Introduction
p. 19-21
Texte intégral
1En affirmant que le « privé est politique », les mouvements féministes des années 1970 ont ouvert la possibilité d’un idéal d’égalité entre femmes et hommes, idéal à déployer dans toutes les sphères de la vie privée : la sexualité, l’enfantement, les liens de couple… La lutte contre les violences conjugales s’est alors imposée comme le dernier, et le plus long peut-être, des combats féministes. Aujourd’hui devenues un nouvel intolérable1, source de nombreuses évolutions juridiques, et de changement dans les formes d’accompagnement des victimes et des auteurs, ces violences (viol, coups, harcèlement psychologique…) restent des infractions courantes, peu dénoncées et poursuivies judiciairement, alors qu’elles sont largement réprouvées moralement.
2Retraçant l’histoire de la construction des politiques de lutte contre ces violences de genre, le présent ouvrage propose un regard sociologique sur la mise en œuvre de cette action publique, réalisée en grande part via le travail social féministe, pour que les femmes subissant ces violences soient aidées, et pour que se transforment en profondeur les rapports sociaux de sexe à l’origine de ces faits. Pour comprendre ces processus, une méthodologie plurielle a nourri ce travail : l’analyse d’archives diverses, une enquête par entretiens avec différentes catégories d’acteurs, une observation participante à différentes périodes et dans différents espaces.
3Cette enquête s’est déroulée de juillet 2006 à septembre 2011 pour mener une thèse de doctorat en sociologie. Avant de décrire brièvement la politisation du problème des violences conjugales, socle théorique et moral sur lequel s’appuie l’intervention professionnelle des associations féministes et des institutions, disons quelques mots sur l’enquête sociologique. J’ai occupé différents statuts2 sur les terrains enquêtés et eu accès à des données très diverses, sans prétendre toutefois ni à l’exhaustivité, ni à la représentativité. Face à la diversité des données, j’ai progressivement recentré ma recherche autour de la question suivante : en quoi consiste la traduction en politique publique d’une activité initiée par des militantes féministes, et comment se font les différents ajustements entre des sphères relativement autonomes ?
4Le dépouillement d’archives des mouvements féministes de la seconde vague m’a d’abord permis de mettre en évidence la progressive politisation du phénomène des violences conjugales. J’ai alors choisi d’étudier un secteur associatif du travail social agissant directement auprès des victimes, en relation et en partenariat avec un grand nombre d’institutions (justice, police, secteur sanitaire et social). L’enquête par observation a donc porté principalement sur deux importantes associations en Île-de-France, aux activités variées (hébergement, accueil, écoute téléphonique, formations et organisation de manifestations publiques). Cette entrée par les associations féministes a permis d’accéder à la FNSF (Fédération nationale solidarité femmes), organe politique de cet espace associatif qui réunit une soixantaine de structures disséminées en France. Les institutions en relation avec les associations, par l’intermédiaire des femmes accueillies ou par des liens entre professionnels, ont été enquêtées, de façon moins approfondie que les associations, mais ont toutefois permis d’observer des pratiques et de recueillir des points de vue3.
Plan de l’ouvrage
5Si l’action militante est centrale pour comprendre la constitution de cette cause dans l’espace féministe, elle ne suffit pas à rendre compte des modalités de transactions et de relations avec d’autres espaces qui contribuent chacun à leur manière à l’institutionnalisation de cette cause. Dans un premier chapitre, la politisation du problème des violences envers les femmes dans le couple est décrite, pour montrer comment ce nouvel intolérable se construit en même temps que l’action concrète auprès des femmes victimes. Le deuxième chapitre du livre met ainsi en lumière la coproduction par différentes sphères sociales (militante, universitaire et politique) du problème public. En observant attentivement la chronologie de sa mise à l’agenda via le féminisme d’État, dans une continuité entre militantisme et institution, nous montrerons aussi les liens tissés entre les associations et les pouvoirs publics. Le troisième chapitre peut alors entrer dans le vif de la prise en charge associative féministe en analysant les parcours et socialisations militantes et professionnelles des actrices rencontrées dans l’enquête (fondatrices des structures étudiées). Ayant compris à partir de quelles dispositions sociales, et dans quel projet politique, ces établissements d’accueil et d’hébergement ont été créés, nous pourrons dans le chapitre IV examiner le développement d’un nouveau groupe professionnel militant, tentant de rendre compatibles et cohérentes ces deux polarités, et diversement investi selon les profils des personnes, réparties en trois figures de travailleuses féministes. Car la constitution d’un travail social féministe, assumé et acceptable au sein du travail social, est bien ce qui caractérise l’accompagnement des femmes victimes de violences par ces associations, seules à prendre en charge spécifiquement ce public (chapitre V). Enfin, car le contexte économique des évolutions du capitalisme est une chape surplombant et expliquant un grand nombre de pratiques sociales, nous décrirons les enjeux de définition et de controverse ainsi que certaines conséquences concrètes que la notion d’autonomie (des femmes/des individus) produit ; notion phare des politiques d’activation, elles-mêmes soutenues par le nouveau management public (chapitre VI).
Notes de bas de page
1 Qu’est-ce qu’un intolérable ? Didier Fassin et Patrice Bourdelais le définissent comme un construit aux frontières mouvantes, advenant aujourd’hui sous une multiplicité de figures saturant « l’espace public contemporain de faits socialement réprouvés ou juridiquement sanctionnés comme manquement aux droits de l’homme » (2005, p. 7). D’ordre moral et politique, la construction d’un intolérable engage nécessairement des rapports de force entre des groupes défendant ou refusant cette nouvelle conception d’un phénomène. Fassin Didier et Bourdelais Patrice (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005.
2 Salariée, chargée de mission, observatrice, membre de conseil d’administration.
3 Par exemple, j’ai accompagné certaines femmes lors de leurs audiences auprès du juge aux affaires familiales, lors de leurs dépôts de plainte ou lors de leurs démarches administratives. J’ai aussi pris part à des réunions ou rencontres entre professionnels des institutions et des associations, et assisté à de nombreuses conversations téléphoniques entre eux.
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