Chapitre XIV. De l’équilibre financier aux premiers déficits
p. 307-334
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Index géographique : France
Texte intégral
1Dans les deux systèmes de protection sociale que la France a connus depuis les années 1930, l’État se réserva la faculté de fixer les deux éléments majeurs de leur équilibre financier : le niveau des cotisations et celui des prestations. Pourtant, dans le système mis en place par la loi de 1930, cet équilibre fut globalement respecté, et les réserves des Assurances sociales, même après la guerre, ne furent jamais négligeables. En revanche, dans les années d’après guerre, la nouvelle Sécurité sociale vit se dégrader assez vite une situation financière déjà fortement entamée par les années d’occupation. Par la suite, le fameux « trou » de la Sécurité sociale, dont l’existence même fut longtemps contestée, se creusa sur la longue durée, nonobstant certaines fluctuations qui modifièrent son appréciation. Comment furent conçus ces deux systèmes pour aboutir à des résultats aussi différents ? Quelles marges de manœuvre laissèrent-ils aux acteurs ? Quelle fut l’influence des paramètres sociaux, politiques, économiques, démographiques et même culturels sur cet équilibre ? Les leçons du passé furent-elles ignorées ou délibérément écartées ? En bref, le régime des Assurances préfigura-t-il celui de la Sécurité sociale ou relevait-il d’une logique autre, qui ne permet pas de comparer leurs résultats ?
2Il s’agit ici d’analyser le système de protection sociale français à ses débuts, pour tenter de discerner, ce qui, dans sa conception initiale, conditionna – ou hypothéqua – son avenir. Les paramètres financiers furent plus ou moins présents sur le devant de la scène. Ils ne furent pas les seuls, ni les premiers. Cependant la Sécurité sociale, si elle est d’abord une institution sociale, est aussi une institution financière. C’est cet aspect de sa nature protéiforme qu’on se propose d’étudier en tentant une comparaison entre les deux systèmes1.
Les bases financières des Assurances sociales
3Dans sa conception, l’équilibre financier des Assurances sociales reposait sur deux piliers : la tradition mutualiste, qui limitait les prestations offertes aux capacités contributives des sociétaires2, et le mécanisme de la capitalisation, qui permettait la constitution de réserves, elles-mêmes garantes de la solidité financière du système. La Sécurité sociale renonça d’emblée à ces deux garde-fous. Par quoi les remplaça-t-elle ? Et avec quelles conséquences sur son fonctionnement ?
4Les mutuelles d’assurance n’avaient cessé, dans la première moitié du siècle, de se rapprocher du modèle assurantiel3. Les caisses mutuelles d’Assurances sociales elles-mêmes avaient emprunté à ce modèle le mécanisme de la réassurance. Le risque pris en charge par les caisses d’assurance maladie se trouvait ainsi réparti à plusieurs niveaux. D’abord assignée aux caisses départementales dans le projet de 1928, la fonction de réassurance fut ensuite assumée de façon informelle par les caisses régionales puis inscrite dans les textes en 1935, la Caisse générale de garantie les réassurant à son tour et répondant de l’équilibre général du système.
5Équilibre globalement peu menacé au demeurant : « Avant la guerre, rappelle Francis Netter, les caisses déficitaires ont été très rares4. » Les caisses maladie utilisaient à peine plus de la moitié des cotisations au remboursement des dépenses de santé, le reste étant consacré à l’action sanitaire et sociale et à la constitution de réserves. Pour les gestionnaires du système, il était impératif de sauvegarder cet équilibre, faute de quoi, l’autonomie des caisses ne tarderait pas à être remise en cause. Jalousement gardée, celle-ci avait pour corollaire la responsabilité financière. Les administrateurs étaient pour la plupart des notables dont les capacités gestionnaires avaient eu le loisir de se former et de s’exercer dans leurs activités professionnelles parallèles ou antérieures. On a souvent l’impression, à la lecture des procès-verbaux des conseils d’administration, que les caisses étaient gérées « comme des entreprises5 ». Chaque année, le bilan était présenté aux sociétaires et l’affectation des fonds disponibles décidée, la priorité étant donnée à la mise en réserve et au placement de capitaux destinés à parer à toute éventualité, non seulement dans les caisses de capitalisation où elle était l’essence même du système de constitution des retraites, mais aussi dans les caisses de répartition qui devaient assurer le service des prestations maladie.
6La constitution de réserves n’avait donc pas seulement des raisons prudentielles ou liées à l’autonomie des caisses. C’était dans la libre utilisation de ces capitaux – certes encadrée par les règles énoncées par la loi de 1930 et le rôle dévolu à la Caisse des dépôts et consignations, mais bien réelle – qu’elles trouvaient les ressources nécessaires pour attirer et retenir des sociétaires en leur accordant des avantages que les autres caisses locales n’étaient pas toujours en mesure de leur offrir. Les capitaux, une fois placés, produisaient des intérêts qui augmentaient d’autant les ressources disponibles. L’émulation entre caisses avait évidemment des motivations idéologiques et politiques, mais l’effort de vulgarisation qui l’accompagnait sur la nature et les avantages des Assurances sociales devait porter ses fruits et contribuer à gagner l’opinion à la cause des Assurances sociales. La concurrence entre caisses ne portait pas seulement sur le montant et l’étendue des prestations, mais aussi sur les équipements collectifs qu’elles finançaient – maisons de convalescence, colonies de vacances, services à l’enfance – qui étaient réservés à leurs sociétaires.
7Le recours aux mécanismes de réassurance, c’est-à-dire à la Caisse générale de garantie était très encadré6. Les conseils d’administration des caisses jouissaient d’une marge de manœuvre non négligeable, notamment en matière d’investissements dans la protection de la santé publique. La volonté politique de privilégier le collectif était générale, quoique souvent implicite. Elle est toutefois énoncée, dès 1930, dans l’article sur la protection sociale, publié dans le Larousse commercial, sous la direction d’Étienne Clémentel, ministre du Commerce de 1916 à 1920 : « Il est préférable de se montrer sévère dans la répartition des allocations (sur le plan individuel) et de réserver le maximum de ressources pour la création d’œuvres de prophylaxie et pour le développement de l’aide à la maternité, qui sont indispensables à l’avenir du pays. » Le médecin et parlementaire Édouard Grinda, déclarait aussi dans les débats à la Chambre que « la prophylaxie est plus intéressante que la thérapeutique ». Pour un autre député, Maurice Robert, il s’agissait de « supprimer les causes du mal pour ne pas avoir la charge d’en atténuer les conséquences7 ».
8Cette philosophie, difficile à défendre publiquement et surtout à faire passer auprès des assurés, paraît bien avoir prévalu dans les pratiques des caisses. C’est en général dans ce sens qu’elles arbitraient quand il s’agissait de décider de l’affectation des excédents (appelés bonis selon la terminologie de l’époque) qui apparaissaient dans leurs bilans. Certes, il était exclu que ceux-ci se traduisent par une baisse des cotisations, dont le niveau était fixé par voie réglementaire. En revanche, les taux de remboursement avaient une certaine élasticité, car ils dépendaient en principe des conventions établies avec les syndicats professionnels de praticiens sur le plan local8.
9La volonté des caisses de ne pas se laisser entraîner dans une spirale indéfinie de relèvement des honoraires médicaux se manifestait surtout lors des négociations qui précédaient la conclusion de conventions avec les syndicats de médecins. À quoi servait-il d’augmenter la part remboursable si, de leur côté, les médecins haussaient le tarif syndical ? Si les organismes de Sécurité sociale devaient se baser sur un tarif uniforme pour fixer le taux de remboursement d’une prestation donnée, la part restant à la charge des assurés pouvait fluctuer dans le temps malgré les efforts des administrateurs pour réduire l’écart, notamment en majorant le tarif de responsabilité, c’est-à-dire le montant théorique des honoraires du médecin pris comme base de remboursement par les caisses. Le relèvement de ce tarif de base allait évidemment dans le sens des intérêts des assurés.
10La priorité accordée aux investissements collectifs servait la lutte contre les fléaux de l’époque, la tuberculose, les maladies vénériennes et l’alcoolisme, qui appelait une action sur les modes de vie en amont des pratiques et des comportements individuels, menée au niveau de la société dans son ensemble. C’est à la racine de ces maux ou fléaux que l’on voulait agir, surtout lorsque la morale se mettait au diapason d’une saine gestion financière. La Mutualité n’avait-elle pas, en son temps, écarté les alcooliques tant pour des raisons morales que parce qu’ils faisaient partie des « mauvais risques » ? L’institution s’en était justifiée en faisant valoir que la mutualité, en tant que technique de protection, était fondée sur l’homogénéité de la population couverte, sur la surveillance mutuelle et la participation de chacun à l’effort collectif.
11Dans les années 1930, les acteurs de la protection sociale avaient la conviction que la morbidité était liée à l’état sanitaire général, lui-même tributaire des conditions de vie. D’où l’intérêt très vif porté par les caisses d’Assurances sociales aux mesures et techniques de prophylaxie, susceptibles d’influer positivement sur l’état sanitaire global de la population : la construction de logements sociaux, la contagion étant liée à la promiscuité et au manque d’hygiène ; les soins apportés aux futures mères ; le développement des services sociaux, rompus aux visites à domicile ; le déplacement des malades vers les établissements de cure ou le retrait des enfants des familles où sévissait la tuberculose. De telles mesures apparaissaient plus efficaces que les soins dispensés aux malades eux-mêmes, dont la guérison restait aléatoire en l’état des connaissances médicales.
12Si l’on considère maintenant le montant des prestations et le taux des remboursements, il est vraisemblable qu’ils furent fixés en tenant compte de l’expérience des mutuelles dont les responsables étaient à même d’apprécier la part des dépenses consacrées, dans les budgets ouvriers, à la santé9. Les budgets de l’État, des départements et des collectivités locales en matière de protection sociale pouvaient, eux aussi, permettre d’étalonner l’effort financier de la protection sociale. À telle enseigne que la participation de l’État au fonctionnement des Assurances sociales se limita, au départ, à la ré-affectation des sommes précédemment dévolues par lui à l’assistance et au service des rentes dans le cadre de la loi de 1910 sur les Retraites ouvrières et paysannes. « Par souci d’équilibre financier », rappelle Francis Netter qui fut un des hauts fonctionnaires acteurs du système des années 1930, « le législateur a soumis (dans la loi de 1930) l’attribution des prestations à des conditions administratives sévères10 ».
13Le mode de collecte des cotisations était également un élément de stabilité du système. Le législateur avait pris soin, à cet égard, d’éviter les écueils qui avaient naufragé la loi sur les ROP. C’est ainsi qu’au lieu de demander aux assujettis d’acquitter directement leur cotisation, il avait chargé les entreprises de cette collecte, en les rendant responsables à la fois du versement de leur propre contribution et de celle de leurs salariés11. Le système des Assurances sociales était équilibré parce qu’il était calé sur la place effective des dépenses de santé dans les budgets ouvriers et non sur une évaluation des besoins qui eût permis à cette population de mieux se soigner. La maladie restait de l’ordre de la fatalité : les soins disponibles ne coûtaient pas cher et le recours au médecin restait un luxe d’une efficacité relative.
14En 1945, le niveau des prestations fut fixé sur la base de normes sanitaires plus élevées 12 et d’une évaluation des besoins qui tenait compte de l’état sanitaire de la population au sortir de la guerre. Les objectifs du gouvernement dans ce domaine, parmi lesquels le redressement de la natalité, la protection de l’enfance et la maîtrise des fléaux sociaux majeurs entrèrent également en ligne de compte. Les moyens financiers mis en œuvre furent alors davantage en rapport avec l’ampleur des problèmes et les ambitions du pouvoir politique en matière de protection sociale.
La place du financement dans la conception du nouveau système
15Parmi les Commissions de la France combattante créées à Londres en décembre 1941 par le général de Gaulle pour l’étude des problèmes d’après guerre, la Commission économique, financière et sociale, présidée par Hervé Alphand, avait été très favorablement impressionnée par le système adopté en Grande-Bretagne à la suite du rapport Beveridge. Celui-ci devint la référence obligée dans les divers projets élaborés à Londres en 1942-1943. Ses points forts, comme l’universalité de la couverture et l’égalité du traitement des assurés, furent soulignés parce qu’ils tendaient à supprimer « les différences qui existent actuellement entre les diverses catégories des assistés13 ». Parmi les « suggestions très utiles [et] les recommandations qui méritent particulièrement l’attention » figurait « la création d’un organisme unique, le ministère des Assurances sociales, pour diriger et administrer cette action ». Le corollaire de cette prise en mains du système par la puissance publique était sa prise en charge financière par l’État. La Commission faisait aussi l’éloge « du système ingénieux qui permet à Beveridge (pour les retraites) de n’imposer à l’État qu’une charge progressive (et donc supportable)14 ».
16La viabilité globale du projet, notamment son mode de financement, qui était au cœur du débat public en Grande-Bretagne, suscitait néanmoins bien des interrogations : « Son coût correspondra-t-il à une fraction raisonnable du revenu national ? Le pays peut-il se payer le Plan ? Peut-il le supporter ? Telle est finalement la question la plus controversée. » Il est vrai que le caractère « keynésien », clairement identifié, du projet avait de quoi rassurer tous ceux qui étaient favorables à une intervention accrue de l’État : « L’essence du plan Beveridge est une redistribution du revenu national et non pas une charge supplémentaire [et] ce revenu sera lui-même modifié lorsque ce plan entrera en application. » Il devait en résulter, en bonne logique keynésienne, des effets positifs sur la consommation, une confiance recouvrée dans la monnaie, et même une certaine ardeur au travail. Quant au fameux neuvième du revenu national destiné à la protection sociale, la proportion n’avait rien d’« effrayant ». La surcharge imposée aux prix du fait de la contribution de l’employeur était considérée comme raisonnable ; on prévoyait qu’elle se traduirait par des augmentations modérées de 1,7 %, 1,6 % et 3,6 % pour le textile, l’acier et le charbon.
17Mais le pari des Anglais avait des allures de profession de foi. « Placés devant le dilemme de décider si les réformes sociales doivent précéder ou suivre le retour de la prospérité économique, ils semblent convaincus qu’il faut choisir la première route […]. C’est pourquoi ils suivront Beveridge qui, lorsqu’on lui demande si le pays a les moyens d’adopter son projet, répond qu’il n’a pas les moyens de ne pas l’adopter. » Et l’observateur français de conclure qu’« on peut s’associer à l’approbation fervente et presque unanime qui accueille [dans l’opinion] le projet Beveridge15 ».
18Un tel plan était-il transposable dans le contexte français après quatre années de restrictions, dans un « pays disloqué et vidé de tout16 » ? La priorité des priorités était de retrouver les niveaux de production et d’équipement d’avant-guerre. Or, la production avait diminué de moitié. Les stocks de vivres, de matières premières, de combustibles, d’objets fabriqués étaient inexistants, du moins dans les circuits officiels. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, à l’heure où les prix passaient du simple au triple entre 1946 et 1948, que l’opinion fût relativement indifférente aux enjeux de la protection sociale. Interrogés en octobre-novembre 1945 sur les problèmes les plus importants que l’Assemblée constituante aurait prochainement à résoudre, 11 % seulement des Français mentionnèrent les problèmes sociaux, contre 33 % la stabilité des prix, 29 % la reprise économique, 25 % les problèmes constitutionnels, 25 % le ravitaillement17. On ne peut guère s’étonner non plus que certains électeurs, aux élections de la Sécurité sociale de 1947, se fussent servis de leur bulletin de vote pour manifester leur frustration. Au lendemain des élections du 24 avril 1947, le Journal du Centre publia des commentaires d’électeurs glanés sur quelques bulletins de vote : « Pas besoin d’inutiles. Assez de grève-budgets. Donnez-nous du pain, du vin, de la viande 18… »
19Si, à la différence de ce qui se passait en Angleterre19, la mise en place de la Sécurité sociale ne figurait pas parmi les priorités des futurs responsables de la France d’après guerre20, ni parmi celles de la population, la réflexion sur le choix d’un mode de financement était encore moins avancée. S’exprimant, le 31 mars 1942, sur le projet de Sécurité sociale de la section sociale de la Commission Alphand, Robert Marjolin se montra par exemple favorable à sa mise en œuvre, mais pas au point de contester la primauté de l’économique sur le social : « Une telle politique ne devra pas être poursuivie au détriment du plan de rééquipement national dont l’exécution aura pour effet quelques années plus tard d’accroître la production et par conséquent les possibilités du bien-être de l’ensemble de la population21. » Manifestement, la protection sociale était considérée comme un bien de consommation quasi luxueux, alors que la priorité absolue était à la relance de la production et à la satisfaction des besoins les plus immédiats.
20S’agissant du financement futur de la protection sociale, diverses solutions furent envisagées. Pour Jean Gendrot, syndicaliste replié à Londres, auteur d’un Rapport sur les Assurances sociales avant la guerre, analysé par Bruno Valat22, il s’agissait avant tout d’éviter la mainmise de l’État sur les sommes considérables provenant du versement des cotisations, des précédents fâcheux pouvant être invoqués à l’appui du raisonnement23. Et d’envisager une contribution obligatoire et proportionnelle au revenu, « calculée de telle sorte qu’elle permette à l’intéressé de bénéficier gratuitement […] et sans limite dans le temps, pour lui et les membres de sa famille à charge, des soins médicaux, chirurgicaux et dentaires », le tout « sans évoquer la question du coût, pourtant destiné à être supporté par les intéressés, [puisqu’il] n’était pas question de contribution étatique24 ».
21Le Comité français de Libération nationale installé à Alger le 3 juin 1943 ne rangea pas non plus la protection sociale parmi ses priorités, bien qu’il eût confié la direction d’un commissariat au Travail et à la Prévoyance sociale à Adrien Tixier, ancien chef du service des Assurances sociales au Bureau international du travail, de 1923 à 1935. Une note sur le régime provisoire des Assurances sociales à la libération de la France, datée du 29 juillet 1944, se borne à recommander, sur le plan financier, une majoration sensible de la cotisation globale des Assurances sociales et à prévoir une aide importante de l’État, reportant sur le gouvernement et le Parlement de la France libérée le soin de fixer les modalités techniques et notamment de choisir entre capitalisation et répartition25.
22En métropole, l’Organisation civile et militaire (OCM), un des principaux groupes de la résistance, qui émanait des milieux d’affaires et de la haute administration, diffusa de juin 1942 à octobre 1943 des Cahiers de réflexion. Ceux-ci contiennent notamment une critique virulente de la politique financière menée par les caisses d’assurance sociale. Les caisses n’auraient pas dû, y lit-on, profiter de leur aisance financière pour réaliser des placements étrangers à leur objet. En cédant à cette tentation, elles se sont trompées de priorité : « Les organismes de prévoyance sont des organismes financiers où la finance n’est pas le but, mais le moyen. Il ne s’agit pas de faire de bonnes finances, de grosses réserves, de bons placements ; il s’agit de faire des paiements à qui en a besoin26. » Du reste, l’interdiction faite aux caisses de se lancer dans des opérations étrangères aux prestations permettrait de réaliser d’importantes économies. Mais l’OCM n’en tirait pourtant pas argument pour réclamer une diminution des cotisations ou une amélioration des prestations. Ces économies devaient plutôt alimenter une organisation nationale de solidarité. L’Organisation insistait également sur la nécessité pour les caisses d’Assurances sociales et les caisses de compensation des charges familiales de se recentrer sur leur mission originelle, la distribution des prestations. Elles n’auraient plus désormais à gérer maternités et cliniques et devraient abandonner les services sociaux créés depuis les années 193027. De telles initiatives étaient soupçonnées d’avoir pour objectif premier de servir l’image des mutuelles dans l’opinion.
23Se dévoile à nouveau l’un des enjeux de la gestion financière de la protection sociale, y compris sous sa forme assurantielle : ou bien les fonds provenant des cotisations étaient utilisés à l’échelon local pour le service des prestations versées à des individus ou pour le financement de projets collectifs ; ou bien ils étaient mobilisés à des fins d’envergure nationale pour contribuer, comme les autres investissements, au relèvement du pays.
24Lors de l’élaboration du Programme du Conseil national de la résistance (CNR), des divergences se manifestèrent au sujet du mode de financement de la Sécurité sociale. Au début de l’année 1943, le Parti socialiste préconisait seulement le rétablissement des lois sociales d’avant-guerre. En novembre 1943, un projet d’inspiration communiste proposa que les Assurances sociales fussent à la charge de l’État28. Le Mouvement de libération nationale préférait « un vaste système d’assurances ». « Le désaccord était profond et le bureau du CNR devait supprimer par deux fois toute allusion au mode de financement29. » Une seule chose paraissait acquise : une majoration sensible des cotisations serait nécessaire à la fin des hostilités pour faire face aux besoins accrus de la population en matière de santé. L’absence de réflexion sur les moyens d’assurer l’équilibre financier du système projeté découlait sans doute aussi de l’expérience positive des Assurances sociales, où il n’avait pas posé de problème particulier. Comme avant la guerre, l’intendance suivrait !
25Le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) n’envisagea donc à aucun moment de financer directement la protection sociale sur des ressources fiscales, en dépit des options prises dans ce domaine par le plan Beveridge. L’état des finances publiques, en tout état de cause, ne le lui permettait guère. Sa prudence, quand il s’agissait d’assumer des fardeaux financiers nouveaux, se manifestait à la même époque dans d’autres domaines. Lorsque la nationalisation toucha 34 compagnies d’assurances, représentant à elles seules la moitié du volume d’affaires de l’assurance française, le texte final précisa que le nouvel actionnaire ne serait pas tenu responsable des pertes éventuelles30. La Sécurité sociale étant destinée d’abord aux salariés de l’industrie et du commerce, la logique voulait que la charge financière fût calculée par rapport aux salaires et partagée entre employeurs et salariés. Ce mode de financement rendit par contre plus difficile l’extension de la Sécurité sociale à d’autres catégories qui ne pouvaient faire appel à ce double financement. D’où le recours ultérieur, pour rendre le système politiquement acceptable, à des subventions de l’État, par exemple au monde agricole, ou à un mode de péréquation peu favorable au régime général, celui-ci étant appelé, au grand dam de ses gestionnaires, à supporter les fameuses « charges indues ».
Les enjeux politiques de l’équilibre financier
26Les services du nouveau ministère du Travail et de la Sécurité sociale faisaient, en octobre 194431, un constat accablant : « Le déficit de l’ensemble du régime dépassera sans doute 3 milliards et demi pour l’année 1944. » Et la direction générale des Assurances sociales d’ajouter que « la Caisse générale de garantie, les caisses primaires d’assurance-maladie-maternité sont obligées d’aliéner des centaines de millions de valeurs mobilières pour assurer leur trésorerie. Le montant des comptes ouverts dans les écritures de la Caisse des dépôts et consignations au titre des Assurances sociales est réduit pratiquement à néant. Les paiements ne peuvent être assurés qu’au prix d’expédients renouvelés de semaine en semaine32 ».
27Un an plus tard, ce sombre tableau de la situation financière des Assurances sociales au sortir de la guerre, aux allures de faillite33, fit place à une évaluation plus sereine, issue des services techniques du ministère 34 et publiée en avril 1946 sous la double égide du secrétariat d’État à la Présidence du Conseil et à l’Information et du ministère du Travail et de la Sécurité sociale35. En effet, le diagnostic diffère selon que l’on raisonne en termes d’image instantanée ou de réserves.
28Ces instances officielles admettaient en premier lieu que « l’on a souvent reproché aux Assurances sociales de ne pas publier de bilan de leur activité. On en a déduit trop souvent que les organismes d’Assurances sociales étaient mal gérés et que les prestations servies étaient loin de représenter la masse des cotisations ». Or, au cours de la période de 1930 à 1940, « la situation financière des caisses d’assurance maladie-maternité était, dans l’ensemble, extrêmement satisfaisante. Elle s’est, en effet, traduite par la réalisation d’excédents annuels très importants, de l’ordre de 20 % des recettes et même davantage36 ». D’où la constitution, à la fin de cette même période, d’un excédent (boni) de plus d’un milliard de francs dans les caisses maladie-maternité. Les réserves totales des caisses maladie et des unions régionales atteignaient 3 milliards. Pour l’assurance-vieillesse à laquelle était affectée la moitié des cotisations d’Assurances sociales, les caisses de capitalisation et la Caisse générale de garantie, jouant le rôle de caisse de réassurance, avaient pendant la même période mis en réserve 18 milliards37, investis en placements, qui avaient produit des intérêts à hauteur de 3 milliards. Au total, l’excédent des recettes sur les dépenses était donc pour les années 1930-1940 de 24,6 milliards38.
29Sous le régime de Vichy, la situation se dégrada rapidement : l’excédent des dépenses sur les recettes retomba à 6 milliards pour la période 19411944. L’Allocation aux vieux travailleurs salariés, non assurés sociaux, avait absorbé le tiers des dépenses totales. Pierre Laroque devait souligner plus tard que « le déséquilibre fondamental entre les dépenses et les ressources du régime était dû (à l’automne 1944) moins aux circonstances exceptionnelles du moment qu’à l’institution, par la loi du 14 mars 1941, d’une allocation aux vieux travailleurs salariés, financée sur les fonds de l’assurance vieillesse sans réaménagement de cette assurance39 ».
30Cependant, si l’on tient compte des intérêts des fonds placés – 2,4 milliards –, le solde négatif n’est plus que de 3,6 milliards, ce qui fait passer les réserves de 24,6 milliards en 1940 à 21 milliards à la fin de 1944, principalement détenues par les caisses de capitalisation comme réserves correspondant aux rentes et aux capitaux garantis. « Ces données permettent de considérer que la situation, moins favorable à la fin de la période de Vichy, était cependant loin d’être catastrophique40. » La Direction générale de la Sécurité sociale devait même constater au début de l’année 1946 que « le budget des Assurances sociales est actuellement un des rares budgets qui soient financièrement équilibrés41 ». Il n’en demeurait pas moins que la dégradation des comptes pendant la guerre ne pouvait se poursuivre sans compromettre l’économie générale du système, d’autant que la valeur des réserves s’était dangereusement amenuisée sous l’effet de l’inflation. Cependant, d’autres éléments de patrimoine non pris en compte par ces calculs existaient en biens immobiliers ou en biens d’équipement sanitaire : ils furent transmis des caisses d’affinités aux caisses primaires de Sécurité sociale, mais ne firent l’objet d’aucune estimation globale tenant compte de leur valeur vénale.
31Quel que soit l’angle sous lequel on évalue la situation financière des Assurances sociales au moment de la réforme de 1945, en dehors de tout jugement de valeur sur son efficacité, il est clair que le système des Assurances sociales ne laissait aucun passif à son successeur. On ne peut donc que souscrire au jugement de Bruno Valat : « À la différence de la question des structures, le mode de financement de la Sécurité sociale n’appelle pas (à la Libération) de révision majeure42. » Il avait généré suffisamment de ressources pour faire face non seulement aux obligations qui lui avaient été assignées par le législateur de 1930, mais aux charges accrues qui avaient pesé sur lui du fait de la guerre. Les finances publiques n’avaient participé que marginalement à son financement, tout en continuant à assumer pour l’essentiel la charge de l’assistance. Adapté à la prise en charge d’une fraction homogène et bien délimitée de la population, selon les principes de la mutualité, son mode de fonctionnement était-il extrapolable à un projet plus ambitieux ?
32Les auteurs du plan de Sécurité sociale de 1945 parièrent-ils, comme leurs prédécesseurs, sur le long terme ou durent-ils composer avec la conjoncture ? Les ordres de priorité réels ne sont pas forcément à prendre à la lettre dans les énoncés des motifs des mesures législatives et les témoignages des acteurs. Il est certain que la situation du pays obligeait à parer, dans certains domaines, comme celui de la retraite, au plus pressé. Mais le souci de la prévention l’emportait vigoureusement ailleurs, par exemple dans le traitement des accidents du travail et des maladies professionnelles conçu en 1945. Les nombreuses mesures prises en faveur des familles, pour encourager la natalité et protéger l’enfance, témoignaient aussi de leur volonté de traiter les problèmes en amont plutôt qu’au fil de l’eau.
33S’il n’était pas au premier rang des préoccupations des parlementaires, plus intéressés par la répartition du pouvoir au sein des conseils d’administration des caisses et par leur autonomie par rapport à l’État que par leur gestion, le souci d’équilibrer financièrement le nouveau système était bien, à la Libération, une préoccupation majeure de l’administration. Plusieurs tentatives avaient été faites pour inscrire dans les textes une forme d’indexation des progrès de la protection sociale sur l’évolution de la prospérité générale. Le sort dévolu à la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale et la limitation ultérieure de sa portée au traitement du problème majeur de la retraite en est une illustration frappante.
34On sait que l’amélioration du sort des personnes âgées avait déjà fait l’objet de la loi de Vichy du 14 mars 194143, rendue obsolète par les effets conjugués de la dépréciation monétaire qui avait dévalué le produit de l’épargne constituée avant guerre, et de la hausse des prix. Leur situation dramatique, au sortir de la guerre, avait également suscité une mesure d’urgence, l’ordonnance du 2 février 194544, qualifiée de « mesure transitoire » appelant « dans un délai de quelques mois, une réforme d’ensemble45 ».
35L’application de la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale à l’ensemble de la population était subordonnée à la parution de décrets. Ceux-ci ne devaient être pris que si, à partir d’un indice 100 pour 1938, l’indice 110 était atteint pour l’assurance vieillesse et l’indice 125 pour les autres risques46. « Le souci du législateur était donc qu’aucune extension de la Sécurité sociale ne fût réalisée avant que la production industrielle n’eût dépassé son niveau d’avant-guerre47. » Or, la production de l’année 1946 ne dépassa pas l’indice 85. La généralisation dans le cadre de la Sécurité sociale fut donc reportée sine die avant d’être définitivement abandonnée, la loi du 8 juillet 1948 affirmant l’abrogation de la loi portant généralisation de l’assurance vieillesse.
36Pour lors, la loi du 22 mai 1946 suscita une si forte opposition de la part des groupes sociaux concernés qu’elle ne fut finalement jamais appliquée. C’est la seconde Assemblée qui rompit, par le vote de la loi du 13 septembre 1946, le lien que la première avait tenté d’établir entre les mesures destinées à remédier à l’injustice criante faite aux vieux 48 et le rythme du redressement de l’économie française49. Devant l’urgence des problèmes, les considérations de prudence financière étaient passées au second plan.
37Lorsqu’Alexandre Parodi, ministre du Travail, donna le 3 octobre 1945 une conférence de presse sur l’ordonnance datée du lendemain, le grand quotidien Ouest France fit de la réforme des retraites l’un de ses principaux titres : « À 60 ans, le vieux travailleur recevra 20 % de son salaire moyen des dix dernières années. » L’organe de presse décrivait dans le détail les dispositions ayant trait aux cotisations et aux prestations dans le nouveau système50. Le ministre escomptait notamment que les recettes seraient pour 1945 de l’ordre de 30,2 milliards et les dépenses légèrement supérieures à 28 milliards. Il tablait donc sur un bilan excédentaire. D’une manière générale, l’optimisme prévalait. « Sur l’avenir financier du régime général, la direction générale de la Sécurité sociale paraît assurée de l’équilibre des recettes et des dépenses pour de nombreuses années51. » Théoriquement, la généralisation ne devait pas poser de problème financier particulier, puisqu’elle était censée entraîner une augmentation parallèle des cotisations et des prestations.
38La question du financement de la réforme ne fut pas abordée lors du premier débat sur la mise en application du plan de Sécurité sociale, commencée le 8 août 194652. Il est vrai que l’inflation galopante de l’immédiat après guerre et la course-poursuite entre les prix et les salaires avaient de quoi brouiller le tableau. Mais cet aspect de la réforme fut surtout considéré comme du ressort exclusif du pouvoir exécutif et de l’autorité de tutelle. Par contre, la question du poids financier des retraites allait vite occuper le devant de la scène et obliger le gouvernement à une certaine prudence. Sollicité par l’Assemblée nationale qui s’inquiétait du sort des personnes âgées dépourvues de ressources, ce dernier convenait de ce que « l’extension de la retraite des vieux à tous ceux qui ont plus de 65 ans comblerait sans doute cette lacune ». Mais il excipait aussitôt de « la situation de [l’] économie qui ne [permettait] pas d’opérer dès maintenant cette extension, [laquelle restait] subordonnée à une reprise plus complète de notre production53 ».
39Or, ce qui frappe par rapport à ces prévisions, c’est la précocité du déficit de l’assurance maladie, qui prit de court tous les responsables. Tandis que les problèmes de financement des allocations vieillesse étaient au cœur du débat public, sans pour autant se poser à court terme, l’assurance maladie pesa très vite et de manière conséquente sur le montant global des cotisations sociales. Les acteurs tardèrent à y voir une tendance lourde et à prendre des mesures de redressement. Les prévisions à 10 ans établies par la direction de la Sécurité sociale en 1945 tablaient sur un prélèvement opéré sur les salaires au titre des Assurances sociales de 16,3 %, au maximum 17 %. La barre des 16 % devait être dépassée dès 1950 (17,75 %). Mais le prélèvement nécessaire pour la seule assurance maladie, prévue pour atteindre 2,95 % en 194754, fut en réalité de 4,77 % cette année-là et devait frôler les 6 % en 1950. En revanche, le prélèvement sur les salaires de l’assurance vieillesse fut conforme aux prévisions, atteignant 7,47 % en 1950 et 6, 52 % en 195455.
40Ce dérapage par rapport aux anticipations en matière d’assurance maladie, comparé à la fiabilité de celles concernant les retraites, tient avant tout à des différences de nature entre assurance vieillesse et assurance maladie. Autant le calcul actuariel peut faire apparaître avec une marge d’erreur limitée les dépenses à venir dans le domaine des retraites – ces techniques ayant d’ailleurs été rodées par la pratique de l’assurance vie et l’expérience accumulée de longue date dans ce domaine 56 –, autant les besoins en matière d’assurance maladie sont difficiles à apprécier et encore moins à prévoir, tant ils résultent d’une combinaison complexe de facteurs sociaux, économiques et même culturels, pour ne pas dire nationaux.
41Les dépenses liées à la mise en place de l’assurance longue maladie, considérée comme un besoin social majeur, ne pouvaient pas non plus être prévues. De 0,30 % des prélèvements en 1947, elles passèrent à 1,44 % en 1950. Le traitement de la tuberculose, qui représentait la moitié des cas d’invalidité dans les années 1930, allait certes être considérablement amélioré et sa durée abrégée par la découverte de la Rifamicine. Mais l’économie résultant du recul des maladies infectieuses devait être absorbée par la montée des coûts liés au développement des maladies dégénératives.
42Pierre Laroque s’en est fait l’écho en 1985 : « Nous avions fait, dès l’automne 1944, des prévisions. Ces prévisions se sont révélées totalement exactes pendant 20 ans, ce qui est tout de même un résultat assez remarquable, sauf sur un point, la maladie. Car pour la maladie nous avions pensé que certes les dépenses de maladie allaient augmenter, mais que, conformément à ce qui s’était passé de 1930 à 1945, les dépenses de maladie augmenteraient dans les mêmes proportions que le revenu national. Or, les progrès techniques, les transformations des conditions d’exercice de la médecine ont fait que les dépenses de maladie ont augmenté deux fois plus vite que le revenu national, deux fois plus vite que les salaires. Cela nous ne l’avions pas prévu. Je ne sais pas comment nous aurions pu le prévoir d’ailleurs, nous n’avions aucun moyen de savoir ce qui allait se passer, d’où un déséquilibre57. » Son successeur à la tête de la direction générale de la Sécurité sociale, Jacques Doublet58, avait lui aussi reconnu qu’« on n’est jamais parvenu à mesurer l’importance du risque géré59 ». Aurait-on su le faire sur le plan technique qu’on n’aurait pas pu en tirer les conséquences sur le plan politique, sauf à admettre que « le financement de la Sécurité sociale, assis sur les salaires, est inadapté à son objet60 ». Révision déchirante que les technocrates au pouvoir furent bien seuls à envisager au début des années 1950.
Équilibre financier et choix techniques61
43Le système des Assurances sociales avait abouti à la fin des années 1930 à « une énorme thésaurisation62 », essentiellement due au mécanisme de la capitalisation. Les cotisations d’Assurances sociales s’élevaient alors à 5 milliards l’an. Les prestations versées par les caisses primaires de répartition n’étaient que de 1,5 milliard, dont près de 1,3 milliard pour la seule assurance maladie. Les dépenses des caisses de capitalisation, qui recevaient quant à elles la moitié des cotisations, n’atteignaient que 50 millions. En effet, les caisses n’avaient jusqu’alors servi aucune pension, mais seulement des rentes. C’est en 1960 que les premiers pensionnés, ayant cotisé depuis 1930, purent obtenir pour la première fois des pensions basées sur 120 trimestres ou 30 ans de cotisations63.
44Ce trésor, on l’a vu, avait déjà été sérieusement mis à mal par les ponctions opérées dans les années 1930 et par la loi du 14 mars 1941 au bénéfice des retraites. Le principe sacro-saint de la capitalisation, cher aux assureurs – il leur était d’ailleurs imposé de longue date par les pouvoirs publics au titre de « réserves techniques » destinées à pallier les défaillances éventuelles de compagnies d’assurances vis-à-vis de leurs assurés – était donc déjà largement écorné. Non seulement les fonds de capitalisation pour financer l’allocation vieillesse étaient mobilisés dans l’immédiat, mais on substituait au principe de l’accumulation des fonds de retraite dans un système d’épargne collective un autre mécanisme, celui de la répartition, qui consiste à payer les pensions de retraités au moyen des cotisations versées par les actifs en temps réel. Le commissariat aux Affaires sociales du Gouvernement provisoire, siégeant à Alger, constatant que « l’autorité de fait de Vichy […] avait omis d’inscrire au budget de l’État les crédits nécessaires à son financement », considéra que « la dépense, qui est actuellement de 3 à 4 milliards par an, [fut] simplement payée par des prélèvements sur les réserves mathématiques de l’assurance-vieillesse constituées dans le cadre des Assurances sociales depuis 1930 […] ». Le régime de Vichy avait donc « rejeté le règlement final sur les générations à venir ». Mais la dénonciation par le commissariat aux Affaires sociales de cet expédient ne s’accompagna de sa part d’aucune prise de position en faveur de la répartition ou de la capitalisation64.
45L’OCM, en revanche, opta sans équivoque pour la répartition : « La gestion financière devra substituer le système de la répartition au système de la capitalisation pour les assurances invalidité et vieillesse, afin que les Assurances sociales n’accumulent pas des sommes énormes dont l’emploi est malaisé et qui sont une tentation pour l’État65. » Le système de la répartition devait d’ailleurs se révéler mieux adapté à un contexte d’inflation rapide réduisant dramatiquement la valeur des capitaux immobilisés et les rentes qu’on peut en attendre.
46Après-guerre, l’habitude qui fut prise d’imputer de nombreuses « charges indues » au budget du régime général des salariés de l’industrie et du commerce, à la grande indignation des syndicats, n’était pas très éloignée, dans sa philosophie, des pratiques antérieures. En 1955, la Sécurité sociale versait 4,2 milliards au Fonds chargé du paiement des allocations vieillesse aux personnes ne relevant d’aucun régime, 21,5 milliards d’allocations aux vieux travailleurs salariés agricoles non assurés sociaux, 4 milliards au titre de l’action sanitaire et sociale, qui profite à l’ensemble de la collectivité66.
47Toujours est-il que le débat sur les deux systèmes de financement de la protection sociale – capitalisation ou répartition – était à la Libération purement abstrait. Le choix, en réalité, n’existait pas. Les dévaluations successives – de 80 % en 1926-1928, puis de 60 % en 1936-1938 – avaient déjà fortement entamé le capital des épargnants individuels comme les réserves de l’épargne collective67, dont les Assurances sociales étaient une forme d’expression. La fonte de la monnaie, dans les années d’après guerre, précédée de la ponction opérée en 1941 dans les fonds jusqu’alors accumulés, rendait totalement impossible un retour en arrière : il eût fallu reconstituer des réserves, alors qu’il était déjà difficile de faire face aux dépenses courantes. L’amélioration du sort des plus démunis eût été reportée, ce qui était humainement et politiquement inacceptable. Les rentes et les pensions étant devenues dérisoires, il fallait trouver d’autres solutions.
48L’ordonnance du 19 octobre 1945 opta donc délibérément pour le principe de la répartition, considérant que « la situation présente ne permet pas de faire une place à la capitalisation dans le système à établir […]. Les circonstances économiques ne permettent pas, avant longtemps, de faire appel à ce dernier régime qui suppose, en effet, le prélèvement sur les cotisations d’une année à la fois de la charge du service des pensions déjà concédées et des sommes destinées à être capitalisées pour couvrir le service des pensions futures68 ».
49Il se trouva néanmoins quelques puristes pour s’inquiéter des conséquences d’une « solution de facilité ». La crainte de l’inconnu, la nostalgie d’un modèle assurantiel qui avait prévalu à une époque de monnaie stable et d’épargne 69 expliquaient ces réticences. Mais la dégradation de la monnaie justifiait elle-même a posteriori l’usage qui avait été fait des réserves quand il en était encore temps et le nouveau mode de péréquation adopté.
50Francis Netter devait cependant multiplier les mises en garde contre son usage exclusif. En 1964, il écrivait : « Il y a longtemps que nous nous sommes préoccupés en France des dangers de la répartition […]. Sans doute il serait souhaitable d’évaluer le passif correspondant à des engagements non garantis. Cela éviterait de charger excessivement l’avenir […]. Nous sommes quelques techniciens à multiplier nos efforts pour donner des conseils ou proposer des règles techniques en vue d’éviter des promesses excessives70. »
51La Sécurité sociale, comme les Assurances sociales, sont des systèmes d’assurance collective. En tant que tels, ces systèmes doivent avoir recours à des mécanismes de réassurance ou de compensation des risques qui leur permettent de rester solvables en toutes circonstances. L’individu, menacé personnellement d’insolvabilité en cas d’impossibilité de gagner sa vie confie à la collectivité le soin d’assurer sa protection 71 en cas de réalisation de ce risque, moyennant une contribution au pool commun.
52Dans le système des Assurances sociales, les caisses d’affinité et les caisses départementales, qui avaient le même statut de droit privé, étaient censées équilibrer leurs comptes par le canal des unions régionales de réassurance. Leur modèle de financement était clos sur lui-même et autofinancé, au prix d’une efficacité sociale moindre. Les pouvoirs publics, d’une manière générale, avaient alors « une attitude négative devant les charges nouvelles ou les réajustements des tarifs72 ». En s’opposant aux relèvements de cotisations et en les réduisant même en 1936, tout comme le montant de la subvention à la Caisse générale de garantie à partir de 193573, le gouvernement manifestait dans sa politique le caractère second du niveau de la protection sociale par rapport à la situation économique générale. Les subventions de l’État ne dépassaient pas alors 10 % des budgets des caisses. Le recours à la Caisse générale de garantie était contenu dans d’étroites limites définies par des règles prudentielles directement inspirées du fonctionnement de la réassurance, c’est-à-dire de la technique de parcellisation des risques utilisée par les compagnies d’assurances.
53Le système de compensation inter-régimes qui fut mis en place à la Sécurité sociale était directement inspiré de la doctrine d’unicité de l’institution : la solidarité financière, dans cette perspective, allait de soi. La Caisse nationale de Sécurité sociale, établissement public qui avait pris le relais de la Caisse générale de garantie, avait pour fonction première d’assurer l’autonomie de l’institution. Dans les premières années de la Sécurité sociale, le ministère des Finances s’était en effet opposé avec la dernière énergie à un financement public, fût-il partiel, alors que la reconduite de cette pratique était souhaitée par le ministère du Travail.
54Le bouclage financier ne pouvait dès lors s’opérer que par des mesures de péréquation entre les branches, solution pourtant théoriquement exclue par les textes74. On eut recours dans ces conditions à des artifices de vocabulaire permettant aux caisses déficitaires d’avoir accès à des « facilités de trésorerie », en principe provisoires et occasionnelles, dont le remboursement allait poser des problèmes insolubles75, l’augmentation des cotisations étant contenue dans des limites supportables. Une soupape fut offerte par le développement des régimes complémentaires, appelés à relever le niveau resté limité des prestations. Mais le véritable progrès, en la matière, allait être l’extension des droits, par exemple pour la longue maladie, et l’accès à la Sécurité sociale de catégories de population moins largement contributives.
55L’absence de lien logique entre autonomie et responsabilité financière, très clairement revendiquée par la Commission Surleau 76 chargée d’étudier les modifications à apporter à la loi du 22 mai 1946, fut ainsi le chaînon manquant du système de Sécurité sociale mis en place en 1945.
56Les Assurances sociales, bien que financièrement équilibrées, n’étaient pas sans présenter des faiblesses dans leur gestion. Le nombre des assurés était très inférieur à celui des assujettis, les immatriculations étaient plus ou moins bien suivies, les cotisations mal collectées et les sanctions par voie judiciaire difficiles à faire appliquer. L’amélioration de ces mécanismes de base impliquait certes des efforts budgétaires mais pas forcément prioritaires ; la Sécurité sociale pâtit à son tour de ces défauts de fonctionnement. Au départ, le système de 1945 n’était pas très différent de celui des années 1930. Les services financiers des caisses étaient chargés, sous la responsabilité de l’agent comptable, de l’encaissement des cotisations, du paiement des prestations et des négociations pour l’établissement de conventions avec les praticiens. La rentrée des fonds était surveillée par des contrôleurs chargés de tournées d’inspection qui vérifiaient la comptabilité des entreprises.
57Le règlement de prestations nouvelles par un personnel insuffisamment formé créait des risques de dérapage. Les préoccupations de bonne gestion et de qualité du service finirent par prévaloir au détriment du principe de décentralisation de l’administration au plus près des assurés, notamment en matière d’accidents du travail. Le recrutement et le niveau de rémunération du personnel des caisses étaient une des rares voies d’intervention de la tutelle sur le budget des caisses. Des conflits interminables opposèrent la tutelle et les conseils d’administration de caisse, comme celui qui éclata en 1948 entre le conseil d’administration de la caisse primaire d’assurance-maladie du Nord-Finistère et un inspecteur de la direction régionale du ministère du Travail. Ce dernier refusait la nomination de deux nouveaux cadres, considérant que le personnel de direction, déjà « pléthorique », grevait le budget de la caisse. Le conseil d’administration mit quatre ans à obtempérer et à licencier ces cadres. Leurs recours furent portés successivement devant le Conseil régional de discipline et le Conseil national, qui leur donnèrent raison, puis devant le tribunal civil de Brest, qui fit de même. En 1952, les plaignants furent finalement déboutés devant la cour d’appel de Rennes. Un tel épisode illustre les facultés de résistance d’un conseil d’administration et donne une idée de la difficulté, pour la tutelle77, de peser sur le fonctionnement des caisses78.
58En 195079, finalement, le contrôle financier fut renforcé par une loi rendant obligatoire l’approbation ministérielle du budget de gestion des organismes, quand leurs dépenses excédaient des limites fixées forfaitairement sur le plan national. Par cette nouvelle technique du « budget limitatif », la tutelle s’est ainsi donné le moyen de peser sur la gestion des caisses en leur appliquant des normes nationales.
59La maîtrise des dysfonctionnements devait poser des problèmes similaires avant et après 1945. Les caisses primaires, qui devaient prendre le relais des pratiques traditionnelles des caisses mutualistes dans ce domaine, avec des résultats inégaux, n’avaient pas en mains les mêmes leviers. Les unes comme les autres se heurtaient depuis l’origine à la même constatation : dès 1930, on savait que l’assurance maladie était, de toutes les formes de l’assurance sociale, « la plus coûteuse et la plus susceptible de provoquer des abus. Elle demande un contrôle très sérieux des dépenses80 ». Dans le cadre mutualiste, ce contrôle financier était assuré au niveau des caisses, avec un système de réassurance réglementé. Dans le système de 1945, on tenta tout d’abord de reconduire cet autocontrôle.
60Le phénomène de sélection adverse, tant redouté des assureurs81, fut éliminé par la généralisation du principe d’obligation, étendu à toute la population salariée, régimes spéciaux mis à part. Quand les compagnies d’assurances accident avaient entrepris après 1930 d’étendre leurs activités à l’assurance maladie pour les catégories de population non couvertes par les Assurances sociales, elles avaient tenté de tarifer les primes en fonction des risques individuels. Mais elles avaient vite dû abandonner cette branche face aux inconvénients entraînés par toute assurance maladie souscrite volontairement. N’avaient-elles pas capté en priorité des clients qui se savaient porteurs de risques non pas aléatoires mais certains ? Seule l’obligation pouvait contrecarrer ce phénomène de sélection adverse.
61Des précautions élémentaires furent reconduites, comme le maintien d’une participation de l’assuré aux frais, c’est-à-dire la prise en charge, par l’assuré, d’une fraction des frais médicaux et pharmaceutiques. Une telle participation ne se prêtait guère à un contrôle financier efficace. Dans les Côtes-du-Nord, les nombreux rappels à l’ordre du ministère enjoignant au président du conseil d’administration de la caisse de fixer le remboursement des honoraires médicaux conformément à la loi (au lieu d’accorder des tarifs de responsabilité supérieurs) furent ignorés durant toute l’année 1947. Non seulement la caisse n’obtempéra pas, mais elle augmenta ses tarifs82 ! Ces manifestations d’indiscipline n’étaient pas isolées. Elles renvoyaient aux pratiques des années 1930 et témoignaient de la force des habitudes prises par les caisses encore imprégnées de culture mutualiste.
L’exercice de la tutelle financière sous le nouveau régime
62L’article 25 du paragraphe 4 de l’ordonnance du 4 octobre 1945 était clair sur l’exercice de la tutelle financière : « Les décisions des Conseils d’administration des Caisses d’Allocations familiales et des Caisses primaires et régionales de Sécurité sociale sont communiquées immédiatement au Directeur régional de la Sécurité sociale qui peut, dans les huit jours de cette communication, demander que celles desdites décisions qui lui paraissent contraires à la loi ou de nature à compromettre l’équilibre financier de la Caisse aient leur exécution suspendue jusqu’à décision ministérielle. Si celle-ci n’intervient pas dans le délai d’un mois à compter de ladite demande, la décision du Conseil d’administration prend son entier effet83. » La loi attribuait donc à la tutelle la faculté d’intervenir au coup par coup – et a priori – pour bloquer des décisions qui lui paraissent non conformes à l’orthodoxie financière. Ce droit de veto, rappelons-le, avait été négocié par l’administration centrale lors de la préparation des ordonnances de 1945, en échange de son renoncement à la présence d’un commissaire du gouvernement dans les conseils d’administration. Il reste que les organismes conservèrent l’initiative des décisions, la tutelle n’ayant en définitive qu’un pouvoir d’opposition.
63Il ne pouvait être question – s’agissant de décisions prises au niveau du conseil d’administration – que d’embauche de personnel, de niveaux de rémunération, d’investissements à faire dans le domaine de l’action sanitaire et sociale ou en matière immobilière, etc. Les flux financiers qui passaient par les caisses – recouvrement des cotisations, versement des prestations – étaient constatés dans des bilans annuels qui n’étaient pas soumis à l’approbation de la tutelle. Les données étaient certes centralisées mais ne donnaient lieu à aucun contrôle ou évaluation des résultats caisse par caisse84.
64La généralisation de la protection sociale n’était pas en elle-même porteuse de problèmes financiers. D’ailleurs, elle était déjà assez largement acquise. Le bénéfice des Assurances sociales avait été accordé, dès 1942, à tous les ouvriers, quel que fût le montant de leur rémunération. Il s’étendit également à ceux qui n’avaient pu cotiser du fait de la guerre et aux veuves chargées de famille85. D’où un gonflement considérable du nombre des bénéficiaires qui passa, pour les Assurances sociales, de 11,4 à 15,7 millions de 1939 à 1945. L’octroi des prestations à des catégories moins ou pas contributives infléchissait le système dans le sens de la solidarité et l’éloignait corrélativement de la logique assurantielle. Cette tendance, qui allait s’accentuer à la Libération, se mua dès lors en choix politique dicté par les conséquences de guerre. La couverture de nouveaux risques comme celui de longue maladie généra par ailleurs des coûts supplémentaires qu’il était difficile d’évaluer au départ, mais qui devaient entraîner des effets de péréquation avec l’assurance invalidité.
65Le système antérieur à 1945 était d’une grande complexité. Les réformateurs de 1945 ne manquèrent pas d’en tirer argument pour présenter l’unicité des caisses comme un facteur essentiel d’économie et de rationalisation des procédures. Le fonctionnement des caisses départementales pouvait préfigurer celui des caisses primaires du nouveau système. Mais le temps nécessaire au traitement d’un dossier restait, comme avant guerre, incompressible.
66L’opinion fut-elle néanmoins sensible aux efforts de simplification ? En 1945, les premiers sondages révélèrent qu’une majorité de la population (55 % des sondés) approuvait « le principe d’un service de santé national fonctionnant comme un service public86 ». Le souci de l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale ne transparaît que quelques années plus tard, alors que la presse en faisait état dès 194787. Sans doute faut-il voir dans ce décalage les effets conjugués de plusieurs facteurs. La résistance des professions indépendantes, les surprises de la démographie et la révolution de la thérapeutique avaient, sinon fait obstacle, du moins retardé le redressement financier. La vigoureuse campagne d’information et d’éducation, menée par les acteurs de la protection sociale lors de la mise en œuvre de la loi de 1930, avait également accrédité l’idée que la Sécurité sociale était une institution généreuse au service de toute la population. La concurrence entre caisses d’affinités pour attirer des cotisants avait en outre contribué à populariser la pratique de l’assurance sociale (voire les principes de l’assurance tout court, qui avaient été lents à se vulgariser en France, patrie de l’épargne88). Les préfets, enfin, avaient concouru au succès de l’opération : il n’était pas question, après le vote d’une loi qui avait mis dix ans à devenir réalité et qui avait donné lieu à des tractations et à des compromis entre les différents partenaires, que sa mise en œuvre se solde, comme pour la loi de 1910 sur les retraites ouvrières, par un échec. On pouvait donc considérer que le soutien des salariés, illustré par l’acceptation de la cotisation ouvrière, était acquis aux Assurances sociales.
67Quant aux salariés non assujettis avant 1945 aux Assurances sociales, ils s’étaient pris d’engouement, dans les années 1930, pour la formule des assurances groupe, contribuant de manière décisive à leur succès. La suppression sous Vichy de tous les plafonds d’affiliation précipita leur rattachement au régime général. Leur adhésion à la Sécurité sociale ne posait, dans ces conditions, pas – ou plus – de problèmes de principe. En revanche, la partie était loin d’être gagnée pour obtenir l’accord des non salariés qui se voyaient réclamer, pour prix de leur intégration dans le régime général, l’intégralité de la double cotisation supportée également par les employeurs et les salariés. On conçoit que la loi de généralisation ait pu leur apparaître « draconienne89 », et les raisons de leur opposition à la loi du 13 septembre 1946 s’éclairent d’autant mieux. Les non-salariés pouvaient avoir, en matière d’assurance-vieillesse, « l’impression qu’ils allaient faire les frais du système sans espoir de contrepartie réelle avant une vingtaine d’années90 ».
68D’où la grande inquiétude qui se manifesta dès la fin de 1946, renforcée par les réticences de la population concernée à se faire immatriculer. Constatant le nombre très faible des immatriculations et l’impossibilité où se trouvaient les pouvoirs publics d’avoir recours à la contrainte – dans un domaine où son usage eût été pour le moins paradoxal –, la Commission Surleau entérina l’abandon de la loi du 22 mai 1946 et dut se rendre à l’évidence : la généralisation de la protection sociale se ferait désormais sans porter atteinte aux anciens régimes spéciaux et par la juxtaposition de nouveaux régimes autonomes. Décisif à cet égard fut le vote de la loi du 17 janvier 1948 instaurant trois régimes d’assurance vieillesse des professions non salariées non agricoles, dont « l’extrême modestie permit de faire faire à ses bénéficiaires « l’expérience des régimes de solidarité91 ». Pour la majorité des membres de la Commission, « aucune compensation inter-régime, même limitée aux travailleurs indépendants, ne [devait] être organisée, car [elle serait] incompatible avec l’autonomie de gestion des organismes, considérée comme primordiale92 ».
69Il est clair, enfin, que « le lien privilégié entre la démographie et la Sécurité sociale93 », si difficile à appréhender dans toute sa complexité, façonna l’évolution de l’institution et défia les logiques sous-jacentes à sa gestion. Le vieillissement de la population – avec ses incidences sur la fréquence des maladies dégénératives telles que les pathologies cardio-vasculaires et les cancers – ne se fit pas sentir dans les premières années de l’après guerre, mais le poids accru d’une natalité en hausse depuis 1942 était déjà sensible et devait s’accroître. De 1948 à 1959, le nombre des enfants bénéficiaires de la Sécurité sociale passa de 3,5 millions à 6,5 millions. Le baby-boom fut ainsi l’un des facteurs qui pesa le plus sur les comptes de la Sécurité sociale, puisque le nombre des cotisants augmentait proportionnellement beaucoup moins vite que le nombre des bénéficiaires.
70Par ailleurs, le niveau des attentes par rapport à la refonte du système de protection sociale ne tarda pas à produire ses effets. La prise en charge d’une partie des dépenses par les caisses incita logiquement les assurés à mieux se soigner, et par conséquent à consulter plus fréquemment leur médecin et à recourir plus largement aux produits pharmaceutiques. Mais il s’est aussi produit un phénomène de rattrapage, dû à l’état sanitaire de la population après guerre, aux privations de tous ordres, à la sous-alimentation, à l’afflux des prisonniers et au retour à la simple possibilité de se soigner. Notons cependant que ce phénomène fut « anticipé » par le doublement du taux de prélèvement.
71Une véritable révolution était en marche dans la pharmacopée depuis la fin des années 1930. Jusqu’alors, « la thérapeutique vivait assez largement sur sa lancée. Le médecin de famille des années 1920 et 1930 n’avait guère à sa disposition qu’une demi-douzaine de médicaments destinés à des maladies spécifiques […]. La plupart des médicaments connus, sans être forcément inefficaces, étaient issus de l’accumulation de connaissances empiriques, c’est-à-dire de l’art de guérir sans savoir exactement quoi, ni exactement pourquoi94 ».
72Dans les hôpitaux, le coût de l’entretien des malades excédait de loin celui des soins. Les dépenses globales de santé étaient limitées par la moindre efficacité des médicaments et leur faible sophistication. Par ailleurs, si l’importance des investissements consacrés par les caisses à la mise en place d’un système de santé alternatif est difficile à apprécier et varie beaucoup en fonction des régions, la levée de boucliers du corps médical devant ces initiatives donne une idée de la menace qu’elles représentaient par rapport à l’exercice traditionnel de la médecine. Après l’arrivée des sulfamides, l’apparition des antibiotiques transforma non seulement l’efficacité des médicaments devenus des balles magiques qui tuent la maladie dans l’œuf, mais aussi leur coût, car ces médicaments nouveaux avaient un prix de revient sans commune mesure avec celui des remèdes traditionnels95.
73Ces progrès de la médecine et de l’industrie pharmaceutique, de nature à améliorer l’état sanitaire global de la population et à prolonger l’espérance de vie, eurent des conséquences directes sur le coût de la santé, dont les données se modifièrent profondément dans les années d’après guerre. « Progrès préventifs ou curatifs, amélioration du niveau de vie [transformèrent] une morbidité à dominante tuberculeuse et infectieuse – peu coûteuse à soigner mais souvent mortelle – en une morbidité principalement dégénérative qui, moyennant des soins coûteux, autorise une survie prolongée96. » La médicalisation des problèmes sociaux – isolement des personnes âgées, transplantation de populations appelées à s’adapter à la vie en milieu urbain et à la rupture des solidarités traditionnelles – tous ces bouleversements des années d’après guerre ne furent pas sans répercussions sur le niveau sanitaire des populations et sur le système de santé.
74La consommation médicale des assurés augmenta considérablement à partir de 1946, comme en témoigne la hausse des prestations versées au titre de l’assurance maladie. Les prestations totales de l’assurance maladie triplèrent pratiquement en francs constants entre 1945 et 1948. L’évolution des prestations pour frais médicaux et pour frais pharmaceutiques avoisina le doublement, et les frais d’hospitalisations passèrent du simple au quadruple. Le nombre des cotisants – 6,8 millions en 1938 – n’augmenta pas de façon spectaculaire malgré l’extension des assujettis à l’ensemble des salariés en 1945. Il passa à 7,5 millions en 1945, puis il crût régulièrement pour atteindre 8,5 millions en 1948. En 1947, l’assurance maladie enregistra un déficit de 10 milliards de francs97.
75Les pouvoirs publics tentèrent de maîtriser cette inflation galopante des charges de l’assurance maladie en pesant, dans un premier temps, sur le coût des médicaments. L’institution du cadre de prix en 1948 marque la fin de l’ère de liberté. La loi Solinhac (18 août 1948) puis un arrêté conjoint du ministère de la Santé, du Travail et de la Sécurité sociale et du ministère des Finances (24 août 1948) définirent un système de prix administrés pour les médicaments98. Mais ces mesures allaient aussi faire de la France la championne de la consommation de médicaments.
76La notion de besoin est centrale dans la conception de la Sécurité sociale française. Il s’agit d’établir « une solidarité nationale devant les besoins des individus ». Son budget et sa comptabilité sont donc régis par « le principe d’antériorité des dépenses : il faut pouvoir payer toutes les prestations qui entrent dans le cadre des législations protectrices et pour cela pouvoir trouver les recettes correspondantes ». Par voie de conséquence, « la fixation des ressources à un certain taux n’a qu’un caractère actuariel prévisionnel99 ». Autrement dit, la couverture des besoins des Français dans le domaine de la santé est assurée quelle que soit son étendue. Elle n’est pas dépendante des ressources qui peuvent être mobilisées pour y faire face, mais découle d’une position de principe qui en fait un des besoins fondamentaux de la population. Elle se situe donc d’emblée dans une logique de service public. La perspective assurantielle adoptée par la mutualité pour défendre son indépendance sera abandonnée.
77Dans la logique de service public, la notion de déficit de l’assurance sociale perd de sa pertinence. « Si l’on admet ce point de vue, l’on conçoit qu’il ne puisse y avoir à proprement parler de déficit de la Sécurité sociale, mais seulement des problèmes de financement pour assurer cette sécurité100. » L’autonomie des caisses d’Assurances sociales s’était manifestée essentiellement dans une certaine élasticité des prestations et dans l’emploi qu’elles faisaient de leurs excédents qui étaient abondants avant la guerre. Ces espaces de liberté vont se réduire dans le système de 1945 au fur et à mesure de la montée des difficultés financières. Corrélativement, le degré d’ingérence de l’État, qui doit assurer la trésorerie des caisses et l’étendue de son contrôle croîtront inexorablement en fonction de l’importance de l’appel aux fonds publics. L’autonomie de l’institution restera donc toute théorique. « L’ancrage strictement assurantiel » selon l’expression de Bruno Valat, de la législation française, « rejetant toute formule mixte combinant les versements des intéressés et de la puissance publique101 » ne résistera pas à l’épreuve des faits.
Notes de bas de page
1 Des analyses fouillées de la situation financière des Assurances sociales et des conséquences du passage à la Sécurité sociale sur ce plan ont été publiées par Jean-Claude Poirier, « Le déficit de la Sécurité sociale à travers la presse française de 1945 à nos jours », Colloque du Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Paris, AEHSS, 1982. Pierre Saly, « La protection sociale dans l’économie globale avant 1945 », Pierre Guillaume, « L’assurance maladie-maternité-invalidité-décès dans les années 1930 » et Catherine Mills, « Le financement du système de protection sociale de 1945 à 1967 », dans Michel Laroque (dir.), Contribution à l’histoire financière de la Sécurité sociale, Paris, AEHSS/La Documentation française, 1999. On doit à Bruno Valat la première thèse consacrée à l’histoire de la Sécurité sociale, Histoire de la Sécurité sociale 1945-1967, L’État, l’institution et la santé, Paris, Economica, 2001. Devenue un ouvrage de référence, elle fait une large place à la question du financement. Pour une analyse proche des faits dans le temps, Jacques Doublet et George Lavau, Sécurité sociale, « Les problèmes financiers de la Sécurité sociale » et « La gestion financière de la Sécurité sociale », Paris, PUF, 1e éd., 1957. Les nombreuses publications de Francis Netter, notamment par l’Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale (AEHSS), sont essentielles, comme l’a été son rôle aux affaires des années 1930 à 1964. Sur les grands courants de la recherche française sur l’histoire de la protection sociale et la place réduite qu’y occupe la question du financement, Atsushi Fukusawa, « Les historiens français face à la protection sociale (1950-2000) », Le Mouvement social, n° 200, juillet-septembre 2002 ; Bruno Valat, « L’histoire de la protection sociale en France, xixe-xxe siècles, un état des lieux », Bulletin d’histoire de la Sécurité Sociale, n° 49, janvier 2004.
2 L’autolimitation des dépenses étant assurée par la pratique du rappel de cotisation en fin d’exercice en cas d’épuisement des réserves.
3 Pierre Martin, Histoire du Groupe Azur : les mutations d’un groupe d’assurances mutuelles (1819- 2000), thèse de doctorat d’histoire économique, Université Paris-1, 2003 ; Christian Lion, La Mutuelle de Seine-et-Marne contre l’incendie, thèse de doctorat d’histoire économique, Université Paris-1, 2005.
4 Francis Netter, « L’évolution des techniques et des structures des institutions de protection sociale à travers le passage de la prévoyance libre à la Sécurité sociale », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Actes du Colloque de Brest, Paris, AEHSS, 1983, p. 148 (Brest, 1982).
5 Tous ensemble, Histoire et mémoires de la Caisse primaire d’Assurance maladie des Côtes d’Armor, 1932- 1995, Imprimerie Saint Michel, Trégueux, 1996, p. 77 et 78.
6 L’arrêté du 26 août 1933 sur la limitation du droit à la réassurance permettait aux caisses de relever leur tarif de responsabilité en conséquence. Le niveau des prestations était donc bien lié aux garanties offertes par le mécanisme de la réassurance.
7 Débats à la Chambre des députés, 19 avril 1930, cité par Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes, tome 2 : 1870-1945, Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1988, p. 348 et 350.
8 Sur les diverses formes de flexibilité inscrites dans la loi du 30 avril 1930, voir art. 2 (8) et art. 4 (4- 5-6-7).
9 Malgré l’existence des Assurances sociales, les dépenses de santé restaient tributaires de la conjoncture. La crise économique a fait chuter le chiffre d’affaires de certains laboratoires pharmaceutiques de près de 20 % entre 1930 et 1933.
10 Francis Netter, « Pouvoir de décision et intervention de l’État en matière de protection sociale, », Comité d’Histoire de la Sécurité sociale, dans Actes du Colloque de Perpignan, Paris, AEHSS, 1982, p. 114 (Perpignan, 1981).
11 Ce système de retenue à la source était évidemment plus efficace, d’autant que le niveau des prestations était démotivant, à la fois par son caractère lointain dans le temps et par la faible fraction du salaire que représentait la retraite.
12 En matière d’accidents du travail, la réparation s’accompagne de réhabilitation fonctionnelle. En matière de remboursement des soins, la participation des assurés reste fixée à un niveau comparable à celui d’avant-guerre (20 % des frais encourus) qui restera longtemps un but à atteindre plus qu’une réalité concrète.
13 AN 72AJ 546, Archives personnelles de Pierre Maisonneuve, Travaux des commissions de la France combattante pour l’étude des problèmes d’après-guerre. « Observations sur l’envoi du Rapport Beveridge », Mélamède, 6 janvier 1943.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Charles De Gaulle, Mémoires de guerre, tome 3 : Le Salut, Paris, Plon, 1959, p. 1.
17 Dominique Schnapper, La Révolution invisible, Paris, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, 1989, p. 28.
18 Le Journal du Centre, 26 avril 1947, cité par Pierre Bordes, Des Assurances sociales à la Caisse primaire d’assurance maladie de l’Allier, 1930-1995, Charroux-en-Bourbonnais, Éditions des Cahiers bourbonnais, 1996.
19 « L’Angleterre entière a été prise de passion pour les idées émises par le sociologue [Beveridge] […]. Le public a précédé les Communes dans la discussion et tous les jours formule ses louanges, ses critiques et ses craintes. » AN 72AJ 546, Archives personnelles de Pierre Maisonneuve, « L’opinion anglaise devant le plan Beveridge ».
20 Bruno Valat, « Résistance et Sécurité sociale, 1941-1944 », Revue Historique, n° 592, octobredécembre1994.
21 Hervé Alphand, « Problèmes économiques d’après-guerre : un point de vue français », juillet 1942, Commission économique, financière et sociale, Commissions de la France combattante pour l’étude des problèmes d’après guerre, cité par Bruno Valat, « Résistance et Sécurité sociale », art. cité, p. 321.
22 Bruno Valat, « Résistance et Sécurité sociale, 1941-1944 », art. cité, p. 322-324.
23 Sous la IIIe République, le plan Marquet de grands travaux (décret-loi Marquet du 15 mai 1934) mobilisa 75 % des avoirs de capitalisation des Assurances sociales au profit de la création d’un fonds spécial de lutte contre le chômage. Le financement de la réforme de l’Assurance vieillesse des travailleurs salariés (loi du 14 mars 1941) fut lui aussi assuré grâce aux fonds capitalisés par les caisses de retraite depuis 1930. Mais ces pratiques sont de toujours pour les grands argentiers, tentés de puiser dans les réserves considérables accumulées par les régimes de capitalisation qui sont par nature destinées à un usage éloigné dans le temps.
24 Bruno Valat, « Résistance et Sécurité sociale », art. cité, p. 323.
25 Note sur le régime provisoire des Assurances sociales à la libération de la France, Commissariat aux Affaires sociales, 29 juillet 1944, Archives du CRDM, service interministériel du ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement et du ministère de la Santé et des Solidarités.
26 Ibid.
27 Philippe-Jean Hesse, Jean-Pierre Le Crom (dir), La Protection sociale sous le régime de Vichy, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 348-349.
28 C’est le communiste Pierre Villon, un des principaux auteurs du programme du CNR, où il représente à la fois le PC et le Front national qui lance ce projet. En 1930, Georges Beaugrand défendait déjà la position du Parti communiste en faveur « des Assurances sociales payées uniquement par les patrons et dont les fonds seront uniquement gérés par les ouvriers ». Chambre des députés, 19 avril 1930, Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes, op. cit., tome 2 : 1870-1945, p. 315.
29 Bruno Valat, « Résistance et Sécurité sociale… », art. cité, p. 344.
30 Le déficit global de 32 des sociétés nationalisées atteignit 1 milliard pour les six premiers mois de l’année 1946.
31 La nomination d’Alexandre Parodi comme ministre du Travail et de la Sécurité sociale date du 9 septembre 1944.
32 Rapport sur la situation financière des Assurances sociales, Direction générale des Assurances sociales, 28 octobre 1944, Archives du CRDM.
33 Deux mois plus tard, les ordonnances du 30 décembre 1944 porteront de 8 % à 16 % des salaires plafonnés le niveau des cotisations d’Assurances sociales.
34 Note du 29 novembre 1945 de la Direction générale de la Sécurité sociale, sous-direction de la Comptabilité, de la Statistique et de l’Actuariat, Archives du CRDM.
35 « La situation financière des Assurances sociales », Notes documentaires et études n° 288, 24 avril 1946.
36 Ibid.
37 En effet, aucune pension n’était encore servie, mais seulement des rentes (d’Assurances sociales et de Retraites ouvrières et paysannes). Selon le Dictionnaire Larousse, une rente est un « revenu versé périodiquement en retour d’un capital aliéné ou d’un fonds affermé » et la pension une « allocation servie périodiquement, le plus souvent à titre viager, au titre de l’assurance vieillesse ». Le risque vieillesse fonctionne suivant le système de la capitalisation, c’est-à-dire que la part de cotisation qui lui est affectée est placée à capital aliéné et c’est ce capital qui permettra la constitution de la pension.
38 Ce total de 24,6 milliards – environ 50 milliards de francs 2000 – se décomposait en 14,2 milliards pour les caisses primaires de capitalisation (retraites), 3 milliards pour les caisses maladie maternité et unions régionales, 6,2 milliards pour la Caisse générale de garantie et un résidu de 1,2 milliards de cotisations non ventilées.
39 Pierre Laroque, « La Sécurité sociale de 1944 à 1951 », Revue française des affaires sociales, n° 2, avril-juin 1971, p. 22.
40 Jean-Claude Poirier, « Le déficit de la Sécurité sociale à travers la grande presse française de 1945 à nos jours », Comité d’Histoire de la Sécurité sociale, Actes du Colloque de Perpignan, Paris, AEHSS, 1982, p. 127 (Perpignan, 1981).
41 Notes et études documentaires n° 288, 24 avril 1946.
42 Bruno Valat, Histoire de la Sécurité sociale…, op. cit., p. 98.
43 Création de l’Allocation aux vieux travailleurs salariés.
44 Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale…, op. cit. p. 84.
45 Exposé des motifs de l’ordonnance du 2 février 1945.
46 Article 33 de la loi du 22 mai 1946, loi restée lettre morte, sauf en ce qui concerne l’assurance vieillesse. Mais même pour ce volet de la protection sociale, la loi de 1948 fut appliquée sans tenir compte de cette condition préalable.
47 Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale…, op. cit., p. 79.
48 Celle-ci allait se prolonger encore longtemps. En 1962, Alfred Sauvy constatait toujours que « le sacrifice continu des titulaires de revenu fixe se poursuit presque dans l’indifférence générale […]. Les sommes soustraites discrètement aux épargnants par ce procédé dépassent toutes les estimations qui ont pu être lancées », « 1912-1962 : mutation de l’économie française », Coopération, novembre 1962.
49 La mise en application de l’assurance-vieillesse généralisée fut fixée au 1er avril 1947 et le versement d’allocations temporaires, financées sur des crédits d’un montant de 4 700 millions de francs ouverts par le ministère chargé de la Population prit le relais. Ces dispositions devaient être constamment renouvelées jusqu’à la mise en vigueur effective de la loi du 17 janvier 1948. Il était prévu que les fonds publics utilisés pour le financement de cette mesure devraient être ultérieurement remboursés par les recettes résultant de l’assujettissement de l’ensemble de la population à l’assurance-vieillesse.
50 « Ce plan comporte des modifications importantes dans le système des Assurances sociales auxquelles sont désormais soumis tous les salariés jusqu’à concurrence de 120 000 F pour le paiement de la prime, cette dernière étant fixée d’ailleurs à 12 % (6 % employeur, 6 % salarié) depuis un certain temps. Le but du remaniement des Assurances sociales est un rapprochement le plus serré possible entre le tarif des honoraires de médecins et la somme effectivement remboursée. Avec le nouveau système, le remboursement sera pratiquement égal aux honoraires moins les 20 % du ticket modérateur. Par contre, pour les opérations chirurgicales, le remboursement sera total. Jusqu’ici (pour la longue maladie), le malade était pris en charge pendant 6 mois par les Assurances sociales. Au delà de ce délai, il ne bénéficiait plus que d’une prestation pour invalidité (désormais 3 ans). » Ouest France, 3 octobre 1945.
51 Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale, son histoire à travers les textes, tome III, 1945-1981, op. cit., p. 80. Une note émanant du cabinet du directeur général des Assurances sociales et de la Mutualité affirmait même en 1945 : « Dans bien des cas, il est vraisemblable que la charge réelle n’atteindra pas le niveau qui a été prévu », ibid.
52 Le 25 juillet, André Morice avait interpellé le gouvernement sur « les conditions dans lesquelles il comptait mettre en application le nouveau plan de Sécurité sociale ». Les interpellations eurent trait au rôle de la mutualité, aux élections sociales, au régime des cadres et à la question de la pluralité des caisses. Henry Galant, Histoire politique de la Sécurité sociale française, 1945-1952, Paris, Armand Colin, 1955, p. 88. Sur cette période, voir également Bernard Gibaud, De la Mutualité à la Sécurité sociale. Conflits et convergences, Paris, Éditions Ouvrières, 1986, p. 115-170.
53 Journal Officiel, annexe n° 11-508, Documents Assemblée nationale consultative. 22 août 1946, cité par Henry Galant, Histoire politique de la Sécurité sociale française…, op. cit., p. 96.
54 En pourcentage des salaires soumis à cotisation. Il s’agit de l’assurance maladie au sens strict, le total avec les autres dépenses de la branche (longue maladie, maternité, invalidité, décès, contrôle médical, dépenses de gestion).
55 Ministère du Travail et de la Sécurité sociale, Rapport sur l’application de la législation de Sécurité sociale, Paris, Imprimerie nationale, 1955.
56 Parmi les membres de la Commission Surleau, on notait la présence d’un directeur de compagnie d’assurance-vie.
57 « Allocution de Pierre Laroque à la réunion des organismes du régime de Sécurité sociale de la région Midi-Pyrénées, Toulouse, 18 octobre 1985 », Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale n° 42, juillet 2000, p. 27.
58 Directeur du cabinet du ministre du Travail et de la Sécurité sociale en 1951 et directeur général de la Sécurité sociale de 1952 à 1960.
59 Jacques Doublet, Georges Lavau, Sécurité sociale…, op. cit, p. 337.
60 Id., p. 362.
61 Bruno Valat, « Capitalisation ou répartition ? », dans Histoire de la Sécurité sociale, op. cit., p. 95-98.
62 Alfred Sauvy et al., Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Fayard, 1972.
63 Le taux obtenu devait être alors de 40 % du dernier salaire.
64 Note sur le régime provisoire des Assurances sociales à la libération de la France, Commissariat aux Affaires sociales, Alger, 29 juillet 1944, archives du CRDM.
65 Ibid.
66 Les Échos, 10 novembre 1955.
67 Maurice Lévy-Leboyer, Jean-Claude Casanova (dir.), Entre l’État et le marché, Paris, Gallimard, 1991, p. 253-254.
68 Exposé des motifs de l’ordonnance du 19 octobre 1945, JO, 20 octobre 1945.
69 Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, ce modèle réapparaît aujourd’hui sous la forme des fonds de pension.
70 Lettre à K. G. Hagstroem, 16 mars 1964, dans Jean-Pierre Launay, Francis Netter, Une vie pour le développement du progrès social, Paris, AEHSS, 1989, p. 37-38.
71 Préambule de la Constitution française, 27 octobre 1946.
72 Francis Netter, « Pouvoir de décision et intervention de l’État en matière de protection sociale », Comité d’histoire de la Sécurité sociale, Actes du Colloque de Perpignan, op. cit., p. 116.
73 Ibid
74 L’article 38 de l’ordonnance du 4 octobre 1945 (repris dans le code de la Sécurité sociale de 1958, art. 182) dispose que « les ressources [des divers régimes] ne peuvent être affectées à la gestion d’une institution autre que celle au titre de laquelle elles sont perçues ».
75 Cette disposition a donné lieu à de savantes exégèses, comme celles de Jacques Doublet, ancien directeur général de la Sécurité sociale et Georges Lavau, professeur de droit, dans Sécurité sociale…, op. cit. Selon ces auteurs, « Les ressources de l’une des branches ne peuvent en aucun cas être affectées à une autre et la comptabilité des différentes branches de la Sécurité sociale est tenue séparément, mais des virements de fonds entre ces branches peuvent intervenir pour combler le déficit de trésorerie des unes par les excédents des autres », p. 332.
76 Jean Montaye, Pierre Bony, « Le refus par les commerçants et industriels de la loi du 22 mai 1946 et l’œuvre de la Commission Surleau, janvier-juillet 1947 », Colloque sur l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, AEHSS, 1988.
77 Malgré le statut de droit privé des caisses, devenu au fil des années 1950 un pur habillage juridique, ce terme est très largement utilisé à propos des rapports entre la puissance publique et les organismes de Sécurité sociale. Il a été cependant fortement contesté dans un univers où la sémantique a des résonances politiques majeures. En 1950, le conseil d’administration de la Caisse régionale du Languedoc-Cévennes-Roussillon s’élevait contre « des pratiques qui transforment le contrôle légitime en tutelle inadmissible du ministère [du Travail et de la Sécurité sociale] », Conseil d’administration du 11 mars 1950, recherche d’Hélène Chaubin.
78 Jacques Fustec, Le Personnel de la Caisse primaire d’assurance-maladie du Nord-Finistère de 1946 à 1990, mémoire de maîtrise, Université de Bretagne occidentale, 1993, p. 35.
79 « Si les frais de gestion d’un organisme de Sécurité sociale excèdent pendant un an les limites fixées par arrêté […]. Le Conseil d’administration de cet organisme est tenu d’établir un budget administratif pour l’exercice suivant et les exercices ultérieurs, tant que les frais de gestion n’auront pas été égaux ou inférieurs aux dites limites », loi du 22 août 1950, art. 3.
80 « Mais elle répond à un besoin de justice si fort que dans tous les pays, surtout depuis la guerre (1914-1918), l’idée de l’assurance sociale a su rallier à elle la majorité des esprits et que partout on s’efforce de l’appliquer », Article « Protection sociale », dans Étienne Clémentel, (dir.) Dictionnaire commercial, op. cit.
81 En l’absence d’obligation, seuls les « mauvais risques » s’assurent.
82 Conseil d’administration du 7 juillet 1947 et du 22 septembre 1947, cité par Jacques Fustec, Le Personnel de la Caisse primaire d’assurance-maladie du Nord-Finistère…, op. cit.
83 Le décret du 30 juillet 1959 devait permettre au directeur régional de la Sécurité sociale d’exercer directement ces pouvoirs d’annulation reconnus au ministre.
84 Un arrêt du Conseil d’État de 1954 (arrêt Rommel, Conclusions Letourneur) a entériné le point de vue de l’administration centrale selon lequel l’équilibre financier de la caisse se confond avec l’équilibre financier de l’Institution, ce qui a eu pour conséquence d’élargir le domaine d’intervention de la tutelle en matière financière.
85 Philippe-Jean Hesse, Jean-Pierre Le Crom (dir.), La Protection sociale sous le régime de Vichy…, op. cit., p. 358-359.
86 Sondages, avril 1945, n° 1. « Tout semble indiquer que, dès son début, le principe de la Sécurité sociale, dont le bien-fondé n’est jamais remis en question […] est accepté et entraîné dans le mouvement général des réformes de 1945 », cité par Dominique Schnapper, La Révolution invisible, Recherches sur la diffusion de la connaissance en matière de Sécurité sociale, Paris, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, 1989, p. 20.
87 Combat (4 novembre 1947) se fait l’écho de « bruits tendancieux circulant sur la situation financière de la Sécurité sociale […] les dépenses de l’assurance maladie s’élevaient à 2505 millions en mai 1947 contre 1 191 en mai 1946, soit une augmentation de 210 % », Jean-Claude Poirier, « Le déficit de la Sécurité sociale à travers la grande presse française de 1945 à nos jours », art. cité, p. 129.
88 François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, p. 185.
89 Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale…, op. cit., p. 77.
90 Jean Montaye, Pierre Bony, « Le refus par les commerçants et industriels de la loi du 22 mai 1946 et l’œuvre de la Commission Surleau janvier-juillet 1947 », Colloque sur l’histoire de la Sécurité sociale, Paris, AEHSS, 1988, p. 393.
91 Alain Barjot (dir.), La Sécurité sociale…, op. cit., p. 94.
92 À noter que selon le rapport sur les travaux de la Commission d’études des modifications à apporter à la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale, signé de B. Lory, auditeur à la Cour des Comptes, « la loi du 22 mai 1946 avait échoué parce que la condition primitivement fixée d’avoir atteint un certain niveau économique n’avait pas été respectée ». Il est certain qu’un contexte économique plus favorable aurait permis de proposer des prestations plus attrayantes. Mais le refus des travailleurs indépendants d’entrer dans un système manifestement aux mains des « ennemis de classe » aurait sans doute balayé toute autre considération de toute façon.
93 Jean-Claude Poirier, « Le déficit de la Sécurité sociale à travers la grande presse française de 1945 à nos jours », art. cité, p. 172.
94 Michèle Ruffat, 175 ans d’industrie pharmaceutique française, Histoire de Synthélabo, Paris, La Découverte, 1996, p. 66.
95 « Les résultats heureux révélés à la médecine par l’utilisation des antibiotiques justifient l’emploi de ceux-ci mais leur prix de revient est très élevé [...] la répercussion est désastreuse pour la caisse ». Rapport de la Commission de contrôle 7 mai 1951. Tous ensemble. Histoire et Mémoires de la caisse primaire d’assurance maladie des Côtes d’Armor, 1932-1995, Imprimerie Saint Michel, Trégueux, 1996.
96 Ibid.
97 INSEE, Annuaire statistique de la France, Aperçu rétrospectif, Paris, Imprimerie nationale, 1951.
98 Le cadre de prix instaure un mode de calcul lié aux coûts de production, ce qui les rend dépendants de la conjoncture générale (prix des matières premières, état de la productivité) mais n’incite nullement les laboratoires à peser sur les premiers et à améliorer la seconde. Le premier blocage des prix des spécialités pharmaceutiques est décrété en 1952.
99 Jacques Doublet, Georges Lavau, Sécurité sociale, op. cit. p. 345.
100 Ibid. p. 345.
101 Bruno Valat, Histoire de la Sécurité sociale, op. cit., p. 106.
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