Les représentations du fœtus aux XIXe et XXe siècles entre attraction, effroi et répugnance
p. 183-195
Texte intégral
1Les imaginaires parentaux – et plus généralement sociaux – de la grossesse ont beaucoup évolué depuis quarante ans. Une des raisons en est l’esthétisation contemporaine du fœtus. Elle fait apparaître le succès public – d’ailleurs relatif – du réalisme déployé par la science embryologiste depuis la fin du XIXe siècle comme une étrange parenthèse au cœur d’une négation au fond continue de l’apparence peu « ragoûtante » du fœtus en développement. Tout se passe comme si son crâne et son ventre durablement disproportionnés et son faciès naturellement simiesque semblent ne pouvoir qu’indisposer le civilisé d’aujourd’hui.
2On assiste en effet depuis quatre décennies à une entreprise collective de déréalisation de la condition humaine prénatale normale, à laquelle participent maints secteurs du monde social, et dans laquelle l’art, par exemple, ou la pédagogie, ne sont pas en reste. Rien d’étonnant alors que l’administration de l’anormalité fœtale ait été affectée par cette dénégation collective. En témoigne l’exemple du dispositif sans précédent introduit en 1975 en France : l’interruption médicale de grossesse1.
La science embryologiste et son « réalisme fœtal »
3Jusqu’au XIXe siècle, la représentation du fœtus est fortement idéalisée : qu’il s’agisse des images d’embryons humanisés dans les peintures sacrées du Moyen Âge2 ou des cires anatomiques du français André-Pierre Pinson (XVIIIe siècle)3, sculptant des fœtus ressemblant à des nourrissons en miniature. L’exposition publique de fœtus anatomiques humains dans les musées, à partir du milieu du XIXe, constitue donc une importante transformation des imaginaires de l’engendrement.
4En 1850, les cires du docteur Adolf Ziegler représentent, en cinq étapes, les formes extérieures du développement de l’embryon humain, du 3e au 8e mois de grossesse. Les trois premiers stades se distinguent par la forme particulière de la tête de l’embryon, avec deux petits yeux situés latéralement et évoquant l’animalité. Puis, au stade fœtal, alors que les yeux deviennent particulièrement globuleux, le nez est épaté et la bouche traverse tout le visage jusqu’aux oreilles, encore très petites. Contrairement aux cires d’André-Pierre Pinson qui sont très claires, la couleur des embryons et fœtus d’Adolf Ziegler est foncée, avec le rouge tranchant des muqueuses qui deviennent apparentes (cf. photo suivante).
5Cette transformation de l’image du fœtus est brutale. Le discours scientifique, replaçant l’homme au cœur de l’évolution4 annihile la vision idéalisée du fœtus. En 1877, Ernst H. Haeckel, disciple et propagateur des travaux darwiniens, propose, dans sa « théorie de la récapitulation », de lier le développement embryologique aux différents stades de l’évolution des espèces. Illustrée par les représentations d’Adolf Ziegler ou d’Ernst H. Haeckel, le fœtus anatomique ressemble désormais aux primates. Il n’est plus à l’image de Dieu.
6Au XIXe siècle, dans les muséums, le fœtus anatomique se présente sous la forme d’un squelette ou d’un corps conservé dans le formol. Au sein de la Galerie d’anatomie comparée du Jardin des plantes de Paris5, le squelette prognathe et courbé du fœtus humain permet le rapprochement entre l’homme et le singe beaucoup plus clairement que ne le fait le squelette d’adulte humain. Le mode de présentation de ce fœtus met l’accent sur les échecs fréquents de la grossesse au XIXe siècle et évoque la morbidité, celle de la mère aussi bien que celle du fœtus. Le placement des bocaux de ces fœtus tératologiques dans les vitrines de muséums, en assimilant tératologies humaines, animales et même végétales, normalise pourtant le fœtus d’une autre manière. Le rapprochement entre ces différentes anomalies replace le « monstre humain » au cœur des inévitables imperfections du vivant. L’humain devient un élément de la nature parmi d’autre : ce qui produit un effet majeur de désenchantement du monde.
7À Paris, outre les différentes collections de fœtus malformés que l’on peut voir dès 1898 à la Galerie d’anatomie comparée, le musée d’anatomie pathologique Dupuytren, fondé à la mort de Guillaume Dupuytren en 1835, demeure l’endroit qui présente le plus de fœtus anatomiques. Mais ce lieu, qui est un musée de médecine ne contenant que des objets ou des restes humains, fait oublier les théories évolutionnistes : sans comparaison systématique avec l’anatomie animale, l’exposition de fœtus anatomiques évoque davantage l’univers des cabinets de curiosités, pour le public non averti, ou des laboratoires de la faculté de médecine, pour les étudiants.
8Tout en variant donc quelque peu dans ses formes, ce mode de présentation du fœtus anatomique dans les musées se poursuit tout au long du XXe siècle, jusqu’aux réformes muséales des années 2000. Ces représentations très réalistes de fœtus ou d’embryons humains, sains ou tératologiques, perdurent aussi dans les dictionnaires, comme en témoignent leurs éditions successives de 1969 à 2006. Il en est ainsi dans le Larousse médical illustré, jusque dans son édition de 1974. Alors qu’il s’agit d’un dictionnaire de vulgarisation médicale, on y voit 16 dessins d’embryons et de fœtus humains, du 10e au 123e jour, finement réalisés mais non colorés, s’inspirant des représentations d’Adolf Ziegler. Il faut attendre l’édition de 2006 pour que ces représentations soient remplacées par des photos plus esthétisées. Une analyse systématique des manuels scolaires de sciences naturelles permet le même constat : en 1977, par exemple, on y montre encore deux fœtus humains jumeaux, avortés et sanguinolents, disposés dans une cuvette de laboratoire, l’objectif pédagogique étant d’aider les élèves à distinguer la vraie gémellité de la fausse6. Dès les années 2000 par contre, ces images seront remplacées par d’autres : celles de Lennart Nilsson.
De Nilsson à Mac Guff : l’idéalisation fœtale de la seconde moitié du XXe siècle
9Les premières représentations publiques de fœtus vivants et esthétisés datent des photos produites par Lennart Nilsson en 1965 dans le magazine américain Life puis diffusées en Europe un an plus tard. Ces photos vont inonder, jusqu’à aujourd’hui, les médias se penchant sur la grossesse. Le fait que 8 millions de lecteurs américains se procurent en quatre jours ce magazine, qui retrace sur 16 pages les extraits du livre A child is born, a démontré la popularité de cette représentation du fœtus (voir photo suivante).
10Il semble que Lennart Nilsson réponde alors à un intérêt assez fort pour l’existence du fœtus in utero. Mais il s’efforce désormais de le montrer sous l’espèce de la vie et non plus celle de la mort fœtale : Nilsson a fait croire que ses photos sont issues d’endoscopies, alors qu’en réalité les fœtus photographiés sont morts et éclairés à travers des bacs translucides. Le photographe profite d’une période de sensibilité croissante, inaugurée au cœur des pays développés dans les années 1960, « au souci de soi7 » – et au souci de soi physique – projeté vers le début de la vie pour « ressusciter » le fœtus. Par ailleurs, les photos de Lennart Nilsson se mettent à ré-enchanter le fœtus alors que la médecine tentait jusque-là de toutes les manières d’objectiver sa réalité à la faveur de batteries d’examens. Pour les parents, c’est désormais une image idéalisée du fœtus qui servira de lieu de projection des grossesses, alors même quelles se déroulent dans des environnements de plus en plus médicalisés.
11Entre 1965 et 2000, Lennart Nilsson va produire d’autres images de fœtus dans des films ou reportages scientifiques. Mais l’idéalisation du fœtus se vérifie surtout dans les documentaires produits à partir des années 1990. Son film, A miracle of life, sorti en 1996, propose un montage d’images de fœtus qui semble répondre à plusieurs objectifs contradictoires. Il fait bénéficier ses anciennes photographies de fœtus morts esthétisés d’une série de zooms avant ou arrière afin de leur donner vie par le mouvement. Mais ceci ne leur confère encore qu’une mobilité relative : les membres demeurent pétrifiés, le visage inexpressif.
12Palliant cette insuffisance, une nouvelle image de fœtus, créée par Nils Tavernier avec l’aide du professeur René Frydman, apparaît en 2006 dans le film L’Odyssée de la vie. Le fœtus est davantage revitalisé grâce au mouvement et s’écarte encore plus de la représentation du fœtus anatomique. C’est la société de création d’images numériques « Mac Guff » qui se charge de cette réalisation. Le film se propose d’ailleurs de revisiter l’univers contemporain de l’engendrement en associant l’histoire romancée d’un couple français à des interventions d’experts.
13L’Odyssée de la vie révise alors l’embryogénèse en produisant des images très humanisées de fœtus et d’embryons. Dès le début du film, l’image de l’arrivée des spermatozoïdes dans un univers que l’on devine utérin s’associe, en fondu-enchaîné, au doux ressac de la plage d’Antibes lorsque le couple s’y promène : elle idéalise déjà la fécondation. Prononcé par Jacques Perrin, dont la chaude voix a vanté la nature dans de nombreux documentaires, le commentaire évoque des spermatozoïdes confrontés, d’emblée, aux valeurs de la civilisation contemporaine : « Tous vont mourir, tous, sauf un » ; c’est « le début d’une véritable course au trésor, d’un sprint éperdu », pour « la récompense due au vainqueur ». Évitant de rappeler la composante « animale » de la sexualité, les auteurs se contentent d’évoquer « la semence déposée par l’homme dans le ventre de la femme ». Manu – un père tendre au sourire permanent – s’efface d’ailleurs volontiers : il dit qu’il « attendait depuis des années que Barbara décide d’avoir un enfant ». Mais surtout, le processus procréatif s’affranchit progressivement de la présence parentale : tout est centré sur l’enchantement du développement embryologique. Comment s’opère l’engendrement ? Est-il naturel ou assisté par la science et la technique ? On se garde bien de nous le dire.
14Cette idéalisation de la conception prépare celles de l’embryon et du fœtus. Pour les premières images de l’embryon en formation, la réalisation fait intervenir toutes sortes de techniques cinématographiques. Le développement du système nerveux central qui se compose de l’allongement du feuillet dorsal du bourgeon embryonnaire n’est pas vu dans sa globalité, mais de l’intérieur, comme si l’on voyageait dans un vaisseau spatial. Ainsi distrait, l’esprit du téléspectateur évite la confrontation avec la vision potentiellement très animalisée de l’embryon humain dont le renflement cérébral occupe pourtant à ce stade les deux tiers de la masse du cerveau. Autre euphémisation pratiquée par les ingénieurs de la société « Mac Guff » : immédiatement après cette « traversée » dans ses hémisphères cérébraux, on aperçoit bien l’embryon dans sa globalité. Mais il apparaît en transparence, laissant voir l’activité cardiaque et vasculaire naissante. La production Mac Guff prend donc le risque de montrer la forme globale de l’embryon tout en sachant l’observateur concentré sur la naissance des battements cardiaques, c’est-à-dire sur le début de l’autonomie fœtale.
15Dans la deuxième partie du film, c’est l’expression du visage qui devient la pierre angulaire du message iconographique. Progressivement animé de la complexité des sentiments humains, le visage est le miroir de la personnalité naissante du fœtus. Après que les progrès sensoriels du fœtus aient été démontrés, les expressions de son visage s’enrichissent de mimiques de plus en plus complexes : occupé à regarder ses mains de manière attentive comme s’il comptait sur ses doigts, le « fœtus Mac Guff » sourit franchement, comme un enfant découvrant un cadeau. Saisissant son cordon, il paraît s’en étonner dans une mimique qui le pousse à relever ses sourcils et ouvrir grand ses paupières8. Alors que la prise de vue remonte sur son visage, le fœtus fait preuve, en une fraction de seconde, d’une humanité encore plus profonde : fermant sa bouche, il sourit complètement et plisse doucement ses yeux ; il a donc du plaisir. Idéalisé, ce fœtus est aussi doté d’un physique bien particulier, féminisé : le nez est bien taillé, très petit et plutôt anguleux sans être pointu. Or, le nez est dans de nombreux supports (films, dessins animés, bandes dessinées) un élément souvent déterminant du caractère « civilisé » du sujet : trop gros, il masculinise et surtout animalise la figure. Enfin ce fœtus montre aussi, à plusieurs reprises, et en gros plans, des yeux bleus : il est d’évidence de type « caucasien ».
16Depuis le début de l’animation numérique du fœtus, celui-ci est ainsi rendu prématurément « bébé ». Dans cette naissance de l’expression avant l’expression, L’Odyssée de la vie fabrique, elle, carrément un « enfant » prématuré. Fœtus à la place d’embryon, bébé à la place de fœtus, ce dispositif iconique vieillit le fœtus pour le doter des qualités et compétences typiques d’un être évolué : il montre son plaisir, c’est qu’il est content, qu’il pense, qu’il imagine, enfin qu’il communique. Digne de notre culture, c’est un être performant.
Une déréalisation fœtale poursuivie jusque dans l’art
17La promotion d’un fœtus idéalisé se poursuit ailleurs. Tout d’abord, les réformes muséales des années 2000 ont permis aux muséums français qui possédaient encore des fœtus anatomiques de les placer en réserve. Il s’agissait, nous dit-on, de protéger le public d’un objet qui commençait à être négativement perçu. La loi du 4 janvier 2002 précise que les muséums doivent tenir compte du « plaisir du public » dans leurs nouvelles normes muséographiques. Notre enquête systématique auprès de tous les muséums sur le territoire français confirme aujourd’hui la disparition quasi-totale du fœtus. Seule exception, il perdure à la Galerie d’anatomie comparée du Jardin des plantes de Paris. Mais son placement, en galerie no 52, entre une reconstitution de Lucy et quelques pièces de tératologie animale – soit entre la préhistoire de l’humanité et la monstruosité animale – est éloquent. Ainsi connoté comme arriéré ou animalisé, le fœtus appelle légitimement le dégoût9. Il a en tout cas déserté l’espace des squelettes humains « propres » où, de plus, sa présence fonctionnait comme un argument en faveur de la théorie évolutionniste. En 2006, l’image du fœtus anatomique abandonne aussi les pages du Larousse médical illustré et dans tous les manuels de sciences naturelles, elle est remplacée par celle du fœtus Nilssonien.
18Dans l’art contemporain, l’image du fœtus anatomique persiste, mais d’une manière qui le déréalise aussi, quoique d’une autre manière. Dans une présentation appelée Évolution, le sculpteur anglais Marc Quinn propose une série de six sculptures d’embryons et de fœtus humains, en marbre blanc, représentant le développement embryologique sous sa forme réaliste, non esthétisée. Mais ces statues sont surdimensionnées et le choix du marbre blanc comme matière contredit le réalisme de l’œuvre, évoquant plutôt les statues de l’Antiquité ou de la Renaissance, porteuses de thèmes mythologiques, donc irréels. C’est aussi l’impression qui se dégage des sculptures de fœtus présentées par les artistes hyperréalistes australiens Ron Mueck, montrant des œuvres géantes, ou Patricia Piccinini, qui crée des personnages anthropomorphes : le réel fœtal est de nouveau trahi.
19Les représentations réalistes des artistes chinois Xiao Yu, Sun Yuan ou Zhu Yu contredisent-elles cette idéalisation fœtale ? Elles montrent respectivement, en 1999 et en 2001, une tête de fœtus humain greffée sur un corps de mouette, un nouveau-né mort posé sur la glace à proximité d’une tête de vieillard décapité ou l’artiste lui-même en train de consommer un corps de fœtus humain bouilli. Le dégoût suscité par la présentation de ces œuvres confirmerait plutôt la vocation de l’art contemporain à transgresser les normes de la sensibilité : c’est précisément parce que c’est normalement « irregardable » que c’est montré ici, dans cet espace si particulier. C’est le cas du fœtus anatomique comme des déchets ménagers, des excréments humains ou des corps vieillis.
20La déréalisation de l’image du fœtus s’accentue encore dans le cinéma d’horreur où l’on retrouve le fœtus anatomique mais bestialisé, comme si, sous cette forme, il ne pouvait prendre que le chemin de la fiction. En témoignent les représentations d’aliens, réactualisées dans le film « After Earth » (2013) de Manoj Nelliyattu Shyamalan : les aliens s’orientent dans l’espace en percevant les hormones humaines de la peur et le héros (Kitai) doit « s’effacer », c’est-à-dire maîtriser sa peur des aliens pour les tuer. S’identifiant à lui, le jeune spectateur doit également surmonter sa peur du « monstre fœtal » dans les scènes d’horreur. Mais c’est peut-être un message plus général envoyé à l’ensemble de la société : la séduction du « beau fœtus » est d’autant plus grande que le fœtus anatomique est exclu de la scène où il ne revient que sous une forme extrême, monstrueuse, et donc, à sa manière, de nouveau terriblement déréalisé.
Une idéalisation pratique : haptonomie et technologies virtuelles
21Hyper-présence d’un fœtus idéalisé et rejet du fœtus anatomique : ainsi se résume la modification des imaginaires du fruit de la grossesse depuis le début du XXe siècle. Or, une pratique et des techniques complètent ce dispositif. L’haptonomie en effet fait palper le « beau fœtus » aux parents, apprécier ses mouvements, preuve de son autonomie. Cette pratique lui accorde des capacités de déplacement dans un univers qui n’est plus seulement utérin (« il vient voir son père »)10, elle lui reconnaît des moments propices pour communiquer avec ses parents, à condition que la relation soit pacifique, etc. Sentir le fœtus, dans ces conditions, n’est plus seulement percevoir ses mouvements, c’est aussi matérialiser une image idéalisée et favoriser son intégration dans « l’image corporelle » maternelle. Cette autre image du fœtus idéalisé va contribuer à son tour à nourrir l’imaginaire parental.
22C’est aussi l’objectif des « échographies affectives11 » : il faut que l’image en 3 ou 4 dimensions12 réponde aux questions que les parents se posent sur leur fœtus, notamment sur le plan morphologique. À qui ressemble-t-il ? Est-il beau ? Sourit-il ?
23Plus récente, la ceinture-échographie « PreVue » vise à donner encore plus de réalité à l’image du « fœtus Mac Guff ». Il s’agit d’une ceinture munie, sur sa face interne, de capteurs destinés à percevoir l’activité du fœtus et, sur sa face externe, d’un écran montrant des images de ce fœtus, mais idéalisé. L’illusion se perfectionne, la suggestion se précise pour que la mère et l’entourage soient convaincus de la beauté de la représentation fœtale.
24Parents et proches d’une grossesse se retrouvent donc au contact de plus en plus fréquent d’images idéalisées du fœtus. Les créateurs d’images et les inventeurs de micro-technologies coordonnent leurs avancées. L’image idéalisée – et son envers monstrueux – devient la nourriture croissante des esprits. Le développement et le succès de la mise en vente récente des lunettes à « réalité augmentée » (« lunettes Google ») montrent que l’objectif est bien de superposer, en « temps réel », un modèle virtuel à la perception « naturelle » de la réalité. C’est d’ailleurs sur ce principe de « réalité augmentée » que certains échographistes médicaux proposent de passer des images de fœtus en 3 dimensions aux images en haute définition (« HD-live ») en faisant intervenir un ordinateur pour corriger le rendu iconographique.
Les effets sur les imaginaires de l’engendrement
25Alors que l’être humain est constitué de chair et d’ossature fœtales, le fœtus anatomique perd de sa réalité. Dans ces conditions, comment les femmes « voient »-elles leur bébé à la naissance ? Certaines réalités de l’accouchement ne peuvent être gommées : le passage des bébés par le bassin provoque parfois des déformations du crâne qui les enlaidissent ; leur peau peut être flétrie ou présenter des boutons (milium) dans 1 cas sur 2 s’ils naissent à terme ; les organes génitaux sont gonflés pour des raisons hormonales ; le visage et les yeux peuvent apparaître boursouflés, les mains et les pieds bleutés. Comparée à l’image du « fœtus Mac Guff », cette réalité peut entraîner une désillusion chez la mère aux premières heures de sa maternité.
26Mais il y a pire : si la normalité fœtale est impossible à regarder, que dire alors du fœtus malformé ? Cumulant les dégradations, les inaptitudes, ou les incapacités, son évocation rompt beaucoup plus radicalement l’enchantement de la grossesse. Une étude de terrain dans le cadre du diagnostic anténatal montre que l’idéalisation fœtale complique considérablement le travail des soignants. Comment évoquer aujourd’hui la malformation fœtale ? L’arrêt Perruche et la loi du 4 mars 2002 les obligent à informer les femmes enceintes. Or, l’anomalie fœtale tend à disparaître de notre univers. Le film L’Odyssée de la vie ne l’évoque même pas.
27Les femmes enceintes sont donc fortement poussées à intérioriser leur angoisse du « monstre fœtal ». Sur les sites de soutien aux femmes qui ont fait l’IMG (on les appelle des « mamanges »), on n’emploie jamais le mot de « monstre ». Les sages-femmes qui les accompagnent savent pourtant que la hantise de la monstruosité fœtale occupe bel et bien leur esprit. Même les statistiques de l’IMG confirment ce constat : les femmes choisissent quatre fois plus de poursuivre la grossesse lorsque l’anomalie du fœtus n’est pas visible. L’anomalie fœtale cristallise donc brusquement les représentations angoissantes des femmes enceintes actuelles, alors même qu’elles sont de plus en plus privées d’images réalistes pour s’y confronter. Les pharmacies ont progressivement fait disparaître les contenus de certains de leurs récipients transparents, jadis exposés. Seul encore à montrer des fœtus tératologiques en bocaux, le musée d’anatomopathologie Dupuytren de Paris n’accueille que 3 000 personnes par an alors que des vidéos privées qui décrivent ses collections comptabilisent plusieurs millions de vues sur Internet. Le signe et l’image à distance, remplacent le contact direct avec le bocal, devenu intolérable aux nouvelles sensibilités.
28À l’horizon de cette impuissance collective, la difficulté à intégrer dans nos sociétés l’anomalie adulte. Un seul exemple ici : la manière dont l’histoire des sœurs siamoises, Abby et Brittany Hensel, est relatée depuis leur enfance par les médias américains et européens. Nées en 1990, dans le Minnesota, ces deux sœurs bicéphales sont unies par un même bassin, mais possèdent 2 colonnes vertébrales, 2 estomacs et 4 poumons contre seulement 2 membres supérieurs et inférieurs. À l’ambiguïté corporelle s’ajoute celle de la fusion cérébrale puisque certaines commandes motrices nécessitent la coordination des deux sœurs alors que d’autres sont individualisées. Un documentaire leur a été consacré. Bien que son objectif soit apparemment de conduire à une « acceptation des différences », la réalisation pratique une mise en scène à double lecture : les deux sœurs sont comiques devant le miroir de la salle de bain lorsqu’elles s’efforcent toutes deux de se coiffer mais deviennent franchement touchantes lorsqu’elles témoignent de leur souffrance sociale, assises sans bouger sur un canapé. Le metteur en scène a certes autorisé un peu de voyeurisme et de moquerie, mais en demi-teinte – ce qui est déjà énorme, et exceptionnel : l’humour en ces matières se trouvant en général fortement combattu par l’exigence d’« humanisme ». Il n’est plus guère autorisé de rire franchement de l’anomalie, comme on le faisait jadis dans les « zoos humains » ou les spectacles forains où on venait s’amuser devant les « Entre-sorts » et les figures affligées de fortes anomalies physiques : femme à barbe, homme serpent, etc.13. Même la fascination pour la dégradation humaine – bref l’ambivalence elle-même – doit être désormais tue. L’éducation à la civilité exige l’intériorisation des affects liée à la monstruosité, serait-elle normale.
Les effets sociaux de l’idéalisation fœtale sur l’IMG14
29Cette évolution récente des mentalités quant à la représentabilité de l’engendrement a eu au moins trois conséquences identifiables.
30La question de la monstruosité n’étant tout d’abord plus réglée collectivement mais individuellement, par les imaginaires, l’intériorisation de sa représentation tend à la rendre encore plus répulsive. En témoigne le travail des sages-femmes qui présentent aux mères leur « bébé » lors de l’IMG : l’habillant, cachant ses malformations, elles tentent en fait de le « détératologiser ». Dans l’immense majorité des cas, les mères disent avoir découvert un « beau bébé ». Mais les sages-femmes disent l’inverse : il n’est pas si beau, il est abîmé par l’IMG, parfois macéré, de petit terme, il peut être aussi dysmorphique. Mais si les mères accèdent si facilement à cette représentation d’un fœtus mort mais beau, c’est que leur imagination en avait spontanément et considérablement exagéré la monstruosité lors de l’annonce de l’anomalie.
31L’angoisse et/ou la détresse des parturientes, en second lieu, pousse les médecins, à une communication très contrôlée. Certains soignants usent d’images fortes pour influencer les parents : ils montrent par exemple des enfants amputés sur un écran d’ordinateur. D’autres font des mimiques pour évoquer le fœtus. Mais nos observations de terrain montrent surtout que les soignants ont à cœur de ne pas choquer les parents. Parfois même, comme dans les cas de malformations faciales bénignes, ils s’efforcent d’atténuer la répulsion des parents en ne leur montrant que des photos de fentes labiales corrigées. Cela les oblige aussi à utiliser un langage affectivement neutralisé dans des cas difficiles : quand le « bébé » redevient un « fœtus », c’est qu’il est malformé. On ne peut donc pas parler d’une orientation eugéniste de la médecine fœtale : elle semble surtout avoir à lutter contre un effroi et un dégoût croissants15.
32De nombreux chefs de service de médecine fœtale signalent enfin l’augmentation des refus parentaux de faire l’IMG malgré des handicaps importants et, parfois, des risques bien réels pour la santé des femmes enceintes. Selon les statistiques de l’Agence de biomédecine, le nombre de grossesses poursuivies dans de telles conditions augmente chaque année. Il est passé de 406 cas en 2005 à 762 en 2011, soit une augmentation de 47 % en 6 ans. Plus d’une fois sur dix, les parents refusent désormais l’IMG que leur propose le corps médical. D’après les professionnels, cela serait dû à des motivations religieuses qui s’affermiraient. Mais les parents qui refusent l’IMG le font quatre fois plus souvent quand l’anomalie n’est pas visible. La manière dont les mouvements Pro-life construisent leur stratégie de communication peut sans doute contribuer à expliquer ce phénomène. Sur leurs sites Internet ou leurs tracts, ils comparent les images de fœtus idéalisées à des photos de fœtus avortés sanguinolents, dégradant ainsi la pratique de l’avortement. Mais les premières de ces images reposent en fait, comme on le sait aujourd’hui, sur le travail de Lennart Nilsson, c’est-à-dire sur une supercherie : malgré les apparences, ce sont toutes des images de fœtus avortés, pour certains esthétisés et « ressuscités » pour les besoins de la cause. L’humanisation et l’esthétisation du fœtus ont donc bien pour conséquences objectives à favoriser les mouvements Pro-life. Pourfendeur de l’avortement, le professeur Jérôme Lejeune avait ainsi conté l’allégorie de Tom Pouce, petit embryon fragile et « maltraité », à l’image des trisomiques que sa fondation a choisi de défendre16.
Conclusion
33Dans le processus de civilisation, tel qu’il est décrit par Norbert Elias, c’est la réalité du donné corporel et des pulsions qui est forcée par étapes de se voir euphémiser et maîtriser. C’est au fond ce qui s’est produit à l’égard du fœtus dans le troisième tiers du XXe siècle. Il s’est individualisé, constitué davantage comme une personne et sa représentation s’est esthétisée. Après la publication des photos de Nilsson en 1965, et en dépit de leur immédiat et considérable succès, il a fallu cependant attendre quatre décennies pour voir le fœtus normal se retirer véritablement des musées, des manuels scolaires, des dictionnaires, ou réapparaître dans l’art, mais sous une forme extrême, provocante, et proscrivant en tout état de cause tout réalisme tranquille.
34Cette évolution est-elle irréversible ? Elle semble en tout cas avoir déjà produit des effets : les pratiques hospitalières en paraissent affectées. La hantise de la monstruosité est devenue très présente – plus de neuf sur dix des couples parentaux à qui est annoncée la naissance d’un trisomique demandent aujourd’hui une IMG – mais surtout la visibilité de l’anomalie est devenue un critère déterminant de la décision parentale, y compris en défaveur de l’IMG.
35Certes l’euphémisation verbale de cet effroi est aujourd’hui de mise. Depuis la loi française de février 2005 sur le handicap, on ne parle par exemple plus de « personne handicapée » mais de « personne en situation de handicap ». Henri-Jacques Stiker parle d’« indistinction17 » pour décrire ce phénomène18. Mais à rebours de cette « political correctness », les imaginaires individuels semblent partiellement échapper au processus de civilisation, ou dessiner son revers : comme l’art, mais plus « honnêtement » que lui, ils esquivent le polissage des rapports sociaux en avouant ce qu’il cèle. Il y avait jadis des lieux pour éprouver et manifester publiquement l’horreur et l’étrange séduction de l’anomalie : dans les foires, devant les personnages d’« Entre-sorts », ces corps anormaux promus en objets de curiosités. Mais la progressive civilisation de notre regard sur l’anomalie rend cette dernière de plus en plus insupportable, tout en interdisant toute expression de dégoût, d’effroi ou de dérision défensive à son encontre. La déréalisation et l’esthétisation fœtales rendent alors les imaginaires de la monstruosité d’autant plus puissants qu’ils ne semblent plus guère avoir d’espaces autres qu’intérieurs pour se déployer.
Notes de bas de page
1 Ce travail est issu d’une thèse intitulée L’ange et le monstre. Esthétisation fœtale et deuil d’enfant : le cas de l’interruption médicale de grossesse (IMG), soutenue en novembre 2014 à la Sorbonne nouvelle pour le doctorat en anthropologie sociale, sous la codirection de Jean-Jacques Courtine et Dominique Memmi. L’auteur est malheureusement décédé peu de temps après sa soutenance, et avant de voir la parution du présent ouvrage. Publier la contribution qu’il avait eu le temps d’écrire est le meilleur hommage que nous puissions lui rendre. La publication de sa thèse, de même, est en cours (note des coordinateurs).
2 Les peintures sacrées en Occident traitent souvent le thème de l’Annonciation, matérialisée par la descente de l’embryon de Jésus vers le ventre de Marie. Il est figuré sous la forme d’un corps d’enfant. Selon les commentateurs de l’art chrétien, il s’agit de faire comprendre que le Christ a bénéficié d’une conception particulière : contrairement au commun des mortels, il ne reçoit pas un corps de chair de ses parents.
3 André-Pierre Pinson, chirurgien en chef et céroplasticien renommé, sculpte des fœtus de 1 et 3 mois, avec leur placenta, mais qui sont en réalité des nourrissons en miniature dont la coloration singulière semble leur donner vie.
4 Darwin Charles, De l’Origine des espèces, ou des Lois du progrès chez les êtres organisés, Paris, Guillaumin, 1862.
5 Trois scientifiques sont à l’origine de la création de la Galerie d’anatomie comparée et de paléontologie du Jardin des plantes de Paris, Georges Pouchet pour l’anatomie comparée, Albert Gaudry pour la paléontologie et Ernest Hamy pour l’anthropologie. Dès 1890, l’objectif est de faire de ce lieu un espace avant-gardiste, conçu contre les réticences antiévolutionnistes du Jardin des plantes et muni d’une architecture originale qui rompt avec les anciens bâtiments royaux. Mais le jour de l’inauguration en 1898, l’absence volontaire de l’architecte de la galerie, Ferdinand Dutert, est le signe que les intentions premières des concepteurs n’ont pas été complètement respectées : au lieu des 10 000 m2 de galeries prévues par les 3 scientifiques pionniers, seuls 2 500 ont été construits. On arrivera pourtant à y placer 10 000 spécimens.
6 Bergeron Jacques, Hervé Jean-Claude, Lemaître J.-P. et Monier Jacques, L’homme, éveil à la vie, Biologie 3e, collection Marcel Oria, 1977.
7 Voir par exemple Requilé Élise, « Entre souci de soi et réenchantement subjectif. Sens et portée du développement personnel », Mouvement, no 54, 2008/2, p. 65-77.
8 Voir la deuxième photo.
9 Il suffit, comme nous l’avons fait, d’écouter les commentaires du public à l’observation des squelettes de fœtus pour se rendre compte du dégoût qu’ils secrètent.
10 Voir le reportage sur France 5 dans « Allô Docteur » en décembre 2009 mettant en scène un couple face au docteur Catherine Dolto.
11 Également appelées « échographies plaisir » ou « échographies tendresse », elles sont proposées dans des centres privés par du personnel non médical formé à la profession d’« échographe ».
12 L’échographie 3D montre le fœtus en volume. L’échographie 4D montre les mouvements du fœtus en temps réel.
13 L’« Entre-sort » était un spectacle forain où le spectateur entrait par une porte et sortait par une autre. Le spectateur contemplait des anomalies corporelles qui étaient souvent le fruit d’un montage ingénieux. Mais parfois il s’agissait aussi de « vraies » étrangetés humaines, difformités ou anomalies.
14 Les modalités de l’IMG ont été précisées par la loi du 17 janvier 1975, modifiée par celle du 4 juillet 2001 qui définit deux indications : pour raison fœtale, s’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection de particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ; pour raison maternelle, si la poursuite de la grossesse met en péril la santé de la femme.
15 Parmi les consultations pré-IMG auxquelles nous avons assisté, citons par exemple, pour illustrer notre propos, le cas de cette jeune femme ayant trouvé « géniales » les images en 4D de l’échographie « plaisir » qu’elle a souhaité réaliser au 5e mois de grossesse. Jusqu’à ce que l’échographe (non médecin) lui dise qu’il trouvait la vessie de son fœtus un peu grosse. Angoissée, elle fut orientée vers le service de diagnostic anténatal qui a confirmé la bonne santé de son fœtus, moyennant une petite leçon de morale sur la pertinence de la pratique à l’échographie en 4D relevant, selon les termes du chef de service, de « l’exercice illégal de la médecine ».
16 Voir le site de la fondation Jérôme Lejeune à ce sujet.
17 Stiker Henri-Jacques, Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 98.
18 Entreprise de correction linguistique qui ne semble pas avoir véritablement fonctionné : dans les administrations concernées, MDPH ou collectivités locales, perdure l’expression de « personne handicapée ».
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011