20Il est assurément paradoxal d’observer cela dans une manifestation qui, selon toutes les apparences, propulse à l’avant-scène une individualité politique et lui permet d’occuper tout l’espace. L’allocution présidentielle a un statut bien particulier. Elle offre la possibilité de mesurer ce qui distingue la communication politique en général de ce qu’on pourrait appeler la communication du politique. Sans entrer dans toute la richesse de cette distinction entre la politique et le politique, je me contenterai de reprendre la version qu’en donne Marcel Gauchet9. Selon lui le politique précède la politique qui est une affaire assez récente et désigne tout un ensemble d’activités qui tournent autour du pouvoir depuis que ce dernier est devenu pouvoir par représentation. Le politique est « ce qui fait tenir la société ensemble » et cette dimension était aisément repérable dans le passé à travers des institutions à teneur fortement symbolique et encastrées dans l’ordre religieux, quand le lieu du pouvoir était occupé, comme le dit Claude Lefort, par le « corps politique du chef », la monarchie étant par excellence l’illustration de cette incorporation du politique. Avec l’institutionnalisation du conflit et de la division le politique n’est plus incorporable, le lieu du pouvoir devient « vide », c’est un non lieu où différents titulaires ne font que transiter. Dans les nouvelles conditions de la vie démocratique le politique tend à se dissoudre dans la politique ou plutôt, remarque Gauchet, il tend à devenir invisible, n’étant plus repérable dans des superstructures incorporatrices il se déplace vers « l’infrastructure symbolique des sociétés ». Invisible, le politique est toutefois intuitivement perçu par chacun et Gauchet donne l’exemple de cette appréciation que l’on peut parfois entendre à propos de certaines personnalités politiques : Quoi qu’on en pense, c’est un homme d’État ! Manière de dire : il a le sens du politique, de ce qui fait « tenir ensemble ».
21L’allocution présidentielle, qui se présente comme une monstration du lieu du pouvoir occupé par un individu, se déploie en réalité à partir d’une infrastructure symbolique distribuant discrètement un système d’interdits assignant le même individu à une position en retrait, position d’effacement de lui-même et de la puissance d’appropriation dont il est porteur. Le lieu du pouvoir n’est pas son lieu et les rites négatifs concourent à le maintenir en quelque sorte relativement « vide » ou du moins à l’évider des pressions excessives de l’individualité politique qui y est visible. Si dans l’ordre du discours la personnalité politique peut laisser libre cours à l’expression d’elle-même et de sa position particulière dans l’espace de la politique, dans l’ordre rituel qui sous-tend l’allocution c’est le politique qui convie le même individu aux postures réglées de l’homme d’État. Et cela advient par une forme de sacrifice de soi qui est au principe de ces divers effacements du moi, interdits de la jouissance ou refoulements de l’appropriation constituant le socle symbolique sur lequel s’élève la figure du solennel. La communication politique s’offre comme le lieu de toutes les initiatives, de toutes les innovations, de tous les « coups » et de toutes les séductions. Cependant, lorsque cette communication politique revient vers le centre de gravité du politique, lorsqu’elle entre dans l’orbite du bien commun et de l’État qui en est le dépositaire, alors elle se montre réglée par un jeu bien plus contraignant, qui impose de faire ressentir le sens de l’État.
La communication du politique à l’épreuve d’une détérioration des termes de l’échange symbolique ?
22Si la communication du politique est à distinguer de la communication politique ce n’est pas seulement parce qu’elle la précède historiquement, c’est aussi, dans une approche plus topique, parce qu’elle lui définit une limite, une infrastructure ou un seuil symbolique en deçà duquel le politique risque de se dissoudre dans la politique. Cette limite que fait ressentir le poids du sacré et la pression des interdits peut à nouveau être analysée à la lumière de l’échange symbolique. Il y a un lien intime entre politique et communication et ce lien passe par l’échange symbolique. Il nous est donné par quelques brèves remarques du linguiste Émile Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, et on doit à Yves Winkin de les avoir exhumées10. Benveniste note que le mot « communication » s’enracine dans le latin munus, qui est une notion largement politique puisque signifiant à la fois « charge publique confiée à un homme » et « cadeau que peut faire un homme public à ses électeurs » (par exemple Munus Scipionis : les jeux donnés par Scipion). Remontant vers les sources indo-européennes du latin Benveniste montre que munus combine deux éléments de l’indo-européen : la racine mei qui signifie échanger, et le suffixe nes qui renvoie à une fonction officielle. Il se demande alors ce qui peut bien fonder l’unité d’un assemblage sémantique aussi hétérogène et suggère qu’elle est inhérente à la structure d’échange sous-jacente à munus et qui peut se résumer ainsi : en nommant quelqu’un à une charge publique on lui donne avantages et honneurs. Ceci l’oblige en retour à des contre-prestations, qui prirent la forme de jeux et de spectacles dans le contexte romain. La faveur reçue implique une réciprocité, le munus nous remet au coeur des thématiques chères à Marcel Mauss.
23Si on revisite les allocutions présidentielles à la lumière du principe de réciprocité on voit que le président, personnage habilité à occuper cette scène du fait de son élection, personnage qui a reçu avantages et honneurs, ne saurait y montrer quelque chose témoignant de sa propre jouissance ou des profits qu’il tire de sa position. La censure des rites négatifs pèse particulièrement sur tout ce qui serait le signe d’une appropriation, c’est-à-dire qui irait dans le sens d’une forme d’accumulation pour soi-même de ce qui a été reçu. Ce qui a été reçu doit être rendu et l’obligation d’une contre prestation se manifeste dans l’effacement du moi. Ce que vous m’avez donné ce n’est point pour moi-même et c’est déjà vous le rendre (ou garantir la virtualité d’une restitution) que de montrer que je ne l’accapare point. Le rite négatif maintient ouvert le principe même de l’échange, il annule ce moment de l’accumulation qui menace d’interrompre la circulation de la dette symbolique. Au risque de paraître excessif, on peut avancer que, s’il est un interdit central qui opère sur cette scène, il serait apparenté à l’interdit de ce que Lévi-Strauss a appelé l’inceste social. On sait depuis Les structures élémentaires de la parenté le rôle joué par la prohibition de l’inceste dans l’instauration du principe de réciprocité, à partir de laquelle l’exogamie substitue à l’enfermement du groupe biologique une mutualité constitutive entre plusieurs groupes où se forme un lien proprement social11. Dans la recension de l’ouvrage de Lévi-Strauss qu’elle fit pour Les Temps modernes en 1949, Simone de Beauvoir résume bien la fonction constitutive de cette prohibition : « Le fait sexuel, au lieu de se refermer sur soi, ouvre un vaste système de communication […] La femme fait partie des dons par lesquels s’exprime la relation de chacun à autrui et s’affirme l’existence sociale en tant que telle. » La notion d’inceste social élargit donc le champ d’appréhension d’une prohibition qui a essentiellement pour fonction, au-delà du seul domaine sexuel, de maintenir la réciprocité et de pérenniser un « vaste système de communication ». Comme l’écrit Françoise Héritier, il s’agit d’échapper au « cumul de l’identique », l’inceste au sens large du terme étant d’obtenir par soi et pour soi ce qui peut l’être par autrui et pour autrui. C’est également ce « cumul » qui mettrait en échec le jeu toujours relancé de la réciprocité qui semble essentiellement prohibé sur cette nouvelle scène de communication qu’offre au politique le rituel de l’allocution présidentielle.
24Une telle interprétation des allocutions télévisées est dans l’attente de sa réfutation, non pas au sens poppérien du terme mais en raison de faits nouveaux qui pourraient venir la démentir. Elle est fragile car elle ne peut être soutenue qu’à condition que les acteurs continuent à jouer le jeu et que le dispositif formel inauguré du temps du Général De Gaulle se maintienne globalement en l’état. Or, l’allocution présidentielle est toujours au croisement de deux réalités où les transformations sont très rapides et menacent à tout moment de venir subvertir la tradition du genre. Les technologies de l’audiovisuel évoluent et renouvellent les constructions de l’image dans un sens toujours plus performant ; et la vie politique obéit de plus en plus à des paramètres individualistes qui viennent contrarier, comme l’a indiqué Marc Abélès, les agencements collectifs caractérisant le rituel12. Et quand ces deux logiques de transformation entrent en synergie c’est la scène de l’État qui peut se trouver bouleversée. C’est donc à l’effondrement d’un modèle d’analyse élaboré au début des années 1980, et temporairement confirmé par la pratique encore gaullienne des allocutions présidentielles sous les deux mandats de Jacques Chirac, que je me préparais quand il fut patent que Nicolas Sarkozy deviendrait président de la République. Avant même son élection, le discours sur la « rupture » prenait dans mon esprit une résonance très particulière. Allait-il rompre la tradition ? La rupture irait-elle jusqu’à la « rupture du sacré » et des modalités par lesquelles il s’instaure dans le spectacle solennel de l’État ? La rupture serait-elle aussi une « rupture de la réciprocité » ?
25Au discours transgressif de la « rupture » s’ajoutaient d’autres risques inhérents au personnage : un ego ostentatoire ; une culture de l’argent et de l’appropriation privative ; une utilisation compulsive des médias à des fins de valorisation de soi. Tous les ingrédients étaient réunis pour que, à l’occasion de ce basculement générationnel au niveau de la classe dirigeante, le rituel connaisse d’importantes inflexions menaçant d’en modifier l’économie générale. Il apparaît que le président élu en 2007 a finalement globalement respecté la forme de l’allocution, tout en y introduisant quelques innovations majeures. Une « américanisation » du genre d’abord, laquelle était prévisible, avec la posture debout, derrière le pupitre présidentiel. Une rhétorique de l’image plus audacieuse, avec des plans panoramiques dévoilant les fastes du décor élyséen, et une scénarisation par des changements de plans, rompant la tradition du plan fixe et du zoom très progressif vers le gros plan. Quelques libertés prises donc, en matière d’appropriation de la scène par l’acteur présidentiel et le médium télévisuel. S’agit-il des premiers ébranlements annonçant une prochaine banalisation de l’allocution présidentielle, qui deviendrait à terme une modalité parmi d’autres de la communication politique, régie par les mêmes procédés de type « publicitaire » ? Ou est-ce un relâchement temporaire des formes, à la faveur d’un contexte de transition générationnelle suscitant des logiques de démarcation, avant que ne se reconstitue la tradition, une fois apaisées les fébrilités de la « rupture » et une fois revenues des approches plus sereines de la fonction présidentielle ? Va-t-on vers une dégradation de l’échange symbolique, tant les possibilités d’instrumentation médiatique se sont amplifiées ? Ou le principe anthropologique de l’échange symbolique rétablira-t-il sa pression, après que les nécessités du politique aient pu être temporairement occultées par les contingences de la politique ? Ce sont là des questions qui intéresseront (peut-être) de futurs politistes.
26Depuis déjà longtemps les observateurs de la vie politique soulignent le divorce qu’il y aurait entre la masse des représentés et le cercle restreint de ses représentants. Sans se prononcer ici sur la réalité des faits que recouvre un tel constat, on peut se demander s’il ne relève pas d’une analyse de la détérioration des termes de l’échange symbolique. Le don électoral ne serait-il suivi d’aucun contre-don, ou les contre-prestations seraient-elles de nature à entretenir un échange inégal ? S’agissant d’aborder ici les choses sur le plan symbolique il ne suffit pas d’évoquer les promesses non tenues, les paroles non suivies d’actes et toutes les autres déplorations de la vulgate politique. Sur ce plan, plus que la déception des électeurs face aux impondérables de l’action politique, l’évocation de la succession des « affaires » levant le voile sur tel ou tel aspect du train de vie des dirigeants, ou donnant la mesure des enrichissements et fortunes qui ont cours parmi le personnel politique, serait déjà plus pertinent. Mais le symbolique est au-delà de ces aspects « matériels » de l’échange car, comme l’indiquait Lévi-Strauss, « il y a toujours plus dans l’échange que dans les choses échangées » et ce plus est la reconnaissance symbolique de l’autre13, c’est-à-dire le lien de société lui-même. Et c’est peut-être ce plus qui est désormais exposé à la détérioration.
27Et pourtant c’est ce plus que réussissent à signifier ces acteurs de la vie politique dont on dit qu’ils sont des « hommes d’État ». Marcel Gauchet a montré le paradoxe de l’élection. Quand nous votons, d’un côté nous nous divisons dans la politique et de l’autre nous attendons du pouvoir, surtout à son niveau suprême, qu’il nous restitue le politique, c’est-à-dire qu’il incarne l’unité du corps social. Beaucoup d’acteurs politiques peinent à surmonter cette contradiction et, une fois élus, se comportent d’une manière trop visiblement partisane. Ils ne parviennent pas à dépasser le mandat que leur a confié une fraction sociétale majoritaire pour se montrer ouverts à ceux qui n’ont pas voté pour eux. L’exercice est difficile car, note Marcel Gauchet, l’homme d’État est celui qui parvient à être « double » et à réussir la conjugaison du politique et de la politique, à se montrer à la fois comme garant de ce par quoi la société tient ensemble et comme représentant d’une majorité électorale. Et l’exercice est d’autant plus difficile que cette dualité se dégrade promptement en duplicité, surtout lorsque l’acteur politique entreprend de communiquer cette qualité d’être « double » sur un mode explicite, à la fois trop visible et trop volontariste. Il ne suffit pas de proclamer qu’on est le « président de tous les Français » ! Il ne suffit pas de procéder ostensiblement à un geste de reconnaissance symbolique de l’autre, comme le fut « l’ouverture » en début du mandat de 2007, et de procéder simultanément à d’autres gestes exhibant l’identification de l’acteur à une fraction sociétale particulière (la soirée du Fouquet’s, le yacht de Bolloré et autres manifestations du bling bling). La conjugaison du politique et de la politique s’accommode mal des gesticulations trop contradictoires qui la montrent sous les feux des simples calculs de la politique.
28Dans l’ordre du politique l’échange symbolique implique une restitution qui témoigne que l’on fait place à autrui. C’est la contre-prestation obligée de celui qui a reçu l’honneur d’incarner le corps politique de l’ensemble social, c’est le terme de l’échange qui a valeur de munus sous le régime du pouvoir par représentation démocratique. Les grandes cérémonies et les rituels d’État définissent le cadre formel et les circonstances régulières où la dette symbolique peut se réactualiser, selon des codes et des protocoles encadrant strictement la restitution du munus. La scène traditionnelle de l’État est le lieu privilégié pour accomplir les gestes du politique et restituer le bien commun par l’entremise de symboles restant faiblement exposés à divers fantasmes, dont celui de la « rupture ». Cette scène, cependant, s’élargit désormais au delà de son territoire traditionnel, et notamment vers la communication médiatique qui lui offre d’inédites possibilités de diversification. Les allocutions présidentielles en sont l’illustration. Ces dernières virent se réinscrire les termes traditionnels de l’échange, mais ceci se fit dans un contexte qui, à l’origine, était celui de la télévision d’État.
29Sur la scène médiatique contemporaine dominent de tout autres officiants, avec d’autres cérémonies et d’autres rituels, dont tous ceux qui ont trait à l’infinie déclinaison de la communication politique. Sous l’emprise des journalistes ou des consultants « l’art du munus » n’est plus réglé par les seules formes officielles, il dépend du jeu de l’acteur, il est exposé à toutes sortes de variations conjoncturelles. La figure de l’homme d’État devient diffuse, car disséminée en divers rôles de composition concurrentiels. Les modes de restitution du munus tendent à se singulariser et à s’annuler les uns les autres. Et le politique, en tant que terme de l’échange, subit l’érosion inhérente à la multiplication et à la succession des postures individuelles prétendant l’incarner. Au moment de conclure ce texte s’annonce une nouvelle campagne présidentielle. L’occasion d’observer comment, dans les conditions actuelles d’un échange symbolique placé sous le régime de ce que Marc Augé appelle « les rituels politiques élargis », peut encore se recomposer (ou non) le sens de l’État.
Notes de bas de page
1 Sami-Ali, Le Banal, Paris, Gallimard, 1980.
2 Balandier G., Le Pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1980, p. 95-144.
3 Abeles M., « Rituels et communication politique moderne », Hermès, no 4, 1989, p. 127.
4 Prost A., « Les monuments aux morts », P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 199-223.
5 Althusser L., « Idéologie et appareils idéologiques d’État » in Positions, Éditions sociales, 1982 p. 122 et suiv.
6 Ibid., p. 121. C’est nous qui soulignons dans ce passage de son texte, mais en faisant écho à Althusser lui-même, car c’est lui qui souligne le mot dans le passage immédiatement précédent. Il suggère, sans l’analyser en tant que telle, l’importance du moment rituel dans le processus idéologique, se contentant de convoquer le scandaleux renversement du défi janséniste de Pascal : « Mettez-vous à genoux, remuez les lèvres de la prière, et vous croirez. »
7 La numérisation des traces n’existait pas, l’INA n’en était qu’à ses débuts et demeurait difficile d’accès. Les allocutions gaulliennes et pompidoliennes ne pouvaient être consultées qu’à partir des bobines originales conservées aux studios Cognacq-Jay. Pour les visionner il fallait s’enfermer dans une étroite cabine de montage, sous le contrôle d’un technicien plus ou moins bienveillant, surtout lorsqu’on lui demandait quelque suspension de l’image ou quelque retour en arrière permettant d’affiner la prise de notes.
8 Sur cette dualité voir Miaille M., Une introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1978, p. 137 et suiv.
9 Gauchet M., Intervention aux Rencontres démocrates, Vincennes, 25 octobre 2007. [http://gauchet.blogspot.com/2007/11/le-politique-versus-la-politique. html].
10 Winkin Y., Anthropologie de la communication, Paris, Le Seuil, 2001, p. 267.
11 Sur ce sujet voir les remarquables synthèses de Marcel Hénaffin Henaff M., Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris, Belfond, 2000. Notamment le chapitre II « Le mouvement de la réciprocité », p. 59 et suiv.
12 Abeles M., Anthropologie de l’État, Paris, Armand Colin, 1990, p. 127.
13 Henaff M., op. cit, p. 64.
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