Travailler auprès de personnes âgées dépendantes à domicile et en institution
p. 373-383
Texte intégral
1Les atteintes spécifiques au grand âge sont une réalité socio-sanitaire qui génère un bassin d’emplois important. En outre, la demande de main-d’œuvre dans ce domaine devrait évoluer sous l’effet de la reconfiguration, à moyen terme, de l’aide accordée par les proches (Gaymu et FELICIE, 2008 ; Martin, 2006). Signe du temps, le développement d’une médecine gériatrique a entraîné à sa suite toutes sortes de pratiques et de discours spécialisés, réinvestis à leur tour par les professionnels de santé hiérarchiquement inférieurs aux médecins. Dans le domaine des soins, la prise en charge des vieillards a également donné lieu à des formations de plus en plus spécialisées et professionnalisantes. À domicile comme en institution de soins pour personnes âgées, divers types de soignants plus ou moins qualifiés se côtoient. Les mieux formés, soit les infirmières en gérontologie, se réclament d’approches dites humanistes et voient dans la figure du vieillard la quintessence d’une humanité fondamentale. Éloignées des soins du corps, elles se réfèrent à ces valeurs pour retourner le stigmate d’une vieillesse dégradée. Les auxiliaires de soins – placées au bas de l’échelle socio-professionnelle – s’accommodent en revanche de ces principes qui masquent un travail pénible et mal rémunéré.
2Ce chapitre donnera un aperçu des différentes facettes du travail dans le secteur des soins à domicile et de la prise en charge institutionnelle. Il présentera une vision de la vieillesse dépendante, celle qui nécessite de l’aide et des soins. Basé sur un corpus sélectionné d’études socio-ethnographiques et francophones, il cherchera plus particulièrement à entrer dans le monde des pratiques et des situations de travail auprès des personnes âgées. En guise de conclusion, nous mettrons l’accent sur certaines orientations peu explorées et esquisserons des pistes pour de futurs travaux dans le domaine.
Humanisation du travail et marché de l’emploi autour de la dépendance
3À partir des années 1980, sous l’impulsion de législations et d’une prise de conscience collective, les pays occidentaux modernes ont construit un réel dispositif de prise en charge autour des personnes âgées malades. Cette évolution est la conséquence d’un mouvement d’« humanisation » des pratiques et des institutions d’accueil envers cette population (Cabirol, 1983). Là où les anciens hospices ou « asiles de vieillards » se limitaient souvent à une fonction de surveillance et de gardiennage des corps, les services de soins à domicile et les maisons de retraite médicalisées1 actuelles se veulent plus attentifs à la qualité de vie, au respect des droits et de la dignité humaine (Mallon, 2001). En d’autres termes, pour suivre Martin (2006), nous sommes passés d’une logique de l’offre à une logique des besoins sous-tendue par une politique du long term care. Les personnes âgées touchées par la maladie ou le handicap, c’est-à-dire appartenant à la catégorie des « dépendants2 », sont devenues aujourd’hui les bénéficiaires de structures « à leur service » (Heller, 1994). Par ailleurs, le mouvement d’humanisation a inspiré de nouvelles théories de soins et de prise en charge telles que l’Humanitude ou l’Humaindevenant (Gineste et Pellissier, 2007 ; Rizzo Parse, 2003). Élevées au rang de philosophies et prisées par les professionnels en gérontologie, ces approches se cristallisent dans la formule « le patient au centre » dont la finalité est de promouvoir l’autonomie et l’épanouissement de la personne.
4Pour bien saisir le contexte général de ce type de prises en charge, il n’est pas inutile de rappeler que la professionnalisation du champ gérontologique s’est développée très rapidement depuis les années 1970 et peut se lire selon une ligne de clivage qui va des métiers les plus qualifiés (médecins, gestionnaires d’institution, infirmières et autres professions paramédicales, assistants sociaux et animateurs socio-culturels) vers ceux faiblement ou peu qualifiés (auxiliaires de soin ou de vie, aides à domicile) qui concentrent par ailleurs la majorité des effectifs du personnel. Ainsi, la structure du champ est pyramidale : sa base est essentiellement constituée de travailleurs au capital scolaire faible alors que celui-ci augmente dès lors que l’on s’élève dans les diverses strates. Corrélativement, les compétences des agents au plus près du sommet sont certifiées par la voie du diplôme et par des formations professionnelles ad hoc, alors que celles des agents constituant la base sont établies en fonction de critères plus aléatoires, soit parce que les candidats peuvent attester d’une formation apprise « sur le tas » (c’est le cas de certaines aides à domicile, d’aides ménagères ou d’auxiliaires de vie travaillant auprès des personnes âgées dépendantes), soit parce que l’employeur se fie à des dispositions personnelles jugées adéquates pour le type de tâches à réaliser. Bien que cette dernière catégorie de métiers – dit « de proximité » ou « de contact3 » – constitue un bassin d’emploi important, ce secteur demeure ainsi faiblement institutionnalisé : les conditions de travail sont précaires, les salaires bas et les perspectives de mobilité souvent absentes.
5Notons encore qu’à une partition hiérarchisée du champ selon les qualifications professionnelles répond une partition genrée. Les analyses statistiques démontrent en effet que la majorité des emplois de proximité (en particulier dans les métiers de l’aide et des soins à domicile) sont occupés par des femmes : ces emplois sont ainsi associés « à un rôle féminin dans la division sexuelle du travail » (Avril, 2006a, p. 3)4.
Zoom sur le travail dans les soins à domicile et en institution
6Dans le travail auprès de personnes âgées dépendantes, les professionnels font face quotidiennement aux difficultés et aux transformations physiques, à la saleté, aux odeurs, aux comportements agressifs ou insensés, etc., auxquels la majeure partie des individus refuse de se confronter. Les tâches qui ont trait au confort de la personne âgée comme la toilette, le maintien de l’hygiène intime, les repas, le traitement du linge, etc., peuvent devenir corvée. Elles sont particulièrement peu gratifiantes en comparaison à des tâches telles que la coordination d’équipe, la gestion des traitements, la négociation avec les familles. Ce qu’il est convenu d’appeler le « sale boulot5 » est par conséquent relié à la nature du travail d’une part, à la structuration du champ des soins à la personne âgée de l’autre. Toute la fécondité des recherches de sociologie du travail dans ce domaine est de s’intéresser aux activités « nobles » autant qu’au « sale boulot » en se plaçant dans la perspective des acteurs.
7Les quelques exemples présentés ci-dessous nous permettront de mieux comprendre les lignes de tensions propres au travail gériatrique, et particulièrement aux métiers de proximité. En effet, dans la plupart des cas, les tâches de confort sont déléguées aujourd’hui aux auxiliaires de soins tandis que le personnel mieux formé a tendance à se distancer de la matérialité des corps. Cette hiérarchisation morale et sociale est par ailleurs renforcée par le système assurantiel qui tend de plus en plus, de par sa prégnance, à dévaluer le travail de contact (Anchisi, 2009).
Le travail d’aide à domicile
8Le dispositif d’aide et de soins à domicile consiste en un ensemble de services ambulatoires coordonnés autour du domicile du bénéficiaire. Il propose des évaluations, des conseils, des soins et des traitements tout autant que des prestations d’aide au ménage et un encadrement social. Ceci dans le but de permettre aux personnes âgées dont la santé physique et/ou psychique est défaillante de continuer à vivre chez elles le plus longtemps possible. L’accent est mis ici sur l’action interprofessionnelle, la prise en charge en réseau et la maîtrise de l’articulation du travail (entre infirmières, aides à domicile, auxiliaires de vie, assistants sociaux, etc.) afin d’éviter de « déposséder le patient » (Manière, Aubert, Nourey et Outata, 2005, p. 119).
9Dans ses écrits sur le métier d’aides à domicile, Avril illustre finement la problématique du travail auprès des personnes âgées du point de vue des travailleurs peu qualifiés. Une insertion de longue durée dans une association d’aide à domicile pour personnes âgées en banlieue parisienne entre 1999 et 2003 a permis à la sociologue d’observer les pratiques de travail réelles et informelles et de s’entretenir avec les employées et employeurs.
10Situées au bas de la hiérarchie sociale, les aides à domicile sont nombreuses à vivre une situation de précarité : le cumul de propriétés sociales négatives (faible capital scolaire et social, origine sociale étrangère, handicaps et/ou maladies stigmatisantes) et de trajectoires vulnérables (perte d’emploi ou licenciement, déclassement social) les discrédite au niveau du marché de l’emploi. Pour ces personnes, le travail d’aide à domicile apparaît alors comme un « emploi-refuge » puisque l’embauche y est rapide et les possibilités de « maintien dans l’emploi » relativement aisées et acceptées de manière officieuse (Avril, 2006a).
11La nature du travail à domicile a ceci de particulier que l’agent assure une présence prolongée auprès de personnes âgées. Si les infirmières et le personnel de soin font des interventions ponctuelles et de courte durée, les aides à domicile, en effet, côtoient le bénéficiaire plusieurs heures par semaine y compris le week-end. Leur poste les y prédestine d’ailleurs puisqu’elles ont pour mandat d’assurer des tâches d’entretien (ménage de l’appartement, courses, repas, aide pour l’administration, etc.) et des tâches de soins (hygiène, aide pour l’habillage, pour les déplacements, etc.). Cet emploi est marqué par plusieurs types de contraintes (Avril, 2006b). Au temps partiel et à la flexibilité des horaires s’ajoutent, d’une part, des contraintes liées aux déplacements nombreux, à la manutention des charges et à la « manipulation du matériau humain » (Goffman, 1968, p. 121-130), et d’autre part, des contraintes relationnelles relatives au soutien moral et à l’effort de communication que nécessite la prise en charge de personnes fragiles et dont les capacités d’interaction sont souvent restreintes du fait de leur maladie (par exemple chez les personnes atteintes de troubles cognitifs). Les employées s’adaptent à ces contraintes par des ajustements informels6.
12Tout l’intérêt des analyses d’Avril réside ainsi dans la manière d’interpréter le rapport des aides à domicile avec ces contraintes. L’auteure décrit notamment les formes d’engagement et les positionnements face à la pénibilité du travail et à l’éthique de la sollicitude (Avril, 2008). Du côté de la direction, on insiste sur l’humanisation de la prise en charge et sur le fait que les personnes âgées ne sont plus des « employeurs », mais des « clients », et par voie de conséquence, que les employés doivent répondre au mieux à leurs besoins et attentes. La norme de sollicitude (le travail de care) renvoie à une rhétorique managériale apparue dans le courant des années 1990 ; elle s’articule avec la tentative plus ou moins aboutie de professionnaliser le métier par l’accent mis sur la « qualité du service ». Or, si la dimension relationnelle correspond à une norme de comportement attendue, dans le cas de l’aide à domicile, elle ne donne lieu à aucune qualification supplémentaire et certifiée, ni à de meilleures conditions salariales. Face à cette réalité, les employées de l’association se différencient en deux groupes en fonction de leurs trajectoires sociales. Les employées disposant d’un capital social forgé au travers de socialisations professionnelles antérieures et qui vivent leur métier comme une expérience de déclassement revendiquent une meilleure délimitation du poste. Elles refusent d’effectuer certaines tâches non prescrites comme la toilette7, tout autant qu’elles tendent à récuser l’injonction systématique d’empathie lorsqu’elles accompagnent les personnes âgées. En revanche, les employées plus faiblement dotées en capital scolaire et n’ayant connu d’autre emploi que celui-là s’y appliquent sans retenue. Elles tendent à considérer les « extras » comme partie intégrante de leur mandat. Elles trouvent ainsi dans le discours humaniste de la Direction une gratification et une valorisation de leur identité sociale et professionnelle, alors que les employées du premier groupe, plutôt récalcitrantes, s’attachent à faire valoir leurs intérêts pour l’amélioration concrète de leurs conditions de travail.
13La réflexion sur l’aide à domicile pour personnes âgées dépendantes dévoile encore un autre aspect de la problématique du travail sur le « matériau humain » : celui de la normalisation des comportements des malades (Arborio, 2001 ; Avril, 2003). Tout travail de soin nécessite un minimum de collaboration de la part du bénéficiaire, car plus la confiance est réciproque et plus la tâche des professionnels tend à être facilitée. À domicile, le patient idéal est celui qui participe en suivant au mieux les prescriptions. Mais dans la plupart des cas, cette participation n’est ni immédiate ni totale. Par conséquent, une bonne part du travail d’accompagnement consiste aussi à faire collaborer la personne (souvent en y incluant la participation de ses proches), tout en gardant la juste mesure entre incitation et respect de l’autre. Cette dimension est également présente dans le milieu hospitalier ou dans les homes pour personnes âgées, avec cette différence près qu’ici, le malade n’est plus dans son milieu domestique – où les proches peuvent remplir une fonction d’équilibrage – mais dans un espace régi par des logiques professionnelles et institutionnelles.
Le travail en maisons de retraite médicalisées
14Contrairement aux professionnels de l’aide et de soins à domicile qui interviennent auprès de personnes âgées encore relativement autonomes et qui agissent souvent comme des relais par rapport aux aidants familiaux, les maisons de retraite prennent en charge une population plus sévèrement touchée par la maladie ou le handicap. Si de nouvelles figures de patients émergent actuellement en institution (par exemple des personnes plus jeunes et victimes de handicaps ou encore celles touchées par des maladies psychiques), la majorité des résidants est constituée de femmes de 80 ans et plus, accueillies bien souvent à la suite d’une hospitalisation, et pour qui le placement est synonyme de dernière résidence avant de mourir (Anchisi, 2011)8. L’action des professionnels consiste alors à tout mettre en œuvre pour que les résidants vivent au mieux la dernière partie de leur existence. Les directeurs d’établissements définissent cette institution comme des « lieux de vie » (Vercauteren, Vercauteren et Chapeleau, 1993), un cadre de référence largement diffusé et identifiable aux efforts déployés au niveau de l’accueil et de la gestion du personnel. L’essor des programmes d’animation socio-culturelle (projets intergénérationnels, activités de création mises sur pied quotidiennement dans le but de gérer le temps et de développer l’autonomie des résidants par le recours à l’activité) ; l’aménagement des espaces intérieurs (plus adaptés qu’auparavant aux spécificités des bénéficiaires) ; l’attention aux familles dans la prise en charge ; la volonté d’ouverture du home sur l’environnement local ; ces diverses mesures témoignent bien de l’ambition d’humanisation des espaces et des pratiques.
15Bien que le pourcentage des décès soit très élevé dans les maisons de retraite, la transformation de l’image de mouroir qui leur était accolée depuis les « asiles de vieillards » passe donc par une nouvelle conception des soins et de la prise en charge au sens large du terme. Elle requiert la participation de tous les acteurs à un « projet de vie » qui se déploie tant sur le plan collectif et institutionnel qu’au niveau individuel, pour chaque résidant. Selon certains, l’éloignement de la logique asilaire des anciens hospices – celle de l’« institution totale » définie par Goffman (1968, p. 45-47) – consisterait alors moins en un effacement des contraintes qu’en une reformulation ou un déplacement de celles-ci vers un ethos plus adapté aux valeurs du temps présent – notamment à celle de l’autonomie ou de projet (Cavalli, 2007 ; Levilain, 2000). À l’inverse, le courant d’humanisation rend légitime une lecture en termes de désinstitutionnalisation où prime l’idée selon laquelle les résidants sont plus respectés dans leurs choix ou dans l’aménagement de leur vie qu’auparavant (Mallon, 2001 ; 2004)9.
16L’attention aux situations de travail au sein de l’institution permet pourtant de dépasser ces interprétations en apparence contradictoires. Dans les faits, une maison de retraite combine plusieurs logiques : la logique institutionnelle, celle de l’ensemble des professionnels qui sont là pour « gagner leur vie » et enfin la logique des acteurs profanes, à savoir celle des résidants qui sont là pour « vivre leur vie ». De cette rencontre, un territoire se dessine qui permet l’existence d’un vivre-ensemble institutionnalisé. Comme le note judicieusement Rimbert :
« Il ne s’agit pas d’une lutte entre deux groupes d’agents (les résidents dominés contre les employés dominants), mais de nécessaires coopérations, parfois conflictuelles, entre résidents et salariés pour résoudre leurs problèmes respectifs : l’acceptation de la définition (en partie) hétéronome de son propre intérêt pour les premiers ; le problème du “sens” et de la légitimité de l’encadrement façon “institution totale” pour les seconds. » (2005, p. 94-95.)
17L’enquête de Rimbert (2001) nous servira de base pour comprendre l’agencement des pratiques professionnelles en institution. Son principal terrain d’enquête est une maison de retraite privée de grandeur moyenne (80 lits) dans la région parisienne investiguée pendant plus de trois années de 2001 à 2004. Cumulant participation aux activités internes de la maison, observations directes, entretiens et recherches documentaires, son analyse donne lieu à une monographie détaillée des relations de service dans ce lieu tout autant qu’elle permet de vérifier l’actualisation des valeurs officielles d’humanisme prônées par ses promoteurs. Si cette idéologie est devenue le leitmotiv des représentants de maisons de retraite, l’observation ethnographique révèle certains clivages. Le home ethnographié par Rimbert apparaît ainsi comme un espace divisé par étages selon le degré d’atteinte physique et mentale des personnes : d’un côté une image présentable et gratifiante de la vieillesse ; de l’autre, des vieillards au corps abîmé ou au mental défaillant renvoyant à une image dégradée.
18Au-delà de cette division entre territoires, l’objet d’étude du sociologue – qui consistait dans l’analyse du « travail de réparation des crises biographiques irréversibles » – l’a conduit à focaliser son attention sur le petit personnel. Dans les homes comme à domicile (Anchisi, 2009 ; Avril, 2006b) ou en milieu hospitalier (Arborio, 2001), bien qu’une large palette de professionnels soit potentiellement à disposition, les aides soignantes et les auxiliaires de vie sont les plus présentes au chevet des malades, un résultat également repéré par Causse (2006). Par ailleurs, le travail réalisé par ces employées les prédestine plus que leurs supérieurs hiérarchiques à côtoyer la « vieillesse désenchantée » au quotidien et dans ses aspects les plus intimes :
« Les aides-soignantes sont dans un rapport de subordination forte vis-à-vis de la hiérarchie […]. Elles font le “sale boulot”, en étant en première ligne pour recevoir au quotidien et de manière répétée les souillures, le sang, les excréments et les déjections humaines diverses. » (Causse, 2006, p. 79.)
19En effet, les professionnels les mieux formés apparaissent sur la face « présentable » et valorisée du service ; ils se réclament d’un travail relationnel qu’ils pratiquent le plus souvent « à distance » ou en guise de « plus-value » à des tâches plus techniques (Rimbert, 2007). L’embauche du petit personnel peu qualifié s’opère à partir de critères moraux comme les qualités d’empathie, de bienveillance et d’écoute associées culturellement à la « nature féminine ». Une partition de l’espace selon les dispositions sociales et morales du personnel subalterne se surajoute ainsi à la partition géographique déjà repérée. Les valeurs officielles prônées par le paradigme humaniste légitiment donc de manière indirecte et inconsciente une reproduction des inégalités dans les pratiques gériatriques autour de la dépendance. « En tant que projet humaniste et universel, la “qualité de vie” est un produit gérontologique voué à reproduire les rapports entre groupes sociaux. » (Rimbert, 2011, p. 151-152.)
20On le voit au travers des enquêtes répertoriées ci-dessus, le « volontarisme humaniste » des pratiques gérontologiques constitue aujourd’hui un cadre normalisant. En plus des besoins en soins, il s’agit désormais pour tout professionnel du champ – et ce, quel que soit son grade – d’assurer dans la mesure du possible une mission d’ordre psycho-social en privilégiant la « qualité de vie », le « bien-être » et l’« autonomie » relative des personnes âgées, soient-elles ou non devenues très dépendantes. Or, ces messages normatifs se déclinent de manière différenciée en fonction des positions hiérarchiques, des dispositions sociales des intervenants, des situations et des conditions de travail. La division sexuelle du travail gériatrique observable dans les métiers subalternes tend en outre à masquer un effet de reproduction : une bonne partie du travail relationnel est actuellement effectuée par des femmes dont la fonction principale est d’assurer, nolens volens, le « sale boulot ».
Conclusion
21Le secteur des soins et de l’accompagnement des personnes âgées dépendantes est un domaine fertile pour tout chercheur intéressé à approfondir la problématique des métiers et des relations de services. Le processus de division du travail dans ce champ évolue en fonction de l’augmentation des besoins de cette population. Par conséquent, les catégories changent tout comme les postes et leurs faisceaux de tâches. L’émergence de nouvelles formations professionnelles basées sur des catégories anciennes en est l’exemple10 ; par ailleurs, les formations en cours d’emploi de type « validation des acquis » constituent des lieux de (re)socialisation intéressants à étudier. Rarement abordées, l’animation socioculturelle dans les homes ou l’évolution des prises en charge soignantes en psychogériatrie n’ont pas encore fait l’objet de recherches systématiques. Les relations inter-professionnelles entre différents agents des réseaux de prise en charge sont également peu investiguées, tout comme les études qui touchent à la dynamique des professions plus qualifiées du champ (Bercot, 2006 ; Robelet, Serré et Bourgueil, 2005). Enfin, les terrains d’enquête s’ouvrent avec la mise en place de nouveaux modes de prise en charge de la vieillesse comme les unités d’accueil temporaire, les courts séjours ou les résidences protégées.
22Pour conclure, nous souhaiterions encore suggérer que la notion de « sale boulot » quasi-exclusivement mise en évidence jusque-là par les sociologues du travail gagnerait à être décodée également sous l’angle de la socio-anthropologie de la vieillesse. En effet, l’étude du travail avec les personnes âgées ne questionne pas directement la problématique de la vieillesse en tant que telle. Or, dans la perception des professionnels qui en ont la charge, la population des personnes âgées atteintes dans leur santé physique et mentale oscille entre sacralité et matérialité des corps. Le corps vieillissant est tantôt loué par le volontarisme humaniste, tantôt décrié sous les contraintes plus prosaïques du rendement économique et du fonctionnement d’entreprise. Il devient alors pur objet de prestations de services et de standards à respecter. Morcelé et divisé, le corps fait l’objet de différents traitements en fonction des professionnels en présence (médecins, gérontologues, psychologues, personnel de soins, etc.). Au cœur des soins, la question des déchets corporels pourrait pourtant être étudiée à partir de la problématique plus générale de la souillure, définie comme un ensemble d’éléments rejetés par les systèmes ordonnés (Corbin, 1986 ; Douglas, 1971 ; Vigarello, 1985). De ce point de vue en effet, les personnes âgées dépendantes, parfois démentes et de surcroît incontinentes, représentent un profond désordre, thème qui, jusqu’à présent, reste peu exploré dans ses impacts sur les proches et sur les professionnels qui en ont la charge (Anchisi, 2008)11.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références
10.3917/rs.053.0167 :Anchisi A., « De parent à résidant : le passage en maison de retraite médicalisée », Retraite et société, no 53, 2008, p. 168-182.
Anchisi A., « Les activités de la vie quotidiennes (AVQ) : ce qui saute aux yeux échappe au regard », Carnets de bord, 2009, no 16, p. 67-75.
Anchisi A., « Passer à table le jour de l’entrée d’un parent en établissement médico-social. Entre repas d’accueil et repas de deuil », Tsantsa, no 16, 2011, p. 29-37.
Arborio A.-M., Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Anthropos, 2001.
10.3917/dec.weber.2003.01.0187 :Avril C., « Les compétences féminines des aides à domicile », in Weber F., Gojard S. et Gramain A. (dir.), Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003, p. 187-205.
Avril C., « Aide à domicile pour personnes âgées : un emploi-refuge », inFlahaut E. (dir.), L’insertion professionnelle des femmes. Entre contraintes et stratégies d’adaptation, Rennes, PUR, 2006a, p. 207-217.
10.3917/lms.216.0087 :Avril C., « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées : contraintes et savoir-faire », Le mouvement social, no 216, 2006b, p. 87-99.
10.3917/rs.053.0049 :Avril C., « Les aides à domicile pour personnes âgées face à la norme de sollicitude », Retraite et société, no 53, 2008, p. 50-67.
10.3917/neg.005.0035 :Bercot R., « La coopération au sein d’un réseau de santé. Négociations, territoires et dynamiques professionnelles », Négociations, vol. 1, no 5, 2006, p. 35-49.
Cabirol C., Vivre : la fin des hospices ?, Toulouse, Privat, 1983.
Causse L., « L’univers des aides-soignantes en maisons de retraite médicalisées : un travail dévalorisé et occulté », in Cours-Salies P. et Le Lay S. (dir.), Le bas de l’échelle, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2006, p. 67-79.
Cavalli S., « Modèle de parcours de vie et individualisation. Un état du débat », Gérontologie et société, no 123, 2007, p. 55-69.
10.3406/forem.2005.1758 :Clergeau C. et Dussuet A., « La professionnalisation dans les services à domicile aux personnes âgées : l’enjeu du diplôme », Formation emploi, no 90, 2005, p. 65-78.
10.14375/NP.9782081212978 :Corbin A., Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 1986.
Dossier « L’anatomie du dégoût », Ethnologie française, vol. 41, no 1, 2011.
Douglas M., De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspero, 1971.
10.3917/trav.022.0027 :Doniol-Shaw G., « L’engagement paradoxal des aides à domicile face aux situations repoussantes », Travailler, no 22, 2009, p. 27-42.
Ennuyer B., Les malentendus de la dépendance. De l’incapacité au lien social, Paris, Dunod, 2003.
10.3917/popsoc.444.0001 :Gaymu J. et équipe FELICIE, « Comment les personnes dépendantes seront-elles entourées en 2030 ? Projections européennes », Population et sociétés, no 444, 2008, p. 2-4.
Gineste Y. et Pellissier J., Humanitude : comprendre la vieillesse, prendre soin des hommes vieux, Paris, Armand Colin, 2007.
Goffman E., Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.
Heller G. (dir.), Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisse romande, Lausanne, SHSR et Éditions d’En Bas, 1994.
Höpflinger F. et Hugentobler V., Les soins familiaux, ambulatoires et stationnaires des personnes âgées en Suisse, Genève, Médecine et hygiène (Obsan), 2006.
Hughes E. C., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996.
Lalive d’Épinay C. et Spini D. (dir.), Les années fragiles. La vie au-delà de quatre-vingts ans, Québec, Les Presses de l’université de Laval, 2008.
Levilain H., « De l’hospice à la prestation spécifique dépendance », Informations sociales, no 82, 2000, p. 96-107.
Mallon I., « Les effets du processus d’individualisation en maison de retraite. Vers la fin de l’institution totale ? », in Singly F. de (dir.), Être soi parmi les autres. Famille et individualisation, t. I, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 171-184.
Mallon I., Vivre en maison de retraite. Le dernier chez-soi, Rennes, PUR, 2004.
Manière D., Aubert M., Mourey F. et Outata S., Interprofessionnalité en gérontologie. Travailler ensemble : des théories aux pratiques, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2005.
Martin C., « Prendre soin des personnes âgées dépendantes : le défi européen et le modèle français », Swiss Journal of Sociology, vol. 32, no 3, 2006, p. 495-509.
Ofs, Parcours de fin de vie en institution. Analyse de la statistique médicale des hôpitaux et de la statistique des institutions médico-sociales, Neuchâtel, Office fédéral de la statistique, 2009.
10.7202/012862ar :Rimbert G., « Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en maison de retraite », Lien social et politiques, no 54, 2005, p. 93-104.
Rimbert G., « Jouer avec les valeurs officielles en maison de retraite », inAballéa F. et Lallement M. (dir.), Relations au travail, relations de travail, Toulouse, Octarès, 2007, p. 137-144.
Rimbert G., Vieillards sous bonne garde. Réparer l’irréparable en maison de retraite, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2011.
Rizzo Parse R., L’humain en devenir : nouvelle approche du soin et de la qualité de vie, Bruxelles, De Boeck, 2003.
10.3917/rfas.051.0231 :Robelet M., Serré M. et Bourgueil Y., « La coordination dans les réseaux de santé : entre logiques gestionnaires et dynamiques professionnelles », RFAS, vol. 1, no 1, 2005, p. 231-260.
Vercauteren R., Vercauteren M.-C. et Chapeleau J., Construire le projet de vie en maison de retraite, Toulouse, Érès, 1993.
Vigarello G., Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1985.
Notes de bas de page
1 Dans la suite du texte, nous utiliserons ce terme comme synonyme d’autres appellations également en vigueur, comme les établissements médico-sociaux (EMS) en Suisse ou les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en France.
2 L’une des typologies actuelles consiste à classer les personnes âgées en trois catégories : les personnes indépendantes, les personnes fragiles (état potentiellement réversible) et les personnes dépendantes fonctionnelles. Pour une perspective critique de la catégorie administrative de dépendance et de son effet normalisant (Ennuyer, 2003 ; Ennuyer, dans ce volume).
3 Ces métiers demandent peu de qualifications « techniques » (dans le sens de savant). Les compétences requises équivalent à celles du monde domestique, de sorte que l’entrée dans le métier s’effectue rapidement pour une majorité de femmes.
4 Voir notamment Clergeau et Dussuet (2005) ou Avril (2003, 2006a) pour ces aspects en France ; Höpflinger et Hugentobler (2006) pour la Suisse.
5 La notion de « sale boulot » ou dirty work fait référence aux travaux de Hughes (1996). Plus récente, la recherche d’Arborio (2001) sur la professionnalisation du groupe des aides-soignantes en France est particulièrement éclairante à cet égard.
6 Parler pour combler les temps de silence ; orienter la personne âgée sur des thèmes qui lui sont chers ; travailler dans une autre pièce pour éviter le face à face, etc., sont autant de stratégies d’ajustement dans le métier. Elles s’observent également dans l’organisation informelle du travail entre employées, ou encore dans le choix des clients. À ce sujet, voir également Doniol-Shaw (2009).
7 N’entrant pas formellement dans la définition du poste d’aide à domicile, la toilette peut néanmoins faire couramment l’objet de demandes officieuses de la part des bénéficiaires (Avril, 2003).
8 En Suisse, aujourd’hui, les maisons de retraite médicalisées représentent les lieux de décès les plus importants avant l’hôpital pour les personnes âgées de 85 ans et plus.
9 Dans ses travaux, Mallon (2001 ; 2004) analyse particulièrement bien les différences d’adaptation entre résidants au sein des maisons de retraites. Elle démontre que les institutions d’aujourd’hui se veulent plus souples dans leurs prises en charge, ce qui permet à une minorité de résidants de s’engager, malgré le choc du placement, dans une réelle reconstruction identitaire.
10 Pensons notamment à la création récente, en Suisse, de la catégorie des ASSC – les assistantes en soins et santé communautaire – qui recouvre les qualifications des aides-soignantes et reprend une partie des tâches dévolues jusque-là aux infirmières.
11 Notons à ce propos que le numéro de la revue Ethnologie française consacré à la problématique du dégoût n’aborde pas directement ce sujet (Ethnologie française, 2011).
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011