Prendre soin d’un parent âgé. La part du lien familial
p. 341-351
Texte intégral
1Des années 1950 au milieu des années 1970, le paradigme dominant de la famille est celui de la nucléarisation familiale. Dans la foulée des travaux de Parsons, les liens familiaux sont présentés comme limités aux relations entre les parents et leurs enfants mineurs, sans prise en compte des parents vieillissants. Cette vision est bouleversée à la fin des années 1970 par des travaux de chercheurs français et américains, notamment Roussel et Bourguignon (1976) et Pitrou (1978) en France, Shanas (1979) aux États-Unis, qui montrent que les liens et les solidarités demeurent actifs entre les parents âgés, leurs enfants et petits-enfants. Cette redécouverte des solidarités familiales et, plus spécifiquement, de l’engagement familial dans les soins aux proches âgés handicapés survient dans un contexte sociopolitique particulier. La seconde moitié des années 1970 et les suivantes sont marquées par un ralentissement de la croissance économique caractéristique des Trente Glorieuses, par la fin du baby-boom et par la prise de conscience aiguë du « vieillissement de la population ». Cette période se caractérise également par la montée du néolibéralisme, notamment dans les pays anglo-saxons. Dans un tel contexte, les différents États s’intéressent aux solidarités familiales, et notamment à la « prise en charge » familiale des plus vieux.
2Trois grands paradigmes de recherche ont alors émergé. Un premier, inspiré de la psychologie, aborde l’engagement des proches dans les soins sous l’angle du fardeau et du stress des « aidants » ainsi que des stratégies à adopter pour composer avec ce stress (Pearlin et al., 1991). Le deuxième paradigme, inspiré par l’économie politique et le féminisme, questionne la répartition du travail de soin entre l’État et la famille, d’une part, et entre les hommes et les femmes, d’autre part (Walker, 1983). Enfin, le troisième approche le phénomène sous l’angle sociologique du lien familial (Attias-Donfut et Rozenkier, 1995 ; Clément et al., 1996). Ces trois paradigmes s’influencent malgré leurs divergences pour mener à une compréhension plus complète de l’expérience du soin à un vieux parent.
Qu’est ce que prendre soin ? De l’aide au soin
3Le terme français pour désigner ce que font les membres de la famille pour soutenir leurs proches âgés fait l’objet d’un véritable débat sémantique (Membrado et al., 2005). En anglais, le terme utilisé est care de préférence à help. Celui-ci englobe deux significations : l’aide ou le soin concret apporté (care for) et le souci de la personne aidée ou soignée (care about). En français, le terme aide est le plus utilisé. Celui-ci a toutefois une nette connotation instrumentale en mettant de l’avant ce qui est fait de manière tangible. Il n’évoque ainsi que le premier des deux sens du care. L’aide est un terme unidimensionnel pour désigner ce que l’on peut faire pour un conjoint, une mère ou un père que l’on côtoie depuis longtemps1. Pourtant, en français, le mot soin, dont le sens premier est le souci de l’autre, comprend les deux dimensions du mot care, mais il a revêtu en France un usage professionnel (soin infirmier, soin médical). La plupart des chercheurs considèrent néanmoins, et l’inflation récente de la réflexion autour des théories du care (Paperman et Laugier, 2005) le confirme, que l’utilisation du terme soin – pris dans le sens de prendre soin – est plus pertinente.
4L’utilisation du terme aide s’explique aussi probablement par des considérations méthodologiques. L’opérationnalisation du soin aux personnes âgées dans la majorité des études, notamment les enquêtes épidémiologiques et gérontologiques, repose sur une adaptation de grilles de « dépendance » portant sur un ensemble de tâches liées à la vie quotidienne (telles que la préparation des repas, l’entretien ménager ou les soins d’hygiène). Ce qui est fait par les membres de la famille est alors réduit à un ensemble de tâches techniques sur le modèle d’intervention de professionnels du soin. Cette opérationnalisation évacue non seulement le travail intangible lié au soin d’un parent mais également tout un ensemble de tâches effectuées par l’entourage qui sont de l’ordre d’un soutien continu.
5Dans le contexte québécois, la loi autorise les proches à donner des soins cliniques, à administrer des médicaments, certaines injections, suivre l’évolution de l’état de santé de leur parent malade ou encore manipuler certains équipements médicaux relativement complexes (Guberman et al., 1993 ; 2004). Les proches doivent également assumer une surveillance presque constante du parent en cas de comportements dangereux, ainsi que l’interface avec les services sociaux et de santé. Ce sont souvent eux qui font les démarches pour obtenir des services, qui négocient avec les professionnels, qui amènent leurs vieux parents aux rendez-vous médicaux, qui vérifient la qualité des soins reçus, notamment lorsque leurs parents sont logés en institution (EHPAD ou maison de retraite). Ce dernier travail est présenté comme un des plus éprouvants et exigerait la reconnaissance d’une « expertise » (Lavoie, 2000). Ces activités reposent sur un travail de gestion des conciliations, peu visible, que les approches féministes notamment ont contribué à révéler (Guberman et Maheu, 1994 ; Favrot-Laurens, 1995). Plusieurs proches, notamment les filles, ont à articuler plusieurs activités et les engagements qui y sont associés : entretenir deux domiciles, le sien et celui du parent ; concilier les besoins de son vieux parent, ceux de son conjoint et de ses enfants avec sa vie professionnelle. La mise en œuvre de cette articulation repose sur un travail de gestion temporelle qui implique une forte charge mentale et des incidences sur la santé des proches.
6Les recherches qualitatives ont montré que le soutien aux vieux parents ne pouvait se suffire d’une définition en termes de charge ou d’apport instrumental. Quand les proches parlent de ce qu’ils font, aux tâches se mêlent des processus d’ordre moral, cognitif et émotionnel. Les soins sont alors plus définis comme des objectifs à atteindre. Bowers (1987) est la première à concevoir ainsi les soins familiaux aux vieux parents. Outre les tâches instrumentales, elle identifie quatre autres types de soins : l’anticipation des besoins futurs ou potentiels du parent, la prévention de toute détérioration de la santé physique et mentale en assurant un environnement sécuritaire, la supervision qui inclut la coordination des soins dispensés par d’autres membres de la famille ou des professionnels et la protection du vieux parent contre l’atteinte à sa dignité et à son image de soi. La volonté de protection du vieux parent amène souvent les proches à occulter les soins donnés, à banaliser ses limitations, ce qui contribue à rendre invisible une partie du travail. Ce travail de protection de l’image du vieux parent s’inscrit dans ce que Lavoie (2000) appelle le travail de préservation de l’identité. Selon ce chercheur, le maintien de l’insertion familiale et sociale et la poursuite de la trame biographique, par le maintien entre autres de rituels personnels et familiaux, constituent les deux autres dimensions de ce travail sur l’identité, autrement dit de préservation du sujet.
7Certaines recherches ont insisté sur les logiques contradictoires qui rendent complexes le travail de soin et qui peuvent expliquer en partie les réticences à la délégation. Un excès de supervision et de protection peut par exemple mener à une infantilisation du vieux parent. Il est alors difficile de concilier des positions éthiques où s’affrontent un principe d’autonomie, qui s’inscrit dans le respect de la dignité du parent, et un principe de bienfaisance qui veut que l’on s’assure de la protection de sa santé (Lavoie, 2005). Le travail de conciliation de ces diverses logiques peut générer des conflits entre les membres de la famille et avec les professionnels.
Le sens du soin : du « fardeau » de l’aidant au lien familial
8La recherche psychologique et épidémiologique a lourdement insisté sur le fardeau et le stress associé à l’engagement familial, s’intéressant notamment aux aidants principaux de personnes atteintes de démence. Ce fardeau recouvre un ensemble de répercussions négatives vécues par les proches. Ces difficultés ont été largement étudiées et permettent d’éviter la diffusion d’une image idyllique des solidarités familiales à l’égard des vieux parents, tout en montrant la part que représente dans nos sociétés cette « économie cachée de la parenté » (Déchaux, 1995). Cependant, l’engagement des proches dans le soin ne saurait se limiter à une définition en termes de fardeau. Des chercheurs relèvent la satisfaction qu’expriment certains proches à contribuer au bien-être de leur vieux parent, qui peut être aussi un moyen de « se dépasser » (Caradec, 2009 ; Kramer, 1997). En resituant l’engagement dans le lien familial, notamment en s’intéressant aux motivations des proches, il devient possible d’en saisir la polysémie.
9Prend-on soin d’un vieux parent par obligation ou par choix ? Pour certains, l’importance de l’engagement malgré les coûts assumés par les proches révèle l’existence d’une puissante norme sociale de solidarité familiale, qui s’exerce notamment chez les femmes (Attias-Donfut et Renaut, 1996). Pour d’autres, au contraire, l’attachement serait le principal motif d’engagement. Cette approche n’est pas sans rappeler la théorie du don et du contre-don : les proches ont contracté au cours de leur vie une dette à l’égard du vieux parent dont ils ont reçu soin et affection. Le contre-don, que constitue le soin, serait fondé sur l’appréciation du lien au parent et, caractéristique du don moderne, libre (Bloch et Buisson, 1991 ; Godbout et Caillé, 1992). Enfin, d’autres chercheurs en appellent à la combinaison des deux dynamiques, affection et obligation, Lavoie (2000) notant que l’affection créerait un sentiment d’obligation.
10Cela dit, il n’en demeure pas moins que certains discours sont plus marqués par l’obligation alors que d’autres le sont par l’affection. Clément et al. (2005) identifient trois idéaux-types de dynamiques de relations vieux parents-enfants. Le premier s’articule autour de la transmission du patrimoine qui s’échange contre les soins du vieux parent. Ce premier type serait en net déclin. Le deuxième type est fondé sur des rôles familiaux et sexués strictement définis. Le soin s’inscrit alors dans le rôle de l’enfant, plus souvent de la fille, qui pourra lui être rappelé par le vieux parent ou par la fratrie. Dans ces deux types l’obligation de prendre soin est marquée, ce qui n’exclut pas pour autant la présence d’affection entre le vieux parent et l’enfant désigné. Le troisième type, le plus fréquent dans un contexte de modernité, est celui de la relation affective. L’engagement dans le soin, présenté comme un choix, est justifié par l’affinité, l’affection au parent et le désir de poursuivre la relation. Cet engagement peut également reposer sur un désir de rétablir la relation fragilisée avec le vieux parent (Pennec, 2002). Cet investissement, motivé également par l’affection (à venir plutôt que passée), ne peut être considéré strictement comme contre-don, illustrant ainsi les limites des théories du don. Ces types de dynamiques laissent toutefois dans l’ombre les conjoints qui sont pourtant les premiers sollicités.
11Une étude québécoise sur la responsabilité des soins à offrir aux aînés dans la famille, menée auprès de plus de 1 300 personnes de trois strates d’âge (les 18-30 ans, les 45-59 ans et les 70 ans et plus), indique que les répondants considèrent les conjoints comme premiers responsables des soins et qu’à peu près aucune circonstance ne limite cette responsabilité contrairement à celle des enfants (Guberman et al., 2006). L’engagement des conjoints semble donc tenir de la norme, de l’obligation, voire de la prescription. Cette obligation plus marquée s’observe selon certains dans l’évocation par les conjoints du contrat signé lors du mariage (« pour le meilleur et pour le pire »), indépendamment de l’appréciation de la relation conjugale (Lavoie et Rousseau, 2008). Toutefois, le contrat, parfois implicite, serait tout de même objet de négociation alors que certains conjoints négocient autant leur engagement que la relation établie entre eux (Clément et al., 1996). La notion de choix n’en serait donc pas totalement absente.
12On voit combien l’interprétation du sens du soin ne peut se réduire à un modèle unique. La notion de responsabilisation de plus en plus utilisée (Gagnon et al., 2000 ; Lavoie, 2000) semble pouvoir mieux rendre compte de ce mélange de sentiment du devoir, d’obligation et de choix, de dette et d’affection.
L’« aidant(e) » et sa désignation : les configurations familiales et le poids du genre
13La responsabilisation semble pour le moins inégale dans les familles. Les soins reposent souvent sur les épaules d’une seule personne, généralement une femme, désignée comme « aidante principale ». Le soutien reçu des autres membres de la famille serait variable et beaucoup de ces femmes assumeraient seules l’ensemble des soins. Certains y ont vu un procédé normatif opérant par « hiérarchie compensatoire » de désignation des aidantes : d’abord le conjoint, en son absence, une fille ou une belle-fille, puis un fils. Les membres plus éloignés de la famille ne seraient impliqués qu’en l’absence des précédents.
14Cette vision, reflet d’une certaine réalité, apparaît quelque peu simplificatrice. D’abord la notion d’aidante principale est peu interrogée (Membrado et al., 2005 ; Pennec, 1999). S’agit-il de la personne qui offre le plus de soins ? Qui coordonne l’ensemble des soins ? Qui assure le lien avec les professionnels ? Les définitions et les critères sont multiples. Ensuite, la majorité des recherches peuvent, pour des raisons méthodologiques, sous-évaluer le soutien reçu en ciblant uniquement l’aidante principale et en se limitant aux tâches instrumentales. En se décentrant de l’aidante principale pour analyser l’entourage des personnes malades (Carpentier et al., 2005 ; Pennec, 1999) ou en élargissant le répertoire des soins offerts (Lavoie, 2000), le portrait se modifie. Certes, un proche, généralement une femme, assurerait la grande part des tâches instrumentales. Ce proche apparaît toutefois moins isolé et semble bénéficier de multiples soutiens qui sont parfois peu visibles (soutien émotif, conseils, information). La notion de configuration de soutien semble plus adaptée à la compréhension des négociations et des dynamiques familiales. Enfin, la responsabilisation particulière – ou désignation – de certains proches ne semble pas aussi rigide que le laissent entendre les modèles normatifs évoqués précédemment.
15Si d’emblée certains membres de la famille se désignent comme premiers responsables des soins, on pense au conjoint, à l’enfant unique ou à l’enfant « élu » qui a eu une relation privilégiée au vieux parent (Clément, 2005), la responsabilisation accrue de certains membres de la famille est plus souvent le résultat d’une négociation (Finch et Mason, 1993). Celle-ci se fonde sur différents critères qui justifient l’implication ou la non-implication des membres de la famille. Le statut familial, le lien affectif, la proximité géographique, la disponibilité – selon la situation d’emploi par exemple – ou d’autres ressources personnelles telles que la santé, le sentiment de responsabilité, l’expérience du soin, l’égalité des prestations dans la fratrie et, rarement, le genre sont tour à tour évoqués dans cette négociation. Ces différentes dimensions mobilisées pour justifier l’implication dans le soin sont pourtant particulièrement sexuées (Déchaux, 1995 ; Hagestad, 1995). En effet, les femmes, traditionnellement responsables des liens familiaux, établissent des liens plus forts avec leurs parents et habitent en plus grande proportion à proximité. Plusieurs d’entre elles ont également eu une insertion professionnelle discontinue, des salaires moindres et, comme mères, ont développé une grande expérience du soin (Cresson, 1995). Les sentiments du devoir, de l’obligation et de la dette sont particulièrement liés au genre, de même que les qualités qu’exige le travail de soin (Membrado, 2002 ; 2009). La « naturalisation » de ce travail le rendrait invisible aux yeux de celles qui l’exercent comme à ceux de l’entourage et de certains professionnels (Clément, 1996). Cela dit, d’une part, les fils seraient de plus en plus présents dans les soins, souvent par défection des belles-filles (Pennec, 2007). D’autre part, l’engagement des proches serait de moins en moins invisible socialement.
La délégation, les professionnels et les politiques
16Les familles assument de plus en plus rarement seules les soins aux vieux parents, elles en délèguent, inégalement selon leurs ressources, une part plus ou moins importante à des intervenants non familiaux (Vézina et Membrado, 2005). Cette délégation serait influencée par le type de fonctionnement des familles. Celles où le modèle « individualiste » est plus développé sont plus prêtes à faire appel aux ressources extérieures alors que les familles à orientation familialiste, où les solidarités sont actives et obligatoires, sont plutôt réticentes à le faire (Clément et Lavoie, 2001). Ce dernier modèle serait en déclin, du fait entre autres de l’aspiration à l’autonomie des femmes, de leur inscription irréversible sur le marché du travail et de la transformation des relations familiales entre adultes vers plus d’électivité. Toutefois, cette délégation ne peut se comprendre sans considérer un ensemble d’acteurs non familiaux qui rendent possible, en tout ou en partie, ou encore impossible cette délégation.
17Face à l’accroissement de la longévité, les États ont délimité leurs responsabilités et celles des familles selon les valeurs et les normes qui ont cours dans la société (Haberkern et Szydlik, 2010). Ainsi, c’est selon l’amplitude de l’offre de services mis en place pour les vieilles personnes fragilisées et les obligations légales promulguées que s’évalue la place respective de l’État, des familles ou encore du marché quant aux soins à dispenser. À la présentation classique des trois types d’État-providence définis par Esping-Andersen (1999), la critique féministe (Lewis, 1993) a apporté sa contribution en les différenciant selon l’importance de la division sexuée des rôles entre l’homme pourvoyeur des ressources (gagne-pain) et la femme pourvoyeuse de soins et des tâches domestiques. Les recherches plus récentes en se posant la question de l’alignement des régimes de protection sociale sur les conventions de genre (Letablier, 2001) contribuent à interroger d’un regard nouveau les articulations entre interventions publiques et solidarités familiales et notamment les interfaces entre familles et professionnels.
18Divers travaux ont montré que le recours aux services à domicile n’entraînait pas une substitution du soin familial mais au contraire une complémentarité entre professionnels et proches familiaux. Plusieurs études indiquent que l’engagement des proches varie peu lorsque le niveau de services s’accroît (Armi et al., 2008). En France par exemple, l’APA (allocation personnalisée d’autonomie) semble avoir peu modifié l’intervention de la parenté : 75 % des bénéficiaires de l’APA sont aidés par leurs proches avec un investissement horaire en moyenne deux fois supérieur à celui des professionnels. Elle a entraîné une plus grande mixité des aides sans réduire pour autant l’investissement de l’entourage. On assisterait plutôt à un redéploiement de la pourvoyance familiale selon Lavoie (2000) et Da Roit et ses collègues (2007) : les proches offriraient moins de soins instrumentaux et se concentreraient sur le travail de préservation de l’identité. Ce travail intangible est généralement ignoré par les études sur la substitution (Haberkern et Szydlik, 2010). De plus, les travaux mettent de plus en plus l’accent sur les inégalités de ressources entre les familles, qui font que ce sont les femmes de milieu populaire notamment qui seront tentées de rester à la maison pour assurer le soutien, en échange d’une prestation financière qui peut ressembler à ce qu’on appelle déjà à travers l’APA, un salaire filial (Pennec, 2002).
19Le positionnement de l’État ne fait pas que refléter les valeurs en cours dans la société, il participe activement à leur construction. Ainsi, l’État de type libéral se fait le promoteur d’une moralité du soin familial qui régirait les comportements des proches (Pickard, 2010). Ces derniers seraient supervisés par les professionnels selon les codes moraux et les valeurs promues par l’État. Quelques études menées au Royaume-Uni et au Canada confirment ce rôle des professionnels. Ils et elles rappellent parfois aux proches leurs obligations et les incitent à s’investir dans les soins tout en évitant l’épuisement (Lavoie et al., 2003).
Conclusion
20L’engagement familial auprès des vieux parents et ses configurations sont façonnés tant par les dynamiques intrafamiliales que par le contexte sociopolitique des différents États. Ces deux forces sont en évolution et risquent de modifier grandement l’engagement futur des proches. Les sociologues de la famille ne cessent de souligner ses profondes transformations : la « verticalisation » des configurations familiales avec la superposition de trois ou quatre générations peu nombreuses ; l’importance accrue de l’affection et de la sélectivité dans les liens familiaux ; la mobilité géographique croissante ; les ruptures et recompositions familiales qui en complexifient les configurations ; l’émergence des familles homoparentales. Ce contexte ne peut qu’affecter les rapports familiaux, et notamment intergénérationnels, de plus en plus régis par les revendications d’autonomie de part et d’autre. Quelles seront les futures configurations de soins aux vieux parents ? Quels proches s’engageront auprès de quels vieux parents ? Jusqu’où iront ces engagements ? Quelle place les familles, les femmes feront-elles à la délégation ? Par ailleurs, la famille n’est pas la seule productrice de soins. Devant l’incertitude de l’engagement familial avec le développement de liens plus électifs et une volonté d’indépendance accrue, les relations essentielles pourraient se situer plutôt hors de la sphère familiale. On peut se demander quelle place sont amenées à prendre les solidarités de proximité – avec les amis, les voisins – dans ces nouvelles configurations de l’entourage (Membrado et Mantovani, dans ce volume).
21Au plan politique, on assisterait à l’émergence d’un nouvel État-providence investisseur, résultant du contexte de la mondialisation (Jenson et Saint-Martin, 2003). Cet État viserait à soutenir la compétitivité nationale et ciblerait d’abord dans ses actions la jeunesse et l’insertion sur le marché de l’emploi. Au plan de la vieillesse, l’objectif visé serait double : réduire les dépenses liées au vieillissement et maintenir en emploi les travailleurs vieillissants. Ce double objectif met face à un véritable dilemme. Réduire les investissements dans les services aux vieilles personnes risque de pousser nombre de travailleurs, de travailleuses surtout, hors du marché du travail. Une politique de rationnement des services pourrait donc se révéler contreproductive et fragiliserait les équilibres que la plupart des femmes cherchent à maintenir entre la liberté et la contrainte dans l’affection et le soin.
22Quelles stratégies adopteront alors ces États investisseurs ? Auront-ils tendance à se décharger sur les familles/femmes ou à faciliter la conciliation entre les soins aux vieux parents et l’activité professionnelle ? S’ils optent pour le rationnement des services, comment réagiront les familles et les femmes en particulier ? Assistera-t-on à l’émergence ou au renforcement d’un mouvement social des aidant(e)s ? La production du soin comme travail reconnu et qualifié ou comme servitude reste une question prioritaire marquée par des enjeux de genre, de classe et de culture que la mondialisation des échanges rend particulièrement sensible.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Notons que ce terme n’est pas utilisé à l’égard des jeunes enfants.
Auteurs
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