Éclairage. Vieillir en solitude
p. 319-321
Texte intégral
1Solitude et vieillissement sont souvent associés dans l’imaginaire collectif. Tout de suite viennent à l’esprit des images, celles de vieillards au regard perdu, confinés sur leur fauteuil, épuisés d’ennui, devant leur téléviseur. Silencieux et seuls. Ces images correspondent-elles à la réalité ? La solitude est-elle une composante de la vieillesse à domicile ?
2Il est souvent admis que le vieillissement s’accompagne d’une raréfaction progressive des relations autour de la personne âgée, avec le risque que celle-ci finisse par se retrouver isolée. Il faut nuancer ce genre de considération. En vieillissant, tous les individus ne sont pas condamnés à l’isolement (c’est-à-dire l’absence ou la faiblesse des relations sociales), encore moins à la solitude (qui, elle, est une réalité subjective, qui renvoie au sentiment de se sentir seul). S’il est vrai que le réseau relationnel a tendance à se restreindre, la famille, par exemple, et malgré ses évolutions récentes, demeure souvent un point d’ancrage privilégié. En ce sens, le nombre de personnes âgées isolées ne représente qu’une frange minoritaire de la population âgée (de l’ordre de 27 % en institution et de 7 % à domicile), qui, dans son ensemble, demeure, sur le plan statistique en tous les cas, familialement bien entourée (Désesquelles et Brouard, 2003). Cependant, même minoritaire, cette frange, qui n’a plus de famille et/ou qui n’a plus de contacts familiaux, n’est pas négligeable. C’est du moins ce qu’a permis de mettre en lumière le drame de la canicule de l’été 2003 en France (environ 15 000 morts dont une nette majorité d’individus âgés de plus de 75 ans) qui a révélé la vulnérabilité de nombreuses personnes âgées et surtout la détresse dans laquelle certaines d’entre elles ont terminé leur vie1.
3Une recherche doctorale (Campéon, 2010), fondée sur un matériau qualitatif d’une soixantaine d’entretiens menée auprès de femmes majoritairement âgées de plus de 75 ans montre que plusieurs mécanismes sont à l’origine de la solitude au grand âge. L’isolement – provoqué par la perte des proches, les ennuis de santé, la démotorisation contrainte, l’inaccessibilité de l’environnement, etc. – en est un, le plus commun et le plus connu. La solitude a, en effet, grandement à voir avec l’insertion sociale d’un individu, ses relations et les opportunités d’engagements qu’elles permettent. Toutes les études de terrain le confirment. Pourtant, la dimension du lien social n’épuise pas la complexité du sentiment de solitude. Sinon, comment expliquer qu’un individu isolé ne se sente pas nécessairement seul, alors qu’inversement, il arrive qu’une personne a priori bien entourée puisse souffrir de solitude. Au cours de notre travail, une autre dimension nous est apparue tout aussi déterminante pour expliquer l’émergence de ce sentiment, celle de l’étrangeté au monde dont on sait qu’elle est une composante majeure du vieillissement, notamment aux âges les plus avancés (Caradec, 2007). L’étrangeté, c’est le sentiment que beaucoup de personnes très âgées ont de ne plus reconnaître le monde dans lequel elles vivent. Elle se manifeste aussi bien dans l’ordre des relations, avec la disparition des proches ou encore l’éloignement générationnel, que dans le rapport à la société dans son ensemble, au territoire, à son environnement de vie, à son logement. Plus encore, cette étrangeté peut se manifester vis-à-vis de soi-même, lorsqu’une personne finit par ne plus se reconnaître et par ne plus assumer la tension entre ce qu’elle est désormais et ce qu’elle aimerait être encore. Cette dimension de l’étrangeté – dont l’opposé est le maintien d’une familiarité avec le monde – apparaît comme essentielle pour ne pas faire de la solitude une simple et unique expression d’un déficit de lien social.
4Après avoir évoqué les causes, intéressons-nous à présent à l’expérience de la solitude, telle qu’elle est pensée et vécue par les personnes interrogées. Il convient tout d’abord de noter que la solitude n’est pas seulement de nature existentielle, liée à la vie et à l’angoisse de mort. Loin d’être toujours un sentiment aussi évanescent, il est possible de la repérer à travers l’étude attentive des modes et des conditions de vie de nombreuses personnes âgées. Par exemple, la vie en solitude est, bien souvent, marquée par un sentiment d’inutilité et d’ennui qui finit par remplir le quotidien. C’est alors que le « micro-monde se fissure, que les valeurs se fanent et qu’on perd le goût aux choses » (Kaufmann, 1988, p. 102) parce que privées de leur cadre d’interaction, celles-ci perdent de leur importance et de leur consistance.
5L’isolement et l’étrangeté que ces personnes ressentent provoquent l’éclatement de l’ordre significatif auquel elles avaient pu, jusqu’alors, se raccrocher. Si le simple assemblage de gestes routiniers suffit parfois, il ne comble pas toujours tout. Plus encore, dans certaines situations, il est même plutôt l’indice d’une forme de renoncement et d’une lente mais progressive déprise. Ainsi en est-il pour tous ces vieux et toutes ces vieilles qui se sentent « perdus », « ignorés », « délaissés », qui ont tendance à ne plus vouloir sortir, à ne plus prendre soin d’eux, à moins manger, et, en définitive, qui se laissent mourir d’esseulement. Cependant, ce processus n’est pas inéluctable et il arrive aussi que cette vie en solitude mobilise différemment les individus pour ne pas qu’ils se déprennent. Tout l’enjeu réside alors dans leur capacité, nécessairement différentielle, à se construire un univers qui fasse sens pour eux, que ce soit par l’entremise d’une relation (avec une aide à domicile par exemple), d’habitudes, d’une pratique, d’un objet ou encore, mais la liste n’est bien sûr pas exhaustive, d’un investissement symbolique comme peut l’être la croyance dans une religion. Toutes ces micro-constructions personnelles remplissent un rôle important car elles « familiarisent » et « supportent » ; elles permettent le rassemblement de soi autour de petits plaisirs du quotidien, y compris les plus insignifiants et les plus banals. La solitude devient alors un outil de maîtrise de son propre vieillissement, une solitude habitée qui est l’indice d’une identité pour soi renforcée (Schurmans, 2003).
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références
Campéon A., Des vieillesses en solitude. Trajectoires et expériences de solitude après la retraite, thèse de sociologie, université de Lille 3, 2010.
10.3917/rs.052.0011 :Caradec V., « L’épreuve du grand âge », Retraite et société, no 52, 2007, p. 12-37.
10.3917/popu.302.0201 :Désesquelles A. et Brouard N., « Le réseau familial des personnes âgées de 60 ans ou plus vivant à domicile ou en institution », Population, vol. 58, no 2, 2003, p. 201-227.
Kaufmann J.-C., La chaleur du foyer. Analyse du repli domestique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
10.3917/puf.schur.2003.01 :Schurmans M.-N., Les solitudes, Paris, PUF, 2003.
Notes de bas de page
1 Notons que la canicule a constitué un événement tremplin à l’origine d’un certain nombre d’initiatives comme la création, en 2004, du collectif national « Combattre la solitude » et la mise en place en 2007 d’un numéro vert « Solitud’écoute » à destination, notamment, « des personnes de plus de 50 ans, confrontées à la solitude ou à une détresse matérielle ou morale ». Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont aussi, depuis, de plus en plus pensées et sollicitées comme des leviers efficaces pour lutter contre l’isolement et la solitude des personnes âgées, à l’image de toutes les technologies d’assistance et d’accompagnement (comme la visiophonie par exemple), destinées à faciliter un maintien socialisé à domicile.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011