Étudier les grands-parentalités contemporaines : un chantier sociologique
p. 227-240
Texte intégral
1Depuis que les sciences humaines et sociales ont « découvert » la grand-parentalité dans les années 1960, celle-ci est invariablement présentée comme revêtant les attributs de la nouveauté. Dans la littérature, les auteurs ne manquent pas de placer l’adjectif « nouveau » dans un titre ou un sous-titre, sur le mode de l’affirmation ou, plus rarement, sur le mode de la réfutation. Une première section de ce chapitre déplie les différentes dimensions de la grand-parentalité comme nouveauté socio-historique, puis présente le dialogue qui a été noué entre la sociologie de la vieillesse et la sociologie de la famille autour de la grand-parentalité comme exemple emblématique des transformations des relations au sein de la famille contemporaine. La deuxième section entrera de plain-pied sur le terrain des relations entre grands-parents et petits-enfants, en présentant quelques résultats de nos recherches récentes. Ceux-ci mettront en lumière tant les connaissances dont dispose la sociologie dans ce domaine que les lacunes et les questions qui restent ouvertes. La troisième section est consacrée aux chantiers de l’étude des grands-parentalités contemporaines. Ces chantiers devraient être autant d’occasions de (re)constituer des affinités entre une sociologie attentive à la pluralité des expériences ainsi qu’à la transformation des cadres sociaux et un objet d’étude dont le succès social – cristallisé aujourd’hui en une vulgate grand-parentale normative et universaliste (Bawin-Legros et Gauthier, 1991 ; Gestin, 2002 ; Hummel, 2009) – a entravé l’examen sociologique.
Un objet d’étude paré des attributs de la nouveauté
La grand-parentalité sous le regard des démographes et des historiens
2Le changement de régime démographique intervenu en Europe occidentale sur le temps long – passage de taux de mortalité et de natalité élevés à des taux de mortalité et de natalité faibles – a eu des effets tangibles sur les configurations générationnelles familiales. Du fait de l’augmentation de l’espérance de vie, les dynamiques familiales contemporaines se jouent à la fois sur l’axe diachronique de la succession des générations et sur l’axe synchronique de la coexistence des générations : en Europe, la majorité des personnes âgées de plus de 50 ans vivent aujourd’hui dans des constellations familiales à trois ou quatre générations (Börsch-Supan, 2005). Si la grand-parentalité devient une réalité tangible dans la majorité des familles entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle, la nouveauté démographique réside dans le nombre croissant de grands-parents vivants dont un enfant dispose à la naissance, et surtout l’augmentation du nombre d’années de co-existence entre la jeune génération et celle des aînés. Il y a un siècle, le nombre d’années qu’une grand-mère – et a fortiori un grand-père – pouvait espérer vivre conjointement avec ses petits-enfants était réduit : le tableau 1 montre qu’en 1900, en Suisse, un enfant avait en moyenne 2,3 grands-parents vivants le jour de sa naissance, chiffre qui tombe à 1,8 lors de son cinquième anniversaire, puis à 1,2 cinq ans plus tard. Aujourd’hui, un enfant dispose en moyenne de 3,6 grands-parents à sa naissance, de 3 grands-parents à l’âge de dix ans et de 2 grands-parents entre 15 et 20 ans. Le vieillissement démographique – phénomène résultant de l’allongement de l’espérance de vie et de la baisse de la natalité – prend également une teinte particulière au sein des familles. Alors qu’il y a cent ans, beaucoup d’enfants se partageaient peu de grands-parents, aujourd’hui la tendance est à l’inverse : la baisse du taux de fécondité et l’augmentation de l’espérance de vie ont pour conséquence que peu d’enfants ont à disposition comparativement plus de grands-parents (Gauthier, 2002). Enfin, on relèvera aussi que la génération des aînés bénéficie non seulement de l’augmentation générale de l’espérance de vie, mais aussi de l’augmentation de l’espérance de vie en santé. Les années « gagnées » sont donc des années durant lesquelles les personnes ne sont pas diminuées dans leur santé, ce qui a pour effet d’opérer une disjonction partielle entre grand-parentalité et déclin de santé. En Suisse, une majorité (68 %) de personnes âgées de 60 à 79 ans ne présente pas de trouble de santé marqué ou d’incapacité (Lalive d’Épinay, 2000) ; considérant que l’écart moyen entre la première et la troisième génération est de 60 ans, et que l’âge moyen d’un grand-parent à la naissance du premier petit-enfant est de 53 ans (Höpflinger et Perrig-Chiello, 2009), la combinaison des données relatives à la santé et aux écarts entre générations laisse entrevoir un décalage du déclin de santé vers l’arrière-grand-parentalité.

Source : Höpflinger, Wanner et Lerch, 2009, p. 54.
Tableau 1. – Nombre de grands-parents vivants selon l’âge des petits-enfants, Suisse, 1900 et 2000
3Le recours à l’histoire nous éclaire sur le contenu de la grand-parentalité, en particulier sur l’émergence de la figure grand-parentale au sein de la famille bourgeoise du XIXe siècle. Il est intéressant de noter que deux historiens, l’un allemand et l’autre français, ont publié récemment des « histoires de la grand-parentalité » qui se lisent en miroir (Chvojka, 2003 ; Gourdon, 2001). Tous deux soulignent la déhiérarchisation et la sentimentalisation de la grand-parentalité au XIXe siècle, en décrivant le remplacement progressif de la figure de l’aïeul dont la position dans l’ordre générationnel (logique lignagère) et la détention du patrimoine fondent l’autorité par la figure du grand-parent libéral-bourgeois détenteur de sagesse et gardien des valeurs morales. Délestés des contraintes de la vie publique (qu’ils transfèrent désormais plus rapidement à la génération suivante), les grands-parents des classes aisées se retirent au sein de la sphère domestique où ils deviennent des partenaires privilégiés des enfants. Le rôle qu’endossent ces nouvelles générations de grands-parents concerne ainsi essentiellement les relations avec les jeunes enfants sur lesquels ils exercent une action éducative bienveillante – mais sous le contrôle des parents. La littérature de la fin du XIXe siècle met en scène le bonheur dont est pourvoyeur ce modèle de « lignée pacifiée » (Gourdon, 2001), l’exemple emblématique étant, dans l’univers francophone, L’art d’être grand-père de Victor Hugo (1877). Les historiens pointent du doigt la naturalisation de l’amour liant grands-parents et petits-enfants dans les représentations littéraires ou iconographiques de la grand-parentalité au XIXe siècle, ce phénomène s’amplifiant au XXe siècle lorsque la psychologie investira le champ de la grand-parentalité (par exemple Kornhaber et Woodward, 1988 [1982]).
4La diffusion de nouveaux modes de relations entre générations – et en particulier entre générations adultes – a été favorisée, au XXe siècle, par une autonomisation financière des aînés par l’instauration de l’assurance-vieillesse. La prise en charge progressive, en Europe, du risque-vieillesse par diverses caisses gouvernementales ou mutuelles professionnelles dès la fin du XIXe siècle, puis la généralisation de l’assurance-vieillesse (par répartition) ainsi que l’extension des systèmes complémentaires (par capitalisation) ont levé la dépendance financière qui liait les personnes âgées en incapacité de travail à leurs enfants adultes. Le contrat sociopolitique de solidarité entre générations s’est substitué à la nécessité familiale d’assistance entre générations1 (Lenoir, 1979 ; Höpflinger, 2009) : le report de la responsabilité de la survie matérielle des générations aînées sur l’État ouvre la voie à l’émergence de relations électives au sein de la famille.
La grand-parentalité comme révélateur de la transformation des relations familiales
5Les sciences sociales se sont penchées sur la grand-parentalité dès les années 1960. D’emblée, les auteurs insistent sur les changements qui se manifestent dans l’exercice de la grand-parentalité – les titres des travaux classiques de Neugarten et Weinstein (1964), puis de Cherlin et Furstenberg (1992 [1986]) sont à ce propos éloquents : The Changing American Grandparent et The New American Grandparent. L’attention n’est pas tant portée sur les relations entre générations que sur les styles grands-parentaux ou les rôles grands-parentaux (Johnson, 1983 ; Cunningham-Burley, 1985). La « modernisation de la grand-parentalité » (Cherlin et Furstenberg, 1992) s’exprime par une déformalisation des rôles et la montée de styles « ludiques » (fun-seeking) ou « compagnon » (companionate) dans lesquelles les grands-parents se conçoivent comme partenaires des petits-enfants plutôt que comme figures d’autorité. La fonction éducative est désormais laissée aux parents, la non-intervention dans le duo parents-enfants se profilant comme un préalable à la réalisation d’une relation caractérisée par sa spécificité en regard de la relation parentale. Cette posture est résumée par la formule « faire plaisir sans corriger » dans les travaux de Roussel et Bourguignon (1976, cités par Gourdon, 2001, p. 11).
6Quels liens la transformation de la grand-parentalité entretient-elle avec la mutation des relations familiales sur laquelle se concentre la sociologie de la famille dans le dernier quart du XXe siècle ? Kellerhals et al. (1984) décrivent le passage d’une famille dite « institution », fondée sur une organisation en termes de statuts et de rôles, à une famille dite « compagnonnage », fondée sur l’égalité des rôles, sur la négociation des normes, et dans laquelle l’épanouissement de ses membres devient une dimension importante. Décrivant l’émergence d’une famille « conjugale », ou « relationnelle », de Singly (1996) reprend les éléments du compagnonnage en y adjoignant un nouvel élément : la construction identitaire, la « révélation de soi », qui s’opère à travers les regards croisés des membres du couple. La famille relationnelle se caractérise par une autonomie individuelle, la reconnaissance de l’unicité de chaque membre de la famille, et, en corollaire, un refus des rôles préétablis au profit d’une négociation récurrente des places et rôles tenus par les uns et les autres. Face à un couple qui réalise un exercice d’équilibrisme permanent en conciliant individualisme et conjugalité, indépendance et parentalité, la parenté a-t-elle encore une place ? « L’individu, s’il ne tue pas la paire conjugale, tuerait la lignée » – cette hypothèse qu’Attias-Donfut et Segalen (1998, p. 237) lisent entre les lignes des travaux sociologiques sur la famille sera infirmée par leur étude sur la grand-parentalité en France. Les éléments constitutifs de la famille conjugale se déclinent également dans la famille élargie, et la prise en compte des relations entre plusieurs générations permet de dévoiler la parenté relationnelle. Attias-Donfut et al. écrivent ainsi dans la conclusion de leur ouvrage « Le nouvel esprit de famille » :
« Autrefois courroie de transmission qui servait à reproduire un ordre social extérieur qui la transcendait, la lignée offre aujourd’hui une assise sociale et identitaire en permettant que chacun essaye de s’épanouir en tant que “soi”. » (2002, p. 275.)
7Proposant la notion de « famille subjective », Kellerhals et Widmer (2007) infirment également la suprématie de la famille nucléaire à deux générations en montrant que dans la configuration nommée « famille verticale », les grands-parents sont considérés, par les jeunes, comme des membres significatifs de la famille.
8Le nouveau grand-parent serait alors le personnage emblématique de la famille relationnelle au sein de laquelle des relations électives sont nourries par l’amour, le respect de l’autonomie de chacun, la communication et la confiance. Du fait de sa position dans la configuration générationnelle, le grand-parent serait, selon Attias-Donfut et Segalen, le mieux placé pour profiter d’une relation qui est à « inventer » : n’étant pas assignée à des rôles précis, « la relation grands-parents/petits-enfants est finalement volontaire, négociée par chacun des protagonistes » (2001, p. 247). Le caractère discrétionnaire de la relation grand-parentale renvoie à une distinction déjà proposée par Johnson (1983) : le statut grand-parental serait à considérer comme un statut acquis, par opposition à un statut prescrit.
9Si les travaux d’Attias-Donfut et Segalen constituent un jalon important dans l’étude des relations entre grands-parents et petits-enfants, le champ d’étude reste encore largement en friche. On ne sait que peu de chose sur les contextes et les conditions d’exercice de la grand-parentalité au sein de la famille relationnelle. Le modèle de la nouvelle grand-parentalité se réalise-t-il de façon homogène dans l’espace social ? Si ce n’est pas le cas, quels sont les facteurs discriminants ? Loin de répondre à ces vastes questions, l’étude présentée ci-après apporte quelques éclairages.
Grands-parentalités en Suisse : deux ou trois choses que l’on sait d’elles
10L’étude « Enfants, adolescents et leurs grands-parents dans une société en mutation », menée en 2004 en Suisse, porte sur 685 jeunes filles et garçons âgés de 12 à 16 ans, résidant à Genève, à Zürich et dans quatre villes du canton du Valais, et qui se sont exprimés sur leurs relations avec l’ensemble de leurs grands-parents2. Un premier élément contextuel nous semble important à souligner : tous les grands-parents n’ont pas un accès égal à leurs petits-enfants. Cet aspect est particulièrement pertinent en Suisse, pays à forte tradition migratoire. Le tableau 2 montre ainsi qu’en moyenne 37 % des adolescents ont des grands-parents à l’étranger (ce taux monte à 54 % dans une ville telle que Genève). La distance géographique a un impact direct sur la fréquence des contacts entre les deux générations : dès que la distance dépasse la limite du canton, la fréquence des rencontres chute de façon nette (tableau 3). Ces données n’ont pas un caractère très novateur – Cherlin et Fürstenberg mentionnent déjà que « la distance géographique est l’ennemi majeur des grands-parents » (1992, p. 191) – mais rappellent que les conditions de réalisation des relations grands-parentales sont soumises à des impératifs très pragmatiques3.
Lieu de résidence des grands-parents, en % | |
Même maison ou même logement | 3,6 |
Même quartier ou même commune | 21,6 |
Même canton (autre commune) | 24,7 |
Même pays (autre canton) | 12,1 |
Autre pays | 37,2 |
Jeunes de 12 à 16 ans, N = 658 s’exprimant sur grands-parents N = 1708.
Tableau 2. – Lieu de résidence des grands-parents en regard du lieu de résidence des petits-enfants (Suisse, 2004)

Jeunes de 12 à 16 ans, N = 658 s’exprimant sur grands-parents N = 1708.
* Nombre de cas par case très faible, N < 10.
Tableau 3. – Fréquence des rencontres (en pourcentage) selon le lieu de résidence des grands-parents en regard du lieu de résidence des petits-enfants (Suisse, 2004)
11Bien que dans notre étude la jeune génération soit constituée d’adolescents qui disposent d’une plus grande autonomie que des jeunes enfants, il est intéressant de constater que ce sont majoritairement les parents qui sont à l’initiative des rencontres entre la jeune génération et les grands-parents. La majorité des rencontres se font à l’occasion de fêtes de famille ou de visites en compagnie des parents ; les contacts en l’absence de la génération intermédiaire sont donc rares. Soulignons aussi que la fréquence des contacts ainsi que l’initiative des rencontres sont marquées par un effet de matrilatéralité : les initiatives des rencontres vont plus souvent en direction des grands-parents maternels – ce qui laisse penser que le parent initiant est fréquemment la mère –, et les contacts (rencontres et contacts téléphoniques) sont plus fréquents entre petits-enfants et grands-parents maternels.
12La majorité des petits-enfants qui se sont exprimés dans notre étude estime que la relation avec leurs grands-parents est importante, voire très importante (tableau 4), et ceci indépendamment du sexe du grand-parent concerné, de la lignée (maternelle ou paternelle) ou de la distance géographique qui sépare la jeune génération de la génération aînée. Si l’on regarde de plus près ce qui est attendu des grands-parents, on constate que la majorité des petits-enfants a une attente forte mais relativement non-spécifique en terme de rôle : 76 % des jeunes trouvent important que leur grand-mère/grand-père soit « là » pour la petite-fille ou le petit-fils et se montre disponible si le jeune en a besoin. Viennent ensuite l’aide pour les devoirs, le soutien psychologique en cas de chagrin et les conseils relatifs à des choix scolaires ou professionnels, les conseils en matière de relations familiales. Seule une minorité de petits-enfants attend des grands-parents que ceux-ci proposent de l’aide financière, des conseils dans le domaine des loisirs ou des conseils dans le domaine des relations amicales ou sentimentales.

Jeunes de 12 à 16 ans, N = 658 s’exprimant sur grands-parents N = 1708.
Tableau 4. – Importance de la relation avec les grands-parents et attentes des petits-enfants en terme de rôles (Suisse, 2004)
13Les activités les plus fréquemment partagées entre grands-parents et petits-enfants sont « discuter » et « regarder la télévision ». Suivent, loin derrière, les repas au restaurant, la préparation commune d’un repas et les jeux. D’une façon générale, les activités partagées sont peu nombreuses et il convient, ici, de se souvenir que notre population de petits-enfants n’est pas constituée de jeunes enfants, mais d’adolescents. Des catégories telles que les jeux, les excursions, le bricolage et la cuisine auraient probablement remporté plus de succès si les répondants avaient quelques années de moins4. Lorsque grands-parents et petits-enfants discutent ensemble, les thèmes sont la scolarité, l’actualité, les relations avec les parents/les frères et sœurs et les loisirs. On ne s’étonnera pas du fait que les grands-parents ne sont pas des interlocuteurs pour discuter de la vie intime et amoureuse ou des « secrets » (consommation de tabac, d’alcool, etc.).
14L’importance accordée à la relation avec les grands-parents, associée à des attentes de rôle non-spécifique et un faible niveau d’activités communes ouvre des questions sur l’évolution de la relation dans le temps. En quoi le contenu de la relation entre petits-enfants et grands-parents se modifie-t-il avec l’avancement en âge de la jeune génération (petite enfance, enfance, adolescence) et de la génération aînée (retraite, déclin de la santé, veuvage) ? Comment les « perturbations » contextuelles (déménagements, séparations, conflits) influent-elles sur la relation ?
15Afin d’esquisser quelques réponses à ces questions, l’enquête par questionnaires a été complétée par un volet qualitatif : des entretiens ont été menés avec des jeunes résidant à Genève et, dans la mesure du possible, leurs grands-parents au sein de dix-huit familles (Hummel et Perrenoud, 2009). L’analyse des entretiens croisés des trente-six dyades grand-parent/petit-enfant5 a permis de construire sept types de configurations relationnelles, dont les principaux axes sont l’évolution de la relation dans le temps6 et la proximité/distance qui caractérise la relation (tableau 5).

Tableau 5. – Configurations relationnelles
16Sur les sept configurations tirées de l’analyse des entretiens, une seule configuration, regroupant quatorze dyades, présente les traits de la « nouvelle grand-parentalité » telle qu’elle a été décrite par la littérature mentionnée plus haut : la configuration « consonance ». Cette configuration offre l’image d’une trajectoire sans heurts et d’une proximité jamais mise en danger. On y lit un projet relationnel explicite du côté des grands-parents ainsi que la mobilisation de ressources culturelles (connaissances et pratiques), matérielles (excursions, voyages, loisirs, lieux de résidence) et symboliques (réflexivité, négociation, adaptation) dans la durée. Les autres configurations présentent des visages plus contrastés de la grand-parentalité : la configuration « dissonance » regroupe les relations qui sont restées invariablement distantes au cours du temps (rencontres sporadiques, peu d’interaction, contenu de la relation faible), la configuration « rapprochement » rassemble les relations qui évoluent progressivement de la distance vers la proximité, la configuration « recomposition » qualifie des relations proches qui sont régulièrement mises à l’épreuve par des événements contextuels (ici, la migration), les configurations « éloignement » et « rupture » rassemblent des relations proches qui sont en train de se distendre ou des relations qui se sont interrompues.
17La mise en relation de ces sept configurations avec des caractéristiques familiales constituant, en quelque sorte, le contexte dans lequel s’inscrit la dyade, est présentée dans le tableau 6. Ces caractéristiques sont : l’origine sociale (des parents, G2, et des grands-parents, G1), les divorces et conflits (G2 et G1), la taille de la famille (branches maternelle et paternelle des jeunes, G3), la proximité géographique (G1), et les maladies et décès du conjoint (chez G1). Il apparaît que la configuration « consonance » se distingue de toutes les autres par sa concentration de facteurs favorables : les dyades en « consonance » sont enchâssées dans des contextes familiaux caractérisés par une faible mobilité géographique, une taille plus grande, peu de divorces, une origine sociale plus élevée, peu de maladies et décès. Dès lors, nous posons l’hypothèse que la nouvelle grand-parentalité est certes un phénomène sociologique, mais socialement situé et inégalement accessible.

Pour le tableau détaillé, voir Hummel et Perrenoud (2009).
Tableau 6. – Configurations relationnelles et caractéristiques familiales
18Les quelques résultats présentés dans ce chapitre indiquent que la grand-parentalité contemporaine est avant tout définie par les différentes formes qu’elle prend – ces formes ayant des affinités fortes avec les déterminants sociaux classiques. Nous rejoignons ainsi Déchaux (2007) dans ses critiques adressées à « l’individualisme familial » en tant que générateur d’inégalités entre milieux sociaux, sexes et générations.
Les cadres sociaux de la grand-parentalité
19L’insistance sur le caractère emblématique des relations grands-parentales au sein de la famille contemporaine a contribué à masquer les variations sociologiques dont ces relations sont porteuses. Déplier ces variations en les documentant et en analysant leurs déterminants constitue un chantier stimulant et nécessaire. L’accroissement de la mobilité géographique – sous forme de migration ou de pendularité hebdomadaire – et son impact sur la famille sont majoritairement étudiés en se concentrant sur les relations conjugales ou parentales. Les travaux de Lepoutre sur la mémoire familiale des immigrés (2005) et d’Attias-Donfut sur le vieillissement des immigrés (2006) soulèvent un pan de la question de la grand-parentalité en contexte migratoire, sans pour autant la traiter directement7. Quelle teinte particulière prend la grand-parentalité lorsque grands-parents et petits-enfants vivent dans des pays et des cultures différentes ? Quelles stratégies sont déployées pour maintenir le lien ? Les nouvelles technologies, dont les personnes âgées font un usage croissant, contribuent-elles à réduire la distance et transforment-elles le contenu des relations ? Une autre série de questions ouvertes concerne la séparation conjugale : Villeneuve-Gokalp (1999) montre que la séparation conjugale n’est plus aussi fortement associée à la perte de contacts avec la branche paternelle de la famille, et les résultats de notre enquête sur la grand-parentalité en Suisse vont dans le même sens (Pillonel et al., 2013). Quelles formes prennent les grands-parentalités post-divorce aujourd’hui ? Comment sont gérées la recomposition familiale et la multiplication des grands-parents dont elle procède ? Dans quelle mesure la « famille subjective » proposée par Kellerhals et Widmer (2007) est-elle affectée par la séparation conjugale ?
20Parmi les contextes trop souvent oubliés de la grand-parentalité, on mentionnera aussi le contexte sociogéographique – quelles différences entre des grands-parents résidant en milieu rural, en milieu urbain, dans des lotissements, dans des cités ? – et, plus précisément encore, le logement : dans nos travaux, la grandeur de l’appartement, la présence ou non d’une « chambre d’amis » (en l’occurrence une chambre pour les petits-enfants), la présence ou non d’un jardin ou d’un atelier pour « bricoler » ont été mentionnés par les jeunes comme facteurs augmentant ou réduisant l’attrait de la visite aux grands-parents. Paradoxalement, la santé est également une grande absente des études sur la grand-parentalité : alors que l’étude des personnes âgées ne saurait faire l’économie de la prise en compte de l’état de santé, cet impératif disparaît lorsque ces personnes âgées sont étudiées à titre de grands-parents. Les configurations dégagées de notre étude de la grand-parentalité en Suisse indiquent également l’importance de la variable temporelle dans l’étude des relations entre générations familiales. En se concentrant sur l’évolution des relations entre ascendants paternels et jeunes adultes suite à un divorce intervenu durant l’enfance de ces derniers, Cadolle (2005) montre le travail du temps qui passe sur les relations grands-parentales. À l’instar de l’impulsion de recherche qui a consisté, dans le champ de la vieillesse, à se défaire d’une vision statique de la vieillesse – l’étude de la vieillesse comme état – pour ouvrir l’horizon sur l’étude du processus de vieillissement, les recherches portant sur les relations entre générations familiales gagneraient à prendre en compte la variable temporelle en portant le regard sur l’étude des trajectoires grands-parentales plutôt que sur la grand-parentalité comme état, restitué sous formes de types, et influencé par des variables s’exprimant en un temps T (temps de l’étude).
21Enfin, nous encourageons la réintroduction de l’origine sociale dans l’étude de la grand-parentalité. Là encore, un parallèle peut-être tiré avec la sociologie de la vieillesse et la gérontologie. Dans ces domaines disciplinaires, l’origine sociale a longtemps été soit une évidence qu’il n’était pas nécessaire d’explorer, soit une variable « dissoute » dans le processus biologique du vieillissement (Hummel, 2006). En conclusion, la dénaturalisation et la désuniversalisation des relations grands-parentales et, plus généralement, la réintroduction du social dans « l’individualisme familial8 » renvoient à l’activité ordinaire du sociologue : regarder « derrière les façades des structures sociales » (Berger, 1986, p. 54).
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Références
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10.2307/349727 :Neugarten B. et Weinstein K., « The Changing American Grandparent », Journal of Marriage and Family, 26 (2), 1964, p. 199-204.
Pillonel A., Hummel C. et De Carlo I., « Les relations entre adolescents et leurs grands-parents en Suisse : séparation conjugale et équilibre entre lignées », Population, 4/2013, à paraître.
10.3917/arco.singl.2016.01 :Singly F. de, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996.
10.2307/1535018 :Villeneuve-Gokalp C., « La double famille des enfants de parents séparés », Population, 54 (1), 1999, p. 9-36.
Notes de bas de page
1 Toutefois, l’obligation d’assistance est toujours en vigueur, notamment dans le Code civil suisse.
2 Chaque jeune a rempli un questionnaire par grand-parent vivant, ce qui donne un total de 1 683 questionnaires (moyenne de 2,5 grands-parents par jeune). Pour les résultats détaillés, voir Höpflinger et al. (2006).
3 L’étude menée par Attias-Donfut et Segalen est conditionnée par le fait que les répondants des trois générations considérées résident sur le territoire français.
4 A posteriori, on peut se poser la question si le « faire ensemble » est une dimension adéquate pour étudier des relations entre des adolescents et leurs grands-parents. Peut-être que « l’être ensemble » au sens d’une coprésence sans partage explicite d’une activité, aurait pu être plus pertinent.
5 Une dyade peut être constituée d’un grand-père et d’un petit-fils, un grand-père et une petite-fille, une grand-mère et un petit-fils ou une grand-mère et une petite-fille.
6 Les entretiens portent sur la relation actuelle entre les jeunes et leurs grands-parents, mais comportent également une importante section rétrospective qui nous a permis de retracer « l’histoire relationnelle » des dyades.
7 Voir aussi Hummel (2008).
8 Voir supra.
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