Chapitre IV. Le système des Assurances sociales
p. 81-100
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les résistances corporatives aux Assurances sociales se sont soldées, en 1930, par une triple victoire : celle des partisans d’une reconnaissance aussi large que possible des institutions libres sur les tenants d’une organisation centralisée des caisses d’Assurances sociales ; celle des défenseurs du libre choix de l’organisme d’assurance par l’assuré ; celle, enfin, du corps médical dont les principales revendications ont été pleinement satisfaites : libre choix du médecin par l’assuré, entente directe entre le médecin et le malade pour le paiement des honoraires médicaux, liberté de thérapie et de prescription. Comment ces principes « libéraux » se sont-ils inscrits dans l’organisation et le fonctionnement des Assurances sociales ? Dans quelle mesure se sont-ils accordés avec la volonté, proprement française1, de couvrir d’un seul coup tous les risques sociaux alors identifiés, à l’exception du risque chômage et des risques professionnels ?
2Pour répondre à ces questions, l’analyse du fonctionnement des Assurances sociales au niveau national est indispensable. Elle constitue une étape obligée de notre réflexion qui chemine du niveau national, examiné dans la première partie de cet ouvrage, vers l’échelon local, abordé dans la seconde. C’est aussi l’occasion de tester une hypothèse qui plaide en faveur d’une approche plus systémique qu’historique : les Assurances sociales formaient, dans le cadre national, un ensemble logique, régi par des règles de fonctionnement qui furent, sur certains points, modifiées par les décrets-lois de 1935. L’Administration les considérait du reste comme un véritable système, dont il fallait harmoniser les modes de fonctionnement et les rouages internes. Nul doute que cette appréhension globalisante véhiculait des représentations fort éloignées de celles des acteurs locaux qui avaient à gérer une infime partie du système. Elle pesait également sur le traitement statistique des Assurances sociales, tout en influençant les pratiques administratives, tant de la Direction générale des Assurances sociales et de la Mutualité que des services déconcentrés du ministère du Travail, chargés d’appliquer ses instructions. Or, ce caractère systématique fut totalement éclipsé par la Sécurité sociale de 1945 qui devait bénéficier, à la différence de son aînée, du formidable retentissement des réformes de la Libération. Une telle amnésie s’expliquerait notamment par l’éviction, en 1945, d’une Mutualité qui était l’acteur prépondérant des Assurances sociales, et par l’affirmation concomitante de nouvelles relations sociales réservant une très large place aux organisations professionnelles, devenues les « partenaires sociaux » légitimes (et universellement reconnus dans les pays industrialisés) des pouvoirs publics. La Sécurité sociale, en tant qu’institution et protection sociale, allait ainsi devenir leur création « revendiquée ».
Les bénéficiaires
3La législation française sur les Assurances sociales ne couvrait que les salariés ou, plus exactement, les personnes « travaillant pour un employeur », dont la rémunération totale annuelle était supérieure au minimum de 1 000 francs par an et inférieure à un maximum de 21 000 francs2. Mais aucune définition du salarié et du contrat de travail (ou du lien de subordination) n’avait été donnée par le législateur. C’est l’administration du Travail qui prit tôt l’initiative d’en préciser les contours dans une circulaire datée du 23 août 1930 : « La qualité de salarié peut être déterminée non pas tant d’après la nature ou la qualification juridique du contrat qui unit l’employeur à l’ouvrier ou l’employé, que d’après la situation de fait devant laquelle se trouve l’intéressé […]. Il faut et il suffit que le travailleur qui remplit les conditions prévues par la loi soit, en fait, dans un rapport de dépendance personnelle ou de subordination économique à l’égard de celui qui l’emploie3. » Comme le note Jean-Pierre Le Crom, l’administration du Travail avait « rejeté l’idée de subordination juridique au profit d’une conception large, qualifiée dès lors de dépendance économique4 ». En réalité, compte tenu des positions très fermes de la Cour de cassation5, un certain flou juridique allait envelopper la notion de salarié pendant toutes les années 1930. Cela n’empêcha pas l’assimilation au salariat, « complète ou partielle, définitive ou progressive », de nombreuses professions : travailleurs à domicile, chauffeurs de taxis, employés d’hôtels, porteurs de bagages, ouvreuses de théâtre, représentants de commerce, journalistes, etc. Cette extension segmentée dispensait-elle d’engager une réforme plus vaste qui eût concerné tous les travailleurs salariés, quel que soit leur niveau de salaire ? Sans doute, car à aucun moment, cet élargissement ne remit en cause le principe, fixé par le législateur, selon lequel les Assurances sociales ne devaient couvrir que les travailleurs les plus modestes6. Il faut enfin préciser que la loi du 30 avril 1930 avait prévu, comme du reste la loi de 1928 ou la loi de 1910 sur les ROP, une assurance facultative ouverte aux travailleurs non salariés de condition modeste7 : indépendants sans fortune, petits patrons, épouses non salariées d’assujettis obligatoires ou facultatifs (les risques à couvrir pouvant être choisis par les bénéficiaires). Cette possibilité, difficilement praticable dans le commerce et l’industrie, fut supprimée par le décret-loi du 28 octobre 1935 pour les artisans non agricoles, mais maintenue dans l’agriculture.
4Toujours est-il que le champ d’application de la loi était très vaste. Pouvaient bénéficier des Assurances sociales l’ensemble des travailleurs du commerce, de l’industrie et des professions libérales, les domestiques et gens de maison et, selon des modalités particulières, les salariés agricoles. En étaient exclus les salariés bénéficiant d’un autre régime d’assurances, tels que les salariés de l’État, des départements et des communes, les employés des chemins de fer, des tramways, les ouvriers mineurs, les inscrits maritimes, les agents de la Banque de France, les employés des Sociétés de l’eau, du gaz, de l’électricité. Dans l’industrie et le commerce, quelque 8 450 000 travailleurs étaient assurés8 (dont 450 000 en Alsace-Moselle), soit 74 % de la population active de ces deux secteurs économiques. Dans l’agriculture, sur 7 712 000 personnes y travaillant9, 2 140 000 étaient des ouvriers agricoles ; mais seulement 1 162 421 d’entre eux étaient immatriculés au 31 décembre 1937, soit 54 % de la population agricole salariée et 15 % de la population agricole totale. Quant à l’assurance facultative agricole, son développement restait encore au 31 décembre 1935 très modeste, avec seulement 139 136 inscrits.
5Si l’on ajoute à ces assurés du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, les fonctionnaires et ouvriers bénéficiaires d’un régime spécial, on arrive à un total de 12 360 000 personnes assujetties à un régime d’Assurances sociales sur 21 611 000 personnes actives, soit 56 % de la population active totale (45 % pour les seuls assurés sociaux). Encore ne s’agit-il que de personnes assujetties ! Le nombre total des bénéficiaires était en réalité beaucoup plus élevé, dans la mesure où les épouses et les enfants des immatriculés bénéficiaient des Assurances sociales, sans être eux-mêmes immatriculés. La proportion des personnes non assurées bénéficiant des Assurances sociales était comprise, selon les services statistiques du ministère du Travail, entre 70 et 80 % du nombre des assurés. Au total, le nombre des bénéficiaires des Assurances sociales était supérieur à 16 millions, soit 38 % de la population totale (50 % si l’on inclut les régimes spéciaux).
6Les parlementaires n’avaient pas manqué, dans les années 1920, d’évoquer la situation des étrangers salariés au regard des Assurances sociales : à quelles conditions et selon quelles modalités devait-on leur accorder le bénéfice de cette protection ? Les en priver eût été inconséquent, au moment où la reconstruction et la prospérité économiques réclamaient toujours plus de bras. « L’octroi du bénéfice des Assurances sociales était de surcroît un facteur d’assimilation particulièrement excellent, et nous ne pouvions le négliger à un moment où nous tentions en France un grand effort de redressement démographique10. » Cet élan de générosité réaliste11 était néanmoins tempéré par des considérations d’ordre financier et par des prises de position politiques. D’une part, l’égalité de traitement entre travailleurs étrangers et travailleurs français, à laquelle étaient très attachés les partisans de l’assimilation12 eût, de l’avis même de ses détracteurs, entraîné un supplément de dépenses de 200 millions de francs13. D’autre part, il se trouvait suffisamment d’esprits byzantins pour considérer qu’il fallait marquer des différences de droit entre l’ouvrier français et l’émigré, « ne serait-ce que pour mieux faire désirer à ce dernier une naturalisation qui, seule, réaliserait l’égalité complète14 ».
7Plus prosaïquement, la protection sociale des ressortissants étrangers était, dans une assez large mesure, commandée par l’existence ou non de conventions ou traités de travail et de prévoyance sociale entre la France et leur pays d’origine. Si les lois du 5 avril 1910 sur les Retraites ouvrières et paysannes, du 9 avril 1898 sur la réparation des accidents du travail s’appliquaient bien aux étrangers ayant travaillé en France, l’assistance médicale gratuite (1893) était explicitement réservée à « tout Français malade, privé de ressources », sauf si un traité d’assistance bilatérale stipulait le contraire. Il en allait de même des lois d’assistance votées avant 1914 au bénéfice des vieillards infirmes et incurables, et des familles nombreuses.
8Certes, des accords internationaux sur la protection sociale, pour la plupart signés après la Première Guerre mondiale, permettaient déjà aux sujets italiens (1919), polonais (1920), tchèques (1920), belges (1924) de bénéficier d’une protection sociale sensiblement équivalente à celle des Français15 ; mais de très nombreux ressortissants étrangers restaient privés de toute protection et d’assistance médicale. De deux choses l’une : ou bien le législateur mettait à profit une conjoncture très favorable aux étrangers pour tenter d’aligner la protection sociale des étrangers sur celle des travailleurs nationaux ou des étrangers régis par des conventions bilatérales ; ou bien, il décidait de marquer une différence de traitement entre nationaux et étrangers, mais aussi entre les diverses catégories d’étrangers, en s’en remettant à ces mêmes conventions, quitte à multiplier les inégalités de traitement et à faire le lit d’une assistance qui trouvait dans la crise naissante la plus fidèle alliée.
9Son choix s’est, en définitive, porté sur la première option. Les Assurances sociales s’inscrivent dans le prolongement – favorable aux étrangers – de la loi de 1910, qui, contrairement aux orientations de la « nouvelle assistance » du tournant des xixe et xxe siècles, ne faisait aucune distinction entre les travailleurs français et les travailleurs étrangers, pourvu qu’ils fussent résidents en France. Les travailleurs étrangers (et a fortiori les travailleurs coloniaux) étaient assimilés aux Français à condition qu’ils résident en France et qu’ils y travaillent depuis trois mois16. Ce délai était dicté par le souci d’établir une concordance avec les dispositions relatives à la délivrance de la carte d’identité des travailleurs étrangers (décret du 30 avril 1926), pour faciliter l’immatriculation des ouvriers étrangers aux Assurances sociales. La carte d’identité attestait par conséquent que l’étranger remplissait les conditions de la loi de 1930.
Le financement
10L’une des grandes originalités du système français d’Assurances sociales tenait au principe d’unité d’assurance, qui commandait à la fois son mode de financement (une cotisation unique17) et son organisation administrative (une étroite connexité entre les organismes prestataires). Extérieurs à l’activité professionnelle, les risques étaient couverts à l’aide d’une contribution unique de 8 % des salaires. Les cotisations étaient à la charge exclusive du patron et de l’assuré, supportées moitié par le premier, moitié par le second.
11Afin d’assurer la liquidation des ROP, l’État n’avait pas hésité à subventionner l’assurance vieillesse à concurrence de 540 millions de francs par an. Mais, sous la pression du ministère des Finances, partisan de sa suppression, sa contribution se réduisit progressivement puis brutalement à 140 millions de francs en 1936. Décisifs, à cet égard, furent les décrets-lois déflationnistes des 28 et 30 octobre 1935, qui diminuèrent les subventions de l’État aux Assurances sociales agricoles de 232 millions à 71 700 millions de francs.
12Le caractère systématique des Assurances sociales se trouvait confirmé par la solidarité financière entre les organismes d’assurance. Comme l’écrivait Pierre Laroque en 1935, « les 727 caisses primaires de répartition et les 80 caisses de capitalisation ne doivent pas apparaître comme des organismes gérant à leur gré les risques dont l’assurance leur est confiée : l’Assurance sociale est et reste une institution nationale dont le fonctionnement exige une étroite solidarité de tous les organismes qui y collaborent et même de tous les assurés18 ». La remarque vaut surtout pour les risques maladie, maternité et soins aux invalides, en raison du grand nombre de caisses assumant la gestion de ces risques et des réalisations sociales qui leur étaient associées. Ainsi, toutes les caisses étaient groupées en 15 unions régionales de réassurance qui venaient en aide aux caisses en difficulté, avaient la charge des prestations du risque invalidité pendant les cinq premières années de l’invalidité, et étaient enfin l’instrument de toutes les réalisations sociales, notamment dans l’ordre de la prévention et de l’armement sanitaire. Dans le cadre national, la Caisse générale de garantie, « établissement public bénéficiant d’une large autonomie » réassurait les unions régionales et versait aux caisses de capitalisation les majorations de pensions destinées à porter les rentes produites par la capitalisation des cotisations des assurés au minimum garanti par la loi.
13L’analyse des circulaires de la Direction générale des Assurances sociales apporte de précieuses informations sur le fonctionnement général du système, notamment financier. Considérés dans leur ensemble, ces textes administratifs, riches en instructions motivées, sont d’abord des témoins analytiques de situations locales, jugées anormales, c’est-à-dire éloignées de l’idée que l’administration centrale du ministère du Travail se faisait d’une bonne application de la loi au niveau national. Il s’en dégage une volonté quasi procédurière de rationaliser le système en le normalisant, quitte à examiner les moindres détails, avec un risque sérieux de déperdition ou de dissolution d’énergie au niveau des services déconcentrés. De surcroît, les circulaires révèlent en creux de nombreux points de droit, des difficultés concrètes, des absences ou omissions, des brèches et des effets pervers nullement envisagés par les lois fondatrices des Assurances sociales. De fait, elles n’avaient pas vocation à figer les situations, mais au contraire à les adapter à la conjoncture économique et sociale. Si l’on examine, par exemple, les instructions des années 1930 relatives aux difficultés de recouvrement des cotisations, le souci d’éviter tout désordre social dans une conjoncture économique déprimée saute aux yeux. Les contrôleurs ou inspecteurs des Assurances sociales furent clairement exhortés à faire preuve de mansuétude à l’égard des employeurs qui n’avaient pas acquitté les contributions patronales, en leur accordant des délais suspensifs de versements d’intérêts en retard. La circulaire du 21 novembre 1933 va même jusqu’à reconnaître aux chefs d’entreprise ayant contrevenu à l’article 64 de la loi de 193019, des circonstances atténuantes : « J’ai constaté que fréquemment des employeurs n’avaient pas répondu par un refus formel à l’avertissement qu’ils avaient reçu et que, dans leur réponse, ils sollicitaient des délais de paiement, ou se contentaient d’exposer leur situation financière sans demander de délai. Bien souvent également, les sommes dont ils sont redevables sont absolument insignifiantes. Il ne vous échappera pas qu’il y a un sérieux intérêt, du point de vue social, à ce que des poursuites ne soient engagées contre les employeurs qu’autant qu’ils ont commis une infraction caractérisée. »
Statistique des poursuites engagées contre les employeurs à la requête du ministère du Travail du 1er juillet 1930 au 30 juin 193720

14Mais cette présomption de « bonne foi » s’évanouissait, dès lors que les employeurs s’avisaient de conserver par-devers eux, c’est-à-dire illégalement, les contributions ouvrières, au lieu de les remettre immédiatement ainsi que l’exigeait la loi. « L’omission du plus petit versement peut, en effet, avoir les conséquences les plus préjudiciables pour l’assuré ou ses ayants droit ». Comme « la loi subordonne l’attribution des prestations à l’acquittement d’un minimum de cotisations journalières au cours d’une période déterminée, l’absence d’une seule cotisation journalière peut faire perdre aux bénéficiaires de l’assurance le droit aux prestations des assurances maladie, maternité, invalidité et décès. Même pour l’assurance vieillesse, les intéressés risquent de perdre le droit au minimum garanti s’ils ne peuvent justifier des conditions légales de versements requises et, en tout cas, tout versement non acquitté réduit d’autant la rente d’assurance vieillesse qu’ils sont susceptibles d’obtenir21 ». Pour ne pas encourir l’accusation d’arbitraire en cas de poursuite infondée, les pouvoirs publics devaient, dès 1935, encadrer les procédures de poursuite contre les employeurs. Le décret-loi du 28 octobre 1935 prévit ainsi que « toute poursuite exercée à la requête du Ministère public, devant le Tribunal de simple police, est obligatoirement précédée d’un “avertissement” adressé par le Service régional à l’employeur. D’autre part, toute poursuite exercée à la requête du Ministre du Travail ou de toute autre partie intéressée doit être précédée d’une “mise en demeure”22 ».
15La loi avait prévu, rappelons-le, une assurance obligatoire pour tous les travailleurs salariés agricoles et une assurance facultative, largement subventionnée par l’État, pour les travailleurs indépendants (petits artisans, fermiers, cultivateurs, exploitants). Les cotisations de l’assurance obligatoire n’étaient pas proportionnelles aux salaires mais, compte tenu des différences de situation entre les exploitations agricoles, forfaitaires, elles étaient fixées sur la base mensuelle de 20 francs pour les hommes, 16 francs pour les femmes, 12 francs pour les enfants de moins de 16 ans. Leur charge était supportée, comme dans l’industrie et le commerce, moitié par l’employeur, moitié par l’assuré. Pour que les travailleurs des campagnes reçoivent des prestations sensiblement équivalentes à celles des travailleurs des villes, l’État abondait les prestations par d’importantes subventions. La majoration atteignait ainsi 9 francs par mois pour l’ensemble des assurances maladie-maternité-invalidité et décès. Les cotisations de l’assurance facultative étaient sensiblement doublées par les subventions publiques. Enfin, l’État versait à la Caisse générale de garantie les subventions nécessaires pour lui permettre d’accorder aux assurés agricoles le minimum garanti de retraite.
Les prestations
16Parmi les prestations fournies par le système des Assurances sociales23, l’assurance maladie était, avec l’assurance vieillesse, celle qui mobilisait et mettait en œuvre le plus de moyens. Elle couvrait l’ensemble des frais de médecine, de pharmacie, d’hospitalisation et d’appareils entraînés par la maladie de l’assuré, de son conjoint et de ses enfants. Un revenu quotidien de substitution était garanti aux assurés pour les journées de maladie entraînant l’interruption de travail. Ces deux séries de prestations, en nature et en argent, étaient servies par le même organisme. Pareille caractéristique rapprochait sans conteste les caisses d’assurance françaises de leurs homologues allemandes, mais les éloignait du système britannique où le service des prestations en espèces était assuré par les sociétés de secours mutuels. La particularité de l’assurance maladie française par rapport aux « modèles » étrangers, surtout allemand ou d’Europe centrale, tenait principalement à la mise en œuvre pratique des deux principes « libéraux » dont les syndicats médicaux français s’étaient faits les ardents défenseurs : 1°) à l’assuré, la liberté de choisir son praticien ; 2°) à celui-ci, la liberté de prescription. Ces deux principes faisaient de l’assurance de remboursement la clef de voûte de tout le système : le malade se faisait soigner et recevait ensuite de la caisse un remboursement partiel des dépenses engagées24.
17Il en découlait plusieurs conséquences. Tout praticien – choisi donc librement par l’assuré qui pouvait aussi choisir sa caisse et son pharmacien – était supposé adhérer à la convention « Syndicats-Caisses » ; il suffisait pour cela qu’il accepte de signer une feuille de maladie délivrée par la caisse. La convention portait exclusivement sur les conditions accessoires de remboursement. Si elle fixait la nomenclature des actes25, les conditions d’exercice du contrôle, les feuilles à délivrer aux assurés, elle n’abordait nullement le prix des actes médicaux. Le médecin restait théoriquement libre de fixer, d’accord avec l’assuré, le prix de l’acte médical. Pour autant, l’usage devait vite conduire, surtout en milieu urbain, au nivellement des prix des consultations médicales, obligeant bien des médecins à ne pas dépasser le prix courant26, sauf cas exceptionnels. Les caisses en profitèrent pour établir un « tarif de responsabilité » fixant le prix remboursable pour chaque visite médicale. Ce tarif devait être contenu dans les limites d’un tarif général, arrêté chaque année par le Conseil supérieur des Assurances sociales.
18Un régime analogue était applicable en cas d’hospitalisation. La caisse était avisée de l’hospitalisation ordonnée par le médecin traitant ou le médecin-chef de l’hôpital et ne pouvait en principe s’y opposer. Elle prenait en charge une partie de la différence entre le prix demandé par l’hôpital et le prix qu’elle remboursait, mais cette part était directement versée à l’hôpital.
19Quant aux prestations pharmaceutiques, elles étaient remboursées par la caisse, déduction faite d’un ticket modérateur à la charge de l’assuré. Sans revenir sur la liberté de choix du praticien et du pharmacien par l’assuré et sur la liberté de prescription reconnue aux médecins, le décret-loi du 28 octobre 1935 avait voulu enrayer la montée des dépenses de santé en portant la part du ticket modérateur de 15 % à 20 %27 et en invitant les médecins « à la plus stricte économie, compatible avec l’efficacité du traitement ». La loi du 5 avril 1928, non abrogée par celle de 1930, avait prévu qu’une commission établirait une liste limitative des médicaments dont le remboursement serait autorisé. Mais comme les travaux de cette commission se firent longuement désirer, les spécialités pharmaceutiques furent remboursées sans aucune économie d’échelle. Reste que la mise en œuvre des Assurances sociales, en amenant les caisses à rembourser les médicaments exclusivement autorisés à la vente, donna un vigoureux essor à la pharmacopée, c’est-à-dire à la recension officielle et à la nomenclature des médicaments autorisés. Quant aux indemnités journalières accordées en cas de maladie entraînant interruption de travail, elles étaient sensiblement proportionnelles aux cotisations versées durant les deux ou quatre trimestres civils précédant la maladie.
20La maternité donnait lieu à trois séries de prestations. Les premières étaient destinées aux femmes personnellement assurées et aux épouses non assurées des assurés ; elles revêtaient la forme d’une « indemnité forfaitaire », d’un montant variable selon les régions (en moyenne de 300 francs), couvrant les frais de la grossesse, de l’accouchement normal et de ses suites. Les secondes étaient des « primes d’allaitement » d’un montant minimum de 175 francs par mois28 ; elles étaient accordées aux femmes personnellement assurées qui allaitaient leur enfant. Les troisièmes, attribuées aux femmes personnellement assurées, étaient constituées par des « indemnités journalières de repos » pendant les six semaines précédant et les six semaines suivant l’accouchement, à la condition qu’elles se reposent au minimum pendant une période totale de six semaines avant ou après l’accouchement. Fait nouveau et d’une importance capitale pour la prévention, par ailleurs malmenée par le mécanisme du remboursement sur avance des soins curatifs, le bénéfice des prestations en espèces était subordonné à des consultations prénatales et post-natales.
21Quant au risque vieillesse, dont la couverture mobilisait la moitié des cotisations versées par l’assuré, il était conçu sur des bases rigoureusement distinctes de l’invalidité. En effet, la loi n’assurait pas une pension à l’assuré reconnu incapable de travailler à partir d’un certain âge ; elle accordait une pension à tout assuré ayant atteint l’âge de 60 ans. Le décret du 28 octobre 1935 était revenu sur la possibilité – reconnue aux assurés par la loi de 1930 – de retarder la liquidation de leur pension, en fixant impérativement à 60 ans la date d’entrée en jouissance de la pension. Tout assuré ayant atteint cet âge avait toujours droit à une rente, dût-elle faire l’objet d’un complément pour atteindre un certain minimum au cas où certaines conditions de continuité et de minimum de versement n’auraient pas été remplies. La rente faisait donc l’objet d’une division en deux éléments : l’un était acquis à tous les assurés quelle que soit la durée de leurs versements ; l’autre était destiné uniquement à ceux qui remplissaient certaines conditions de versements. Cette division explique le caractère hybride de l’organisation technique de l’assurance vieillesse qui ressortissait à un régime mixte de répartition et de capitalisation.
22La technique de la capitalisation à un compte individuel des sommes versées par l’assuré était appliquée à une fraction importante des versements vieillesse : 50 % pour les assurés de moins de 30 ans, 90 % pour les assurés de plus de 30 ans. Le compte individuel, tenu par les caisses de capitalisation, offrait les mêmes avantages qu’un compte d’épargne. Il pouvait, en effet, être capitalisé à capital réservé, ce qui permettait de rembourser aux ayants droit lors du décès les cotisations versées. L’assuré avait toujours droit à la rente inscrite à son compte individuel, quelle que soit la durée du versement. La seconde fraction des versements vieillesse était appliquée à 50 % des assurés de moins de 30 ans et à 10 % des assurés de plus de 30 ans. Elle était versée à un fonds commun qui permettait d’assurer aux rentiers remplissant les conditions d’âge et de versement le minimum garanti prévu par la loi, soit 40 % du salaire moyen résultant des cotisations versées pendant toute la durée de l’assurance. Ces prestations étaient complétées par un petit capital29 versé au décès de l’assuré à la veuve ou à défaut aux descendants ou aux ascendants à charge. Enfin, des pensions annuelles de 240 francs étaient versées aux orphelins de mère et de père et à d’autres orphelins, sous certaines conditions.
23Le risque invalidité était résolument distinct de l’incapacité de travail due à la vieillesse ou de celle due à un accident du travail. Sa réparation consistait, en principe, à accorder aux assurés, placés dans l’incapacité30 de travailler à l’expiration d’un délai de six mois de maladie, une pension égale à la retraite qu’ils auraient obtenue s’ils avaient cotisé dans les mêmes conditions jusqu’à l’âge de 60 ans. La pension variait suivant le salaire annuel de 600 francs à 5 600 francs. Elle pouvait à tout moment être suspendue ou supprimée si l’état de l’invalide venait à s’améliorer durablement. Tout en percevant sa pension, l’assuré recevait les soins aux invalides au cours des cinq premières années d’invalidité. Pendant toute la durée de l’invalidité, la caisse versait une cotisation à la caisse vieillesse de façon à substituer, aux 60 ans de l’assuré, la rente vieillesse à la rente invalidité.
L’organisation administrative
24L’application de la loi sur les Assurances sociales faisait intervenir deux séries d’organismes. D’une part, des services administratifs d’État chargés du contrôle de l’exécution de la loi et de la perception des cotisations ; d’autre part, des caisses d’Assurances sociales, groupées en Unions régionales, qui assumaient, sous le contrôle de l’État mais avec une certaine autonomie, le service des prestations aux assurés : caisses primaires maladie-maternité (caisses privées ou caisses départementales), caisses de vieillesse-invalidité-décès. Jugée « tout à fait caractéristique du régime français31 », cette répartition des rôles reflétait fidèlement le compromis auquel avaient abouti les résistances aux Assurances sociales dans leur phase de gestation : les fonctions relevant de l’ordre public, c’est-à-dire le respect du principe d’obligation et le contrôle des caisses mutualistes gérant les cotisations ouvrières et patronales, ne devaient pas porter atteinte aux principes de liberté qui commandaient le fonctionnement général du système. Tandis que les services publics d’Assurances sociales avaient vocation à s’occuper de tous les assurés sans exception, les Caisses accordaient des prestations, sous le contrôle de ces services, aux assurés qui les avaient librement choisies ou qui étaient censés les avoir choisies.
25La loi du 5 avril 1928 avait confié l’administration générale de la loi et le contrôle des caisses à des Offices départementaux ou interdépartementaux, coiffés par un Office national des Assurances sociales. Revenant sur cette organisation, celle du 30 avril 1930 supprima ces offices et confia leurs attributions à des services départementaux du ministère du Travail fonctionnant dans le cadre normal de l’administration. Le décret-loi du 28 octobre 1935 prolongea cette réforme en groupant les services départementaux en 15 services régionaux. Services d’administration centrale et services régionaux se partageaient par conséquent le contrôle des organismes d’Assurances sociales et la surveillance de l’exécution de la loi.
26Que l’application de la législation des Assurances sociales ait été confiée au ministère du Travail n’est guère surprenant. Les Assurances sociales se plaçaient sous les auspices, comme dans la plupart des pays étrangers32, d’une protection ouvrière qui était ou paraissait légitimement issue de la protection légale des travailleurs. La loi de 1930 était même un élément constitutif de la législation du travail qui s’appliquait à tous les travailleurs salariés de l’industrie, du commerce et, par extension, de l’agriculture. Élément assurément capital, puisque le bénéfice des Assurances sociales était d’un seul coup garanti aux travailleurs salariés, alors que le droit du travail courait toujours, depuis près d’un siècle, après son effectivité. Toujours est-il que l’antériorité et l’expérience du ministère du Travail dans le domaine de la protection des droits individuels et collectifs des salariés ne laissaient guère de chance au ministère de la Santé publique, de facture plus récente, qui peinait toujours à coordonner l’ensemble des acteurs, organismes et centres de soins concernés par la santé publique. Constituée dès avant la Première Guerre mondiale, la rationalité du ministère du Travail, axée sur la protection du travailleur salarié, se trouvait là puissamment validée et sollicitée par l’invention et la mise en œuvre des Assurances sociales.
27Loin de respecter la simple distinction entre prévoyance libre (mutualité, assurances privées) et prévoyance obligatoire (Assurances sociales), l’organisation du ministère du Travail33 comportait, suivant une logique de gestion de système, deux directions : la direction des assurances privées et, dans la mesure où la Mutualité était le premier gestionnaire des Assurances sociales, la Direction générale des Assurances sociales et de la mutualité. Celle-ci fut confiée au directeur de la Mutualité, Gaston Roussel, « qui n’avait eu jusqu’alors que la charge de la Mutualité, comportant la présence à de nombreux banquets et manifestations, et [n’avait] qu’une compétence limitée dans les nombreux et complexes problèmes soulevés par la création de toutes pièces d’un système d’ensemble d’Assurances sociales34 ». La direction de Gaston Roussel puis de Jacques Ferdinand-Dreyfus coiffait deux directions techniques quasiment autonomes qui « assuraient de fait l’ensemble des tâches qu’impliquait la mise en œuvre de la législation sociale35 » : la Direction de la Comptabilité des assurances, de la statistique et de l’actuariat entre les mains de Jacques Ferdinand-Dreyfus36, et la Direction des services techniques et de l’administration générale dont le titulaire était Jules Laurent37. Fut également créé un service du contrôle général des Assurances sociales, d’abord rattaché à la Direction générale des Assurances sociales et de la mutualité, puis placé sous l’autorité directe du ministre du Travail. Ce dernier était assisté d’un Conseil supérieur des Assurances sociales, chargé de l’examen de toutes les questions relatives à l’application de la loi et dont la « Section permanente » constituait une juridiction spéciale en matière d’assurance-invalidité.
28Sous l’autorité de la Direction générale des Assurances sociales, et suivant un modèle inspiré de l’Inspection du travail, fonctionnaient 15 « Services régionaux des Assurances sociales », groupant, chacun dans leur circonscription, plusieurs départements : Paris, Rouen, Lille, Nancy, Rennes, Nantes, Orléans, Dijon, Limoges, Clermont-Ferrand, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Marseille. Ces services, placés sous l’autorité d’un Directeur régional, étaient chargés d’assurer l’immatriculation des assurés, le recouvrement des cotisations et leur ventilation entre les diverses caisses, le contrôle de l’exécution de la loi par les employeurs avec l’aide des inspecteurs des Assurances sociales. Sans être négligeable – l’Inspection du travail était au même moment moins bien dotée –, le nombre de fonctionnaires consacrant l’essentiel de leur activité à l’application des Assurances sociales était peu élevé eu égard aux 787 000 agents publics que comptait alors la France (non compris l’armée). L’administration centrale employait, au 1er juillet 1936, 166 employés, dont 29 étaient affectés au contrôle général des Assurances sociales. Quant aux services régionaux, ils comptaient dans leurs rangs 1360 employés. D’où un total de 1526 fonctionnaires, soit 0,2 % de l’ensemble des agents de l’État (hors armée).
29Le contrôle des Assurances sociales était d’autant plus délicat à harmoniser qu’il était exercé conjointement par deux administrations différentes, le Travail et les Finances, et qu’il portait sur des établissements privés, « placés non point sous l’autorité de l’Administration mais seulement sous sa surveillance38 » : les organismes d’Assurances sociales. Du fait de cette seconde particularité, « les observations faites [par les receveurs des Finances] à la suite de leurs opérations de vérifications ne doivent pas présenter le même caractère impératif que celles qu’ils adressent aux comptables subordonnés ». Plus concrètement, le contrôle des comptables supérieurs du Trésor sur les organismes d’Assurances sociales s’apparentait à celui qu’ils exerçaient déjà sur les caisses d’épargne ou qu’ils avaient exercé sur les anciennes caisses de Retraites ouvrières et paysannes. Tandis que les caisses de répartition n’avaient à placer que la partie de leurs excédents mise en réserve pour couvrir les risques imprévus, les caisses de capitalisation faisaient essentiellement des placements. Au 1er janvier 1937, les placements des unes et des autres, y compris ceux de la Caisse générale de garantie, représentaient environ 12 milliards de francs, en rentes sur l’État, en obligations du Crédit foncier ou des chemins de fer, en prêts aux départements et communes, etc. Un contrôle très strict était exercé sur ces placements, qui devaient tous être effectués par l’intermédiaire de la Caisse des dépôts et consignations et dans les valeurs énumérées par la loi ; les caisses n’avaient même aucun droit de regard sur le placement de la moitié de leurs fonds. Bien plus, les caisses de capitalisation étaient tenues, en vertu d’un décret du 15 mai 1934, d’affecter jusqu’au 31 décembre 1940, 75 % de leurs disponibilités à un fonds commun destiné à consentir des prêts pour financer des travaux en vue de réduire le chômage. Cette importante disposition, qui servait les intérêts des caisses en transformant des chômeurs en cotisants, donnait de sérieux arguments à l’administration du Travail, gardienne du système : « Ceux qui accusent les Assurances sociales d’entraîner une capitalisation stérile se doutent-ils que la plupart des chantiers qu’ils traversent actuellement dans Paris, sont alimentés presque exclusivement par les fonds des Assurances sociales39 ? » On retrouve ici la volonté constante des pouvoirs publics depuis le Second Empire, de drainer l’épargne populaire à des fins économiques.
30Quant au contrôle assuré par le corps des contrôleurs ou inspecteurs des Assurances sociales au sein des services régionaux du ministère du Travail, il n’était pas sans présenter de nombreuses analogies avec celui des inspecteurs du travail. C’est du moins l’analyse qu’en faisait l’administration centrale du travail, encline à s’appuyer sur l’expérience déjà fort ancienne de l’Inspection du travail. Une longue note du 17 avril 1934 émanant de la Direction générale des Assurances sociales n’hésite pas à adresser aux contrôleurs ou inspecteurs des Assurances sociales un « résumé de décisions judiciaires [depuis 1895] relatives au délit d’obstacle aux fonctions des inspecteurs du travail ». Il est vrai que les pouvoirs d’investigation et de vérification des premiers rejoignaient, sur certains points essentiels, ceux des seconds. Les employeurs étaient « tenus de recevoir, à toute époque, les inspecteurs mandatés par le Ministre du Travail et la Caisse générale de Garantie pour vérifier l’affiliation de leur personnel aux Assurances sociales, le montant des salaires payés par eux et l’application régulière des dispositions concernant le versement des cotisations ».
31Ils étaient également « tenus de présenter à ces fonctionnaires les pièces de comptabilité ou autres qui constatent les salaires payés, les contributions ouvrières et patronales versées pour les Assurances sociales, ainsi que les dates d’embauchage et de cessation de service du personnel ». Enfin, les agents de contrôle pouvaient, à l’instar des inspecteurs du travail, « interroger les ouvriers et employés, notamment pour connaître leur nom, adresse, rémunération, y compris les avantages en nature, dont ils bénéficient, le montant des retenues effectuées sur leur salaire pour les Assurances sociales, les caisses dont ils font partie40 ». Le caractère fort récent des Assurances sociales et l’apparition soudaine de nouveaux « empêcheurs de tourner en rond », doublés d’agents du fisc, dans un paysage social en constante complexification explique dans une large mesure les « difficultés éprouvées par les inspecteurs des Assurances sociales pour accomplir leur mission auprès des employeurs de l’industrie, du commerce, des professions libérales et de l’agriculture41 ». Une note du 22 septembre 1934 s’intéresse notamment aux obstacles dont le contrôle des caisses d’Assurances sociales se trouvait émaillé : « Le bon ordre exige que les fonctionnaires investis d’une mission de contrôle bénéficient de l’autorité qui s’attache à leurs fonctions et puissent s’acquitter sans difficulté de la tâche, souvent ingrate et toujours délicate, qui leur est dévolue. Ceux qui sont appelés à subir le contrôle légal, qu’il s’agisse des employeurs ou des organismes d’assurances, ne doivent se départir, à aucun moment, de la plus entière correction vis-à-vis de ceux qui représentent la fonction publique et accomplissent leur devoir. Le ministre du Travail n’admettra pas que les personnes ou collectivités contrôlées puissent apporter – par leur attitude ou par tout autre obstacle, – une entrave indirecte à l’exercice du contrôle qui constitue la base d’une application normale des lois sociales42. » Utile rappel à l’ordre qui renvoyait l’écho assourdi de bien des déconvenues sur le terrain.
32Le principe du libre choix des assurés avait une conséquence majeure : il commandait la répartition des assurés dans les caisses suivant leurs affinités, quand celles-ci existaient. Les caisses primaires étaient elles-mêmes groupées dans des Unions ou Fédérations nationales qui prirent le parti de créer, dans le souci de valoriser leur œuvre sociale et sanitaire, un Comité général d’entente de la Mutualité et des Unions de caisses d’Assurances sociales.
33Pour autant, la diversité identitaire des caisses ne s’est pas physiquement traduite par leur multiplication. Le nombre des caisses maladie fonctionnant en France, qui n’a jamais été supérieur à 801, était moins élevé qu’en Allemagne (5 989 pour 20 millions d’assurés, en 1936) ou en Angleterre (4 475 sociétés de secours mutuels en 1925 pour 15 millions d’assurés).
34Il eut même tendance à se réduire, atteignant 744 caisses au 31 décembre 1935 (hors agriculture où leur nombre s’élevait à 353). Pour peu qu’on défalque de ce nombre les 192 caisses, constituées uniquement pour le personnel d’une entreprise, les assurés se répartissaient entre 550 caisses environ, à raison de 3 à 6 caisses par département. Mais l’immense majorité des caisses groupait, comme le montrent les diagrammes suivants, des effectifs moyens.
Répartition des assurés selon la taille de la caisse à laquelle ils sont rattachés

Répartition des caisses selon leur taille

35La réduction progressive du nombre des caisses s’explique en partie par la tendance à leur regroupement – non systématique – par affinités. Des groupements en étaient issus dont les grandes Unions et Fédérations nationales étaient l’expression institutionnelle. Il en existait quatre. Le premier, l’Union nationale des caisses primaires mutualistes d’Assurances sociales, avait été fondé par la Fédération nationale de la Mutualité française qui regroupait les caisses créées par des Unions départementales de sociétés de secours mutuels et diverses sociétés de secours mutuels. Au sein de cette Union se détachait une Union nationale des Caisses primaires professionnelles et interprofessionnelles qui groupait les caisses professionnelles ayant constitué des conseils paritaires patronaux et ouvriers. Le second groupement, l’Union nationale des caisses familiales d’Assurances sociales, avait été créé à l’initiative de la Fédération nationale catholique et de la CFTC. Le troisième, la Fédération nationale des mutuelles ouvrières Le Travail, émanait de la CGT et rassemblait toutes les caisses fondées par les organisations affiliées à cette confédération, et répondant au titre générique de caisses Le Travail. Enfin, une Fédération nationale des caisses départementales d’Assurances sociales coiffait les caisses départementales et interdépartementales qui groupaient près de 60 % des effectifs immatriculés, alors que celles-ci étaient censées jouer un rôle purement supplétif.
36Le repérage par l’administration du Travail des caisses par « affinités » se heurta, jusqu’à la parution du décret du 28 octobre 1935, à de très sérieuses difficultés. Car la loi de 1930 n’avait pas reconnu l’existence de ces « affinités » qui résultaient du jeu antérieur des rapports des forces entre les divers gestionnaires putatifs du système. En organisant une présomption d’affiliation pour les assurés changeant de département, en faveur des caisses de même affinité, et en prévoyant l’élection des conseils des Unions régionales par collèges d’affinités, le décret de 1935 conduisit les services régionaux des Assurances sociales à différencier les caisses suivant leurs affinités. C’est ainsi que les 86 caisses départementales regroupaient, en 1936, 3 775 000 assurés ; les 272 caisses mutualistes (176 dites « mutualistes » et 96 dites « interprofessionnelles ») : 2 342 000 (respectivement 1 615 000 et 727 000) ; les 78 caisses confessionnelles, fondées en sympathie avec les caisses « familiales » : 777 000 ; les 52 caisses « Le Travail » : 292 00043. Les caisses confessionnelles rassemblaient donc bien plus d’affiliés que les caisses ouvrières. Sans doute faut-il y voir avec Pierre Guillaume « le résultat de l’antagonisme bien ancré depuis 1880 au moins entre syndicalisme et mutualité et largement rappelé par la CGTU44 ».
37La distribution des affiliés par caisse était loin d’être régulière : les deux tiers des assurés se trouvaient dans des caisses qui comptaient chacune plus de 25 000 affiliés, mais il existait encore, à la fin de l’année 1936, 278 caisses qui avaient moins de 2 000 affiliés dont 76 moins de 500 ! « Il y a là une défense significative des autonomies qui n’est pas sans évoquer la résistance des petites communes à tout projet de fusion. Dans bien des cas, on adhère, sans la connaître, à la formule devenue célèbre trente ans plus tard : Small is beautiful. Il y a là des stratégies d’entreprise, de PME, soucieuses de garder exclusivement le contrôle de leur main-d’œuvre mais nombre de caisses fonctionnent aussi à l’échelle du village ce qui permet une multiplication des postes d’administrateurs, donc des occasions d’accéder à une certaine notoriété45. »
38Ce foisonnement était tempéré par trois principes généraux qui faisaient les délices d’une technocratie naissante au sein du ministère du Travail. Le premier de ces principes reposait sur une distinction technique entre les risques de répartition et les risques de capitalisation. Les risques maladie-maternité étaient assurés suivant la méthode de répartition annuelle des charges, les cotisations étant considérés comme modulables. Les risques vieillesse-invalidité-décès relevaient, au contraire (mais seulement pour partie, car le risque vieillesse étant soumis, comme on l’a vu, à un régime mixte de répartition et de capitalisation), de la technique de répartition. Cela voulait dire, sur le plan financier, que les cotisations étaient fonction non seulement de la charge annuelle du moment, mais de celle qu’on escomptait au moment de la liquidation des pensions ou du décès de l’assuré. De là une division en deux catégories de caisses adaptées à la couverture des risques considérés.
39Le deuxième principe ressortissait au jeu des grands nombres et de la compensation, elle-même indissociable de la logique assurantielle : le législateur avait prudemment considéré qu’il fallait imposer un effectif minimum aux caisses et organiser, au-dessus d’elles, des caisses de réassurance destinées à compenser l’inégalité des risques couverts par les diverses caisses. Pour les risques de capitalisation, la loi avait ainsi imposé des effectifs minima de 3 000 assurés pour les caisses vieillesse-décès et de 50 000 membres pour les caisses invalidité. Pour les risques de répartition, le jeu des grands nombres s’imposait avantageusement, mais sa mise en œuvre devait être compatible, d’une part, avec le principe de libre constitution des caisses et, d’autre part, avec la nécessité de grouper les assurés dans des cadres suffisamment restreints pour que le contrôle puisse se faire de manière satisfaisante et que la gestion donne lieu au moins d’abus possibles. Si les pouvoirs publics ont ainsi laissé se constituer des caisses dont l’organisation était conforme aux prescriptions de la loi, les contraintes de gestion se chargèrent bientôt de sélectionner les caisses les plus aptes à remplir leur rôle, comme l’atteste la réduction de 15 % du nombre des caisses de 1930 à 1935. Le décret-loi de 1935 permit néanmoins d’arrondir les angles en instituant un système de compensation très large entre les diverses caisses primaires de répartition. L’Union régionale était chargée de la compensation et de la garantie des caisses groupées dans chaque circonscription et, au sommet, la Caisse générale de garantie était chargée de la compensation et de la garantie des diverses Unions régionales.
40Quant au troisième principe, il était impliqué par les variations, prévues par la loi, du montant des prestations directement servies par les caisses. Soit pour charges de famille, soit encore parce que la loi avait prévu des majorations ou des compléments destinés à porter la pension vieillesse au minimum prévu par le décret-loi de 1935. Il s’est ainsi fort logiquement traduit par la constitution de « fonds communs » qui permettaient d’augmenter, dans certains cas, les prestations.
41Cette analyse du fonctionnement général des Assurances sociales donne une image fallacieusement autonome et statique d’un système qui couvrait des risques distincts, soumis à des tensions et à des contraintes de nature différente. Du fait même de son caractère systématique et de sa réflexivité, elle ne délivre aucun enseignement sur la manière dont la crise économique des années 1930 a pu retentir sur tout ou partie du système, ni sur la façon dont la protection sociale prise dans son acception la plus large s’est recomposée après la création des Assurances sociales, ni encore sur la restructuration du champ sanitaire et social français. De nouveau, le recours à l’analyse diachronique s’avère nécessaire.
Notes de bas de page
1 La plupart des pays européens, dotés d’un système d’Assurances sociales, avaient préféré séparer les risques.
2 Si le travailleur n’avait pas d’enfant et 25 000 francs pour les travailleurs ayant au moins un enfant à charge.
3 Circulaire du 23 août 1930, J.O. du 24 août 1930, p. 9848.
4 Jean-Pierre Le Crom, « Retour sur une “vaine querelle” : le débat subordination juridique-dépendance économique dans la première moitié du xxe siècle » dans Jean-Pierre Chauchard, Anne-Chantal Hardy-Dubernet (dir.), La Subordination dans le travail, Paris, La Documentation française. Cahier Travail et Emploi, 2003, p. 71-83.
5 En 1932, la Cour de cassation n’hésita pas à affirmer que « la dépendance économique ne peut, en l’état actuel de la législation, servir de criterium pour déterminer les obligations que la loi met à charge de l’employeur » (Jean-Pierre Le Crom, art. cité).
6 Ce principe distinguait le régime français de « l’assurance populaire » étendue aux économiquement faibles, tel qu’il fonctionnait au Chili, au Portugal, dans certains cantons suisses pour l’assurance maladie, en Suède et dans certains cantons suisses pour l’assurance invalidité.
7 Quatre conditions devaient être remplies : 1°) Être de nationalité française ; 2°) ne pas être salarié, mais vivre principalement du produit de son travail ; 3°) ne pas gagner une somme supérieure au salaire fixé par l’assurance obligatoire ; 4°) être en bonne santé (cette condition ne s’imposant pas aux anciens combattants).
8 Ce nombre est une estimation du ministère du Travail, faite à partir des 10 042 285 immatriculations au 31 décembre 1935, qui tient compte des radiations devant être opérées (à cause des immatriculations de mêmes travailleurs, demandées par leurs employeurs successifs).
9 On comptait près d’un million de travailleurs isolés et 4 600 000 chefs d’exploitation (propriétaires, fermiers, métayers, exploitants).
10 Élisabeth Quilici, Les Bénéficiaires des Assurances sociales, Paris, Dalloz, 1931, p. 143.
11 Qui s’appuyait aussi sur des considérations pratiques : l’égalité de traitement entre travailleurs français et travailleurs étrangers était plus facile à mettre en œuvre que des mécanismes de différenciation.
12 Définie comme « base de francisation définitive que consacre la naturalisation ».
13 Débats parlementaires. Sénat, 1927, p. 647.
14 Élisabeth Quilici, Les Bénéficiaires des Assurances sociales, op. cit., p. 144.
15 Auxquels s’ajouteront les accords de 1930 pour les ressortissants autrichiens et de 1932 pour les travailleurs espagnols.
16 Ils pouvaient donc toucher les mêmes prestations que les salariés français à l’exception des allocations et des fractions de pensions imputables sur le fonds de majoration et de solidarité créé par la loi de 1930. La loi du 5 avril 1928 prévoyait une résidence préalable, en France, de deux ans.
17 Ce qui n’était pas le cas dans la plupart des pays étrangers comparables, où les cotisations étaient différentes pour les diverses branches d’assurance.
18 Pierre Laroque, « La prévoyance » dans Protection de la faiblesse physique et sociale, art. cité.
19 La loi du 30 avril 1930 (art. 2, alinéa 1er) rendait les employeurs responsables du paiement de la double cotisation ouvrière et patronale. Ils devaient effectuer le versement dans les délais légaux, sous peine de s’exposer aux sanctions prévues à l’article 64, et au paiement d’intérêts en retard.
20 Rapport Paul Ramadier (publié par Charles Pomaret), L’application de la législation des Assurances sociales, statistiques du 1er janvier 1935 au 31 décembre 1936, Paris, 1939, p. 114.
21 Circulaire du 6 janvier 1934, n° 3 : « Poursuites contre les employeurs en application de l’article 64 de la loi. »
22 Art. 4, alinéa 3 du décret-loi du 28 octobre 1935.
23 Ces prestations étaient accordées, en principe pendant six mois, à tous les assurés ayant versé pendant les deux ou les quatre trimestres précédant celui de la maladie un minimum de cotisations (15 francs par trimestre et 150 francs pour la classe de salaires la plus élevée). À quoi pouvaient s’ajouter, depuis le décret-loi du 28 octobre 1935, des indemnités forfaitaires de traitement préventif ou de traitement n’entraînant pas interruption de travail sur une durée n’excèdant pas deux années.
24 Le règlement des caisses prévoyait que des avances pouvaient être accordées aux assurés n’ayant pas les moyens d’assumer cette charge. Selon l’administration du Travail, cette pratique était cependant exceptionnelle.
25 Les soins chirurgicaux et les divers traitements de spécialités faisaient l’objet d’une nomenclature très complète, qui permettait une tarification précise, tant pour les honoraires demandés par les médecins aux malades que pour les remboursements de la caisse.
26 Au milieu des années 1930, le prix demandé aux assurés par les médecins pour une visite médicale oscillait, suivant les localités, entre 15 et 25 francs. Le tarif de remboursement des caisses, déduction faite du ticket modérateur à la charge de l’assuré, variait suivant les localités de 9, 60 à 14,40 francs.
27 À 20 % pour la partie des ordonnances n’excédant pas 25 francs et à 40 % au-delà.
28 L’ensemble des primes ne pouvait pas dépasser 850 francs. Elles pouvaient être remplacées par des bons de lait, lorsque la femme se trouvait placée dans l’incapacité physique de nourrir son enfant.
29 Égal à 20 % des salaires résultant des cotisations versées pendant les quatre trimestres civils précédant le décès.
30 Une incapacité de travail de plus des 2/3. Pour avoir droit à une pension, l’assuré devait donc établir que sa capacité de travail était inférieure au tiers ; pour obtenir la suppression d’une pension, la caisse devait prouver que la capacité de travail était devenue supérieure à la moitié.
31 « La législation des Assurances sociales en France. Son origine, sa place, son développement », Comité général d’entente de la Mutualité et des UNCAS, Exposition internationale, Paris, 1937, p. 65.
32 L’Organisation internationale du travail et les Assurances sociales, Études et Documents, BIT, Genève, 1936.
33 Annuaire du Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, Paris, Imprimerie nationale, 1933 ; et Évolution et organisation de l’administration centrale du ministère du Travail de 1887 à 1940, Comité d’histoire des administrations chargées du travail, Cahier n° 1, octobre 1998.
34 Pierre Laroque, Au service de l’homme et du droit. Souvenirs et réflexions, Paris, AEHSS, 1993, p. 99.
35 Ibidem.
36 Auparavant directeur de la comptabilité des assurances, de la statistique et de l’actuariat à l’Office national des Assurances sociales. Il prendra ensuite la tête de la Direction générale des Assurances sociales et de la Mutualité.
37 Auparavant directeur de l’administration générale et technique à l’Office national des Assurances sociales. Louis-Auguste Parrain était chargé des problèmes techniques, de l’aménagement matériel des Caisses d’Assurances sociales, de l’équipement en machines statistiques et autres.
38 Instruction du 11 juillet 1936, ministère des Finances : « Comptabilité publique. »
39 « La législation des Assurances sociales en France. Son origine, sa place, son développement », brochure citée.
40 Note du 9 novembre 1933 : Vérification des inspecteurs chez les employeurs.
41 Ibid.
42 Note du 22 septembre 1934 : Contrôle des caisses d’Assurances sociales par les contrôleurs et inspecteurs des Assurances sociales.
43 Les effectifs des 252 autres caisses primaires non rattachées à une union ou fédération n’étaient pas précisés. Tous ces chiffres sont tirés de « La législation des Assurances sociales en France. Son origine, sa place, son développement », Comité général d’entente de la Mutualité et des UNCAS, Exposition internationale, Paris, 1937, p. 80. Michel Dreyfus donne des chiffres plus élevés concernant le nombre d’affiliés aux caisses Le Travail : 364 000 en 1934 et 500 000 en 1938 sur un total de près de 12 millions, soit guère plus de 9 % de l’ensemble (Michel Dreyfus, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme 1852-1967, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2001, p. 134).
44 Pierre Guillaume, « L’assurance maladie-maternité-invalidité-décès dans les années trente » dans Michel Laroque (dir.), Contribution à l’histoire financière de la Sécurité sociale, Paris, AEHIT, La Documentation française, 1999, p. 262.
45 Idem, p. 263.
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