« On est dégueulasse […], faut l’voir ! ». Pour une histoire du dégoût au travail
p. 197-206
Texte intégral
Arrive une nouvelle personne. « Vous êtes SDF, Monsieur ? », lui demande A. [l’infirmière] ; elle ouvre la fenêtre tant c’est insupportable. Je mets des gants pour prendre ses affaires et les mettre dans un sac de l’AP prévu pour les affaires des malades.
— « Je m’excuse pour les odeurs, dit l’intéressé.
— C’est pas vous, Monsieur, nous avons très chaud. »
Elle utilise pour nous désigner la première personne du pluriel, et, désormais, me tutoie. Le fait d’affronter ensemble cette épreuve m’a fait accepter par elle. (Carnet de terrain, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 9 janvier 2014.)
1À plusieurs reprises, les réticences initiales du personnel pour accueillir en son sein un individu atypique, notamment par son âge et son statut (professeur des universités) qui évoque celui de la hiérarchie d’un CHU, sont tombées lorsqu’il a mis « les mains dans le cambouis » comme le lui a dit un aide-soignant au moment où il se les était souillées avec le vomi d’un patient. Le chercheur, en observation dans le service d’urgence d’un grand hôpital, trouve là un riche matériau. Mais comment, s’il est historien, peut-il le rendre utilisable dans une perspective diachronique ? La profondeur historique est trop modeste depuis les deux ouvrages que Jean Peneff1 a tirés de son année comme brancardier dans un service d’urgence à Bordeaux et le corpus trop restreint pour qu’apparaissent des permanences ou des ruptures.
2Le dégoût au travail n’en est pas moins un objet pour l’historien, qui pourrait s’inscrire au croisement de deux dynamiques : le développement d’une histoire des émotions2 et le regain d’intérêt pour une histoire du travail3. Cette attention se manifeste en dehors de la discipline, comme en témoigne le volume 41 de 2011 d’Ethnologie française consacré à l’« Anatomie du dégoût » et dont les dix communications accordent une place de choix aux pratiques professionnelles. Dans leur introduction, « La fabrication du dégoût », dont le titre dynamique requiert un certain recul, Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb s’attardant sur les travaux des historiens, en citent huit4, sans compter Norbert Elias.
3Certes la définition du mot « dégoût » n’a guère évolué depuis le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré en 1863, jusqu’à ce texte de 2011. Certes encore il semble bien y avoir une permanence entre ce qui déclenche le dégoût et les phénomènes somatiques qu’il déclenche5. Permanence aussi que celle de son importance dans l’expérience individuelle et collective, et, plus particulièrement, dans certaines expériences professionnelles.
4Mais les sources de l’historien risquent d’être à cet égard terriblement ténues. Il ne lui reste donc ici qu’à suggérer quelques pistes, dans un texte où il sera question du corps, de la mort, de la décomposition, de divers excrétas, de produits humains ou animaux, sans qu’une véritable cohérence soit recherchée6. Trois directions cependant peuvent et doivent être envisagées, et l’on s’efforcera de prendre en compte les divers éléments contribuant à ce qu’une activité paraisse dégoûtante, d’historiciser ce qui suscite le dégoût, enfin de porter une attention particulière à ce qui dégoûte dans le cadre professionnel.
Historiciser la perception du dégoût
5Les vecteurs de ce qui active le dégoût n’ont pas eu, en tout temps, la même efficacité. Dans le cas des travailleurs, ils ne sont sans doute pas les mêmes aujourd’hui qu’au début du siècle dernier7. L’ouïe, la vue, étaient alors très fortement sollicitées, tandis que les deux sens qui interviennent le plus dans le sentiment de dégoût (le goût et l’odorat) étaient affectés par les maladies ORL ou celles de la sphère buccale mais aussi par l’agressivité des produits ingérés ou respirés. Par ailleurs, comme l’a montré Alain Corbin, de puissantes effluves se fondaient dans un ensemble de senteurs. Ainsi, la ville exhalait celle du crottin : il y avait 100 000 chevaux à Paris en 1900 et le piétinement de leurs déjections séchées créait depuis le XVIIIe siècle un nuage que seules dissipaient les intempéries.
6De même, la fonction rituelle n’explique ainsi pas à elle seule les embaumements et, au moins depuis le XVIIIe siècle, la senteur des cadavres était mal supportée : « Le cimetière des Innocents, exhalant un méphitisme reconnu par plusieurs physiciens, devint un juste objet d’alarme pour le gouvernement8. » Ce fut une des raisons de la fermeture des cimetières intra-muros qui a conduit à l’expulsion des sépultures hors des villes : le charnier des Innocents, nous explique-t-on, sentait si fort qu’il indisposait les passants et risquait de les rendre malades. Au milieu du XXe siècle, l’insistance à ce propos, quand bien même elle pourrait paraître exagérée, doit être rapportée à son contexte : après août 1944 et la réduction par les Alliés de la poche de Falaise, des témoignages évoquent la puanteur des cadavres à une trentaine de kilomètres des charniers et même leur perception par les aviateurs survolant le champ de bataille. Or, il s’agissait de dépouilles d’Allemands, ce qui renvoie à l’odeur de l’ennemi, thème qui avait été développé lors de la Grande Guerre9.
7Mais ce n’était pas seulement les cadavres qui empestaient : des textes du XVIIIe siècle évoquent ainsi la puanteur des pensionnaires de Bicêtre perceptible dès la sortie de la ville, vers les Gobelins, à 3 kilomètres de là. Un autre sens explique peut-être cette perception olfactive : en ce temps, seule la campagne séparait la porte de la capitale d’un hospice que le relief permettait de voir. Quant à la duchesse d’Orléans, elle se plaignait vers le début du XVIIIe siècle de « la foule des gens qui […] dans les rues, cause une odeur si détestable qu’il n’y a pas moyen de la supporter10 ». Remarquons à cette occasion le nécessaire recours que le chercheur en sciences sociales doit avoir au spécialiste de la physiologie, la dimension somatique se révélant essentielle.
8Le monde du travail en France, pour sa part, est marqué par la mobilité géographique, à l’intérieur du pays d’abord puis à travers les frontières depuis les deux dernières décennies du XIXe siècle. Le dégoût à leur égard pouvait donc aussi relever de l’hostilité envers des hommes (et des femmes) venus d’ailleurs. Il arrivait à ce sentiment de rejet physique d’être intériorisé par les intéressés ou leurs proches : le petit François Cavanna a honte dans les années 1930 de l’odeur de son père, immigré italien, un temps ouvrier dans une entreprise assurant l’entretien des fosses septiques. Cela peut aussi mettre en œuvre des logiques que l’on peine à comprendre si l’on ne prend pas en compte les cultures d’origine et, à Paris, il serait intéressant de voir qui sont les travailleurs chargés de la collecte des déchets dans les passages privés de la Little India du quartier Saint-Denis11. Autre élément, le fait que la même odeur puisse avoir une signification bien différente selon le contexte professionnel : des décennies plus tard, le musicien de The Cavern, ce pub de Liverpool où les Beatles ont connu leurs premiers succès au début des années 1960, en évoque avec nostalgie l’odeur, un mélange d’effluves de désinfectant, de W.-C., de friture, de fumée et de sueur, tandis qu’elle suscite d’autres sentiments chez un surveillant de prison de la même génération qui a passé toute sa carrière dans un tel fumet.
Le dégoût au travail
J’mettrai plus les pieds dans cette taule, hein ! Vous, rentrez-y, vous allez voir quel bordel que c’est ! On est dégueulasse jusqu’à là [elle montre ses bras], on est toute noire, faut l’voir12 !
9La jeune gréviste d’une usine de la banlieue parisienne qui ne veut pas reprendre le travail en met en avant la saleté et dit à ce propos tout son dégoût. C’est aussi sur ce registre qu’insistent aujourd’hui des ouvriers d’un atelier de réparation et d’entretien de matériel ferroviaire :
Ouvrier, ça a un peu une image de quelqu’un de crade […] qu’est constamment dans la graisse.
10Et lorsqu’une fille leur parle de leur travail :
Je ne vais pas lui dire : « J’ai changé des sabots de frein, c’était dégueulasse, j’avais de la merde partout13 ! »
11Trois quarts de siècle plus tôt, dans un établissement de même type, la souillure au travail n’était guère évoquée, alors même que la maintenance des locomotives à vapeur était bien plus salissante14.
12Cette perception intense de la saleté de l’usine est relativement nouvelle : elle semble dater surtout du troisième quart du XXe siècle, et plusieurs éléments paraissent pouvoir l’expliquer : la diffusion d’abord de pratiques d’hygiène plus efficaces et donc une plus grande sensibilité aux odeurs, notamment corporelles, y compris dans le milieu professionnel : « À vue de nez, il est cinq heures » proclamaient les publicités pour le déodorant Rexona, montrant un cadre ou un patron incommodé par l’odeur des aisselles d’une secrétaire15. La propreté des bâtiments usiniers eux-mêmes s’est accrue et, au début du XXIe siècle, frappe l’observateur qui les a connues quatre décennies plus tôt. Enfin le travail « propre » des employés s’est beaucoup développé à la faveur de l’extension de cette strate sociale. L’ouvrière de Wonder, d’ailleurs, ne manque pas de souligner cette « distinction » relative :
On est dégueulasse jusqu’à là, on est toute noire, faut l’voir ! Bien sûr, les bonnes femmes qui sont dans les bureaux, elles s’en foutent.
13Mais il est aussi des permanences dans le dégoût face à certaines activités professionnelles. Ainsi est-il, dans une certaine mesure, de l’administration de la chair animale. Prenant l’exemple du dépeçage, Norbert Elias explique par le dégoût (« ce qui offense la sensibilité ») le fait que « des spécialistes [se] chargent », dans des lieux spécifiques, de ce qui était auparavant assuré au cœur de la vie sociale16. Les travailleurs des « tueries », nom ancien des abattoirs, subissaient une forte stigmatisation17 qui incluait l’implication (réelle ou supposée) de ces hommes dans des mouvements politiques considérés comme répugnants (un auteur voulant mettre en avant la place des milieux populaires dans l’antisémitisme antidreyfusard prend ainsi l’exemple des bouchers de la Villette)18. Dès l’époque moderne, après les temps étudiés par Norbert Elias, la disqualification sociale de cette activité a contribué même à restructurer l’espace de la cité. Louis-Sébastien Mercier estimait au XVIIIe siècle que le spectacle de l’abattage des bestiaux était susceptible de développer les pulsions sanguinaires et qu’il fallait non seulement le soustraire à la vue de la population mais encore n’utiliser pour cette activité que des personnes déjà réprouvées. Dès lors, lorsque les « tueries » furent bannies du centre de Paris, les abattoirs se trouvèrent relégués à la Villette, dans le même quartier que les pompes funèbres municipales, là aussi où avait été, au temps de François Villon, dressé le gibet de Montfaucon19. Au début du XXIe siècle encore, les travaux des sociologues, ceux notamment de Jocelyne Porcher et Séverin Muller, témoignent de la persistance de la stigmatisation des professionnels de ce secteur20.
14La fin du XIXe siècle voit l’émergence de métiers dont s’affirme le caractère qualifié, comme celui d’infirmière21, mais aussi la reconnaissance d’activités moins valorisées, comme celles des agents des pompes funèbres, tandis que la profession médicale, pourtant bien définie et encadrée dès le Consulat, voit ses modalités précisées dans les années 1890 par la loi Chevandier. La mort tend alors à accentuer son retrait hors de l’espace public et même privé à partir du milieu du siècle suivant. Le dégoût à son encontre perce désormais à travers maintes pratiques professionnelles, en des rythmes variables selon les métiers. J’ai ainsi pu personnellement constater que, pour la manipulation des cadavres, des gants en caoutchouc à usage unique étaient utilisés par le personnel d’un service de soins dès la fin des années 1970 (donc avant l’épidémie de sida). Plus significatif encore : auparavant, certaines infirmières détournaient déjà à cette fin les gants stériles, beaucoup plus onéreux22. Il faut cependant attendre deux décennies pour que l’usage du gant, sous toutes ses formes, se généralise : on le rencontrera alors, par exemple, dans les travaux ménagers, les métiers du bâtiment, et même chez les gardiens de la paix. Mais ce n’est que dans les années 2000 que le personnel des chambres mortuaires hospitalières les utilise à son tour. Cette dynamique de mise à distance par l’usage de gants n’est cependant pas récente. En août 1944, dans la région parisienne qui venait d’être libérée, des victimes d’exactions de l’armée allemande étaient exhumées ; dans les charniers, des prisonniers allemands en uniforme déterraient à mains nues des cadavres23 remis à des volontaires de la Croix-Rouge en blouse blanche qui, eux, avaient un foulard sur le nez et étaient munis de tabliers ainsi que de grands gants en caoutchouc24.
15Le port des gants au sein d’une même institution peut avoir des significations différentes selon le niveau de qualification et les fonctions : dans la police, si l’usage des gants permet aux gardiens d’éviter la souillure du contact avec le cadavre qu’ils transportent, il a en revanche pour les inspecteurs (puis les officiers) une tout autre visée, celle de préserver une scène de crime sans la polluer par son propre ADN. Quant aux commissaires, ils n’ont plus guère à toucher les morts.
16La mise à distance hygiéniste s’est opérée aussi par les habits de travail et leur usage rationalisé. Le processus de blanchiment des blouses des infirmières, qui entre 1870 et 1900 passent du noir au clair, est certes à mettre en rapport avec les travaux des hygiénistes, mais il accompagne et signale aussi la professionnalisation. Il ne se parachève que dans l’entre-deux-guerres, le blanc n’étant véritablement dominant que pendant un demi-siècle25. À partir des années 1980 se généralise le port du pantalon et l’adoption de tenues bleues ou vertes renvoie aux couleurs des locaux aseptiques. Le blanc est même un temps, avec le voile, emblématique de la profession, les aides-soignantes et autres auxiliaires de soin portant des tenues elles aussi identifiables, mâtinées de bleu ciel ou de rose26.
Sale boulot et boulot sale
17Le dirty work, au sens que lui a donné Everett Hugues, est bien distinct de la notion de dégoût physique (ou même moral). Dans le cas des policiers de base, le sale boulot, c’est la routine sans intérêt, la garde statique, l’enregistrement des plaintes, les contraventions, et, curieusement, depuis quelques décennies, la circulation (alors qu’il s’agissait auparavant d’un travail prestigieux très demandé). En revanche, le travail « sale », celui qui réclame une douche dès que possible27, est représenté par toutes les activités qui mettent en relation avec ce qui tend à être construit comme des « déchets » sociaux tels les corps en décomposition (ce qui peut conduire à « préfér[er] le cadavre frais du jour » trouvé sur la voie publique28) ou les clochards particulièrement à la dérive.
18La répugnance purement morale ne sera ici évoquée pour finir qu’en ce qu’elle est souvent engendrée par des atteintes au corps, et qu’elle se traduit volontiers par des réactions quasi-somatiques ou une « métaphorisation » en termes physiques de son expression29. Lors de l’expulsion sous Ceausescu d’un opposant roumain, les policiers, conscients qu’ils étaient en train d’envoyer quelqu’un à la mort, firent tout pour qu’il leur échappe, en multipliant en vain les arrêts entre le palais de Justice et l’aéroport. Cette errance plus ou moins maîtrisée finit par se traduire par l’expression d’un fort sentiment d’indignité livrée au commandant de bord : « Je crois qu’on voulait partager cette honte avec le dernier maillon de la chaîne qui emportait cet homme vers la mort », avoua l’un d’eux30. Quant à l’usage purement métaphorique du dégoût physique pour dire la répugnance morale, il n’est pas nouveau : Shakespeare déjà faisait dire à l’oncle d’Hamlet, Claudius, qui vient d’assassiner son propre frère : « Mon crime est fétide ! Il sent jusqu’au ciel. »
Sensibilités et résistances au dégoût : de quelques variations
19Ce que nous apprend l’analyse historique et sociologique de cet affect, c’est aussi c’est à quel point éprouver ou non le sentiment de répugnance obéit à des déterminations variées. L’habituation se révèle par exemple essentielle dans l’expérience vécue. Le spectacle d’une autopsie est par exemple une dimension rituelle de la formation des commissaires de police – comme celui d’une dissection l’est pour les médecins –, mais ce n’est pas le cas pour celle des gardiens de la paix. Ces derniers, en revanche, se rendent sur les lieux chaque fois qu’un cadavre est trouvé et le manipulent. L’impression d’être poursuivis par une odeur tenace de « mort » (sans que l’on sache toujours si celle du trépassé ou celle du trépas) les accable alors longtemps après leur retour, ce qui n’est pas le cas pour les inspecteurs ou les commissaires.
20Un autre vecteur de protection contre le dégoût réside dans la force sociale relative des acteurs et notamment la valeur relative qu’un corps de métier est capable d’attribuer à sa profession. Lorsqu’une sage-femme claironne qu’elle fait des « truc[s] crade[s] – nettoyer du sang, du liquide amniotique, du vomi » et que c’est devenu « une blague » avec ses collègues, elle se montre capable de brandir le stigmate et de lui enlever alors une part de sa force disqualifiante31. De même les anciennes infirmières, devenues cadres ou formatrices, n’assurant plus de soins auprès des malades et tentant de théoriser les tâches des soignantes (par opposition à la pratique des médecins) ne craignent plus de rejeter la dimension technique de leur métier pour mettre en avant les tâches de soins : le nursing, qui consiste, entre autre, à nettoyer les patients souillés. Mais elles parviennent aussi à produire un discours qui enchâsse cette tâche dans un discours sur le care capable de l’ennoblir.
21Tout semble aussi affaire de contexte, et des significations secondaires, pas toujours explicites, associées à l’activité. Les potentielles connotations sexuelles d’une action peuvent secréter le dégoût. Il existe ainsi une technique pour soulever les malades en préservant sa propre colonne vertébrale. Mais elle nécessite une sorte de corps à corps entre patient et soignant. Depuis le début des années 1990, elle est appliquée sans réserve par les kinésithérapeutes32 – milieu plutôt masculin. Infirmières et aides-soignantes sont très réticentes à l’employer.
22Notons enfin que le dégoût, physique et moral, socialement présent dans nos sociétés rejaillit sur le travail intellectuel lui-même. En étudiant les gardiens de la paix, les croque-morts ou les éboueurs, j’ai eu l’occasion de m’apercevoir que la réception de ces recherches n’était pas le même que pour mes travaux sur les cheminots ou les infirmières. Alors que, dans un ouvrage, je suggérai l’intérêt que devraient manifester les chercheurs en sciences sociales pour les « dames-pipi33 », certains lecteurs m’ont avoué s’être demandé s’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie tant se révèle peu légitime un tel sujet. Il est vrai que la chose se vérifie également à propos des objets de recherche suscitant la désapprobation, la répugnance morale ou la haine sociale34.
Conclusion
23Une histoire du dégoût au travail, si elle était tentée, se situerait au croisement de l’histoire du travail, de l’histoire du corps et de celle de la vie privée. Elle mobiliserait les outils de l’histoire sociale comme ceux de l’histoire politique. Mais en ce domaine, plus sans doute qu’en beaucoup d’autres, la question des sources se pose de manière exacerbée. Parce qu’il s’agit ici de sensations, de surcroît malaisément verbalisées, elles ne nous parviennent qu’avec difficulté. La révolte et le dégoût devant la guerre et ses atrocités n’apparaissent pas, par exemple, dans les carnets d’infirmières de la Grande Guerre, avant tout destinés à l’édification de leurs lecteurs. Ils sont en revanche bien présents dans leurs journaux intimes qui n’avaient pas cette ambition édificatrice et qui n’ont d’ailleurs été publiés que très tardivement. Rarissimes sont aussi, dans les écrits des combattants, les évocations des bruits émis par les cadavres en décomposition dans des conditions climatiques tempérées, et qui évoquent des flatulences35. Ces choses qui ne se disent ni ne s’écrivent s’effacent alors peu à peu des mémoires. Quand sa manifestation est dénuée de fonctions utiles – comme celle qui avertit d’un danger ou met sur la voie d’un diagnostic – le dégoût « ne supporte guère d’être décrit pour lui-même36 ». Cela semble encore plus vrai du dégoût face au travail, ressenti par des travailleurs en situation dominée, peu enclins de surcroît à laisser des traces – notamment écrites. Ce dégoût, plus que d’autres, doit être tu car l’honneur et l’orgueil professionnels l’exigent souvent. Les sorties du métier, avec les ruptures de l’entre soi protecteur qu’elles supposent, pourraient alors représenter les espaces privilégiés où recueillir des données sur les dégoûts au travail comme en témoignent l’ouvrière de Wonder en fin de grève, citée plus haut, ou le cas complexe de Patrice Declerck fuyant la BAPSA37.
24Restent des phénomènes qui échapperont toujours à l’historien. Le plus gros de ce qu’ont ressenti dans leur labeur quotidien les travailleurs des XIXe et XXe siècles en relève probablement.
Notes de bas de page
1 Peneff Jean, L’hôpital en urgence. Étude par observation participante, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1992. Peneff Jean, Les malades des urgences. Une forme de consommation médicale, Paris, Métailié, 2000.
2 « Je crois d’ailleurs aujourd’hui que l’histoire des émotions est une des grandes branches de l’histoire et celle qui a sans doute le plus d’avenir. » Corbin Alain, « La fabrique de l’histoire », France-Culture, 15 avril 2013.
3 Dont témoigne la fondation en juin 2013 de l’Association française d’histoire du travail.
4 Bruno Bertherat, Michel de Certeau, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Pascal Quignard, Jean-Louis Robert, Myriam Tsikounas et Georges Vigarello.
5 Les notions de souillure, de pureté, d’impureté, y sont par ailleurs essentielles.
6 Le lecteur comprendra que dans ce texte je doive m’appuyer souvent sur mes travaux à propos d’activités que je n’avais pas étudiées dans cette perspective.
7 Bonneff Léon et Bonneff Maurice, La vie tragique des travailleurs, Paris, Jules Rouff et Cie, 1908.
8 Mercier Louis-Sébastien, Le tableau de Paris, Paris, La Découverte, 1998 [1781-1788], p. 46-48.
9 Courmont Juliette, L’odeur de l’ennemi. L’imaginaire olfactif en 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2010.
10 Elias Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 283.
11 Vuddamalay Vasoodeven, « Une micro géographie indienne à Paris. Le Little India du Faubourg Saint-Denis », Panoramique, no 65, 2003, p. 62-69.
12 Une ouvrière gréviste dans le documentaire d’étudiants de l’IDHEC, La reprise du travail aux usines Wonder, Saint-Ouen, 9 juin 1968.
13 Thibault Martin, Ouvriers malgré tout. Enquête sur les ateliers de maintenance des trains de la Régie autonome des transports parisiens, Paris, Raisons d’agir, 2013, p. 240 et p. 323.
14 Chevandier Christian, Cheminots en usine, les ouvriers des Ateliers d’Oullins au temps de la vapeur, Lyon, PUL, 1993, p. 30-36.
15 La dimension sexuée du dégoût au travail serait aussi à développer.
16 Cité in Elias Norbert, op. cit., p. 258-259.
17 Dans la 282e des Mille et Une Nuits, une jeune femme apprenant son infortune conjugale décide de se venger en ayant des relations sexuelles avec l’individu le plus répugnant et choisit à cette fin un employé d’un abattoir.
18 Fournier Éric, La cité du sang, Paris, Libertalia, 2008 ; l’auteur y parle d’« une corporation de “tueurs” herculéens, qui fascinent les antisémites en quête d’une base populaire conforme à leur idée de la France ».
19 Bertherat Bruno et Chevandier Christian, Paris dernier voyage. Histoire des pompes funèbres (XIXe-XXe siècles), Paris, La Découverte, 2008, p. 28-43.
20 Porcher Jocelyne, La mort n’est pas notre métier, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, dans lequel les éleveurs se définissent en négatif par rapport à ceux qui tuent les animaux, et Muller Séverin, à l’abattoir, Paris, Éditions de la MSH, 2008.
21 Chevandier Christian, Infirmières parisiennes (1900-1950). Émergence d’une profession, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
22 Dans un hôpital de rééducation fonctionnelle dans lequel j’ai travaillé comme agent de service d’août 1975 à mai 1976, des gants chirurgicaux stériles étaient couramment utilisés pour des sondages urinaires (effectués par les infirmières ou les patients). Ils pouvaient alors être détournés pour d’autres tâches (toilette mortuaire, toilette d’un patient s’étant souillé) et l’administration a mis alors à la disposition du personnel des gants moins onéreux qui n’étaient pas proposés dans les autres établissements du CHU.
23 Des tâches dégoûtantes peuvent être considérées comme une sanction.
24 « Fossés de Vincennes : découverte d’un charnier », Actualités cinématographiques, 5 septembre 1944, [www.ina.fr].
25 Chevandier Christian, L’hôpital dans la France du XXe siècle, Paris, Perrin, 2009, p. 125.
26 Voir ainsi pour les femmes soignantes des hôpitaux lyonnais, Chevandier Christian, Infirmières parisiennes…, op. cit., p. 280-281.
27 Il faut se poser la question, y compris en termes de physiologie et de chimie, de l’odeur récurrente de « la mort » ressentie par des personnes qui n’ont pas eu de contact physique avec un cadavre.
28 Desforges Bénédicte, Flic. Chronique de la police ordinaire, Paris, Michalon, 2007, p. 125.
29 Chevandier Christian, Policiers dans la ville. Une histoire des gardiens de la paix, Paris, Gallimard, 2012, p. 216-221 et p. 821-827 ; Chevandier Christian, Été 44. L’insurrection des policiers de Paris, Paris, Vendémiaire, 2014, p. 307-315.
30 Ibid., p. 140-142.
31 Lorenzi Daisy, « Caroline, sage-femme, nettoie “sang, liquide amniotique et vomi” », Rue 89, consulté en ligne le 6 juin 2013.
32 Qui, il est vrai, travaillent avec des patients qui ne sont pas souillés.
33 Chevandier Christian, « Deuxième partie : Austerlitz-Salpêtrière. Mémoires du travail en amont du pont d’Austerlitz », in Pigenet Michel (dir.), Mémoires du travail à Paris. Faubourg des métallos, Austerlitz-La Salpêtrière, Renault-Billancourt, Paris, Créaphis, 2008, p. 121-224.
34 Dominique Monjardet expliquait que la police est un « objet sale », tandis que la dimension morale de leur objet a pu affecter les travaux de Michel Offerlé sur les patrons ou ceux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sur la grande bourgeoisie.
35 À ma connaissance, seul Ernst Jünger l’évoque.
36 Memmi Dominique, Raveneau Gilles et Taïeb Emmanuel, « La fabrication du dégoût », Ethnologie française, vol. 41, no 1 « Anatomie du dégoût », 2011, p. 5-16.
37 Declerck Patrice, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001, p. 66-67.
Auteur
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