1 La vie domestique, « c’est ce qui concerne la vie à la maison, en famille » (Dictionnaire Robert, 2010). Le contenu précis de ce que nous appelons la vie domestique figure en annexe. Le domicile et les activités d’entretien qui lui sont consacrées s’ancrent dans un cours de vie et permettent de rendre compte tout particulièrement de ce qui importe pour les personnes.
2 Alors que les interventions des proches sont enclenchées par une plus large variété de difficultés : remplir une feuille d’impôts, faire des courses, aller chez le médecin, etc.
3 Nous n’avons pas d’homme vivant seul dans notre corpus.
4 Nous avions en effet noté sa réactivité aux questions.
5 Dans un autre cas non détaillé, relativement similaire, Gilles Bonnot est amené progressivement à s’occuper de sa femme ainsi qu’à entretenir la maison mais il reconnaît ne pas savoir préparer les repas.
6 Les valeurs « d’avant » sont également mobilisées quand elle refuse d’intercéder au désir de vendre des chiens qu’ils avaient recueillis à la SPA. « Il y a un truc aberrant : il dit : “On va vendre la maison et mettre tous les chiens à la SPA.” Alors là, je le regarde ! Tous nos chiens viennent de la SPA, on a fait longtemps de la protection animale et on est allé prendre tous ces chiens quand on a eu la ferme, il avait dit : “On va prendre des chiens malheureux dans des refuges, on ne va pas acheter de chien, ce n’est pas notre philosophie, on n’achète pas d’animaux, ce n’est pas un objet, ça ne s’achète pas, on va en sauver quelques-uns”, et maintenant : “On va aller les mettre à la SPA.” Ça, ça ne ressemble pas à mon mari. Quand je le regarde, je me dis que j’ai l’impression d’avoir un inconnu en face de moi parce que c’est en complète contradiction avec les convictions qu’il pouvait avoir. Moi je me positionne. Ça n’a beau être qu’un animal, on a pris des responsabilités et je lui dis : “Tu t’es engagé, tu as pris des responsabilités.” »
7 Rejoignant en cela les arguments déployés dans nombre de familles rencontrées.
8 Cette situation a été rencontrée à plusieurs reprises : des enfants ne veulent plus voir leur parent malade (enfants de Jérôme, fille de Brigitte…).
9 La gestion des denrées périssables est rattachée à la préparation des repas ; cette dernière constitue un tout relevant des rôles féminins traditionnels.
10 Les attentes des femmes d’une meilleure répartition des tâches ont leur pendant masculin : pouvoir aider son épouse, dans le cadre de la promotion de valeurs égalitaires ou d’un statut d’homme responsable. La responsabilité économique qui incombait à l’homme avant la retraite se prolonge sous une autre forme quand la compagne présente un handicap ou des problèmes de santé.
11 Pour d’autres registres, comme la gestion de la vie administrative, il peut y avoir inversion des savoir-faire.
12 Notons que ces critères ne suffisent pas à garantir une aptitude plus longtemps maintenue.
13 « Le bricolage est l’exemple type du semi-loisir fondé sur le double ressort du principe de récréation et du principe d’utilité. Mais par rapport à l’idée traditionnelle que l’on se fait du bricolage pratiqué par les hommes des milieux ouvriers, l’évolution a été importante. Les ménages de toutes les catégories sociales investissent le bricolage dès lors qu’ils deviennent propriétaire de leur logement, et les femmes s’y adonnent de plus en plus. Cette évolution conduit à différencier les modèles d’investissement du bricolage : dans les catégories aisées, le bricolage est assimilable à un loisir créatif permettant de compenser le caractère strictement cérébral de l’activité professionnelle ; dans les catégories modestes, en revanche, il correspond à l’affirmation d’un savoir-faire gratifiant dans la mesure où il permet le “sur mesure” tout en réalisant des économies » (Maresca, Tardieu et Géraud, 2004).
14 On verra dans le chapitre viii les difficultés de la famille de Mme Savinet à prendre des décisions à l’égard de leur mère, et un laisser faire qui n’est pas à proprement parler un choix d’accompagnement mais le résultat de non-décisions successives.
15 On voit que les gestes routiniers peuvent être porteurs de risque contrairement aux représentations dominantes des familles.
16 Dans un accueil de jour dans la Nièvre, nous avons pu observer que les personnes étaient sollicitées pour mettre la table, desservir, etc. Il en est de même pour Louise, en région parisienne.
17 L’autre monde qu’évoquent les récits (chapitre iii).
18 Donnant ainsi suite aux préconisations des professionnels de santé (chapitre ix).
19 Des effets de génération sont à prendre en considération, mais en ce qui concerne les hommes de notre corpus, nous n’avons pas observé qu’une aide pour le ménage produise le même type de résistance, loin de là.
20 « Un rôle est un modèle normatif de la conduite statutaire prescrit à l’acteur par sa position dans un système donné de relations et garanti par un ensemble d’attentes sociales. […] qui se transforment en sanctions s’il n’est pas accompli » (Schwartz, 1990, p. 23).
21 La résistance des personnes malades à être aidées à la maison est évoquée dans de nombreux travaux de recherche sur le vieillissement et n’est pas spécifique à la maladie d’Alzheimer. Ce refus de se faire aider est communément expliqué par un refus de reconnaître la limitation de ses capacités, la défense de son espace privé, l’astreinte liée au passage régulier de l’équipe, la préservation de l’organisation (Gucher, Alvarez, Chauveaud, Laforgue et Warin, 2011 ; Hennion, Vidal-Naquet, Guichet et Hénaut, 2012). Toutes ces dimensions ont aussi été effectivement retrouvées.
22 Les termes de « laisser faire » montrent le changement de statut moral, celui d’une liberté surveillée.
23 À titre d’exemple, il existe de multiples manières de faire la vaisselle, en la laissant tremper, en la lavant sous l’eau courante, avec des objets variables, éponges, brosses. La vaisselle du midi est laissée pour le soir, chez d’autres après chaque repas, celle du soir sera faite le lendemain matin. L’acquisition du lave-vaisselle fait l’objet de reconfigurations au cours de l’existence ainsi que son usage (Caradec, 1999). Nous avons pu aussi l’observer : abandonné quand les enfants quittent le foyer familial ou à la retraite, ailleurs réservé pour les repas où l’on reçoit, chez d’autres, tournant tous les jours pour réduire au maximum « les corvées ». Voir Kaufmann (1997) sur l’infinie variété de gestion du linge et sa circulation dans la maison à différents stades de son entretien.
24 Divers travaux analysent ces conflits : Kaufmann, 1997 ; Mantovani, Garnung, Cayla, Fahet, Duchier et Membrado, 2011.
25 Le « chez soi » constitue « un espace clos d’autonomie décisionnelle et ce faisant de responsabilité et d’apparente liberté ». « Il arrive […], que la partie féminine se constitue une chasse gardée, se fasse un lieu d’autonomie de ce qui fut le lieu du confinement de ses semblables en des temps très anciens, ouvrant ainsi la porte au double argument du “pouvoir domestique”, et de la propension naturelle des femmes à goûter ces activités. » Héritier, 2002, p. 374-375.
26 Le respect de la personne, de sa pudeur, de son intimité est une question sensible quand il s’agit de la toilette.
27 Notons que dans de nombreuses sociétés, il y a résonance entre l’ordre du corps et l’ordre de l’univers (Benoist et Cathebras, 1993). Dans les conceptions occidentales, si la personne est bien séparée physiquement de l’environnement par son enveloppe corporelle (ibid.), elle entretient néanmoins une relation avec celui-ci : influence réciproque, et des relations symboliques, d’homologie, etc. Kaufmann s’appuyant sur les travaux de Bessy et Chateauraynaud (1993) montre que certains objets sont pensés comme une extension du corps, qu’ils peuvent être « incorporés » (Kaufmann, 1997). « L’objet est pris dans le monde implicite de la personne au point de ne plus apparaître comme objet. Pour qu’il émerge à nouveau, il faut qu’il puisse être détaché du corps pour être traité comme une chose extérieure » (ibid.).
28 Plusieurs travaux anthropologiques soulignent la dimension ontologique des activités ménagères ou de bricolage : Douglas, 2005 ; Jarreau, 1985. Ainsi, pour Douglas, des actes du quotidien tels que ranger, nettoyer, décorer sa maison constituent un acte d’emprise sur l’existence : « Nous mettons simplement un nouvel ordre dans les lieux qui nous entourent – et c’est un acte positif –, nous les rendons conformes à une idée. La peur, la déraison ne jouent ici aucun rôle. Nous accomplissons un geste créateur, nous tentons de lier la forme et la fonction, d’imposer une unité à notre expérience » (Douglas, 2005). Les agencements du foyer se réfèrent à des espaces symboliques, pensés différemment d’un individu à l’autre, d’une famille à l’autre.
29 Dans bien des cas, le fait d’avoir bénéficié de l’aide d’une femme de ménage pendant la période de vie active ne facilite pas pour autant son acceptation future ; ce qui se défendait à une période de rythme tendu n’a plus de justification à la retraite (Kaufmann, 1997).
30 C’est l’idée d’un processus et non d’un état de dépendance, cette dernière s’aggravant progressivement mais pouvant être entrecoupée de rémissions, de mieux-être. Elle rend compte de passages d’une situation à une autre et inclut des « événements et circonstances affectant la carrière » (Becker, 1985).
31 Dans cette famille, les enfants, pour des questions liées à la santé, ne prennent pas en compte le cours de vie valorisé. Leur mère n’a jamais aimé les médecins, presque toujours refusé de prendre des médicaments, rejette le traitement par insuline. Mais la vieille dame présente les premières complications d’un diabète et sa fille n’est pas prête à céder sur le registre de la santé.
32 « L’introduction d’aides professionnelles est souvent sous-tendue par l’importation de règles institutionnelles à domicile que craignent les vieilles personnes. La dimension identitaire des manières de faire, d’organiser son chez soi explique en partie cette raideur. De plus, l’organisation du quotidien devient parfois le dernier domaine sur lequel elles aspirent à exercer un pouvoir et une maîtrise qui leur échappent par ailleurs » (Gucher, Alvarez, Chauveaud, Laforgue et Warin, 2011). Les craintes s’avèrent souvent justifiées car les interventions professionnelles à domicile répondent fréquemment à des critères normatifs de qualité des services, se référant à une définition exogène en décalage avec la qualité de vie, telle qu’elle est vécue par les bénéficiaires de l’aide. Ces auteurs montrent les tensions entre les professionnels et les bénéficiaires notamment du fait d’enjeux divergents, de professionnalisation pour les uns, de maintien de leurs libertés pour les autres. Ces auteurs soulignent la difficulté à laquelle les professionnels doivent faire face, articuler la réponse à des besoins identifiés par la grille AGGIR et gérer le rapport que la personne âgée entretient avec ses besoins. Ils observent également une mise à distance de l’usager, une tentative d’éviter les arrangements au domicile entre les aides et les personnes âgées qui rapprocheraient alors des pratiques du gré à gré et seraient néfastes à la qualité de la prestation promue par les responsables de services. Quelques-uns, cependant, moins nombreux, considèrent la souplesse comme un indice de qualité.
33 Cette distinction en deux formes d’accomplissement prévaut aussi parfois dans les registres des soins à la personne (voir chapitre iv). Mme Loriol s’habille mais ressemble « à un polichinelle ».
34 Ces routines, ces habitudes s’inscrivent dans un mouvement du corps, une mémoire gestuelle qui se met en action sans avoir pour autant à passer par la pensée, une pensée déstructurée et désordonnée chez le malade d’Alzheimer. Kaufmann pointe le statut équivoque de l’habitude, non pas « simple mouvement réflexe » comme le laisserait penser le sens commun véhiculé par les proches, mais plutôt incorporation d’une norme sociale, d’un schéma de pensée globale de l’éthique de l’action, tout en étant constitutive de l’identité personnelle dans des expressions particulières des modes d’action. En effet, il montre que les successions de gestes sont assemblées, progressivement au cours de la vie selon une composition unique et singulière (Kaufmann, 1997).
35 Un cas se distingue, celui de Martin. Le bouleversement du cours de vie du couple après l’annonce de la maladie est largement le fruit d’un choix. Le couple construit un projet nouveau, un nouveau cours de vie qu’il valorise, incluant notamment un déménagement, un changement radical d’environnement matériel, social, physique (un nouveau cadre de vie : du semi-urbain au rural et une nouvelle maison) et ses implications relationnelles. L’âge de Martin, proche de la cinquantaine, est mis en avant pour expliquer en partie la singularité de leur manière d’affronter la maladie et ses conséquences. Ce constat ouvre d’autres perspectives qui feront l’objet de développements dans le futur.
36 Voir également le chapitre vi sur la conduite automobile.
37 Par exemple dans le cas de Martin, qui veut se débarrasser de ses chiens alors qu’il était allé les chercher à la SPA et qu’il condamnait les comportements d’abandon des bêtes.
38 Ces situations existent également sans que la santé ou la sécurité physique de la personne ne soient en jeu : ranger le bureau est une intrusion dans un domaine qui était réservé à Kamel ; quand Sandra arbitre sur les travaux nécessaires, elle inverse les relations : « Il était la tête et les bras », elle prend des décisions sur un domaine qui appartenait à son mari, tout en cherchant à conserver l’apparence d’une possibilité de discussion. Il lui arrive de contrecarrer des projets quand ils ne sont plus cohérents avec l’identité de son mari, faisant appel à sa responsabilité, responsabilité dont elle est alors la garante.