Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Lorsqu’Angélique Marguerite Le Boursier du Coudray, ancienne sage-femme, est invitée par Louis XV, en 1759, à écrire la méthode la plus « sûre » pour améliorer l’« art des accouchements », la diffuser en France, la démontrer dans les lieux « éloignés » du royaume, faire reculer la mortalité à la naissance, elle s’interroge inévitablement sur les exigences premières d’une telle pratique. Les qualités suggérées pour l’accoucheur ou l’accoucheuse, par exemple, sont nombreuses, variées, mais essentiellement morales : se montrer patient face à la durée du travail, et calmer les inquiétudes de la parturiente, accepter d’intervenir chez les pauvres, souffrir « mille incommodités et tous les dégoûts que l’on trouve dans leurs chaumières1 ». La présence des matières repoussantes est abordée, la nécessité d’étancher l’urine, les humeurs, les déchets, ou celle de laver soigneusement le nouveau-né. Toutes réclament détermination, résolution, fermeté. Rien n’est dit en revanche sur la propreté attendue du praticien, le lavage des mains, la netteté du linge, l’instrumentation des entours, la pureté de l’eau, des cuvettes, des brocs.
2Autant de recommandations devenues impérieuses en revanche quelques décennies plus tard. L’outillage du propre, autrement dit, précaution préventive, le geste permettant de tempérer partiellement le dégoût, ou de cibler des menaces, n’est pas envisagé au XVIIIe siècle comme il le sera au siècle suivant. De même encore, lorsqu’à la même date, le Code de police recommande « d’enlever les immondices par un nombre suffisant de voituriers dont les tombereaux soient forts et bien fermés et qui soient garnis d’une sonnette pour prévenir les habitants2 », aucun détail n’est indiqué sur les conditions de l’enlèvement, l’appareillage, les ustensiles, la tenue des ouvriers. Autant de suggestions confirmant le constat précédent : celui d’une évidente distance entre les pratiques d’hier et celles d’aujourd’hui. Non que ces démarches anciennes, maniant les déchets et gérant le dégoût, ne soient pas « instrumentées », bien au contraire, le Code de police évoqué ici le montre, mais leur tolérance au contact des substances est différente de la nôtre, de même qu’est différente aussi la désignation du danger.
3C’est bien l’interrogation sur ces dispositifs destinés à « manipuler » le sale ou le répugnant, le mettre à distance, le traiter, voire l’effacer, qui est au centre du présent ouvrage. Thème tout à la fois social, technique et culturel s’il en est. L’originalité d’un tel projet est de se concentrer sur un seul objet de répugnance – le corps lui-même dans ses différents états (malades, pauvres, vieux, mourants, morts, etc.) – pour envisager concrètement les pratiques visant à lui faire face. L’intérêt du livre réside aussi dans son parti pris méthodologique : avoir demandé à ses contributeurs de se placer à l’interface entre les corps qui répugnent et ceux – pompiers, travailleurs sociaux, agents des pompes funèbres, aides-soignantes, infirmières, médecins… – chargés par le monde social de les administrer au quotidien. D’où une multiplicité ici d’immersions – parfois très longues – dans des terrains très divers de la prise en charge sanitaire et sociale, et dont les auteurs ont presque tous été – et parfois sont encore – membres de ces professions.
4Lavages, outils, revêtements du corps sont alors autant de démarches mises ici à jour, décrites, commentées. Le thème de la main par exemple est à lui seul remarquable (cf. ici la contribution sur les gants). Relativement négligé par Mme Le Boursier, au XVIIIe siècle, on l’a vu, il prend une importance nouvelle quelques décennies plus tard, d’une manière brusquement impérieuse. Accentuation de sensibilité sans doute, mais aussi renouvellement de représentation, l’inquiétude y devient notable. Elle vise une impureté, dénonce certains contacts, relève « boutons, démangeaisons dartres ou autres maladies3 », provoqués sur le visage par quelque main mal lavée. Le thème s’accentue encore après les découvertes de Pasteur dans les années 1860. Un lavage de main, attentif, soigneux, se veut un « garant ». Sa nécessité gagne les situations les plus variées. Des intermédiaires s’inventent. Le cas des premières salles d’opération, recourant à l’asepsie pour éviter toute menace, souligne l’exigence de ces nouvelles médiations. Les sols, plafonds et murs sont transformés pour être mieux lavés, les supports et instruments sont en matières plus lisses pour être mieux bouillis, les opérateurs eux-mêmes se sont rendus « aseptiques » pour ne pas « mettre en péril la vie des malades4 ». Nombre d’appareils, dès lors, ne sont plus « touchés ». Deux mondes se séparent : celui, « extérieur, impur, septique », et celui de la salle, « pur, aseptique, constitué par les opérateurs5 ». Une distance inédite à l’égard des choses s’accentue, se règle, s’instrumentalise : l’« infirmière hospitalière » prend les accessoires « avec une pince aseptisée », elle ne saurait les « toucher elle-même6 ». Accentuation croissante, encore, avec le siècle suivant, lorsque les gants, à leur tour aseptisés, s’avèrent indispensables dans d’identiques situations.
5Une stratégie première est bien celle de la médiation, l’invention de mises à distance les plus variées. Ce que montre encore la manipulation des ordures ménagères, l’insensible sophistication des réceptacles et des transports, la mention avec le XXe siècle de l’obligation de « vêtements spéciaux (veston, casquette, gants)7 ». Comme si le corps n’en finissait pas de multiplier les « entre-deux » avec le « dégoûtant ».
6Mais de manière plus complexe : c’est d’abord le « dégoûtant » lui-même qui prolifère et se transforme. Technique et science jouent là un rôle essentiel. L’invention du microbe peut transformer en danger létal une peau apparemment moelleuse et lisse. La découverte des germes métamorphose également les surfaces innocentes en lieu de prolifération de « monstres invisibles8 ». S’imposent alors le tablier, le masque, le gant, la pince. C’est bien la sophistication des médiations aussi qui s’accroît, celle des matériaux, leur étanchéité, leur ductilité, leur structure intime, du tissu au caoutchouc, du caoutchouc au plastique, de l’émail à l’acier.
7Mieux, ce nouveau partage entre le « pur » et l’« impur » différencie encore ceux qui en ont la charge : l’exigence savante de la manipulation, par exemple, donne plus de prestige à ceux qui la réalisent. La distance sociale est dès lors radicale entre le chirurgien et l’aide-soignante, entre le transplanteur d’organe et l’interne refermant le cadavre du donneur avec l’aide de l’infirmière. Les instruments de lutte contre le « dégoût » ont ainsi leur hiérarchie de formes autant que leur hiérarchie de notabilité. Il n’est jusqu’à la nature et la destination des « rebuts » corporels qui fait aussi la différence d’honorabilité entre les pratiques. Essuyer le pus n’a pas la même noblesse qu’éponger le sang, nettoyer l’urine et les selles pas la même valence sociale qu’assécher la sueur. Administrer le corps des pauvres, avec tous les stigmates physiques qui lui sont attachés de surcroît, n’emporte évidemment pas les gratifications que soigner le corps des nantis. Tout ici est affaire de contexte, de sens et de visée de l’action : le même organe, apprend-on ici, prend une valeur toute différente « selon qu’il est destiné à être greffé (symbole de vie et donc valorisé), ou à être jeté (symbole de mort et suscitant désormais la répugnance) ». Le dégoût comme envers du social, donc, et de multiples manières : envers ses hiérarchies indicibles pourtant connues de tous, et des terribles frontières entre ses groupes, qu’ils soient objets ou victimes du dégoût.
8Cet ouvrage apporte d’autres évidents bénéfices de savoir. Il fait le point sur la littérature existante, tant anglo-saxonne que française, tant celle engendrée par les chercheurs en sciences sociales que celle plus récemment produite par quelques-uns de ces professionnels – des femmes – décidant d’avouer ce que le dégoût leur fait et de dire leur intolérance profonde à la mission qui leur est pourtant socialement impartie. Serait-ce un tournant historique ? Le seuil de tolérance aux matières de l’« autre » est-il désormais si haut ? Les mères de famille vont-elles se mettre à dire leur répugnance face aux déjections de leurs enfants ? Le care serait-il d’autant plus vanté à mesure qu’il serait devenu plus difficile à supporter ?
9L’ouvrage ensuite replace tout ce qu’il apporte dans un cadre d’analyse que l’historien ne saurait récuser – celui de Norbert Elias, notamment, mais pas seulement – avec lequel il dialogue, qu’il amende, tant la sensibilité aux corps « entamés » semble spécifique : c’est précisément à l’égard de la matérialité corporelle que la hausse de sensibilités se serait accélérée au XXe siècle.
10Enfin l’ouvrage est une démonstration que l’on peut faire une histoire – ici plutôt une science sociale – des émotions, malgré le caractère apparemment insaisissable d’un tel objet, à condition de s’en donner les moyens. Il y faut trouver la bonne distance, un regard à la fois aigu, impitoyable et « éloigné ». Cette bonne distance est le fruit ici d’une alchimie collective. Il fallait conjuguer la participation au plus près (et parfois bien douloureuse pour certains de ces auteurs), avec l’affect de dégoût (et ce qu’il charrie souvent de peu reluisantes significations), et la distance que donne l’effort de réflexivité exigé par les maîtres d’œuvre de l’ouvrage.
11Comme tel, cet ouvrage apporte un éclairage inédit sur le dégoût, en mettant comme jamais en perspective, la grande variabilité historique et technique mais aussi la terrible ambiguïté psychique, morale et sociale des pratiques qu’il enfante.
Notes de bas de page
1 Le Boursier du Coudray Angélique Marguerite, Abrégé de l’art des accouchements, Paris, Vve Delaguette, 1759, p. 2.
2 Code de la police, ou analyse des règlements de police, Paris, chez Prault père, 1761, Ire partie, p. 173.
3 Guy-Raoul, Enseignement complet et méthode de l’hygiène, Paris, Larousse et Boyer, 1861, p. 352.
4 Manuel des hospitalières et des garde-malades, Paris, C. Poussielgue, 1909, p. 235.
5 Ibid., p. 236.
6 Idem.
7 Boyer Jean, Précis de médecine préventive et d’hygiène, Paris, Baillière, 5e éd., 1973, p. 274.
8 Roger Aristide, Les monstres invisibles, Paris, P. Brunet, 1868.
Auteur
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