1 Goffman (1968) utilise la notion de « carrière morale » pour analyser les étapes et les effets du processus de dégradation qu’il identifie dans les situations où la mise en cohérence entre l’identité pour soi (l’identité virtuelle) et l’identité pour autrui (l’identité réelle) est difficile à maintenir. Dans Asiles, il décrit ces situations de défiguration sociales en élaborant une étude du moi sous l’angle de l’institution. Il évoque la carrière morale comme une expérience troublante qui conduit à relativiser l’importance de l’opinion d’autrui, à un affaiblissement des normes morales établies, bref à une forme de subjectivité blasée qui constitue une forme d’adaptation à la cruauté institutionnelle (de Queiroz et Ziolkowski, 1997). Les techniques d’adaptation secondaire sont, dans ce sens, des techniques de distanciation qui permettent à l’individu d’obtenir des ressources sans compromettre leur moi. Ainsi, l’individu s’administre « la preuve importante qu’il est encore son propre maître ».
2 Les analyses anglo-saxonnes, dans la lignée des travaux d’Erving Goffman sur les stigmates sociaux pointent les capacités inégales de groupes sociaux à recourir à leurs droits (Horan et Austin, 1974). En France, les travaux portant sur les politiques de lutte contre la pauvreté ont également montré l’importance des effets de stigmatisation dans le non-recours à certaines prestations sociales (comme le RMI notamment).
3 La vétusté des lieux d’accueil est également un fait déploré par les professionnels y travaillant. Proposer « des aides de seconde zone » renvoie à une logique de différenciation de traitement des bénéficiaires selon une logique de statut social discrédité qu’ils interprètent comme une forme de maltraitance institutionnelle à l’égard des populations reçues (Poënces, 2012).
4 Que les entretiens aient été effectués à l’époque de l’existence du RMI ou suite à la mise en place du RSA, c’est l’expression « RMI » qui est utilisée dans les deux cas.
5 Dans un travail sur l’influence des événements de jeunesse et de l’héritage social au sein de la population utilisatrice des services d’aide aux sans-domiciles, Firdion met en évidence l’influence des événements difficiles vécus pendant l’enfance sur la mobilisation des capitaux dans le recours à l’aide sociale (Firdion, 2006). Mes recherches sur les parcours des jeunes adultes en situation de vulnérabilité m’ont également permis de mettre en évidence que les difficultés vécues dans l’enfance influaient sur le rapport des jeunes à l’aide sociale (Muniglia et Rothé, 2012). La philosophie d’usage de l’aide revendiquée par les « marginaux » trouve explicitement sa source dans leur trajectoire de vie difficile.
6 Tous les jeunes que j’ai rencontrés ont des pratiques addictives importantes. Tous consomment de l’alcool en grande quantité et une forte majorité est polytoxicomane (ils le sont souvent devenus très jeunes, entre 16 et 17 ans pour la plupart).
7 En suivant l’usage que Muriel Darmon fait du concept quand elle décrit la carrière anorexique, nous y verrons l’opportunité de mettre en place une procédure d’agrégation et de mise en ordre des idiosyncrasies sous l’angle du collectif. Il s’agit donc de dégager le potentiel d’objectivation de la notion en l’émancipant d’une description fine de l’entrée dans une carrière déviante (Darmon, 2008).
8 Si l’on considère qu’au travers de l’offre publique (dès lors qu’elle cible une population particulière), c’est une forme particulière de reconnaissance sociale qui est véhiculée, on peut également considérer que cette reconnaissance participe à une procédure d’étiquetage discréditante qui peut être synonyme de disqualification sociale (Paugam, 2002 ; Mazet, 2010).
9 Cependant, il ne faut pas voir dans le constat d’autonomisation impossible un déterminisme préjugeant de la passivité du jeune dit « en errance » face aux heurts de sa trajectoire. « Par le biais d’un grand nombre de micro-manœuvres, le dominé renverse, neutralise, modifie, déplace la volonté des puissants. Sa passivité s’avère très active même si son action reste toujours une forme d’initiative et n’atteint jamais une forme de puissance. » (Martuccelli, 2001, p. 139.) Au travers de l’analyse que j’ai faite du rapport des « jeunes en errance » au système d’aide qu’ils fréquentent le plus régulièrement – l’infra-assistance ou aide sociale d’urgence –, j’ai pu montrer la part d’action des individus à la fois dans leurs capacités à obtenir des ressources mais également dans leur habileté à élaborer une justification identitaire valorisante de leurs comportements. L’autonomisation du système d’aide est effectivement inenvisageable compte tenu de la place qu’il prend dans l’organisation à la fois pratique et symbolique de la vie des individus. Dans ce sens, la visée d’insertion portée par l’aide sociale, y compris d’urgence (même si elle apparaît plus ténue), ne peut être satisfaite.