Des gants aux « bisous » : le soin aux personnes atteintes de démence1
p. 139-149
Texte intégral
1En milieu institutionnel, les personnes âgées atteintes de démence sont à un stade avancé de leur maladie. Elles assurent avec difficulté les activités de la vie quotidienne ou n’en sont plus capables2. Leurs troubles ne vont que s’aggraver, les amenant progressivement vers un état de dépendance important3. Les soins à ces patients vivant en institution sont de natures diverses, à la fois singulières et répétitives. Ils occasionnent une grande charge physique, intellectuelle et surtout émotionnelle pour les soignants. Ils peuvent provoquer chez eux de la souffrance, des sentiments d’impuissance, d’échec, de colère et de culpabilité4.
2Plusieurs travaux5 portant sur l’expérience des soignants en rapport avec les corps malades, vieux, mourants montrent que le corps à corps soignant-soigné, bien que quotidien et routinier, est difficile. En outre, les personnes atteintes de démence ne peuvent plus appliquer les codes sociaux habituels régissant la relation, ce qui particularise les soins qui leur sont dispensés6. Les soignants éprouvent des sentiments de peur et d’impuissance face à cette population7. Ainsi, les représentations que les soignants ont de la démence, de ses manifestations imprévisibles (déshabillages fréquents, errances, agressivité verbale et physique, gestes désinhibés) et des rapports intimes et inévitables lors des soins pourraient conduire ces professionnels à limiter l’usage du « toucher affectif » auprès de cette population. Il apparaît en effet que leurs gestes auprès des patients âgés ou atteints de démence ont prioritairement une visée instrumentale8. Les entretiens semi-directifs menés auprès de quatorze infirmières et seize aides-soignantes visent à mieux comprendre le rapport, pour chacun de ces métiers, entre représentations de la démence et du patient et nécessité du contact physique au quotidien.
Infirmières et aides-soignantes face à la démence
3Quelques préalables sur les représentations sociales qu’ont les soignants de la démence permettent de mieux saisir ce qui se passe lors des soins prodigués et plus précisément lors des contacts corporels. Ces représentations sont centrales dans la dynamique des relations sociales comme dans les pratiques. Elles agissent en tant que systèmes d’interprétations régissant la relation au monde et aux autres. Elles permettent d’orienter et d’organiser les conduites et les communications sociales9.
4Les représentations que les soignants ont de ces patients diffèrent selon les études. Un rapport révèle que les représentations de la démence sont assez homogènes selon les populations étudiées, qu’il s’agisse ou non de personnes proches des malades ou de professionnels de santé10. Il apparaît même que les craintes face à cette maladie augmentent avec les connaissances. Pour d’autres auteurs, les soignants ont d’abord une représentation biomédicale de la démence11 qui cohabite avec une vision orientée vers la personne12. Les infirmières se démarquent des autres professionnels en étant le moins d’accord avec une vision déshumanisante de la maladie13. L’expérience professionnelle auprès de ces personnes n’est pas suffisante pour modifier les représentations des soignants, une formation spécifique paraît nécessaire14.
5Pour évoquer le résident âgé atteint de démence, les interviewées des deux groupes font référence en priorité à leurs expériences quotidiennes qui les amènent à le percevoir selon deux angles opposés. D’une part, le résident est considéré comme étant atteint de troubles, exprimant des comportements en fort décalage avec les codes de sociabilité en vigueur, parfois perçus comme proches de ceux d’un animal :
Elle criait comme un animal, elle avait plus grand-chose comme phrase compréhensible ; elle mélange tous les mots et puis elle peut être agressive comme très gentille et puis ça change à chaque moment son état d’humeur, voilà, je la vois comme ça et puis qui court dans les couloirs toute la journée.
6D’autre part et simultanément, les soignants parlent de ces patients comme des personnes « à part entière », la personne atteinte de démence est « un être humain avant tout ». Les soignantes recourent à des valeurs mises en exergue dans les chartes et les philosophies de soins des institutions, ce qui leur permet de limiter le risque de ne plus lui reconnaître sa pleine dimension humaine.
7Les infirmières diplômées ont recours de manière particulièrement fréquente aux métaphores :
C’est affreux, il y a des gens qui veulent toujours partir, enfin disons presque tous, c’est quelqu’un comme dans un roman qui est dans un monde étranger… ; c’est instinctif, comme on prend un enfant, comme on touche un enfant.
8Par ces recours aux figures de l’étranger ou de l’enfant, les infirmières se fabriquent une distance avec patient, et tendent à écarter la dimension corporelle de la maladie au profit de sa dimension mentale. Il est vrai qu’elles les touchent peu, déléguant cette tâche aux aides-soignantes. Ces métaphores ont une seconde fonction : celle de leur fournir des indices pour cerner le résident et guider par analogie leur pratique, en particulier celle du toucher. Mais donner du sens aux conduites démentielles peut aussi être interprété comme une stratégie limitant le risque de réification du résident.
9Pour décrire ces personnes malades, les aides-soignantes, quant à elles, font allusion à son besoin d’aide quotidienne :
Un résident a besoin d’aide pour toutes ses activités de la vie quotidienne, surtout les soins mais aussi manger, boire… l’aider dans l’habillage, sa toilette, le coucher. On s’en occupe tout au long de la journée.
10Face à la nécessité, elles font principalement appel au savoir pratique : « Faut trouver le système mais ce n’est pas évident. » Trucs et combines leur permettent de faire le travail malgré leur incompréhension médicale et thérapeutique. Les infirmières en revanche font davantage appel à leurs connaissances : « ça dépend du stade où il est dans sa maladie, parce qu’il peut y avoir un début de maladie avec des soins de légère guidance et en fin de maladie c’est une dépendance totale… » Se faire une idée de ce qu’est la personne atteinte de démence demeure certes la seule façon de pouvoir s’en occuper. Mais c’est aux aides-soignantes que revient la mise en pratique de ce savoir.
11Pour les aides-soignantes, le corps du dément est une intrigue concrète à prendre en charge, alors que pour les infirmières, c’est plutôt une maladie plus abstraite qui s’incarne dans un résident. Celui-ci apparaît ainsi tenu à distance et moins dangereux. Elles s’appuient aussi sur des normes professionnelles fortes : si le résident souffre, l’entourage est également touché par la maladie du parent. Entre métaphores figurant l’altérité, valeurs professionnelles idéales et représentation de la maladie, l’évocation du résident « réel » peut quelque peu s’estomper pour elles15.
L’épreuve du dégoût
12Selon divers auteurs, les soins au corps provoquent chez les soignants des expériences émotionnelles difficiles, mais souvent niées, car non conformes aux normes en vigueur dans les institutions de soins16. Pourtant, la nécessité d’aider ces patients pour la réalisation d’activités banales et quotidiennes comme boire, manger, uriner, déféquer confronte les soignants à des situations provoquant de la gêne17 et même du dégoût18. L’expérience de l’approche du corps des patients âgés est souvent considérée par les jeunes soignants comme une épreuve, dans le sens où les émotions sont vécues dans la solitude avec la nécessité de se dépasser ; même si c’est difficile, « il faut le faire19 ». Le soignant ne peut pas – ou ne doit pas – parler de sa répulsion à toucher un corps ressenti comme effrayant20. Il est d’autant plus inquiet que le malade ne peut pas toujours juger correctement la situation et évaluer ce qui attendu et acceptable, le soignant est sa propre mesure21. Lawler et Collière (2002) évoquent Weinberg22 qui décrit les règles sociales à respecter pour que la nudité dans un camp de nudistes soit considérée comme normale et ne provoquant ni émotion ni gêne. En milieu hospitalier, de tels codes existent aussi et sont assimilés en peu de temps par les patients23 : mais pas par ceux ayant de sévères troubles cognitifs. Les résidents atteints de démence transgressent fréquemment et de manière imprévisible les codes sociaux en rapport avec l’usage du corps. Les soignants font alors souvent preuve d’une certaine rigidité lors des contacts physiques par crainte que cette rupture d’intimité soit mal interprétée. Il leur est parfois difficile de trouver la bonne distance relationnelle et ils adoptent des réponses stéréotypées24. Cette difficulté n’est pas clairement avouée et certains auteurs émettent l’hypothèse que la confrontation constante des soignants au corps à corps avec les patients interdit toute réflexivité et remise en cause des pratiques de soins25, puisqu’ils sont censés maîtriser leurs émotions et leur affectivité26.
Toucher des personnes atteintes de démence
13Dans notre étude, les soignants n’explicitent que rarement le toucher. Ce sont essentiellement les infirmières qui en parlent, mais à propos de situations de crise ou comme outil de prévention :
Je sens que c’est vital de leur donner ces petits moments-là. Alors c’est sûr que c’est toujours soit en tenant la main, le bras ou si la personne est allongée, légèrement masser l’épaule, le dos c’est, ouais souvent le dos ou, quand la personne est couchée. (Une infirmière.)
14Lors des soins habituels, quand tout se passe bien, le toucher paraît aller de soi, ne nécessitant ni explications, ni formation particulière. Les soignantes des deux groupes touchent en priorité des zones du corps socialement admises (mains, bras, épaules), effectuent des gestes de confort (massages) ou de tendresse, tels des caresses (aides-soignantes plus souvent que les infirmières). Elles associent au toucher des comportements ou attitudes rassurantes (les infirmières plus souvent que les aides-soignantes) :
Les patients qui ont une démence avancée, c’est difficile de rentrer en relation seulement au niveau verbal donc souvent il faut leur toucher le bras pour attirer l’attention, ou la main. (Une infirmière.)
15Les différences se font sentir au moment des gestes. Les aides-soignantes privilégient, pour ces gestes de confort ou d’affection, les situations hors soins d’hygiène alors que les infirmières en font usage dans tous les types de situation. Les perceptions respectives qu’ont les soignantes de leurs rôles professionnels et de la personne atteinte de démence ont un impact aussi bien sur leurs manières de toucher cette population que sur les choix des moments où ces gestes seront pratiqués. Enfin, lorsque ces patients ont des comportements d’agitation ou d’agressivité les aides-soignantes font de nouveau appel à leur expérience personnelle tandis que les infirmières adoptent une attitude et des moyens relevant de connaissances plus spécifiques :
Mais ça peut aussi être un toucher pour quelque chose, pour rassurer, pour cadrer. Quand je vais prendre quelqu’un par-derrière, par exemple, quelqu’un qui est pas bien, je vais l’envelopper pour lui montrer une présence rassurante, cadrante.
16Les principales difficultés racontées par les soignantes sont relatives aux troubles du comportement comme l’agressivité ou l’agitation. Ensuite viennent celles liées au contact physique dans les situations gênantes. Le dégoût n’apparaît donc qu’en marge, mais il est bien présent et lié surtout aux odeurs, à certaines textures de peau, aux déchets corporels. Dans leurs pratiques de toucher à l’égard des résidents, les deux types de soignantes rencontrent des difficultés similaires à celles relevées dans la littérature. Il est en effet ardu d’aider un patient agressif à réaliser sa toilette :
On vient, on la prépare, des fois elle accepte, des fois elle nous tape, elle nous griffe, elle a une force, c’est incroyable. On laisse tomber et on remet au lendemain […] il y a une ou deux fois, certaines soignantes ont voulu peut-être un peu forcer, et je pense qu’ils lui ont fait un petit peu des hématomes sur les mains […] on réessaie le lendemain. Soit avec d’autres soignantes et il y a eu des semaines où elle était pas du tout lavée. (Une infirmière.)
17Les réticences en rapport avec le corps et ses manifestations sont également évoquées :
Certaines plaies ou des gens qui ont des escarres, des odeurs […] je suis restée un petit peu bloquée […] c’est terrible (une aide-soignante) ; ou encore les difficultés lors des soins d’hygiène intime, et le rapport au sexe et à la sexualité : J’aime pas trop quand c’est des hommes, quand c’est des sphères génitales et pis qu’ils ont encore des ressources là et pis qu’ils sont capables de les faire… (Une aide-soignante.)
18Les infirmières ont des ressources plus diversifiées que les aides-soignantes lors de ces situations difficiles. Elles font appel à l’introspection et à la réflexion – « j’ai pas compris ce qu’il veut […] je suis plutôt ennuyée, je suis plutôt perplexe, j’essaie de comprendre » (une infirmière) –, et se protègent en opposant au corps de l’autre un rempart : en évitant de le toucher, en faisant usage de gants ou d’autres modes de communication non verbale. Cela leur permet de rester auprès du patient mais sans le toucher :
Je touche pas. Ça veut dire que la personne veut pas […]. Il faut respecter, par contre on peut lui faire des signes […] on a souvent le coucher du soleil […] j’essaye de l’accrocher sur les belles choses […] donc il peut y avoir un échange, on n’est pas obligé de toujours toucher. (Une infirmière.)
19Elles sollicitent également l’aide de l’équipe. Les aides-soignantes évoquent en priorité l’aide de leurs pairs, en réclamant informations, aide et relais ou soutien émotionnel :
J’ai commencé à voir mes collègues, celles qui savaient très bien comment il fonctionnait, comment elles fonctionnaient avec lui et finalement, après, j’avais aucun problème avec ce monsieur. (Une aide-soignante.)
20Les aides-soignantes n’évoquent que très secondairement l’introspection :
C’est surtout comprendre pourquoi. Parce que si je sais pourquoi ça me dérange d’aller vers la personne, après je peux peut-être mobiliser autre chose pour y aller. (Une aide-soignante.)
21Pour se protéger, des aides-soignantes ne peuvent, elles, construire une distance émotionnelle qu’en se déconnectant de la situation, ou encore, esquivant la difficulté, en quittant le patient :
Il y a des personnes […] j’ai de la peine, c’est un monsieur à qui je ne peux pas faire sa toilette, c’est tactile, il a la peau tellement moite que c’est plus fort que moi, je peux pas toucher cette personne. (Une aide-soignante.)
22Certaines disent faire les soins malgré tout, en surmontant la difficulté : « Je retiens mon souffle […] je fais mon travail » (une aide-soignante). Il apparaît ainsi que les aides-soignantes utilisent en priorité l’aide de leurs collègues face aux obstacles relatifs au toucher lors de situations d’agressivité et qu’elles fuient la situation quand les autres moyens ne suffisent plus :
Elle commence à nous traiter de tous les noms, des fois c’est assez dur alors moi je n’insiste pas, je laisse la personne et je me dis que je reviendrai dans un quart d’heure. (Une aide-soignante.)
23Les moyens évoqués par les infirmières et la mise en place de remparts sensoriels leur permettent en revanche de rester auprès des patients. Il apparaît ainsi que leurs compétences professionnelles et leurs représentations de ces patients leur permettent de faire plus aisément face aux difficultés que les aides-soignantes. Mais c’est aussi qu’elles sont souvent confrontées aux soins d’hygiène27.
24Les soignantes des deux groupes disent que la qualité de leur toucher dépend du comportement/attitude/humeur des patients ou de leur propre disponibilité et/ou réticence face au toucher alors que l’influence du contexte et de la charge de travail est très rarement évoquée :
Chez certains, je peux leur faire une caresse sur le visage, ce n’est pas du tout un geste que je fais spontanément […] c’est vraiment comment je sens la personne.
25Les soignantes restent les seules juges de la nécessité ou non du contact physique affectif. Le recours à ce type de toucher leur paraît d’ordre individuel et non institutionnel. Cette autonomie comporte un risque : le traitement inégal des patients de ce point de vue. Les patients désinhibés, par exemple, qui ont des comportements « sexualisés », ne bénéficieront d’un toucher que limité aux soins. Les aides-soignantes sont souvent plus démunies que les infirmières pour gérer les situations de contacts physiques difficiles et les émotions qu’elles engendrent. Elles se protègent par la distance émotionnelle ou en esquivant le soin. Les infirmières cherchent à « comprendre » et à communiquer autrement.
26Par ailleurs, la présence de la famille et des autres résidents modifie ce rapport professionnel au toucher. Les aides-soignantes craignent surtout l’incompréhension de la famille :
C’est leur parent, pour moi c’est un résident, je ne peux pas me permettre de le faire si la famille est là. Elle le prendrait peut-être mal. (Une aide soignante.)
27Les infirmières parlent de préservation de l’intimité :
Une approche relationnelle par le toucher, cela ne se fait pas en public. Cela ne sert à rien qu’il y ait des gens autour. Au contraire, le soin est pour la personne, elle en a besoin. (Une infirmière.)
28Quelques soignantes évoquent un rôle de suppléance en l’absence de la famille « On est là pour remplacer la famille, pour reprendre le relais. Si la famille est là, il en est hors de question. » (Une infirmière.) Les soignantes cumulent donc deux rôles : celui de soignante et de substitut affectif.
Du gant au bisou : distanciation et engagement
29La grande majorité des soignantes font usage de gants pour les soins au corps. La toilette intime est de loin le soin le plus évoqué28. Les soignantes justifient le port des gants par les normes d’hygiène individuelles : « Pour les petites toilettes c’est quand même mieux question hygiène. » Mais cet argument semble être un prétexte. En effet, c’est à propos des toilettes intimes que les soignantes sont les plus nombreuses à justifier le port des gants. Mais l’hygiène est invoquée principalement par les aides-soignantes, tandis que le respect de la pudeur du résident est évoqué plutôt par les infirmières :
Mettre des gants jusqu’à ce que… pour me protéger. Je ne peux pas me mettre une grande barrière mais plus au niveau émotionnel… Le fait de mettre les gants, ça permet de dire, moi je suis soignante, et toi le patient en l’occurrence, vraiment me protéger de cette façon-là. (Une infirmière.)
30Ce soin dépasse en effet la question de l’hygiène. Il touche une sphère intime, il renvoie au sexe qu’il faut toucher et oblige à une grande proximité. Parler d’hygiène pour les aides-soignantes est une manière de se protéger de leurs émotions, ou de les taire, parce que celles qui les ressentent pensent qu’elles n’ont pas le droit, ni professionnel ni moral, de les évoquer29. Pour les infirmières, invoquer le respect du résident c’est taire – mais d’une autre manière – sa propre gêne, voire sa honte, face à un geste si intrusif qui transgresse les règles sociales30. Porter des gants lors de la petite toilette c’est donc probablement parler, à mots couverts, de tout ce qui se joue durant ce soin, du rebutant nettoyage des excréments dont les soignantes ne parlent pas à la hiérarchie31. Le sale boulot32 relève surtout des aides-soignantes. Se servir des gants, c’est aussi pour celles-ci une manière de respecter la normativité hygiéniste au nom de laquelle elles pourraient être stigmatisées : à s’occuper sans gants du sexe et des matières dégoûtantes, elles pourraient être accusées de perversités33. Les gants, c’est donc aussi, selon Dubois (2014) citant Foucault (1976), la démonstration d’une organisation de la « technologie de la chair » pour apprivoiser le dégoût tout en s’en distanciant34. La majorité des soignantes de l’étude parlent au moins une fois durant l’entretien de baisers (« bisous, becs, bises », ou encore « embrasser ») qu’elles reçoivent ou donnent. Ce sujet est abordé parfois sur le pas de la porte, une fois l’enregistreur éteint. Il est toléré dans l’institution du moment qu’il reste hors des regards, surtout de celui des autres patients et des familles. Le baiser apparaît comme un geste qui transgresse brièvement le rôle professionnel35. Pour la majorité des aides-soignantes, les baisers sont des marques d’attention et de proximité de la part des patients :
Elle me disait : « Je peux pas dormir sans bisous », le besoin de communiquer ça passe par le besoin affectif.
31Dans une moindre mesure les baisers sont échangés pour répondre à un besoin des soignantes : « recevoir un bisou, spontanément sans qu’il y ait aucune demande, ça fait chaud au cœur » (une infirmière). Les infirmières, en recevant ou donnant des bisous, disent répondre néanmoins en priorité aux besoins des patients et cherchent à en faire un soin :
Des fois elles nous prennent par le cou pour nous embrasser. Donc la relation est bonne et on peut faire la toilette calme, tranquille, sans souci. (Une infirmière.)
32La majorité des soignantes par ailleurs clarifient les limites de l’échange des baisers. Pour les aides-soignantes, le baiser peut se pratiquer si elles ressentent de l’attachement à l’égard du patient et en l’absence des familles. Les infirmières, quant à elles, disent que cela dépend des personnes, des patients mais aussi de la soignante elle-même :
On doit aussi travailler sur le pourquoi il vient me faire un bec, qu’est-ce que cela représente pour lui. (Une infirmière.)
33La légitimité de la relation d’affection, dont le baiser n’est qu’une forme, tient à ses limites. Le baiser rétablit la dimension familiale de l’institution. Il s’avère d’ailleurs un des actes réparateurs qui s’est diffusé dans les soins quotidiens formels et institutionnalisés36. Bien que réalisée auprès de bénévoles en maison de retraite, l’étude de Rimbert (2008) éclaire cette réalité. Les soignants y oscillent entre les soins d’entretien, nécessaires mais gênants, et les actes réparateurs : comme ceux consistant à bavarder avec les patients, leur sourire, rire avec eux, ou leur faire don d’une pression amicale sur le bras ou l’épaule. Ces actes réconfortants et leurs effets positifs sur l’humeur et le comportement des résidents permettent aux soignants d’être mieux disposés à réaliser les soins d’hygiène ou de nettoyage des déchets du corps. Le baiser est aussi une démonstration de compétences personnelles et « relationnelles », aussi bien de la part du patient qui l’initie que du soignant qui l’accepte ou le donne. Le patient manifeste ainsi la préservation de son aptitude à montrer de la tendresse ou de la gratitude selon des codes sociaux normaux, même s’ils sont ici transgressifs des codes institutionnels37. Avec le baiser, le résident rejoint le soignant, rétablissant un instant une relation d’égal à égal.
34Mais là encore se fait jour une variation en fonction des statuts : les aides-soignantes appréhendent le baiser comme un signe de gratification et de reconnaissance de leur travail alors que les infirmières l’utilisent plutôt comme un facilitateur de soins. Le caractère dramatique de la maladie, le déclin constant et irréversible des patients avec leurs comportements imprévisibles expliquent la tolérance de l’institution, pour sa part, à ces instants privilégiés, en dépit, encore une fois, du risque d’inégalité « affective » devant le service public qu’ils comportent.
Conclusion
35Le rapport au toucher, qu’il soit technique ou « affectif », varie fortement au sein de la hiérarchie hospitalière : notre comparaison entre deux types de soignantes le confirme avec éclat. Ne serait-ce que parce que certain(e) s sont évidemment davantage confronté(e) s au moins gratifiant de ces touchers : celui qui est à la fois contraint, non savant et qui porte sur le bas corporel. Mais, de plus, chaque niveau de cette hiérarchie mobilise alors des ressources propres : les infirmières recourant de préférence au savoir, à la perplexité cognitive et à l’euphémisation, les aides soignantes pratiquant pour leur part une mise en suspension de la réflexivité, et, s’il le faut, un évitement physique radical. Enfin, chaque niveau de cette hiérarchie interprète différemment la relation entre toucher technique et affectif dans le soin.
36S’intéresser aux représentations, comme nous l’avons fait ici, se révèle par ailleurs essentiel. Car au fond, les pratiques varient peu : les gants et les bisous sont peu ou prou adoptés par toutes. Mais les justifications de cette adoption varient, mobilisant les ressources, attentes et visées (efficacité versus gratifications) propres à chaque métier. Le rapport entre baisers et gants s’avère alors particulièrement révélateur des divers statuts des soignants38, qu’exprime encore mieux leur recours très différencié aux divers argumentaires disponibles, très bien analysés par la littérature scientifique. Entre sale boulot39, seconde famille40, nouvelle maisonnée41, sollicitude42 et care43 se profilent des univers culturels entiers et leur rapport spécifique à la « noblesse » du soin au corps.
37Mais, pour toutes, l’ambivalence reste entière. Impératifs hygiénistes ou humanisme réparateur, gants et baisers, distance et engagement se conjuguent dans toutes les activités qui jalonnent le quotidien des soignantes. Prises dans une double contrainte – être proches et distantes à la fois, tout en étant « réparatrices de l’irréparable » selon la formule de Rimbert44 – les soignantes sont obligées de « bricoler » sans arrêt, chacune à leur niveau, avec les contraintes spécifiques qui sont les leurs, mais aussi avec leur culture sociale et professionnelle propre.
Notes de bas de page
1 Le journal de l’ARSI autorise la reprise de certains extraits pour autant que les sources soient citées : Schaub Corinne, Follonier Marie-Christine, Borel Catherine, Anchisi Annick et Kuhne Nicolas, « Toucher un résident âgé atteint de démence : une évidence aux multiples facettes », Recherche en soins infirmiers, décembre 2012, no 11, p. 44-56.
2 Ploton Louis et Broyer Gérard, « Maladie d’Alzheimer », Chronique sociale, 2004.
3 Ibid.
4 Voyer Philippe, « Soins infirmiers aux aînés en perte d’autonomie : une approche adaptée aux CHSLD », Renouveau pédagogique, 2006.
5 Delomel Marie-Annick, La toilette dévoilée : analyse d’une réalité et perspectives soignantes, Paris, Seli Arsan, 1999 ; Mercadier Catherine, Le travail émotionnel des soignants à l’hôpital, Paris, Seli Arsan, 2002 ; Lawler Jocalyn et Collière Marie-France, La face cachée des soins, soins au corps, intimité et pratique soignante, Paris, Seli Arslan, 2002.
6 Delomel Marie-Annick, op. cit. ; Mercadier Catherine, op. cit.
7 Pin Le Corre Stéphanie, Benchiker Sonia, David Marie, Deroche Céline, Louassarn Simon et Scodellaro Claire, « Perception sociale de la maladie d’Alzheimer : Les multiples facettes de l’oubli », Geront. Soc., no 128-129, 2009, p. 75-88.
8 Gleeson Madeline et Timmins Fiona, « The use of touch to enhance nursing care of older person in long-term mental health care facilities », J. Psychiatr Ment Health Nurs, vol. 11 no 5, octobre 2004, p. 541-545.
9 Abric Jean-Claude, Méthode d’étude des représentations sociales, Paris, Érès, 2003.
10 Pin le Corre Stéphanie et al., op. cit., p. 75-88.
11 Carbonelle Sylvie, Casini Annalisa et Klein Olivier, Les représentations sociales de la démence : de l’alarmisme vers une image plus nuancée, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2009.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Carbonelle Sylvie, Casini Annalisa et Klein Olivier, op. cit.
16 Mercadier Catherine, op. cit.
17 Lawler Jocelyn et Collière Marie-France, op. cit.
18 Mercadier Catherine, op. cit.
19 Schenevey Perroulaz Éliane et Martin Christiane, L’apprentissage de l’approche du corps de l’autre dans la formation en soins infirmiers, mémoire de maîtrise en science de l’éducation, université Lumière Lyon 2, Institut des sciences et pratiques de l’éducation et de formation, département des sciences de l’éducation, Croix-Rouge Suisse, Institut romand des sciences et des pratiques de la santé et du social, septembre 2002.
20 Delomel Marie-Annick, op. cit.
21 Lawler Jocalyn et Collière Marie-France, op. cit.
22 Weinberg Martin S., « Sexual Modesty, Social Meanings, and the Nudist Camp », Social Problems, vol. 12, no 3, 1965, p. 311-318.
23 Lawler Jocalyn et Collière Marie-France, op. cit.
24 Anchisi Annick, Desnouveaux Christine, Ebenegger Nadia et Solioz Emmanuel, « Les personnes âgées atteintes de démence en établissement médico-social : défis quotidiens pour les soignantes », Recherche en soins infirmiers, no 72, 2003, p. 48-120.
25 Ibid.
26 Delomel Marie-Annick, op. cit. ; Mercadier Catherine, op. cit. ; Lawler Jocelyn et Collière Marie-France, op. cit.
27 Dubois Fanny, « L’aide-soignante en gériatrie ou l’organisation sociale des dégoûts », inAubry François et Couturier Yves (dir.), Préposés aux bénéficiaires et aides-soignantes, entre domination et autonomie, Québec, PUC, 2014, p. 159-173.
28 Les autres soins ou situations (risques de contamination, présence de souillure et soins divers) sont signalés dans une moindre mesure.
29 Delomel Marie-Annick, op. cit. ; Mercadier Catherine, op. cit. ; Lawler Jocelyn et Collière Marie-France, op. cit.
30 Ibid.
31 Dubois Fanny, op. cit.
32 Ibid. ; Arborio Anne-Marie, Les aides-soignantes à l’hôpital. Délégation et professionnalisation autour du « sale boulot », in Demazière Didier et Gadea Charles (dir.), Sociologie des groupes professionnels, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2009, p. 51-61, [www.cairn.info/sociologie-des-groupes-professionnels--9782707152145-page-51.htm] ; Avril Christelle, « Les aides à domicile pour personnes âgées face à la norme de sollicitude », Retraites et sociétés, no 53, 2008, p. 49-65, [http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/article.php?ID_ARTICLE=RS_053_0049].
33 Dubois Fanny, op. cit.
34 Ibid.
35 Ibid. ; Rimbert Gérard, « Concilier soin et réparation : le soutien humaniste aux personnes âgées dépendantes », Sociologie du travail, vol. 50, no 4, 2008, p. 521-536, [http://gerard.rimbert.free.fr/IMG/pdf/Gerard.Rimbert_Concilier.soin.et.reparation_Sociologie_du_travail_50_2008_521-536_pdf].
36 Dubois Fanny, op. cit.
37 Rimbert Gérard, op. cit.
38 Arborio Anne-Marie, op. cit.
39 Dubois Fanny, op. cit. ; Avril Christelle, art. cité ; Rimbert Gérard, « Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en maison de retraite », Lien social et politiques. Temporalités, no 54, 2005, p. 93-104.
40 Anchisi Annick, « De parent à résident : le passage en maison de retraite médicalisée », Retraite et société, vol. 53, no 1, 2008, p. 167-182.
41 Ibid.
42 Avril Christelle, art. cité.
43 Molinier Pascale, Le travail du care, Paris, La Dispute, 2013.
44 Rimbert Gérard, « Concilier soin et réparation… », art. cité.
Auteur
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