Éclairage. Penser son vieillissement : l’expérience du logement
p. 337-339
Texte intégral
1Depuis le rapport Laroque il y a cinquante ans, le maintien à domicile est sans cesse réaffirmé comme une priorité des politiques publiques de la vieillesse. Cependant, l’adaptation de l’habitat et l’équipement du logement aux conditions du vieillissement sont encore mal pris en compte au regard de la population qui souhaite vivre et vieillir chez elle (Boulmier, 2009)1. Compte tenu de l’augmentation en volume du nombre de personnes qui font l’expérience d’une vie au long cours et de l’allongement significatif du temps passé chez soi, le cadre de vie et l’usage du logement constituent un point d’investigation majeur pour développer des mesures de prévention primaire. En allant à la rencontre des gens chez eux, dans leur environnement quotidien, nous les avons invités à s’exprimer sur la connaissance et l’utilisation des aides techniques, les conditions d’accessibilité et d’aménagement du logement. Les entretiens2 montrent comment les trajectoires économiques et sociales des uns et des autres, leur parcours personnel, professionnel mais aussi conjugal et familial, façonnent les comportements, conditionnent la façon de s’exprimer sur ces questions et la faculté d’intégrer les expériences de vie et de vieillissement, pour soi et pour ses proches. Quelle expérience des personnes de 75 ans et plus ont-elles des effets de leur vieillissement sur l’usage de l’espace domestique ? Et quelle est, sur ce plan, l’expérience de leurs aidants informels, âgés de 45 ans et plus ? Enfin, comment l’expérience du vieillir peut-elle contribuer à modifier la représentation de cet espace et le regard porté sur la vieillesse, la vieillesse de l’autre, sa propre vieillesse3 ?
2Les personnes, jeunes ou moins jeunes, les mieux dotées sur le plan socioculturel, dont l’histoire de vie et les réserves personnelles en logement, revenus ou santé les préservent des contraintes purement économiques, conservent la capacité de choisir. Certains anticipent et interviennent sur leur environnement, l’expérience du vieillir chez autrui agissant comme déclencheur des mesures préventives. L’histoire des parents (beaux-parents, voire grands-parents) peut guider en arrière-plan les choix opérés en matière d’habitat : par exemple, adopter le plain-pied ou la douche qui sont clairement identifiés comme déterminants pour mieux vivre chez soi en vieillissant. D’autres, sans méconnaître les difficultés possibles de l’avancée en âge ou sans y être exposés personnellement, choisissent d’attendre, certains de trouver la solution si la question vient à se poser :
« On verra bien, s’il nous arrive un truc, on sera obligé de s’adapter, mais pour l’instant, faire faire des travaux pour un truc qui n’arrivera pas ou je ne vais pas les faire et cela m’arrivera, je n’en sais rien, il ne faut pas s’obnubiler. » (M. Gérard, 80 ans, architecte d’intérieur.)
3Ceux-là ont les moyens de s’offrir des équipements qui facilitent la vie, à condition qu’ils ne renvoient pas trop au handicap : un lit « adapté » mais non médicalisé, têtes et pieds relevables ; un déambulateur dont on réserve l’usage à l’abri des regards extérieurs. Vieillir chez soi ne signifie pas nécessairement vieillir sur place, dans le même logement, à n’importe quel prix. D’ailleurs, même si ce n’est pas toujours un choix assumé, le passage par la résidence-services, en propriété ou location, voire en foyer-logement peut aussi constituer une expérience positive. À travers cette possibilité, s’exprime aussi le besoin d’autonomie vis-à-vis de la famille :
« Je veux pas aller chez mes enfants… j’y tiens pas du tout […] donc moi, personnellement, j’en arrive à dire… ce serait sage maintenant pour moi de m’inscrire en maison de retraite. » (M. Albert, comptable, 80 ans.)
4Lorsque les contraintes matérielles ou le statut d’occupation dans le parc social limitent les projets, penser son cadre de vie et son logement de manière à le rendre plus accessible et fonctionnel, pour soi-même ou son entourage, ne répond pas à un impératif immédiat. À quoi bon prévenir des difficultés si les réponses techniques ou résidentielles sont inaccessibles ? Face aux exigences du quotidien, les vies s’organisent, se réorganisent, à la recherche de compromis dans l’usage de l’espace, de solutions minimalistes et inventives pour contourner les obstacles qui se dressent au fil du temps dans les espaces de circulation, la salle de bains ou les toilettes :
« On avait pensé à la douche quoi… mais en définitive, elle continue à faire avec le gant de toilette… elle rentre pas avec le déambulateur… elle s’appuie sur le lavabo […] on peut pas installer une rampe dans le couloir, il est trop étroit… la cuisine, il y a pas de place pour installer une rampe (silence)… Voilà, c’est les meubles qui jouent… un rôle de rampe (silence). » (M. Bernard, 60 ans, ancien travailleur social.)
5Au jour le jour, une vie d’accommodements pour faire face et rester autant que possible là où on a vécu, et en tout cas éviter la maison de retraite, à la fois inacceptable et inabordable pour la famille.
6D’autres perspectives de vie et de vieillissement sont observées dans les situations de [re]cohabitation entre parents et enfants. La mise en commun des ressources en logement intervient dans des contextes très différents selon les moyens et les attentes des deux générations. Pour répondre au besoin d’attention lié à l’état de santé de la mère (le père étant décédé), la décision « de prendre » sa mère ou de s’installer chez elle, s’impose comme un devoir filial ou familial aux filles, en tant que fille unique ou aînée de la fratrie. Les filles qui sont venues vivre chez leur mère, légitiment leur présence par leur statut de propriétaire de la maison où vit la mère (tout en rappelant que leur mère « est toujours chez elle »). Pour celles qui ont choisi d’héberger leur mère, leur décision est notamment justifiée par l’environnement du logement, l’attachement au quartier où vivaient déjà la mère et la fille. À l’inverse, la [re] cohabitation des fils avec leur mère, restée seule après le décès du père, répond moins au besoin d’assistance de la mère qu’à une attente de la génération cadette. Cet arrangement concerne plutôt les fils uniques ou fils cadets, sans emploi, inactif ou au chômage, et qui ont connu une rupture conjugale. Néanmoins, au fil des années, le fils assure de plus en plus une présence active et quasi permanente.
7Indépendamment de l’âge et de la situation d’aide ou d’aidant, le parcours personnel et l’histoire familiale influencent la façon de penser les effets de l’avancée en âge. L’exemple d’un vieillissement réussi pour les parents est une auto-assurance pour les générations suivantes. Cette expérience peut avoir un effet positif d’anticipation des conséquences d’une situation évolutive. Rester ou partir ? Faire des travaux d’adaptation ou d’amélioration ? À quel moment ? Les décisions sont difficiles mais la prise de conscience est réelle et des solutions sont envisagées. Les aménagements sont perçus comme facilitateurs de la vie quotidienne, même si les adaptations et le recours aux aides techniques sont parfois plus ou moins cachés, voire détournés. En revanche, lorsque les conditions sont moins favorables, l’expérience du vieillissement semble sans effet ni conséquence face à l’incapacité matérielle de répondre aux besoins, et la vieillesse est alors davantage envisagée comme une fatalité.
8L’analyse des situations rappelle combien les ressources disponibles, en santé bien sûr, mais aussi les conditions de vie et de logement, sont capitales au temps de la retraite. Or, sur le plan gérontologique, les politiques publiques, exclusivement préoccupées par la question de la prise en charge de la dépendance, contribuent à renforcer une vision déficitaire de la vieillesse à laquelle on oppose l’injonction du bien vieillir. Cette dualité occulte le vieillissement ordinaire et limite la capacité de réflexion individuelle sur l’usage du logement et la projection d’y vieillir.
Notes de bas de page
1 Boulmier M., L’adaptation de l’habitat au défi de l’évolution démographique : un chantier d’avenir, 2009, [http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/094000489/0000.pdf] (vérifié le 24 janvier 2014).
2 Recherche menée dans le cadre d’un appel à projets de la Drees-Mire et de la CNSA en 2009, [http://www.sante.gouv.fr/programme-post-enquetes-qualitatives-sur-le-handicap.html]. Renaut S. (dir.), Ogg J., Petite S., Chamahian A. et Vermeersch S., L’aménagement du logement, son accessibilité et les aides techniques. Usages et besoins, connaissance des dispositifs dans l’enquête Handicap-Santé (Rapport/Synthèse), Paris, CNAV, 2011/11. Trente entretiens ont été réalisés en 2010, quatorze en Île-de-France et seize dans le Nord-Pas-de-Calais, auprès de quinze hommes et quinze femmes, dont la moitié est âgée de 75 ans et plus ; seize entretiens concernent des personnes vivant en couple et dix entretiens correspondent à des situations de [re]cohabitation entre parents âgés et enfants adultes.
3 Voir aussi Renaut S., Ogg J., Petite S. et Chamahian A., « L’aménagement du logement, son accessibilité et les aides techniques », Les carnets de Retraite et société, à l’occasion du colloque du COR, Les retraités et leur logement, 18 novembre 2013.
Auteurs
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