Chapitre I. Les violences conjugales, politisation d’un nouvel intolérable
p. 23-58
Texte intégral
Les violences conjugales : nouvel intolérable politisé par la seconde vague féministe
1La chronologie de la politisation de la violence « privée » s’accélère dans la seconde moitié de la décennie 1970, car l’idée que le « privé est politique » rend visible le tabou des « femmes battues », et plus généralement les modalités de la domination masculine banale dans le couple hétérosexuel. Les féminismes de la fin des années 1970 ont mis en lumière chacun des espaces de la domination masculine, et chacun de ses modes opératoires (le viol « par un inconnu » puis le viol dans le couple, la maîtrise du corps reproducteur des femmes, l’aliénation dans le mariage…), du plus évident et dénoncé – les viols dans l’espace public – au plus caché et tacitement accepté : les violences domestiques.
2Rappelons les grandes lignes de cette progression, qui avait été discrètement amorcée par la première vague féministe (1870-1914)1, et se déploie véritablement dans la seconde vague, qui inscrit plus lisiblement cette question à l’ordre du jour de la mobilisation féministe, pour amener l’opinion à ne plus classer ces faits dans la catégorie habituelle du « fait divers » ou du « crime passionnel ». En 1975, la traduction par les éditions des femmes de Crie moins fort, les voisins vont t’entendre suscite de nombreux débats. L’ouvrage connaît alors un grand retentissement (tiré à 30 000 exemplaires dont 25 000 sont vendus), et suscite une participation des médias à la dénonciation unanime d’un tabou qu’il s’agit de dévoiler. Bibia Pavard souligne le paradoxe de l’enthousiasme que déclenchent dans les médias (grands journaux nationaux principalement) les Éditions des femmes alors même que les groupes du MLF obtenaient rarement leur sympathie. Peut-être la dénonciation des « femmes battues » comme « fléau social » apparaît-elle comme une thématique moins « scandaleuse », moins sulfureuse que celle de l’avortement et de la contraception.
3L’hypothèse d’un changement culturel, permettant la libéralisation de l’avortement étudiée par Bibia Pavard2, est ainsi un élément central d’explication de la sensibilité plus vive (exprimée médiatiquement notamment) à la critique du patriarcat proposée par les milieux féministes. Cette nouvelle sensibilité sociale permet que la dénonciation du traitement des « femmes battues » rencontre finalement peu d’hostilité dans les médias, même si la légitimité de ce sujet comme problème politique s’est construite lentement. Il semble alors que cette sensibilité sociale soit le fruit de ces cinq années précédentes de militantisme (1970-1975) aux actions variées, sur des thèmes divers, ayant en commun de rendre visible l’ensemble des rouages sociaux qui permettent une domination des femmes, et surtout de légitimer la dénonciation de cette domination3.
Division du travail féministe et construction d’un cadre d’interprétation
4À partir de 1975, certains groupes féministes se spécialisent pour cette cause, se détachant ainsi des autres luttes du mouvement des femmes. En leur sein, deux tendances non exclusives l’une de l’autre se constituent : d’une part, il s’agit de promouvoir une action sociale et juridique pour lutter contre « le fléau des femmes battues » et, d’autre part, de prendre en charge concrètement ces femmes en créant des structures d’hébergements, similaires aux « refuges » créés à la même époque dans les autres pays connaissant des mouvements féministes (principalement en Europe de l’Ouest, États-Unis et Canada).
5La construction de la cause des violences conjugales dans l’espace des luttes féministes se traduit dès lors par une division du travail militant4. Le concept de division sexuée du travail, élaboré par D. Kergoat5, comprend des éléments d’analyse particulièrement féconds. Il renvoie à la séparation et à la hiérarchisation des activités entre le groupe des hommes et le groupe des femmes, socialement constitués, et cette dimension centrale des rapports sociaux de sexe à l’œuvre (dont le travail est l’enjeu qui les constitue6) ne se joue pas de cette façon dans le cas étudié puisque seules des femmes, à de rares exceptions, participent aux mouvements féministes, et a fortiori aux fractions s’impliquant dans cette lutte. Mais ce concept conserve une portée heuristique forte pour traiter deux dimensions caractéristiques de l’organisation de cette lutte : d’une part, de façon classique, la division entre les sexes dans cet espace, et la question de la (non)-mixité d’un groupe militant puis professionnel qui se constitue ; d’autre part, la division entre les professionnelles (souvent d’abord militantes dans les premières années de vie des associations) et les « simples » militantes qui investissent les conseils d’administration mais restent en retrait dans les contacts directs avec les femmes accueillies et hébergées.
6D. Kergoat définit ainsi les éléments principaux que nous retenons pour comprendre la dynamique particulière de division du travail au sein de « l’espace de la cause des femmes7 » :
« [Les hommes et les femmes] forment deux groupes sociaux qui sont engagés dans un rapport social spécifique : les rapports sociaux de sexe. Ces derniers, comme tous les rapports sociaux, ont une base matérielle, en l’occurrence le travail, et s’expriment à travers la division sociale du travail entre les sexes, nommée de façon plus concise : division sexuelle du travail […]. La division sexuelle du travail est la forme de division du travail social découlant des rapports sociaux de sexe […]. Elle a pour caractéristiques l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.). Cette forme de division sociale du travail a deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes), et le principe hiérarchique (un travail d’homme “vaut” plus qu’un travail de femme). »
7Comme on va le voir, la question de la hiérarchisation du prestige des objets ou des méthodes est en jeu dans cette division du travail : certaines militantes soulignent ainsi les résistances au sein du mouvement féministe pour légitimer comme activité « noble » la prise en charge directe des femmes victimes8.
8Dans cette division du travail militant féministe, les objets et les méthodes sont répartis et différemment mobilisés par les militantes. Du côté des méthodes, la dénonciation est complétée par la conscientisation et l’accompagnement direct des femmes concernées via l’hébergement principalement, ce qui fonde un répertoire d’action spécifique. Du côté des objets, la succession des mobilisations féministes spécifiques (contraception, avortement, viol, violences conjugales) permet aux militantes de s’investir soit successivement dans chaque cause, soit de se consacrer à une dimension particulière en participant aux associations successivement fondées pour « traiter » le problème soulevé. Certaines se professionnalisent ou bien militent principalement voire seulement au Planning familial (et/ou dans les groupes du MLAC qui se dissolvent après l’obtention de la loi libéralisant l’avortement), au Collectif féministe contre le viol, dans les associations de la FNSF, ou encore dans les activités de sociabilité entre femmes mises en place dans les Maisons des femmes, ainsi qu’on peut le constater au milieu des années 1980, quinze ans après les premières luttes de la seconde vague. Plus tard, après le mouvement social de 1995, d’autres types d’associations plus généralistes voient le jour comme le CNDF9. Cette succession de mobilisations aux objets distincts produit une pérennisation des groupes de militantes, dont les liens s’inscrivent dans la durée. Ces groupes se stabilisent pour s’investir tôt (comme à Toulouse ou Paris dès la fin des années 1970) ou tard (comme à M. en 1992) dans cette lutte particulière contre les violences conjugales. Cette stabilisation des groupes peut être considérée indépendamment de l’objet du mouvement, car certaines militantes rappellent qu’elles ne pensaient pas à l’époque que leur implication personnelle dans les lieux de prise en charge et dans le travail politique de dénonciation durerait : elles imaginaient se retirer pour s’investir dans d’autres luttes, or tel ne fut souvent pas le cas.
Un large répertoire d’action. Dénoncer, conscientiser, héberger
9Le concept de « répertoire d’action » proposé par Charles Tilly, devenu canonique pour la sociologie des mobilisations, est défini ainsi par son auteur :
« En un temps et en un lieu donné, les gens apprennent un nombre limité de moyens pour se faire entendre et s’y cantonnent le plus souvent. Ces modes d’action évoluent lentement sous l’effet de l’expérience accumulée et des contraintes extérieures. Mais dans le temps court, ces contraintes limitent les choix disponibles pour les contestataires potentiels10. »
10La description d’un répertoire d’action collective est fréquemment articulée à l’analyse des cadres de perception11.
11Ces « modes d’actions » ou d’interprétation choisis par les mouvements féministes des années 1970 sont à la fois cohérents avec l’esprit des mobilisations de l’après-Mai 68, mais ils tentent aussi de dépasser la simple dénonciation publique sous diverses formes (manifestations, conférences, écrits et prises de positions médiatiques). La prise en charge directe du problème dénoncé est en effet le cœur de certaines mobilisations féministes. De même que les avortements ont pu être réalisés clandestinement dans la perspective de proposer une solution nouvelle (un avortement médicalisé ou du moins effectué au moyen d’une technique moderne), de même des groupes féministes se proposent « d’aider » directement des femmes à faire face aux violences subies. « Faire face » se résumant ou bien à quitter le conjoint sans pour autant se retrouver à la rue grâce aux hébergements d’urgence ou plus durables, ou bien à commencer des démarches judiciaires et administratives pour lesquelles les militantes se proposent d’être à la fois des accompagnatrices et des médiatrices auprès des autorités compétentes (police, action sociale) qui traitent ordinairement ces situations dans la perspective d’un différend familial, d’ordre privé.
12Le répertoire d’action féministe de lutte contre les violences conjugales s’organise donc en trois dimensions indissociables : dénoncer (faire d’une question privée un problème public)12, conscientiser (les femmes concernées mais aussi les acteurs périphériques), héberger (les femmes et les enfants concernés). Considérer ensemble ces trois dimensions qui ne relèvent pas toutes de formes « de contestation ouverte, collective et discontinue13 » telles que le théorise initialement C. Tilly nous amène à analyser des « formes routinières d’action et des formes contestataires » comme le suggère C. Péchu14. En effet, dans le cas étudié, le regard diachronique permet de constater que les mouvements féministes connaissent une institutionnalisation de leur action de prise en charge des femmes violentées par leurs conjoints qui génère des formes routinières et continues d’action, sans pour autant empêcher la poursuite de formes d’actions contestataires discontinues visant la dénonciation du phénomène et l’accroissement des moyens juridiques et financiers mobilisés pour y répondre.
Dénoncer
13La dénonciation publique s’appuie fréquemment sur des figures médiatisées : la caution de Simone de Beauvoir est ainsi utilisée par les militantes parisiennes (notamment Anne Zelenski et Annie Sugier15) qui créent SOS Femmes alternative en 1975 dont le but est « de lutter contre la violence faite aux femmes (viol, femmes battues) ». En octobre, l’association crée une permanence téléphonique, afin d’informer les femmes de leurs droits et leur apporter un soutien direct.
14C’est dans ce cadre que débute un face-à-face plus frontal avec l’État, représenté par Françoise Giroud, secrétaire d’État à la Condition féminine. Dans le même temps, se poursuivent des actions militantes dans la lignée du MLF privilégiant l’informel, l’humour, le décalé et pouvant passer par des formes illégales. Ce petit groupe de militantes, confrontées à cette réalité choquante des violences quand elles rencontrent des femmes et des enfants qui les subissent, mène alors de front deux types d’actions complémentaires : des pressions directes et du lobbying auprès de personnalités publiques, d’une part, et des actions d’occupation de locaux, de rédaction de textes et d’interpellation des médias, d’autre part. Se mêlent alors les registres du militantisme festif du MLF et de l’action de lobbying politique au travers de deux moments phares : d’une part, la rencontre formelle avec Françoise Giroud (qui se traduit par l’obtention d’un local d’hébergement à Clichy assortie de subventions, avec la proposition de placer une « référente » chargée de l’accueil des femmes battues dans chaque commissariat, et un projet d’enquête sur le sujet) et, d’autre part, l’occupation du château du Plessis-Robinson (le 28 février 1976) pour le reconvertir en « refuge pour des femmes battues ».
15La dénonciation publique des violences envers les femmes s’exprime dans des articles publiés d’abord dans les revues militantes (Le torchon brûle, La revue d’en face, Sorcières, Les Cahiers du GRIF), puis dans les revues de l’espace féministe académique naissant (Questions féministes, Nouvelles questions féministes, chronique « Le sexisme ordinaire » dans Les temps modernes notamment). L’article de Jalna Hanmer16 en 1977 dans NQF reçoit un certain écho sans dépasser le cercle « militant » des lectrices de cette revue à la lisière des mondes académiques et militants17.
16La division du travail féministe s’observe aussi dans ces résistances rencontrées au sein du mouvement des femmes par les militantes se chargeant de l’aide aux femmes victimes. Entre les théoriciennes tournées vers la dénonciation et les praticiennes de l’accompagnement des victimes, apparaissent des tensions18 conduisant notamment à déconsidérer les actions de « prise en charge », jugées « peu nobles », trop éloignées de la théorie et risquant de faire des femmes des victimes stigmatisées. Cette idée d’un féminisme victimaire s’est pérennisée et a ressurgi sous d’autres formes19.
Conscientiser
17À partir de 1974, dans un contexte d’essoufflement du MLF après un âge d’or20, la lutte contre les violences faites aux femmes paraît prolonger l’objectif de transformation du patriarcat et répond à ce que les militantes considèrent rétrospectivement comme une « découverte ». Lors des entretiens21, nombreuses sont celles qui racontent qu’en menant diverses activités auprès de femmes de tous milieux dans un cadre militant (MLAC et Maison des femmes principalement), elles ont rencontré des « femmes battues » et découvert des contextes de domination conjugale qu’elles n’imaginaient pas et ne connaissaient pas personnellement. Cette « découverte » est suscitée par une nouvelle manière d’appréhender les rapports sociaux de sexe, par une nouvelle conscience de leur caractère socialement construit. Cette prise de conscience, au cœur de l’expérience féministe (les groupes de conscience ou groupes femmes) est souvent mise en avant par les militantes rencontrées comme l’élément fondateur de leur militantisme, et c’est assez logiquement que ces militantes vont se mobiliser auprès des femmes aidées. La conscientisation, au départ activité interne aux groupes de militantes, s’étend alors en direction des femmes qui ne rencontrent pas spontanément les militantes pour s’interroger sur l’expérience féminine ou le féminisme, mais pour être aidées face à un problème spécifique : les violences qu’elles subissent de la part de leur conjoint. Jeannie, cofondatrice et coresponsable d’une structure à Toulouse :
« Ce sont les féministes qui ont dénoncé les violences comme un problème. Le féminisme des années 1970, son radicalisme, nous avons été nombreuses à le vivre dans ce que nous appelions des groupes de conscience ou des groupes de femmes. Ils étaient profondément politiques. C’était le mouvement antiautoritaire ou anti-pouvoir qui déconstruisait beaucoup de choses. »
18Cette démarche de « conscientisation », que le mouvement féministe s’est appropriée dans les années 1970, s’inspire de la théorie de la « pédagogie des opprimés », travaillée par Paolo Freire22, au Brésil. Elle est élaborée à partir d’une pratique d’alphabétisation, support d’un projet de transformation sociale par une libération des personnes par elles-mêmes, par une revalorisation des savoirs « profanes » grâce à la prise de conscience des rapports sociaux. Cette référence, fréquemment citée par les actrices du MLF dans les années 1970, est encore aujourd’hui souvent invoquée.
Héberger
19Les rares structures existantes, comme le foyer Pauline Roland (rue Fessard, Paris), font l’objet de nombreuses critiques par les groupes féministes. L’accueil est qualifié de « carcéral », et les violences qui amènent certaines femmes à s’y rendre sont peu visibles, car ces centres accueillent des « femmes seules ». Secrétaire générale de l’Association des centres d’accueil pour femmes seules, le Dr Trentesaux tient un discours caractéristique de cette vision traditionnelle des violences assimilées à un « langage du pauvre23 », mettant en avant les explications classiques par l’addiction à l’alcool, par la misère sociale, auxquelles les groupes féministes opposent une vision des violences générées et légitimées par le patriarcat.
20Les premiers accueils directs s’organisent simultanément dans plusieurs régions en France (notamment à Marseille, Grenoble, Nantes, Strasbourg, Paris). En région parisienne, le premier centre est celui de Flora Tristan créé officiellement en 1978 à Clichy, puis il déménagera à Châtillon pour intégrer un grand pavillon entouré d’un jardin. À la même période et en collaboration avec SOS Femmes alternative se crée également une structure à Strasbourg, dont la présidente est Hélène de Beauvoir, artiste peintre, soeur de Simone de Beauvoir, très fortement impliquée dans la défense des droits des femmes.
Des réseaux féministes stabilisés pour créer des alternatives
21On a vu que l’obtention des droits revendiqués (contraception, avortement) rend l’ethos égalitaire24 dans le couple plus évident. Ceci permet une progression dans la dénonciation des violences masculines envers les femmes, tant dans des lieux les plus publics que dans des espaces plus intimes, allant du viol dans l’espace public aux violences physiques (puis sexuelles et psychologiques) dans le couple. La dénonciation féministe se complète rapidement par une aide apportée aux femmes concernées, aide qui va se formaliser par une organisation associative. Mais comment s’opère concrètement la constitution des premières associations ? Sur quelle légitimité repose l’implication des militantes ? Quels sont les éléments facilitant et expliquant la création de ces structures, qui très vite utilisent comme « outils » des dispositifs du travail social25 ?
22Cette section poursuit donc l’examen de l’hypothèse du rôle fondateur joué par les mobilisations précédentes pour ouvrir la voie à la cause des violences conjugales en observant les réseaux militants féministes constitués progressivement et consolidés par le changement culturel qui s’opère dans la société. Cette approche se place dans l’esprit du paradigme de la « mobilisation des ressources26 », au sein duquel des ressources diverses – notamment le capital économique, les réseaux précédemment constitués, la légitimité savante ou politique, l’expertise professionnelle – sont les ressorts pour comprendre la naissance d’une mobilisation, contre « un modèle anomique, qui ferait des mobilisés des personnes compensant leur isolement social par un investissement militant » comme l’indique Johanna Siméant27. La stabilisation des réseaux féministes au moment de la création de ces associations semble en effet un élément clé pour comprendre leur pérennité malgré les difficultés rencontrées par les militantes : en créant des associations employeuses de main-d’œuvre, d’une part, en faisant face aux résistances à l’intérieur du mouvement des femmes, d’autre part, ainsi qu’aux résistances à l’extérieur (sphère politique et administrative, institutions telles que la police, la justice, les professionnels de santé et d’action sociale) en dernier lieu.
23Pour répondre à ces questions, deux exemples contrastés révèlent les grandes tendances présentes parmi la diversité des configurations locales en France. J’ai donc choisi de présenter ici l’APIAF (Association pour la promotion des initiatives autonomes des femmes) constituée à Toulouse en 1981, et l’Envol créée à M. en 199228. Le choix de ces deux structures parmi les autres s’appuie donc sur deux dimensions : la variété des configurations politiques locales et des parcours militants d’une part, et d’autre part la différence des contextes. Car, en dépit de ces deux paramètres, on retrouve en effet à dix ans d’intervalle, les mêmes processus conduisant à la création des structures. Celles-ci sont en effet le résultat d’une longue histoire d’un groupe de militantes souvent liées amicalement, mais aussi des ressources individuelles (professionnelles surtout) qui accroissent les chances de réussite de leur entreprise.
24Pour le dire autrement, si ces deux contextes locaux différents (M. et Toulouse) permettent d’éclairer la création de structures d’aide directe aux femmes subissant des violences de leur conjoint, c’est que la construction en amont d’un réseau de militantes féministes ayant partagé auparavant d’autres mobilisations est un élément explicatif central, qu’il s’agisse des premières associations naissant dans les années 1975 à 1980 (Toulouse, Alès), ou de celles émergeant dans une seconde vague de création de structures dans les années 1990. En effet, dès leur création, les associations d’accueil de femmes victimes ont tendance à se professionnaliser, donc à devenir employeuses, à être en capacité d’obtenir des subventions publiques ou privées, ce qui nécessite chez les militantes l’acquisition de dispositions spécifiques. Cette dimension du réseau amical est également essentielle pour comprendre la durée de ces engagements et la capacité de ces groupes à mobiliser des « copines » qui initialement ne sont pas investies dans la cause, mais sont détentrices d’un capital symbolique qui peut être mis à profit par la structure29. Ce recours renvoie également aux observations de Verta Taylor et Nella Van Dyke30 qui relèvent trois facteurs expliquant les stratégies utilisées par une organisation, comme l’explique Cécile Péchu31,
« le niveau d’organisation, les cadres culturels (cultural frames) et le pouvoir structurel des participants […]. La position structurelle des participants dans la société, qui détermine leur accès à des formes conventionnelles de présentation des revendications, les ressources à leur disposition et leurs compétences, [contribuera] également à rendre certains modes d’action plus susceptibles d’utilisation que d’autres ».
25Le cas toulousain est à cet égard significatif32. L’APIAF, créée en 1981, a été fondée par des militantes du MLF, qui participaient à un « groupe de conscience » ou « groupe de femmes » : « lieux non mixtes où les femmes ont pris conscience d’une oppression spécifique en prenant la parole sur ce qu’elles vivaient dans leur vie privée33 ». Elles se réunissent autour d’un projet d’alternative au travail social classique s’adressant aux « femmes en difficultés » et en particulier aux « femmes battues ». Le groupe compte alors moins d’une dizaine de femmes, devenues amies par ces expériences militantes (groupe femmes, puis groupe MLAC et activités diverses), dont deux sœurs (Michelle et Jeannie). Elles sont souvent travailleuses sociales (éducatrice spécialisée ou assistante sociale), juristes, enseignantes et comptables. Ces compétences professionnelles variées constituent une ressource précieuse. Leur souhait est aussi de constituer un lieu de travail où elles aussi pourront vivre concrètement des alternatives professionnelles, après de premières expériences dans le travail social où les questions féministes étaient inexistantes. Elles ont cherché à être « professionnelles » et militantes féministes dans leur pratique, décrivant elles-mêmes ces deux ambitions contradictoires comme des enjeux parfois difficiles à concilier, ironisant : « Nous voulions le beurre et l’argent du beurre, le statut professionnel et le militantisme, nous voulions tout34. »
26Elles ont alors choisi une politique d’autogestion remettant en cause la division du travail, refusant de hiérarchiser et de séparer les activités, toutes les militantes/professionnelles participent aux activités relevant du public/politique (négociation avec les instances publiques, organisations d’événements militants, de productions culturelles, etc.) ainsi qu’aux activités relevant du care (relation d’aide, animation de groupes de parole, etc.). Quelles que soient leurs formations initiales, elles ont choisi de ne pas en faire un critère de distinction et d’être toutes des chargées d’accueil. Une autre dimension témoigne de la force de l’ancrage militant : le refus du principe d’organisation hiérarchique : toutes ont le statut de cadres, les décisions sont prises au consensus et les salaires sont égaux.
27À M., l’association l’Envol est créée bien plus tardivement, en 1992 officiellement. Elle s’inscrit dans le fil d’une démarche féministe initiée dans les années 1970, se revendiquant du MLF, par un groupe de militantes ancrées dans une commune. Leur pratique militante s’inscrit dans le contexte local spécifique de la ville : urbanisation progressive, lutte contre l’habitat insalubre et les bidonvilles, actions en partenariat ou non avec une municipalité communiste de longue date. Ce contexte est analogue à celui étudié par plusieurs sociologues ailleurs35. Elles vont développer des actions féministes en harmonie avec le contexte local. Créé à partir d’amitiés et d’interconnaissances dans une ville à l’époque de taille moyenne, leur groupe fonde d’abord un groupe MLAC36 aux activités diverses (réalisation clandestine d’avortements par des médecins, auto-organisation pour des départs à l’étranger, groupe de parole…). C’est plus tard que les violences conjugales deviennent une thématique à part entière par la rencontre de militantes et de femmes d’un quartier populaire. Dans le sillage du mouvement féministe, ces militantes ont ancré localement leurs initiatives37. Marinette reprend ici la trame chronologique depuis le MLAC jusqu’à la prise de conscience de l’ampleur du « problème des violences » :
« Et alors après le MLAC… après la loi Veil [1975], on s’est senties : bah qu’est-ce qu’on fait ? Y a une loi, bon alors maintenant on peut plus militer, on peut plus rouspéter, on peut plus revendiquer, on peut plus rien faire, ah bah mince, qu’est-ce qu’on fait ? Alors on a ouvert, avec les médecins toujours, on a ouvert un [groupe de] réflexion autour de la médecine […]. Et puis la Maison des femmes a été créee. Et là ça a duré 25 ans la Maison des femmes… Et entre-temps, y avait aussi Roseline elle avait créé avec des copines et gens aussi, elle avait fait tout un travail de réflexion sur le quartier des T. là où elle demeurait (où est maintenant l’Envol) pour ouvrir une halte-garderie… Donc elle a ouvert sa halte-garderie, donc elle recevait des mamans, et nous, on recevait aussi des mamans à la Maison des femmes, et bon c’est là qu’on s’est aperçu aussi des problèmes de violences tu vois38 ! »
28Ce groupe comprend une dizaine de femmes aux parcours militants et professionnels divers : Zoé (dentiste), Marinette (femme au foyer, ex-comptable), Paulette (psychologue), Aline (femme au foyer), Maya (infirmière), Jeanne (gynécologue), Marianne (puéricultrice) se rencontrent au sein du centre médico-social de M., où certaines travaillent. Les liens professionnels cèdent la place à des amitiés et des engagements militants communs. Ayant déjà une pratique professionnelle sanitaire ou sociale (notamment par la fréquentation et l’organisation du centre médico-social dans son ensemble), les codes et pratiques du travail social ne leur sont pas étrangers. C’est donc sans hésitation qu’elles investissent la forme du « Centre d’hébergement et de réinsertion sociale » dès que possible. Auparavant, elles commencent par installer une permanence d’écoute et d’information tenue par deux psychologues qu’elles recrutent rapidement39.
29Les « effets socialisateurs de l’événement politique », décrits par Julie Pagis40 au sujet des conséquences biographiques de la participation à Mai 68, peuvent aussi expliquer (en partie) la construction des dispositions requises pour fonder ces associations. En partie seulement car d’autres éléments significatifs dans les parcours biographiques41 construisent des dispositions à l’action collective et agissent sur les carrières militantes. Rejoignant encore Julie Pagis42, on peut noter avec elle que :
« Les réseaux de sociabilité militants concourent à renforcer des dispositions contestataires en permettant leur perpétuation. Autrement dit, si l’ampleur d’une crise politique peut avoir un effet de renforcement des convictions politiques (cf. le slogan “On a raison de se révolter”), la constitution de réseaux de sociabilité militante offre le cadre rendant possible leur mise en pratique, pratique qui entraîne à son tour le renforcement des convictions. On retrouve le processus d’auto-entretien du militantisme, que D. McAdam nomme le “self-perpetuating quality to individual activism”. »
30Ces réseaux d’amitiés militantes constituent en effet un support et une ressource irremplaçables pour la création des structures étudiées, et expliquent, au-delà de la prise de conscience préalable, pourquoi (et comment) des associations ont pu naître dans certaines villes43. Cette première dimension explicative est complétée par la mobilisation des ressources professionnelles sous forme de compétences indispensables pour investir le travail social, champ professionnel aux règles de fonctionnement propres même si les initiatives militantes y sont à l’époque plutôt bienvenues.
Institutionnaliser le soutien aux victimes, réprimer la violence
31Le processus d’institutionnalisation des services offerts par les associations poursuit et pérennise la division du travail féministe commencée lors de la construction des violences conjugales comme cause politique, puis approfondie lors de la création des premières structures comme principale réponse au problème soulevé.
32Trois dimensions principales voient le jour dans ces processus d’institutionnalisation de la cause, processus qui sont les prémisses de la politique publique : l’action sociale, le lobbying et les évolutions juridiques. Il s’agit de prémisses dans la mesure où par la suite l’État va se saisir de ces dimensions pour tenter d’organiser à un niveau national une action concertée contre les violences conjugales (à partir de la décennie 2000).
33D’abord, la pérennisation des centres d’accueil et d’hébergement s’opère par l’obtention de fonds publics et la professionnalisation ; et en réaction à ce nouveau cadre professionnel les militantes fondatrices s’en désengagent ou y demeurent. La division du travail militant se renforce car les nouvelles venues ne viennent pas du féminisme mais des professions du travail social.
34Le deuxième volet de cette institutionnalisation concerne la construction de la fédération (FNSF) qui réunit ces structures pour consolider un cadre d’action féministe et former un lieu dédié non pas à l’accueil direct des victimes mais à la promotion de cette activité auprès des autorités publiques. Elle se consacre donc à un travail de lobbying et de négociation à différents niveaux, mené par des militantes – salariées par la Fédération – qui ne participent pas au suivi des victimes, ainsi que par des salariées des associations (directrices principalement) qui s’investissent bénévolement à la FNSF. La division du travail féministe sépare alors celles qui ne font que du militantisme pour que se construise le problème public, et celles qui consacrent leur temps majoritairement à l’accompagnement des femmes subissant les violences. Certaines structures, minoritaires, comme l’APIAF, cherchent cependant à ne pas dissocier les deux dimensions. Enfin, troisième et fondamental volet de cette institutionnalisation : la préfiguration d’une politique pénale et civile réprimant les violences conjugales par un travail de lobbying parlementaire. C’est ici la Fédération qui joue un rôle de passeur entre les salariées établissant des constats venant « du terrain » (des associations) et les parlementaires44 qui vont proposer les lois, ménageant des avancées législatives de plus en plus nombreuses à partir des années 2000. Là encore, une division du travail féministe s’observe clairement, avec l’entrée de nouvelles actrices que sont les militantes des droits des femmes dotées de responsabilités politiques.
L’institutionnalisation des centres d’accueil à partir des années 1980
35Les associations créées à des fins de dénonciation publique et pour mener une action concrète auprès des victimes ont tenté de maintenir un équilibre de leur engagement dans ces deux dimensions. Cependant ces deux axes se sont progressivement (dans la majorité des associations) détachés l’un de l’autre et atomisés, sous l’effet d’une division du travail précédemment décrite.
36L’institutionnalisation désigne un processus, étudié par la sociologie politique45, de transition et d’aboutissement d’une insertion dans la sphère institutionnelle (état, administrations) entraînant une sortie du registre militant de l’action collective, pour une activité sociale intégrée à la sphère des institutions existantes (telles que l’État ou la justice ; ou symboliques telle que la famille) ou encore en créant une nouvelle institution. Comme le précisent J. Lagroye, B. François et F. Sawicki, l’institutionnalisation est donc une série de processus qui
« officialise et donne en modèle des pratiques et des savoir-faire d’échanges entre acteurs, comme par exemple l’utilisation des mêmes catégories d’appréciation par les agents de l’État et les associations ; c’est le cas notamment lorsque des formulaires, des schémas de constitution des dossiers, des critères d’évaluation circulent entre les uns et les autres […]. L’institutionnalisation résulte aussi des pratiques par lesquelles des acteurs interdépendants […] se légitiment réciproquement et s’accordent une reconnaissance mutuelle46 ».
37Outre ces dimensions symboliques et d’organisation pratique de l’activité, on peut ajouter deux processus concrets participant à l’institutionnalisation : la professionnalisation (légitimée par des diplômes d’État) et le financement public des activités. On peut poursuivre avec ces mêmes auteurs pour souligner que « la production d’une politique publique contribue à la structuration et à l’institutionnalisation d’un système d’action organisé, ou réseau de politique publique organisé, autant qu’elle résulte de son activité ».
38On a vu que la politisation de la question des violences conjugales se construit dans les mobilisations collectives féministes, puis dans l’interaction avec les pouvoirs publics (et notamment les instances en charge des droits des femmes), les médias (par exemple les réactions lors de la couverture d’homicides ou violences sous la forme de « faits divers » responsabilisant les femmes victimes), ou encore les institutions – justice, police, services sociaux – traitant « ordinairement » ces cas à partir des moyens institutionnels et législatifs existants. Des années 1975 aux années 1985 s’organisent donc tout à la fois un discours militant sur les violences conjugales, une pratique de l’accompagnement des femmes victimes, ainsi qu’une pratique politique ou militante d’interaction entre la sphère institutionnelle (tout particulièrement les « instances étatiques chargées des femmes47 ») et la sphère des mouvements féministes. C’est dans ces interactions que se tisse un travail de persuasion, pour que débute une véritable institutionnalisation de cette prise en charge sous la forme d’une politique publique, dont les premières traces se lisent dans les évolutions légales et les attributions de fonds publics à partir de 1981.
39Jacques Lagroye et Bernard Lacroix48 soulignent cette dimension processuelle en expliquant que :
« L’institutionnalisation ne se laisse pas enfermer dans le schéma linéaire d’une “création” fixant les règles et les savoirs dont les agents pourront ensuite faire usage, en utilisant les zones d’incertitude que la codification initiale aurait laissé subsister. Elle se fait et se rejoue continuellement, aussi bien dans des conjonctures critiques, où l’affrontement sur sa forme remet en question les définitions stabilisées et révèle la fragilité de sa fonctionnalité présumée, que dans les conjonctures de stabilisation, où semble momentanément conjuré le risque d’une redéfinition radicale, et où la force propre de la codification paraît s’imposer à tous les agents. »
40Si la sociologie française n’a pas encore véritablement analysé cette expérience d’institutionnalisation de ces activités féministes, lacune que nous proposons de combler partiellement, la littérature anglo-saxonne est-elle bien plus prolifique49. Décrivant les organisations de foyers d’hébergement de femmes victimes de violences (shelter movements) aux États-Unis, Grande-Bretagne et Suède, R. Amy Elman écrit50 :
« Meyer et Tarrow définissent l’institutionnalisation comme un processus qui peut “permettre aux contestataires de faire entendre leurs revendications et autorise l’État à contrôler les contestataires sans les étouffer”51. »
41La professionnalisation – au sens des deux dimensions de rémunération et de standardisation vers des pratiques et normes établies en amont – s’appuie avant toute chose sur un financement extérieur aux fonds propres des militantes, s’opposant à la sollicitation de subventions externes pour s’acquitter des salaires et tenir la comptabilité usuelle (notamment le paiement des appartements loués pour héberger les personnes). C’est dans ce processus de subventions52 que va se créer le rattachement à l’État.
42Au-delà des pratiques professionnalisées, cette institutionnalisation se traduit donc dans des financements devenus pérennes et émanant de fonds publics53. Processus s’assimilant à un encastrement administratif, qui, progressivement, assure une coupure avec le militantisme54 (informel, bénévole) et constitue les violences conjugales en cause politique et publique. Produit du travail militant féministe, cette cause a pu renforcer sa légitimité pour devenir une politique publique nationale et européenne, connaissant ainsi une évolution assez comparable à la thématique des abus sexuels sur mineurs55. L’émergence comme problème public doit beaucoup aux militantes féministes, qui dans un deuxième temps sont dessaisies de leur monopole de différentes manières. Pour les violences conjugales comme pour les abus sexuels sur mineurs, la remise en cause de la grille de lecture dénonçant le patriarcat et la domination masculine comme cause de ces phénomènes témoigne de l’arrivée d’autres acteurs imposant d’autres analyses, souvent psychologiques ou médicales (« emprise », « stress post-traumatique »), mais aussi issus du travail social institutionnel (« autonomie »).
43Pour analyser ces processus d’institutionnalisation, quatre exemples contrastés sont convoqués : l’Envol à M. ; l’Entraide à Alès, l’Espace Pause à Paris, et l’APIAF à Toulouse. En effet, la question de la professionnalisation des personnes accueillant les femmes victimes de violences va se poser pour certaines associations dès leur création, et pour d’autres de façon plus progressive. Cette différence s’explique par la façon dont s’organise la division du travail féministe. Dans les structures où les militantes cherchent à professionnaliser leur engagement, l’institutionnalisation se fait dans une deuxième étape. Tandis que pour les structures se créant à partir de cette division entre des militantes fondatrices et des professionnelles salariées, la logique d’institutionnalisation s’amorce dès les premiers temps, et vraisemblablement de façon moins conflictuelle.
44L’adoption d’une logique de professionnalisation entraîne une série de conséquences plaçant les associations et les individus en position de rouage plutôt qu’en qualité de maître d’œuvre d’un processus. Se professionnaliser, c’est accepter une convention collective et l’embauche de personnes issues d’une qualification ou d’un diplôme dont le contenu (les enseignements dispensés en formation) n’est pas maîtrisé par l’employeur. C’est aussi entrer dans l’opposition entre savoirs ordinaires/profanes (dont les savoirs militants) et les savoirs légitimés par la profession (ceux validés par l’instance de professionnalisation).
45Pour comprendre les logiques de ces associations comme différentes manières d’investir la professionnalité, on doit analyser plusieurs dimensions. D’abord, regarder la dissociation ou non entre deux dimensions de la professionnalisation. C’est-à-dire entre la rémunération et l’adossement à un socle normatif défini en amont dans l’espace de la profession (par la formation, le diplôme, le corps professionnel…). Ensuite, il faut aussi prendre en compte les logiques de temporalités dans les biographies des militantes fondatrices des structures56, pour comprendre de quelle manière elles se sont projetées personnellement ou non dans le travail à réaliser auprès des femmes accueillies. En effet, ce n’est pas au même moment de leurs parcours respectifs de militantes que se crée chacune de ces associations, et que se pose la question du type d’investissement en temps (donné à autrui) et dans le temps (dans une perspective de carrière).
46À M., les militantes semblent ressentir un manque de légitimité pour intervenir directement auprès des femmes subissant des violences. Découvrant avec stupeur l’intensité des violences dont certaines femmes étaient victimes, et souhaitant agir contre les auteurs et auprès des victimes, ces militantes ne se sentaient pas capables d’aider directement ces femmes. Le choix de l’association répond donc à ce besoin initial de délégation, délégation qui s’opère en cherchant une continuité dans l’approche féministe. Le recrutement de deux psychologues se fait alors sur la base du critère « être féministe ».
47Ce recours à des professionnelles57, et spécifiquement à des psychologues, n’est pas généralisable à l’ensemble des structures. Certaines ont refusé fermement une grille de lecture psychologique, a fortiori psychanalytique (par exemple à Toulouse, ou à Paris).
48Dans l’association l’Envol, le rapport au temps des militantes est particulier : elles sont plus âgées (entre 40 et 50 ans) que les militantes de l’Espace Pause et de l’APIAF au moment où elles créent cette nouvelle association (en 1992, après d’autres expériences militantes féministes). En effet, si elles appartiennent aux mêmes générations nées pendant les années 1935-1955, elles fondent l’Envol dans les années 1990 et non au début des années 1980 comme la majorité des autres structures. Leur carrière associative est donc bien commencée puisqu’elles ont participé auparavant à plusieurs réalisations (MLAC, halte-garderie, espace de formation et d’alphabétisation, Maison des femmes principalement). Elles sont aussi plus souvent sorties du marché du travail (certaines avaient arrêté de travailler pour élever plusieurs enfants et ont utilisé une partie de ce temps pour participer à une vie associative intense). Celles investies dans une carrière professionnelle à ce moment n’entendent pas y mettre un terme. Leur choix est donc de déléguer totalement l’activité d’accueil, de ne pas y trouver de rémunération personnelle, et de contribuer à en définir le socle normatif par deux participations seulement : le choix de la directrice (pour la première : choisie parmi des militantes féministes, ayant déjà exercé dans une structure similaire) et la présence d’un membre du bureau lors des recrutements ultérieurs (afin d’ancrer l’association dans le féminisme, en demandant notamment à la candidate quelle est sa position à ce sujet). Ces deux éléments permettent toutefois un cadre de travail assez souple. Cette professionnalisation s’appuie donc sur les deux versants identifiés : la rémunération et l’adossement au cadre normatif issu du travail social classique, complété par une approche psychologique de type ethnopsychanalytique (à M.) et une approche clinique ailleurs, cette approche pouvant être portée par les travailleuses sociales ou par une psychologue embauchée, choix qui fut loin d’être systématique.
49L’Entraide à Alès est aussi fondée sur une délégation de la part des militantes envers des professionnelles. Ces militantes forment un groupe de femmes protestantes impliquées dans des activités féminines confessionnelles davantage que féministes au sens de la seconde vague en France. Dès qu’elles ont obtenu un financement de la DDASS, elles ont recruté une directrice à l’orientation psychanalytique, plus proche des expériences gauchistes des années 1970 que féministes. La structure n’a d’ailleurs pas rejoint la FNSF (Fédération nationale solidarité femmes) car la volonté d’une équipe mixte et d’une approche psychanalytique ne convenait pas aux choix politiques du réseau58 (équipe non mixte, appui sur un cadre de référence d’analyse féministe du patriarcat59). L’institutionnalisation a ensuite pérennisé ce cadre psychologique : le développement de la structure a conduit à l’ouverture d’un appartement thérapeutique, forme institutionnelle qui rapproche l’association du secteur sanitaire et médical. Pour le foyer l’Espace Pause, les années 1990 marquent le tournant de l’institutionnalisation. Après plus de dix ans d’existence, il s’agit de formaliser les pratiques d’une équipe rémunérée mais non considérée comme « professionnelle », au sens où les procédures issues du travail social n’étaient pas utilisées. Le recrutement d’une assistante sociale extérieure comme nouvelle cheffe de service va servir de support à cette transition douloureuse :
« Marie. — Mon travail de cheffe de service… ça a d’abord été… Parce que quand je suis arrivée ici l’équipe était en crise, il y avait une directrice et il n’y avait pas de poste de cheffe de service et le poste de cheffe de service a été créé pour réguler un peu les dysfonctionnements. L’idéologie de l’association était encore très fortement basée sur le féminisme et le militantisme. Il n’y avait pas de procédure mise en place, il n’y avait quasiment pas d’écrit et de projet pour préciser ce qui devait se faire dans le service et on était plus là pour faire fonctionner dans l’entraide, dans la débrouille, la mise à l’abri immédiate des femmes et il y avait très fortement l’idée de solidarité, de sororité. Je pense que si l’équipe était en crise […] c’est aussi car une autre directrice était en place depuis un an mais n’arrivait pas non plus à redresser parce qu’elle ne venait pas du social et qu’elle était auparavant dans le conseil d’administration de l’association. C’est un peu compliqué mais ça aide à comprendre… Les réunions de travail se faisaient dans un salon, vous le verrez c’est la salle d’entretien de la psychologue, donc des canapés et des fauteuils, tout le monde avachi dans les fauteuils, en train de manger des sandwichs, boire des thés, aucune note de prise, voilà. Donc rien autour du travail et c’était très difficile de comprendre aussi comment aucun membre de l’équipe n’était précisément capable d’expliquer quel était le contenu du travail. Moi ça m’a demandé 2 ans pour réécrire un projet de travail […]. Il a fallu recadrer les choses, remettre des règles. C’est comme si cette association n’avait pas de règles.
EH. — Et donc au départ quand l’association s’est créée, c’était un travail assimilable à un militantisme rémunéré ?
Marie. — Voilà, exactement […]. La psychologue était une amie militante aussi féministe. Les entretiens parfois se faisaient là dans les toilettes, dans la salle de bain. C’était du bricolage et puis c’était dans cette mouvance aussi des années 1980 où on était aussi dans le militantisme, la solidarité60. »
50Cette description éclaire la justification théorique donnée aux choix pratiques tels que l’hébergement :
« La conception de l’hébergement à plusieurs par appartement… Certes c’est parce que la directrice n’avait pas eu l’attribution d’un immeuble entier pour créer un centre d’hébergement, mais d’être à plusieurs c’était aussi : “Il faut être solidaire, on est toutes des copines, on est toutes des sœurs, on est toutes dans la galère.” »
51À l’Espace Pause, la transition fut progressive, depuis une activité militante non rémunérée et non professionnalisée vers une activité rémunérée et s’adossant à des normes de professionnalisation. Quand des militantes créent la structure au début des années 1980, certaines souhaitent y trouver une rémunération (et sont donc dans un projet personnel de carrière qui exprime un moment particulier de leur biographie), sans pour autant partager une logique de professionnalisation au sens de l’adoption d’un standard normatif préalablement réglementé (dans l’espace de la profession, par la formation et le diplôme). Elles n’opèrent donc pas de délégation, mais ne sont pas dans une professionnalisation totale ; elles recherchent une certaine incarnation d’une professionnelle militante. Puis une délégation se fait avec des recrutements parmi des professionnelles classiques qui vont opérer une rupture, vécue assez douloureusement, où il s’agit de professionnaliser les pratiques en s’appuyant sur le registre normatif du travail social pour définir de nouveaux cadres aux relations professionnelles. Dans l’entretien ci-dessus, la cheffe de service qui a permis cette transformation décrit donc le passage vers des réunions plus formalisées, la consignation par écrit du travail caractéristique de ce milieu, la prise de distance avec un vocabulaire et un savoir-être militant (la sororité notamment).
52Un dernier exemple fera aussi percevoir les enjeux pluriels de la professionnalisation d’une action militante spécifiquement dans le contexte d’un militantisme féministe, qui en soi porte la critique de la séparation usuelle entre public et privé, professionnel et personnel, politique et intime. Cette critique se fonde sur l’analyse de la construction sociale de ce cloisonnement et de son artificialité, dans la mesure où les rapports de pouvoirs existent de part et d’autre, et où la famille (comme le privé, l’intime…) est une production socio-historique fréquemment naturalisée. Dans le contexte de la critique féministe, la question de la professionnalisation d’une action initiée de façon militante prend alors une autre ampleur. Elle peut être comprise comme une façon de passer le relais à l’action publique, comme une reconnaissance implicite d’une moindre efficacité. Elle peut aussi, comme ce fut le cas à l’APIAF (Toulouse) être théorisée comme un moyen d’exister dans l’espace public en utilisant une logique préétablie (la professionnalisation) mais en nourrissant l’espoir de la transformer en l’utilisant comme un outil qui serait « neutre ». Conscientes de cette gageure, ces militantes considèrent que l’institutionnalisation (au sens de professionnalisation et d’utilisation de l’argent public) leur a « en partie fait perdre leur âme ». Mais l’ambition initiale qu’elles décrivent61 rétrospectivement mérite attention :
« Nous voulions tout. Surtout, nous ne voulions pas de division du travail. Ne pas séparer le privé du public, c’était mettre en pratique l’idée que le privé est politique, surtout concernant les violences conjugales. Donc ne pas dissocier le privé d’un côté avec le care, et le public de l’autre avec les négociations avec les administrations, les contrats, tout ça. Nous voulions que tout le monde fasse un peu de tout. Mais l’institutionnalisation pour les associations en général a été un moment très douloureux. Dès les années 1980, quand on a demandé de l’argent, on a eu peur de ne pas être légitime. Donc on a délégué aux psys, on a accepté d’utiliser leurs savoirs, leur langage[…].
On a plus compté seulement sur nos propres forces, car on pensait vraiment pouvoir proposer un autre système. On a voulu une reconnaissance des pouvoirs publics : être agréé en CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale), adopter des conventions collectives. On aurait pu résister. Le gros problème que pose l’utilisation des savoirs psy, c’est qu’ils veulent amener les femmes à comprendre leur responsabilité dans les violences. Sous couvert de les faire être sujet on les culpabilise. Alors que le féminisme porte fortement le principe de l’existence des femmes comme sujet, et même de la possibilité qu’elles soient complices des violences. Mais le recours aux psys a été une facilité. On n’a pas pu lutter contre le courant62… »
53L’interprétation proposée par Jeannie met l’accent sur l’enjeu de légitimer ce travail, et l’utilisation des savoirs psychologiques pour accroître cette légitimité. Le poids des normes psychologiques dans le travail social caractérise en effet les évolutions des savoirs professionnels à cette période (années 1980-1990), où la critique du contrôle social devient moins dominante, et où les rapports sociaux de domination ont tendance à être retraduits sous la forme de questions sanitaires et psychiques63. En outre, les savoirs construits dans la sphère militante féministe sur les violences conjugales offrent une porosité donnant prise aux analyses psychologiques. Des théorisations telles que le « cycle des violences » ou « l’emprise » en sont l’exemple le plus éclatant d’une analyse plus psychologique que sociologique des rapports de pouvoir.
« Aujourd’hui, c’est un comble, la Fédé [FNSF] embauche pour faire l’écoute au 3919 [plateforme téléphonique nationale] des salariées non féministes. On ne leur demande même plus lors de l’entretien si elles sont féministes. C’est un gros délire. Pour la première fois, dans la fiche de poste pour une cheffe de service du 3919 on a indiqué qu’il fallait “connaître les violences conjugales”. On n’a pas mis “féministe”, mais simplement connaître la problématique centrale du travail… On marche sur la tête. Mais c’est la faute à personne… Ici, à Toulouse, la DDASS va venir passer une journée entière dans nos locaux de l’APIAF pour observer… toutes ces gesticulations à faire pour ne pas être trop contre nos valeurs tout en étant dans les clous ! »
54Cette inscription dans la professionnalité à long terme ne permet pas donc pas de poursuivre totalement les objectifs initiaux des militantes. En effet, par la professionnalisation, il devient impossible de recruter ouvertement sur la base des carrières militantes ou des opinions politiques. Celles-ci ne figurent pas sur un curriculum vitae car elles ne sont ni légitimes ni légales. Dès lors, la base affinitaire constituant un réseau d’interconnaissance ne suffit plus ; le vivier de recrutement parmi les militantes féministes de cette génération s’épuise, de sorte que l’espace de recrutement doit s’élargir.
« Nous, on a voulu une association qui soit en autogestion. On a voulu avoir toutes le même salaire, et toutes le statut de cadre. Quand on a signé notre première convention avec la DDASS, ils n’avaient jamais vu ça. Ils voulaient une cheffe ! Mais comme en droit du travail on ne peut pas aller contre le maintien des acquis (salaires, statut), on a obtenu gain de cause, et paradoxe, c’est le responsable de la DDASS de l’époque qui nous avait dit de solliciter des juristes du travail pour faire valoir ce droit, que nous ne connaissions même pas. On a pu alors garder cette particularité, mais l’agrément précise qu’à chaque nouvelle embauche on doit faire avec les règles classiques, donc plus de statut cadres, et des salaires basés sur une convention collective. Donc quand je vais partir à la retraite, celle qui me remplacera ne pourra pas avoir les mêmes avantages. Cette égalité de statut et de salaire qui nous tient vraiment à cœur car elle reflète un engagement politique va donc disparaître progressivement. On peut tomber dans le piège de défendre ce qui mène à notre perte. On défend la qualification et l’expertise pour légitimer l’importance de cette lutte contre les violences envers les femmes… mais cela contredit complètement le militantisme. Nous, ce qu’on veut maintenir c’est la responsabilité collective, prendre des décisions ensemble, et impliquer les femmes accueillies de la même manière64… »
55L’institutionnalisation apparaît alors comme un processus par lequel plus le temps passe, plus la forme classique s’affirme. C’est ce qu’on constate avec l’organisation du travail sous une forme hiérarchique, bien que critiquée et évitée, elle s’impose pourtant au fil du temps.
56Ce processus temporel est d’autant plus visible qu’à l’APIAF, les militantes ont choisi de s’impliquer professionnellement dans la structure, dès sa création en 1981. À ce moment, elles font partie de la classe d’âge des trentenaires, et certaines ont déjà un bagage universitaire ou professionnel en concordance avec le travail social. De plus, elles peuvent être mères et avoir la responsabilité financière qui en découle, les amenant à chercher une optimisation du temps consacré à la cause des femmes. Rémunérer ce temps, devenir des professionnelles militantes (ou des militantes professionnelles) permet alors de résoudre la question de « qui va s’occuper de ces femmes ? ». Et cela permet aussi de combler l’attente d’un projet politique féministe qui investisse de façon alternative dans le monde du travail. Il n’y a donc pas pour elles ni la volonté ni la nécessité de déléguer ce travail de care auprès d’autres femmes, car elles ne souhaitent pas le rendre entièrement marchand. Pour que la fibre militante demeure, et que la dimension autogestionnaire reste présente, elles sont contraintes de s’y investir personnellement (puisque ces valeurs ne sont pas dominantes dans le monde économique des années 1980). Elles choisissent alors de se professionnaliser au sens d’exercer une activité rémunérée, mais elles n’adoptent pas d’emblée l’ensemble des normes caractéristique des professions de l’espace du travail social.
57Le tableau suivant reprend les principales dimensions décrites. Le paramètre de l’implication professionnelle des militantes dans la structure est donc un élément explicatif important pour comprendre pourquoi et comment s’est déroulé le processus de professionnalisation et d’institutionnalisation de ces associations.
Carrières professionnelles des militantes | Professionnaliser Salaires et subventions | Professionnaliser Normes du travail social | |
L’Envol | Non | Oui | Oui |
L’APIAF | Oui | Oui | Non → Oui |
L’Espace Pause | Oui | Non → Oui | Non → Oui |
L’Entraide | Non | Oui | Oui |
58Ce tableau résume donc les processus observés. Dans deux cas (l’Envol et l’Entraide), les militantes ne font pas carrière professionnellement dans la structure, et la recherche de la professionnalisation est immédiate ; en conséquence, les normes du travail social sont mises en œuvre sans attendre. Dans les deux autres cas (l’Espace Pause et l’APIAF), les militantes choisissent de s’impliquer professionnellement dans la structure et la recherche de subventions publiques se fait dans un second temps, ce qui retarde en conséquence l’adoption des normes et procédures issues du travail social.
Construire un organe politique de lutte : la Fédération nationale solidarité femmes (1987)
59La construction d’une fédération des associations mobilisées auprès des femmes victimes de violences permet dès les premières années (1980) de rassembler, de prolonger une division du travail naissante, et d’organiser un rôle de « passeur » entre le monde militant et la sphère institutionnelle65. La constitution d’un réseau et son animation par une équipe extérieure aux associations locales sont ses principales missions dès son origine, et encore aujourd’hui dans un contexte différent.
60Se rassembler devient rapidement une nécessité pour les structures existantes66. Véronique F., fondatrice d’une association à Nantes et participant au bureau de la FNSF durant les premières années, rappelle qu’après l’engouement et la révolte des premières années, les militantes sont dépassées par l’ampleur des violences subies et des résistances sociales à leur dénonciation67. Pensant au départ pouvoir se désengager rapidement, passant le relais aux pouvoirs publics, elles se rendent compte que le relais ne se fait pas si rapidement, et une structure collective répond en partie à ce découragement. Trouver de nouvelles solutions communes, au-delà des particularités locales, recréer des échanges et des débats féministes sur l’action contre les violences, tels sont les principaux souhaits des militantes. L’ancrage féministe commun aux associations présentes dans les régions de France permet donc ce rassemblement. La première forme trouvée est la coordination nationale « Solidarité Femmes », créée en 1981. À la même période, des financements pérennes sont attribués aux associations, après l’arrivée de la gauche au pouvoir. En 1987, elles créent la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF), qui regroupe la plupart des associations œuvrant dans ce domaine (65 en 2007). Ces associations s’adressent toutes aux femmes victimes des violences masculines dans le couple, mais certaines abordent également le travail « d’accompagnement » des auteurs de violences pour les conscientiser et éradiquer les comportements de violences68. Ces structures, outre la diversité de leurs publics, ont aussi des activités différentes les unes des autres : hébergement d’urgence ; hébergement de moyen terme (CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale]) ; permanence téléphonique locale ; accompagnement/accueil de femmes victimes sur les plans social, psychologique, juridique ; actions de prévention et de sensibilisation auprès du grand public ; actions de formation auprès des professionnels. À partir de 2000, chaque année, la FNSF organise des « universités d’automne » : trois journées de conférences d’universitaires et d’ateliers participatifs afin de rassembler les militantes et salariées dispersées en France. À tour de rôle, chaque association prend la responsabilité de l’organisation. Ces universités d’automne sont un symbole et un moment de rassemblement concret des salariées des associations. Sans être ouvertes au public, ces manifestations permettent de donner une visibilité au travail accompli et de médiatiser les actions.
61La division du travail se poursuit également avec la création de cet organe politique dont la vocation n’est pas de répondre directement aux femmes victimes (hormis un site internet d’informations qui répertorie les structures existantes) mais de créer une visibilité de ce mouvement féministe, afin d’être l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics sur le sujet. Cette visibilité se construit par trois vecteurs : les manifestations publiques69, la mise en réseau avec des organisations d’autres pays70, et la mise en statistiques des données issues de la permanence téléphonique.
62Le fonctionnement de la FNSF comme animatrice d’un réseau consacre cette division du travail. Toute l’année, la FNSF a une action, en partie bénévole (par son bureau élu parmi les salariées directrices de structures et plus rarement militantes des conseils d’administration) et en partie salariée avec une équipe d’environ dix personnes chargées des aspects de documentation, de formation et de coordination sur les questions d’action sociale, de politiques et de veille juridique. Elle édite des circulaires et divers outils de travail utiles aux membres du réseau. La FNSF gère aussi la plateforme d’écoute téléphonique nationale sur les violences conjugales (au numéro gratuit du 3919), situé dans ses locaux parisiens, depuis sa création en 1992. Autre dimension de cette division du travail militant : la FNSF, de stature nationale, peut développer des contacts et partenariats avec les autres associations et centres impliqués dans la lutte contre les violences faites aux femmes71 tout en construisant sa spécificité autour des violences conjugales, périphériques dans l’action des autres associations. Ces partenariats se développent alors de façon plus formalisée que ne le permettent les seuls contacts entre militantes locales, et les passages de militantes transfuges d’une association à l’autre, par le biais de réalisations en commun (études, ouvrages, conférences, communiqués de presse, appel à manifester).
63Enfin, la troisième fonction de la FNSF est d’être un passeur indispensable entre les administrations – et particulièrement les actrices du féminisme d’État72 – et le mouvement féministe. Le rôle politique de la FNSF s’exprime en effet dans les contacts et interactions avec les différentes instances gouvernementales et législatives, pour tenter d’infléchir la prescription publique par le droit et l’agenda ministériel. Après une présidence collégiale prévue par les statuts, puis une révision des statuts en 2003 à la suite d’une crise importante (« big bang » selon l’actuelle directrice de la FNSF73) en 2002, l’équipe de direction devient double. Elle se compose d’une direction salariée (directrice et équipe salariées) couplée aux membres du bureau (une présidente et deux vice-présidentes, toutes trois directrices de structures locales). Ce sont elles qui sont les principales interlocutrices des services centraux de l’État concernant les droits des femmes ; au plan local chaque service déconcentré (délégation départementale ou régionale) ayant les associations locales comme interlocutrices. Les liens forts entre le service des droits des femmes, et notamment son bureau central (au sein du ministère de la Cohésion sociale, en 2011), se sont tissés au fil du temps. La création de ce lien a été un objectif initial du réseau. Cette fonction se lit dans les relations entre militantes du mouvement impliquées à la FNSF et militantes du mouvement faisant carrière dans l’administration. La facilité de la communication établie est donc due aux relations militantes ou amicales tissées dans le mouvement des femmes, mais aussi, puisqu’en majorité elles ne se connaissent plus, au partage commun d’une grille de lecture féministe des problèmes sociaux, acquise par cette expérience de socialisation militante au MLF.
64Plus que les relations interpersonnelles, l’histoire des locaux occupés par la FNSF permet aussi de retracer les étapes de cette proximité avec le féminisme d’État. La FNSF, à sa création, ne dispose pas de véritables locaux fonctionnels : ce n’est qu’en 1990 à l’issue des Assises sur les violences conjugales, que cette dernière décide de trouver des locaux et de salarier au moins une personne (une « déléguée nationale », titre préféré à celui de « directrice »). Cette manifestation a en effet soulevé la question pour les médias, les politiques et l’ensemble des acteurs concernés de pouvoir s’adresser à une instance centrale plutôt qu’à une nébuleuse disséminée en France. Michèle André est alors une alliée de taille74, mais elle n’est plus à ce poste lorsqu’en septembre 1991 l’équipe de la FNSF cherche une subvention pour un local. Véronique Neiertz qui lui succède est aussi sensible à la question comme priorité politique, mais elle considère que de nombreuses choses ont été faites. Refusant l’octroi de cette subvention, elle permet néanmoins à la FNSF d’utiliser deux bureaux au sein du ministère, ainsi que l’infrastructure du ministère, et octroie une subvention pour salarier une permanente (Véronique F. M.). Cette situation, rétrospectivement plus avantageuse que des locaux séparés, permet de consolider les liens déjà établis lors du travail en commun pour la campagne de 198975. Ces locaux au sein du ministère sont utilisés de 1991 à 199376. Cette cohabitation n’est pas sans susciter gêne et jalousie, certaines actrices considérant que ces partages d’espaces entraînent une confusion néfaste entre le monde militant et l’Etat. L’installation dans des locaux indépendants (toujours dans Paris) financés par des subventions publiques (issues à certaines périodes du Service des droits des femmes et de l’égalité [SDFE]) signe la fin de cette époque et augure des liens moins ténus entre administration et mouvement.
65Dernier élément pour comprendre l’importance de la FNSF dans la construction de la cause féministe et de sa diffusion hors de la sphère strictement militante : l’effort de formalisation du cadre d’interprétation des violences conjugales. L’ensemble des actions réalisées, ainsi que la création des liens avec la sphère institutionnelle, participent de ces opérations de cadrage utiles pour définir les violences conjugales. Ces opérations contribuent à transformer l’approche cognitive du phénomène portée par les acteurs extérieurs. La stabilisation du cadre féministe construisant les violences masculines dans le couple comme intolérable et comme produit d’une société patriarcale se lit également dans le contenu de la charte de la fédération (« La violence conjugale est inacceptable »), cadre diffusé comme on l’a vu par divers canaux.
Des batailles juridiques : de la cause aux lois (1980-2014)
66Les « violences conjugales » n’existent ni comme délit ni comme crime dans le droit français ; il ne s’agit pas d’une catégorie juridique reconnue comme telle, malgré les demandes réitérées d’une partie du mouvement féministe. Il en est de même de la notion de « violences envers les femmes », au sens où la Constitution française posant le principe de l’égalité des deux sexes devant la loi, ne peut reconnaître des dispositions concernant un seul sexe. En revanche, des circonstances aggravantes vont être progressivement associées à la qualité de la victime de l’infraction : qualité de conjoint, concubin, partenaire d’un PACS, ex-conjoint, ex-concubin, ex-partenaire d’un PACS. Les politiques sociales et pénales77, relativement déconnectées l’une de l’autre, ont été construites dans des temporalités différentes par des actrices ayant contribué parfois aux deux volets, parfois à l’un seulement.
67Pour faire advenir des changements dans l’appréhension légale du phénomène des violences conjugales, les militantes associatives ont besoin de relais directs, par une représentation dans les institutions législatives. Certaines actrices politiques vont donc jouer ce rôle de relais dans l’administration (« les fémocrates ») pour promouvoir l’adoption d’une législation réprimant les violences conjugales et définissant un cadre d’action pour diminuer le nombre de faits de violence.
68Toutefois, en se focalisant sur les actrices individuelles, il ne s’agit pas d’oublier que ces diverses mesures législatives prises entre les années 1990 et 2010 (hormis la loi sur le viol de 1980 que nous laissons de côté car elle ne s’inscrit pas directement dans une répression des violences conjugales) témoignent de rapports de forces partisans où s’exprime une « nouvelle » sensibilité à l’égard du problème, celui-ci devenant de façon quasi consensuelle un objet politique digne de ce nom, même si les solutions appropriées sont encore très controversées.
69La décennie 2000 est donc le moment d’un ancrage législatif de la lutte contre les violences conjugales78, même si l’expression « violences envers les femmes » est fréquemment utilisée dans les débats et les textes, et qu’elle a pour caractéristique de désigner un ensemble de faits plus large, ainsi qu’une dimension sexiste plus saillante qui ne paraît pas dans le lexique « violences conjugales ».
70Comme on l’a vu précédemment, l’accès au plan politique des violences se fait par la question du harcèlement sexuel au travail (milieu années 1980 avec l’AVFT), suivi de l’étape de 1995 (conférence de Pékin sur les femmes)79. En amont des années 2000, marquées par des évolutions législatives fortes, il faut citer d’autres figures militantes au sein de l’administration qui ont mis leur activité politique au service de cette cause, telle Michèle André. Nommée secrétaire d’État aux Droits des femmes en 1988, elle va mettre en place les commissions départementales de lutte contre les violences conjugales (sous la houlette des préfets, les procureurs et les déléguées départementales aux droits des femmes jouent également une partition importante), ainsi que la première campagne nationale s’appuyant sur un spot télévisé, des affiches et un numéro d’écoute national ouvert durant douze jours, autour du slogan « que les femmes brisent le silence qui les emmure80 ».
71Tel fut aussi le cas de Geneviève Fraisse, philosophe, directrice de recherche au CNRS, ainsi remerciée dans la publication de l’enquête Enveff pour avoir obtenu un soutien financier exceptionnel du Parlement européen où elle était députée (1999-2004). Son soutien à cette cause publique s’inscrit sur le long terme de son activité de chercheuse et de militante féministe, notamment au sein de l’association ECVF (élu-es contre les violences faites aux femmes) qu’elle a contribué à fonder avec Francine Bavay. Cette question a aussi été au centre de son travail lors d’opportunités spécifiques dans sa carrière de députée européenne et de déléguée interministérielle aux droits des femmes (1997-1998).
72On peut noter que ces deux figures ont en commun de venir du monde académique pour ensuite mettre en œuvre dans les institutions politiques un engagement en faveur des femmes. On voit ici que le continuum entre participation politique conventionnelle et non conventionnelle, soit dans le cas d’une participation institutionnelle face à une contestation à l’extérieur des institutions, ou via une autre institution (l’académie), se vérifie largement pour la fraction du mouvement féministe qui s’investit dans cette lutte spécifique contre les violences envers les femmes81.
73Parmi les figures de femmes politiques, Nicole Péry (secrétaire d’État aux Droits des femmes) et Élisabeth Guigou (ministre de la Justice) vont s’investir dans la politisation du phénomène en créant un groupe de travail nommé « Violences au sein du couple » entre octobre 1999 et février 2000 afin de mener une expertise juridique susceptible de dégager les éléments législatifs « de nature à protéger les victimes de violences au sein du couple notamment par l’éloignement de l’auteur82 ».
74La circulaire interministérielle de 1999 visant à renforcer la lutte contre les violences au sein du couple fut signée conjointement par Mmes M. Aubry, é. Guigou, N. Péry et MM. J.-P. Chevènement et A. Richard. En 2004, lors de la loi pour la réforme du divorce, les violences conjugales sont constituées en enjeu important par Nicole Ameline. Danielle Bousquet, députée PS, a présidé en 2009 la commission chargée d’évaluer la « politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes », qui a auditionné un grand nombre d’acteurs et d’actrices de milieux diversifiés : académique, administratif, associatif et judiciaire principalement. Elle a ensuite proposé à l’Assemblée nationale une proposition de loi avec Guy Geoffroy (UMP)83, quand dans le même temps au Sénat une autre proposition sur le même thème était proposée par Guy Courteau, sénateur UMP84.
Prologue : dispositions juridiques particulières entre 1990 et 2000
1990 : reconnaissance du viol entre époux.
Une décision de la Cour de cassation reconnaît une situation de viol commise sur la personne de l’autre conjoint.
1994 : Nouveau Code pénal.
Depuis le 1er mars 1994 par l’instauration du nouveau Code pénal, l’article 222 reconnait « la particulière gravité des violences dites conjugales en prévoyant un délit spécifique et des circonstances aggravantes liées à la sphère familiale85 » : sont alors prévues pour les violences ayant entraîné une ITT86 de plus de huit jours commise par conjoint ou concubin, une peine de cinq ans d’emprisonnement et une amende de 500 000 F. Les violences ayant entraîné une ITT inférieure à huit jours commise par conjoint ou concubin sont punies d’une peine de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 300 000 F.
8 mars 1999 : Circulaire interministérielle relative à la lutte contre les violences au sein du couple.
« Cette circulaire a été diffusée auprès du préfet de police de Paris, des préfets, des procureurs généraux, des procureurs de la République, des commandants de groupement de gendarmerie, des déléguées régionales aux droits des femmes, des chargées de mission départementales aux droits des femmes. Elle était accompagnée de 5 fiches techniques :
–– une approche chiffrée du phénomène ;
–– un résumé de la législation applicable en matière pénale ;
–– une présentation des commissions départementales d’action contre les violences faites aux femmes ;
–– une présentation du traitement en temps réel des procédures pénales ;
–– une présentation de la prise en charge et l’indemnisation des victimes d’infractions pénales87. »
De 2004 à 2014 : Élargir la boîte à outils de la pénalisation
2004 : loi sur le divorce accordant une protection au conjoint victime de violence.
Cette loi qui réforme le divorce met l’accent sur les violences conjugales en conservant la possibilité du divorce pour faute dans ce cas précis, et en donnant la possibilité pour les couples mariés de décider sur la demande faite en urgence au juge aux affaires familiales (JAF) d’une « éviction du conjoint violent » du domicile commun, sous réserve qu’une procédure de divorce soit amorcée dans un court délai.
2006 : loi sur la répression et la prévention des violences au sein du couple.
La préparation de cette loi a été marquée par la campagne des associations féministes (essentiellement la FNSF et le CNDF) en faveur d’une « loi-cadre » similaire à celle dont s’est dotée l’Espagne peu avant.
Cette loi accentue les circonstances aggravantes constituées par la qualité de conjoint et concubin de l’auteur des violences, circonstances aggravantes qui existaient déjà depuis le 1er mars 1994 par l’instauration du nouveau Code pénal.
Cette loi ajoute également d’autres cas produisant une circonstance aggravante : partenaire dans le cadre d’un PACS, ex-conjoint, ex-concubin et ex-partenaire dans le cadre d’un PACS.
2010 : loi réprimant les violences spécifiques envers les femmes au sein des couples et leurs incidences sur les enfants88.
La création de cette loi a été plutôt médiatisée. Parmi les dispositions phares on trouve la création d’une « ordonnance de protection » décidée par le procureur, et permettant à la plaignante de conserver le domicile et la garde des enfants avant la décision du JAF, et avant une plainte. Le bracelet électronique pour les auteurs sous contrôle judiciaire, et la création du délit de « violences psychologiques » dans le couple sur un modèle proche du harcèlement moral au travail, sont les autres points centraux. Sans faire des violences conjugales une catégorie de la protection de l’enfance, la loi incite les JAF à prendre en compte ces faits dans leur décision concernant la garde et le partage de l’autorité parentale, et ajoute à la pénalisation de l’homicide sur la personne de l’autre conjoint la perte de l’autorité parentale.
2014 : loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes89.
Aboutissement du travail du ministère des Droits des femmes nouvellement créé à la suite du retour du parti socialiste au pouvoir en 2012 (élection de F. Hollande), cette loi comporte des mesures dans différents champs juridiques, dans l’esprit du gender mainstreaming européen. Ce texte poursuit la direction prise en 2010 en renforçant l’usage de l’ordonnance de protection et complétant ses modalités, de même que pour l’usage du dispositif de téléprotection (téléphone portable d’urgence). La médiation est également considérée comme dispositif judiciaire acceptable uniquement si la victime en fait la demande, et ce dans le cas où aucun nouvel acte de violence ne se serait produit après une première mission de médiation. Enfin, l’autorité parentale devient explicitement conditionnée à l’absence d’infraction pénale sur la personne de l’autre parent : le parent auteur de faits de violence pouvant être privé de manière totale ou partielle de son droit d’exercer son autorité parentale ; et de manière générale les JAF doivent être prévenus dès qu’une ordonnance de protection est prononcée par un parquet.
75Comment, dans cette production du droit, s’exprime une politisation du problème des violences conjugales ? Les dispositions désignées comme prologue (1er encadré) aux décisions judiciaires ultérieures ont un statut particulier ; elles sont un préalable aux textes des années 2004-2010 qui vont constituer les violences envers les femmes dans le couple comme violences sexistes. Concernant la reconnaissance du viol entre époux, il faut souligner que cette décision n’a pas fait l’objet de débats parlementaires (il s’agit d’une décision de la Cour de cassation), et surtout n’a pas donné lieu en soi à l’organisation d’une lutte publique large contre les violences conjugales : par exemple, il n’y a pas eu de subventions versées au titre de cette lutte spécifique contre le viol ou les violences sexuelles dans le couple aux associations spécialisées qui traitaient pourtant le problème auparavant.
76Les nouvelles circonstances aggravantes promulguées par le nouveau Code pénal ne concernent que les faits de coups et blessures et non les homicides, ou le viol où la circonstance aggravante n’est pas inscrite en tant que telle dans le Code pénal, bien que dans le cas du viol elle soit reconnue par jurisprudence d’une décision de la Cour de cassation90. Concernant l’homicide, une explication est donnée par l’évolution du droit civil et pénal en 1975 supprimant l’excuse en faveur du mari en cas de meurtre de la conjointe adultère. Cette disposition ayant été supprimée et non remplacée, dans une visée d’égalité des deux sexes devant la loi, les circonstances aggravantes en cas d’homicide disparaissent avec le souci d’éviter l’usage de la notion de « crime passionnel », qui sans être une notion juridique est présente dans les débats91.
77Le texte de 2004, première loi sur le phénomène des violences après la publication de l’Enveff92, est imprégné d’une sensibilité au cadre défendu par le mouvement féministe, dans la mesure où les violences sont présentées comme phénomène social qui doit être traité ou combattu socialement, donc juridiquement, et ne peut se régler seul93. Néanmoins, la formulation en termes de « violences dans le couple », comme l’habituelle expression « violences conjugales » ne permet pas de désigner explicitement qu’il s’agit de délits sexués – massivement commis par des hommes sur des femmes – ni de souligner le rôle des rapports sociaux de sexe en défaveur des femmes dans la production de ces violences.
78Le texte de 2014 franchit de manière plus explicite l’écart qui jusqu’alors séparait la politisation proposée dans l’espace militant de celle adoptée par la loi. Cette loi porte en effet sur les violences subies par les femmes dans le couple (hétérosexuel principalement, mais la loi ne distingue pas les conjoints selon le sexe), mais ces violences sont envisagées explicitement comme violences de genre, et dans la perspective d’un changement social dans les rapports sociaux de sexe de manière large (parentalité, image des corps féminins dans les médias, travail, sexualité, accès aux responsabilités politiques…).
79Ces premiers éléments introductifs mettent en évidence la naissance d’une cause des violences conjugales, sous l’angle de la progressive prise de conscience de cette question et de sa prise en charge pratique par les mouvements féministes successifs. C’est en effet par les luttes féministes que les violences masculines envers les femmes constatées dans le privé ont été publicisées et rendues visibles dans la sphère publique, par différentes opérations de cadrages. Pour parvenir à construire un nouvel intolérable, le féminisme de la seconde vague s’est appuyé sur les avancées culturelles et sociales concernant les reconfigurations de la famille et du couple, et sur le précédant des luttes pour la dépénalisation de l’avortement. Cet intolérable est alors le socle d’un cadre d’interprétation militant de phénomènes traités ordinairement sous la forme du « crime passionnel » ou du « fait divers ».
80L’apparition de cette cause nouvelle dans l’espace du féminisme, puis de la constitution d’associations spécifiques, se réalise grâce aux réseaux constitués dans les luttes précédentes, aux expériences acquises à ces occasions, et au fait que ce phénomène devient dicible dans l’espace public sous l’effet de ce changement culturel en cours. Une division du travail féministe s’amorce alors, tandis que dans le même temps s’affine l’interprétation militante des violences dites conjugales.
81Cette division du travail se poursuit dans le traitement diversifié du problème. Tout d’abord, il s’agit d’aider directement les victimes (accueil, hébergement), action qui conduit à l’institutionnalisation des structures (recherche de subventions publiques et professionnalisation). Ensuite, il fallait construire un cadre commun féministe formalisant le réseau d’aide auprès des victimes et doté d’une légitimité pour dialoguer avec l’État, rôles dévolus à la FNSF. Enfin, agir pour que les auteurs soient réprimés, et que l’ensemble des acteurs concernés jouent le jeu (coordination de la justice, police, action sociale, professionnels de santé par l’impulsion des instances chargées des droits des femmes) travail législatif et politique promu par la FNSF et inscrit dans le féminisme d’État.
Notes de bas de page
1 Voir la première partie de la thèse, non reproduite ici : Herman Elisa, Féminisme, travail social et politique publique. Lutter contre les violences conjugales, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2012, à consulter sur HAL – Archives ouvertes.
2 Pavard Bibia, Contraception et avortement dans la société française (1956-1979). Histoire d’un changement politique et culturel, thèse de doctorat d’histoire, thèse de doctorat d’histoire, Paris, IEP, 2010.
3 La sociologie de la famille contemporaine a produit différents travaux sur cette norme d’égalité, sur les attentes des femmes et sur l’écart entre ces attentes et la réalité, travaux qui ne sont pas centrés sur les violences conjugales. C’est le cas des travaux de F. de Singly, notamment Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996 ; Libres ensemble, Paris, Armand Colin, 2000. Olivier Schwartz a également développé le rapport à l’intimité familiale et conjugale entretenu par des personnes de milieu ouvrier dans les années 1980, en consacrant un chapitre aux vécus des violences masculines dans un des couples enquêtés : Schwartz O., Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 1990.
4 Les travaux de sciences politiques ont exploré la notion de division du travail militant par plusieurs enquêtes. Voir Fillieule Olivier et Roux Patricia, Le sexe du militantisme, Paris, Presses de Science Po, 2009. Ainsi que Bargel Lucie, « La résistible ascension des femmes à la direction du Mouvement des Jeunes Socialistes », Genèses, no 67 (dossier « Femmes d’élection »), 2007, p. 45-65 ; Bargel Lucie, « La socialisation politique sexuée : apprentissage des pratiques politiques et normes de genre chez les jeunes militant-e-s », Nouvelles questions féministes, vol. 24, no 3 (dossier « Les logiques patriarcales du militantisme »), 2005, p. 36-49.
5 Danièle Kergoat parle initialement de division sexuelle du travail, par la suite l’expression « division sexuée du travail » s’est imposée afin de dissocier les termes concernant les études sur la sexualité des termes concernant les études sur les rapports sociaux de sexe.
6 Kergoat Danièle, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », inHirata Helena, Laborie Françoise, Le Doare Hélène et Senotier Danièle (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, p. 35-44.
7 Selon l’expression de Bereni Laure, De la cause à la loi. Les mobilisations pour la parité politique en France (1992-2000), thèse de doctorat de sciences politiques, université Paris 1, 2007, p. 23.
8 Notamment Véronique F., militante à Nantes puis Paris, entretien à Paris en septembre 2011.
9 Centre national des droits des femmes.
10 Tilly Charles, Explaining Social Processes, Boulder, Paradigm, 2008, p. 4-5, cité par Fillieule Olivier, « Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », in Agrikolianski Éric, Fillieule Olivier et Sommier Isabelle (dir.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2010, p. 77-99 ; Tilly Charles, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 4, octobre 1984, p. 89-108. Voir également Offerlé Michel, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (XVIIIe-XXIe siècles) », Politix, no 81, 2008, p. 181-202.
11 Laurie Boussaguet utilise par exemple ces concepts afin de mettre en évidence les évolutions des manières de conceptualiser les violences sexuelles envers les enfants jusqu’au terme récent de « pédophilie ». Elle s’appuie sur la définition suivante, mobilisée par D. Snow et ses collègues : « Par cadre d’interprétation, on se réfère aux liens que les individus entretiennent avec l’interprétation des situations par les organisations de mouvement social, de telle façon que certains intérêts individuels, certaines valeurs, croyances et activités des mouvements sociaux, certains buts ou idéologies sont congruents et complémentaires. Nous empruntons le terme “frame” à Goffman, pour dénoter “des schémas d’interprétation” qui permettent aux individus de localiser, de percevoir, d’identifier et de “labelliser” les événements de leur vie et du monde en général. En donnant un sens aux événements, les cadres organisent l’expérience et guident l’action, qu’elle soit collective ou individuelle. » Snow David A. et al., « Frame Alignment Processes, Micromobilization and Movement Participation », American Sociological Review, vol. 51, p. 464-481.
12 Pour les temps forts de cette dénonciation, avant et jusqu’à l’ouvrage d’Erin Pizzey, voir la section précédente.
13 Tilly Charles, « Contentious Repertoires in Great Britain 1758-1834 », in Traugott Mark (dir.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durnham (NC), Duke University Press, 1995, p. 15-42, cité par Péchu Cécile, « Répertoire d’action », in Fillieule Olivier, Mathieu Lilian et Péchu Cécile (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 454-462.
14 Ibid., p. 456.
15 Elles écrivent sous des pseudonymes : Tristan Anne et Pisan Annie de, Histoires du MLF, Paris, Calmann-Lévy, 1977.
16 Hanmer Jalna, « Violences et contrôle social des femmes », Nouvelles questions féministes, no 1, 1977, p. 69-88.
17 Comme le souligne Jaspard Maryse, Les violences contre les femmes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005. Cette dénonciation publique au sein du champ militant puis du champ académique (les revues et les auteures passant de l’un à l’autre bien souvent) sera analysée plus amplement plus loin.
18 Rappelées par des militantes, telles que Véronique F., entretien à Paris en septembre 2011.
19 Notamment à l’occasion de la diffusion des résultats issus de l’enquête Enveff par les réactions scandalisées d’é. Badinter. Voir au sujet des polémiques à la réception cette enquête le chapitre II.
20 Picq Françoise, Libération des femmes : les années-mouvement, Paris, éditions du Seuil, 1993.
21 Par exemple ceux réalisés avec Véronique F., Paulette, Zoé.
22 Freire Paolo, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution, Paris, Maspero, 1974.
23 Le Monde, 4 novembre 1975.
24 Expression empruntée à Clair Isabelle, « La découverte de l’ennui conjugal. Les manifestations contrariées de l’idéal conjugal et de l’ethos égalitaire dans la vie conjugale des jeunes de milieux populaires », Sociétés contemporaines, no 83, 2011, p. 59-81, qui la reprend de Ferrand Michèle et Bajos Nathalie, communication au IIe congrès de l’AFS, Bordeaux, « Scripts, risque et genre : pratiques sexuelles et contraceptives en Afrique », 2006.
25 On pense ici à la fois au dispositif des CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) dès le début des années 1980, mais aussi plus largement aux techniques de suivi, d’accompagnement et d’organisation de l’activité propres à ce secteur professionnel.
26 Pour une synthèse des travaux ayant formé et utilisé ce modèle, on peut lire Pierru Emmanuel, « Organisation et ressource », in Agrikolianski Éric, Fillieule Olivier et Sommier Isabelle (dir.), Penser les mouvements sociaux, op. cit., p. 19-38. Comme il le rappelle, à la fin des années 1970, ce modèle devient le paradigme dominant de la sociologie des mouvements sociaux, sans être pour autant fermement théorisé. L’article séminal de McCarthy et Zald étant toutefois la référence de base fréquemment citée : Mccarthy John D. et Zald Mayer N., « Resource mobilization and social movements : a partial theory », American Journal of Sociology, no 82, 1977.
27 Siméant Johanna, La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 100.
28 L’enquête de terrain s’est déroulée à l’Envol (M.) et à l’Espace Pause (Paris) majoritairement. Mais elle a permis également d’obtenir des données par des contacts et des entretiens approfondis et répétés avec d’autres structures en France : l’APIAF (Toulouse), Flora Tristan (Clichy), le Relais de Sénart (Sénart en Seine-et-Marne) et le Foyer accueil solidarité à Alès. De plus, les rencontres annuelles de la FNSF m’ont donné l’occasion de connaitre des salariées et militantes de nombreuses structures en France.
29 C’est le cas à M. où la deuxième présidente est maîtresse de conférence en psychologie et accepte ce rôle par amitié plus que par engagement personnel initial sur cette cause des violences, qui au départ lui semble être une thématique trop « dure » émotionnellement pour qu’elle s’y investisse. Elle insiste sur le fait que son statut d’universitaire était vu par ses amies militantes comme un atout politique, qu’elle a accepté ainsi de valoriser.
30 Taylor Verta et Van Dyke Nella, « “Get up and stand up!” Tactical Repertoire of social movements », in Snow David A., Soule Sarah A. et Kriesi Hanspeter (dir.), The Blackwell Companion of Social Movements, Oxford, Blackwell, 2004, p. 262-293 cité in Péchu Cécile, « Répertoire d’action », art. cité.
31 Ibid., p. 459.
32 Ces éléments s’appuient sur les deux entretiens enregistrés réalisés avec Jeannie (2009 et 2010) co-fondatrice et salariée, sur les articles : Debats Françoise et Geurts Marick, « La longue marche contre les violences conjugales, malgré les avancées un combat toujours nécessaire. Entretien libre avec deux représentantes de l’APIAF », Empan, no 53, 2004, p. 102-105, et Debats Françoise et al., « Jour après jour avec des femmes victimes de violences conjugales », Empan, no 73, 2009, p. 57-69, ainsi que sur le documentaire « L’APIAF » qui donne la parole à 5 salariées dont 4 présentes au démarrage, et disponible en ligne sur [www.teledebout.org].
33 Debats Françoise et Geurts Marick, art. cité, p. 102.
34 Entretien téléphonique avec Jeannie, co-fondatrice de l’APIAF, le 10 octobre 2010.
35 Par exemple, à Gennevilliers, différentes ethnographies montrent l’effet de ce contexte politique. Elles analysent les spécificités de la configuration politique locale : voir Vari Judit, Expériences éducatives dans les espaces périscolaires. Contribution à une sociologie de l’éducation nouvelle, thèse de sociologie, EHESS, 2008 ; Masclet Olivier, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003. D’autre part, pour restituer ce contexte singulier, j’ai mobilisé un ouvrage écrit par une journaliste en 1975 qui a constitué un matériau précieux puisqu’il a donné la parole à certaines militantes devenues par la suite mes interlocutrices, et il restitue finement les implications particulières d’un militantisme féministe dans une ville communiste. À l’époque d’ailleurs, certaines militantes, qui aujourd’hui ont témoigné en leur nom, avaient demandé que leur nom réel ne figure pas. Il sera désigné ici comme Interview des féministes de M., ouvrage public, 1975.
36 Pour une histoire du MLAC détaillant la diversité des contextes locaux : Zancarini-Fournel Michelle, « Histoires du MLAC », Clio, no 1, novembre 2003, p. 241-252.
37 Il s’agit des initiatives suivantes : le groupe du MLAC, suivi d’un groupe de réflexion sur la médecine et la santé (GIS : Groupe information santé), puis l’ouverture d’une Maison des femmes proposant des formations professionnelles, de l’alphabétisation, des activités culturelles et sportives comme de la couture ou du yoga, et enfin la création d’une halte-garderie.
38 Entretien avec Marinette, juin 2009.
39 Les détails de la professionnalisation viennent dans la section suivante.
40 Pagis Julie, Les incidences biographiques du militantisme en Mai 68. Une enquête sur deux générations familiales : des « soixante-huitards » et leurs enfants scolarisés dans deux écoles expérimentales (Vitruve et Ange Guépin), thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2009.
41 Notamment la socialisation politique familiale ou son absence, et le vécu conjugal dans le contexte d’une conscientisation féministe, comme nous le verrons dans le chapitre consacré aux carrières militantes.
42 Pagis Julie, Les incidences biographiques…, op. cit., p. 333.
43 Il serait intéressant de pouvoir observer si l’absence de création de structure dans certaines villes où avaient eu lieu des mobilisations féministes est à imputer au délitement des groupes amicaux et militants (dans des dynamiques de désengagement) ou bien à l’absence de ressources professionnelles adéquates, qui comme on l’a vu, sont un facteur non négligeable.
44 Les relations qui se tissent entre monde associatif et actrices du féminisme d’État sont très importantes pour comprendre ces avancées législatives (entre autres), elles seront examinées plus avant dans le chapitre suivant.
45 Les conceptions de l’institution et des processus d’institutionnalisation ont fait l’objet de nombreux ouvrages théoriques, sans qu’une définition véritablement consensuelle n’émerge. Parmi ces travaux, on peut citer : CURRAP (dir.), L’institution, Paris, PUF, 1981 ; Douglas Mary, Comment pensent les institutions ?, Paris, La Découverte, 1999 ; Lagroye Jacques, Appartenir à une institution. Catholiques en France aujourd’hui, Paris, Economica, 2009 ; Lagroye Jacques (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Economica, 2011. L’ethnographie de Vincent Dubois sur deux caisses d’allocations familiales est devenue un classique de l’étude des institutions, nous apprenant autant sur les agents que sur les usagers, sur l’ordre institutionnel que sur les procédures concrètes : Dubois V., La vie au guichet, Paris, Economica, 2010 (3e édition préfacée par J. Lagroye). Ainsi que les manuels de sciences politiques consacrant une partie à ces questions : Lagroye Jacques, Francois Bastien et Sawicki Frédéric, Sociologie politique, Paris, Dalloz, 2006 (5e édition), p. 535-550 et Cohen Antonin, Lacroix Bernard et Riutort Philippe (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, notamment la contribution de Dulong Delphine, « Les institutions politiques », p. 358-370. D’autre part, les approches néo-institutionnalistes, nées aux États-Unis et mettant l’accent sur l’autonomie des institutions, forment un ensemble de recherches non homogènes mais caractérisées par quatre éléments, comme l’indique Hassenteufel Patrick, Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin, 2008, p. 119, en s’appuyant sur Peters B. G., Institutionnal Theory in Political Science. The « New Institutionalism », Londres/New York, Pinter, 1999. Il s’agit de collectifs impliquant les individus dans des interactions structurées et prévisibles, stables dans le temps, exerçant une contrainte directe ou indirecte sur les comportements individuels, et dont les membres partagent des valeurs et représentations.
46 Lagroye Jacques, Francois Bastien et Sawicki Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p. 537.
47 Comme les nomme Revillard Anne, La cause des femmes dans l’état. Une comparaison France-Québec, thèse de doctorat de sociologie, ENS Cachan, 2007, p. 9. Les instances étatiques chargées des femmes (IEF) désignent l’ensemble des organisations d’état (ministères, secrétariats d’état, conseil consultatifs, commissions) ayant différents noms mais tous chargés à différents titres de « promouvoir les droits et le statut des femmes ».
48 Lacroix Bernard et Lagroye Jacques (dir.), Le président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, FNSP, 1992, p. 11.
49 Pour les références les plus significatives, lire : Srinivasan Meera et Davis Liane V., « A Shelter : An Organization Like Any Other ? », Affilia. Journal of women and social work, vol. 6, no 1, 1991, p. 38-57; Elman R. Amy, « Refuge in Reconfigured States: Shelter Movements in the United States, Britain, and Sweden », in Banaszack Lee Ann, Beckwith Karen et Rutch Dieter (dir.), Women’s Movements Facing the Reconfigured State, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 94; Kemp Susan P. et Brandwein Ruth, « Feminism and Social Work in the United States: an Intertwined History », Affilia, no 25, 2010, p. 341-364; Gringeri Christina E., Wahab Stéphanie et Anderson-Nathe Ben, « What Makes it Feminist? Mapping the Landscape of Feminist Social Work Research », Affilia, no 25, 2010, p. 390-405.
50 Elman Amy R., « Refuge in Reconfigured State… », art. cité, p. 94.
51 Traduction personnelle: « Meyer and Tarrow portray institutionnalization as a process that can « allow dissidents to lodge claims and permit states to manage dissent whitout stifling it », où les auteures se réfèrent à Meyer David S. et Tarrow Sydney, « A Movement Society: Contentious Politics for a New Century », in Meyer David S. et Tarrow Sydney, The Social Movement Society, New York, Rowman and Littlefield, 1998, p. 1-28.
52 Sur les modes de gestion des associations et le rapport aux financements publics : Chessel Marie-Emmanuelle et Nicourd Sandrine, « Les ressorts des modes de gestion des associations », Entreprises et histoire, no 56, 2009, p. 6-10.
53 A contrario, les précédentes activités militantes étaient autofinancées par les militantes, qui par exemple se cotisaient pour payer le loyer d’un local, et participaient bénévolement.
54 Une vision similaire est portée par Catherine Pecquard, directrice de l’association Charonne (Paris) au sujet des centres d’accueil et d’accompagnement pour la réduction des risques auprès des usagers de drogues (Caarud) : [http://www.pistes.fr/swaps/51_152.htm].
55 Boussaguet Laurie, La pédophilie, problème public…, op. cit.
56 Toutefois, dans cette partie consacrée à ce processus d’institutionnalisation, je n’aborde pas dans le détail ces carrières militantes, voir chapitre IV.
57 Dans sa thèse, Jean-François Gaspard retrace l’itinéraire de travailleurs sociaux militants, dont une enquêtée pour qui le féminisme a contribué à modeler son expérience professionnelle, donnant un autre exemple des liens entre participation professionnelle et carrière militante.
58 Entretien avec Isabelle Affolter (Paris, 2008) directrice de la structure et auteure d’un ouvrage monographique : Accueillir des femmes en détresse, Paris, érès, 2008. Son propos décrit les années de la création (1986), et traduit surtout sa propre perception, puisqu’actuellement certaines équipes sont mixtes et cela ne constitue pas un critère excluant l’adhésion au réseau, et puisque la charte ne mentionne pas la mixité.
59 Voir la charte sur le site internet de la FNSF.
60 Entretien avec Marie, mai 2007.
61 Mon propos s’appuie ici sur des témoignages présentés lors de documentaires que ces militantes ont réalisés sur leur association, diffusés par exemple ici : [www.teledebout.org] ; sur des entretiens informels et sur deux entretiens enregistrés auprès de Jeannie, salariée et co-fondatrice, également associée à une équipe « féministe » de recherche à l’université.
62 Entretien avec Jeannie, Paris, 2010.
63 La recherche sur les « lieux d’écoute » dirigée par Didier Fassin va dans ce sens : Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004. Mais aussi les ouvrages décrivant ces processus de psychologisation du travail social : Vrancken Didier et Maquet Claude, Le travail sur soi. Vers une psychologisation de la société ?, Paris, Belin, 2006 ; Bresson Maryse (dir.), La psychologisation de l’intervention sociale. Mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2006.
64 Propos reconstitué à partir de notes prises au fur et à mesure de la conversation. Voir aussi en guise de témoignage et d’analyse, Debats Maïté, « La professionnalité : une mise en œuvre liée à l’objet », in Francequin Ginette (dir.), Tu me fais peur quand tu cries ! Sortir des violences conjugales, Paris, érès, 2010.
65 Dans cette sous-partie je présente essentiellement l’histoire de cet organe politique, ses actions actuelles, décrites très rapidement ici, seront analysées plus loin.
66 Ces structures selon leur positionnement dans le champ militant se désignent comme « groupes » (en référence aux groupes de femmes du MLF) ou « association » (terme qui renvoie au champ politique classique). Christine C., directrice de la FSNF depuis 2002, rappelle cette distinction entre les structures qui se sont fédérées, distinction entre active aujourd’hui.
67 Entretien en septembre 2011, à Paris. Elle dit plus précisément : « On s’est dit : “Et bien on interpelle les politiques, on leur demande de prendre en charge ça, qu’il y ait des choses qui changent.” On a veillé à ce qu’il y ait des textes législatifs, des moyens, des outils de communication et on s’était dit très naïvement nous : “Après on se tire et on va faire autre chose !” »
68 Un fort débat a agité les militantes de la FNSF au sujet de la pertinence pour un même collectif militant de s’adresser à la fois aux auteurs et aux victimes. Le faible nombre de structures s’adressant aux auteurs (en partie pour des raisons de difficultés à trouver et maintenir des subventions) reste en minorité face aux structures qui ne s’adressent qu’aux femmes victimes, tout en élaborant des partenariats avec les rares associations s’adressant aux auteurs. Il n’y a pas dans la fédération de structures qui ne s’adressent qu’aux auteurs de violences. Ces dernières sont maintenant fédérées dans un groupement : la FNACAV (Fédération nationale des associations et centres de prise en charge des auteurs de violences conjugales et familiales). Ce qui a maintenu le lien entre ces structures est le partage de l’approche féministe.
69 Telles que les Assises nationales des violences conjugales au CNIT à Paris en octobre 1990, suite au travail d’une commission réunissant des militantes d’associations de la FNSF. Ouvertes et fermées par des ministres, animées par une agence de communication et avec l’appui de Michèle André (secrétaire d’État aux Droits des femmes), ces Assises rendent à la fois visibles la thématique et le réseau mobilisé. De nouvelles Assises ont lieu à la Sorbonne en 2001.
70 Notamment en prenant des contacts avec des féministes impliquées contre les violences conjugales lors de la conférence de l’ONU sur les femmes en 1985 à Rio puis en 1995 à Pékin. Une équipe de militantes de Nantes, dont Véronique F., part ainsi visiter des refuges en Italie, puis participe à un voyage d’étude au Québec. « Une fois par an on invitait des copines d’autres pays ; on a eu des Belges, des Turques, des Italiennes, des Espagnoles… C’est ce qui a contribué à créer un lien. Mais ensuite les filles, et nous aussi, on était prises par le quotidien, donc [ça s’est un peu défait]. » (Véronique F., Paris, septembre 2011.) Plus de deux mille personnes, selon elle, étaient présentes, contribuant ainsi à renforcer la centralité de la FNSF.
71 Principalement : AVFT (Association contre les violences envers les femmes au travail), CFCV (Collectif féministe contre le viol), Planning familial, Cimade, CIDFF (Centre d’information sur les droits des femmes et des familles).
72 Cette dimension sera étudiée plus en détail par le chapitre suivant.
73 Christine C., entretien à Paris en juillet 2011.
74 Durant sa mandature de nombreuses avancées sont faites : elle a permis l’organisation de la première campagne télévisée nationale en 1989, et la création des commissions départementales la même année, puis la tenue des Assises et d’une nouvelle campagne en 1990.
75 À cette période, la FNSF réalise (souvent avec le concours du SDFE) plusieurs actions : les premières brochures à destination des professionnels (justice, police, action sociale, santé) ; la relance au niveau local des commissions ; la mise en œuvre du numéro d’écoute national ; la création d’un observatoire des violences conjugales.
76 En raison du changement de majorité parlementaire, une nouvelle cohabitation s’installe avec le gouvernement d’Édouard Balladur durant le second mandat du président de la République François Mitterrand. Le gouvernement Balladur ne comprend ni ministère ni secrétariat d’État aux Droits des femmes.
77 Pour comprendre les liens entre politiques pénale et sociale dans ce domaine, on peut souligner l’intérêt d’une vision synthétique de l’action publique proposée par Steinauer Odile, « Approche cartographique de l’aide aux victimes. Entre action sociale et action pénale, la division socio-sexuée de la prise en charge des violences conjugales », communication au colloque « Intervention sociale et violences conjugales : quelles approches pour quelles politiques publiques ? » organisée par le CNAM/Lise et la FNSF, 26 mars 2010 ; ainsi que « L’aide aux victimes, secteur émergeant de l’intervention sociale ? Hybridations socio-pénales et divisions sexuées du travail », communication pour le colloque « Institutionnalisation et désinstitutionnalisation de l’intervention sociale », GRIS/AISLF (CR 34), janvier 2010, atelier : « Nouveaux acteurs du social ».
78 Voir le chapitre vii de ma thèse pour une description plus détaillée de ces évolutions.
79 Voir Dauphin Sandrine, L’État et les droits des femmes. Des institutions au service de l’égalité ?, Rennes, PUR, 2010, p. 63.
80 Ibid., p. 64.
81 Xavier Crettiez et Isabelle Sommier soulignent cette caractéristique du continuum : La France rebelle, Paris, Éditions Michalon, 2006, p. 18.
82 Ministère de la Justice et Secrétariat aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle, Synthèse « Violences au sein du couple » (non daté, vraisemblablement édité durant l’année 2000), voir [http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapportspublics/014000720/0000.pdf].
83 Proposition de loi du 25 novembre 2009, renforçant la protection des victimes, la prévention et la répression de violences faites aux femmes.
84 Proposition de loi du 25 novembre 2009, relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants.
85 Explicité dans un historique des dispositions législatives jusqu’en 2000 dans Ministère de la Justice et Secrétariat aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle, Synthèse « Violences au sein du couple », op. cit.
86 Incapacité totale de travail.
87 Cité par le Ministère de la Justice et Secrétariat aux Droits des femmes et à la Formation professionnelle, Synthèse « Violences au sein du couple », op. cit., p. 14.
88 [http://www.assembleenationale.fr/13/dossiers/repression_violences_femmes.asp].
89 Loi no 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (voir [www.legifrance.gouv.fr]).
90 Depuis une décision du 11 juin 1992, publiée par le Bulletin des arrêts de la chambre criminelle, no 232, en 1992, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme sa jurisprudence et reconnaît l’existence du viol entre époux sans autre blessure ou violences : « La présomption de consentement des époux aux actes sexuels accomplis dans l’intimité de la vie conjugale ne vaut que jusqu’à preuve du contraire. » Cf. [http://www.legavox.fr/blog/maitre-haddad-sabine/viol-entre-epoux-evolution-legislative-3759.htm].
91 Cette évolution autour de la date charnière de 1975 est soulignée par Gherson Élise, La violence domestique, thèse de doctorat en droit, université de Nice – Sophia Antipolis, faculté de droit, des sciences politiques, économiques et de gestion, 2005.
92 Deux autres faits semblent marquants pour l’opinion à cette période. En octobre 2002, le meurtre de Sohane Benziane par son ex-petit ami marque les consciences, notamment féministes, et est intégré par certaines à la mémoire féministe par plusieurs opérations successives de cadrages qui aboutissent au dépôt d’une plaque à sa mémoire sur la tombe de Simone de Beauvoir, à ce sujet voir Charpenel Marion, « Quand l’événement créé la continuité. L’intégration de la figure de Sohane Benziane dans la mémoire féministe française », Sociétés contemporaines, no 85, 2012, p. 17-41. C’est aussi le cas du meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat (en août 2003), très médiatisé et rendant compte à la fois de l’ordinaire des violences sexistes et de « l’extraordinaire » de leur irruption dans un milieu social (artiste et dominant) considéré comme privilégié et exempté. C’est alors l’occasion de « révéler » publiquement que les violences sexistes caractérisent l’ensemble des milieux sociaux, et de citer abondamment l’ENVEFF pour en témoigner. Sur la façon dont ces faits « ont divisé l’opinion entre ceux qui “n’y croyaient pas” et ceux qui étaient indignés », voir l’article de Debats Françoise et Geurts Marick, art. cité.
93 Voir Dufournet Hélène, Les processus d’élaboration de la loi du 4 avril 2006 sur les violences faites aux femmes au sein du couple : les trajectoires de la loi dans l’arène parlementaire, mémoire de master 2 sous la direction de Patrice Duran et de Jacques Commaille, université Paris 4 Sorbonne, ENS Cachan, 2007, cité in Revillard Anne, La cause des femmes dans l’État, op. cit.
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