Qualité de vie et vieillissement en Europe. La diversité des contextes nationaux
p. 189-205
Texte intégral
1L’augmentation de l’espérance de vie à la naissance est l’une des transformations démographiques les plus spectaculaires en Europe : les gains au cours des cinquante dernières années ont été d’environ 10 ans, tant pour les femmes que pour les hommes (Eurostat, 2011). Afin d’éviter que ces années de vie supplémentaires ne se traduisent par une expérience négative du vieillissement, les politiques nationales et internationales ont cherché à promouvoir les concepts de « qualité de vie », du « vieillissement actif » ou du « bien vieillir ». Pour les organisations internationales, il s’agit « d’optimiser le bien-être physique, social et mental tout au long de la vie, en vue d’allonger la durée de vie en bonne santé, la productivité et la bonne qualité de vie jusqu’à un âge avancé » (ONU, 2002, p. 4), « d’optimiser les possibilités de bonne santé, de participation et de sécurité afin d’accroître la qualité de vie pendant la vieillesse » (OMS, 2004, p. 1). Depuis plusieurs années, l’Union européenne s’intéresse surtout à la qualité de vie au travail en seconde partie de carrière. Cet intérêt répond à l’objectif prioritaire d’atteindre un « taux d’emploi plus élevé des personnes en âge de travailler » pour des raisons économiques mais aussi pour assurer les conditions d’un « vieillissement actif » (CE, 1999 ; 2009, p. 14). La qualité du vieillissement est aussi déterminée par la qualité des conditions de vie au travail (Teiger, 1995) dont une mauvaise appréciation peut avoir un effet négatif sur le niveau d’état de santé et conduire à une sortie précoce de l’activité (Debrand et Lengagne, 2007).
2La qualité de vie est révélatrice, non seulement du parcours de vie individuel, mais également du contexte dans lequel il s’est déroulé. Les mesures visant à assurer une bonne qualité de vie au travail en seconde partie de carrière font partie des politiques de prévention et de préservation de l’autonomie au grand âge. Actuellement, dans les 27 pays que compte l’UE, une personne sur cinq a plus de 60 ans. Cette population a été témoin des transformations sociales, politiques ou culturelles qui ont marqué la seconde moitié du XXe et le début du XXIe siècle. La mondialisation génère des enjeux communs aux Européens cependant, les formes de la vieillesse dépendent aussi de la structuration sociale spécifique aux États-nations. C’est pourquoi le vieillissement des Européens ne peut être envisagé comme une expérience homogène mais comme un processus socialement construit et lié au développement des contextes nationaux. Ainsi, l’âge de la retraite est souvent retenu comme le moment à partir duquel il est convenu de s’intéresser aux questions du vieillissement. Or, les différents modes de régulation de sortie du marché du travail, les spécificités des systèmes de santé et de retraite ne permettent guère de retenir une frontière commune aux différents pays1. Pour illustrer la diversité des formes du vieillissement en Europe, il convient donc d’élargir le champ d’observations aux tranches d’âge potentiellement actif, avant la fin du travail. Pour cela nous utilisons les données de l’enquête SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe) qui couvre les champs de la santé, de l’emploi et de la retraite2. Depuis 2004, l’enquête est conduite auprès d’un échantillon de ménages dont au moins un membre est âgé de 50 ans et plus. Toutes les personnes de 50 ans et plus résidant dans le ménage sont interrogées tous les deux ans en panel. Les données utilisées ont été collectées dans 13 pays, en 2006 pour la deuxième vague et en 2008 pour le volet Sharelife qui permet de retracer l’histoire de vie des enquêtés à partir de leur parcours professionnel, conjugal et familial.
3Pour expliquer la singularité des pays et faciliter les comparaisons entre eux, plusieurs typologies ont été élaborées selon le mode d’intervention de l’État-providence et ses relations avec le marché et la famille (Castles, 1993 ; Esping-Andersen, 1990 ; 1999 ; Rehr, 1998 ; Ogg et Renaut, 2012)3. Pour le modèle nordique, le Danemark et la Suède sont caractérisés par un haut niveau de services publics, y compris pour les pensions de retraite et les aides à la personne. La protection sociale repose sur la citoyenneté et l’universalisme des prestations, les liens familiaux sont réputés plutôt « faibles ». Souvent présenté comme celui qui protège le mieux le citoyen des inégalités, le modèle nordique subit des pressions depuis les années 1990, notamment dans le domaine des services à la personne. Ces pays qui ont les taux d’activité les plus élevés, sont ceux qui ont pris très tôt des initiatives en faveur du maintien en emploi en seconde partie de carrière : formation continue, suppression des préretraites (Strobel, 2003 ; Guillemard, 2010). L’Europe continentale, qui rassemble les Pays-Bas, la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique et la France, est assez composite. Les Pays-Bas et la Suisse se distinguent de leurs voisins avec une orientation plus libérale, notamment sur le plan des retraites qui font plus de place aux fonds de pensions. Dans les autres pays d’Europe continentale, la retraite représente un droit à protéger et les mesures visant à prolonger la vie active sont plus récentes qu’au nord. Il subsiste aussi une conception familialiste, les plus âgés participant au bien-être de la famille, notamment à travers la transmission du patrimoine, tandis qu’ils bénéficient de l’aide de leur entourage dans le grand âge. Les pays d’Europe du Sud – Espagne, Italie, Grèce – conservent un modèle familial où le soutien fourni aux personnes vulnérables ou fragiles, c’est-à-dire principalement les jeunes enfants ou les personnes âgées, relève de la famille. Mais ce modèle connaît des difficultés, comme en témoigne le recours aux immigrés notamment pour remplacer l’aide des filles auprès de leurs parents âgés (Lamura et al., 2008 ; Le Bihan et Martin, 2008). L’Italie et la Grèce ont conservé des conditions de départ à la retraite plus favorables qu’ailleurs, sur le plan de l’âge (inférieur pour les femmes à celui des hommes), mais aussi sur le plan de la durée d’assurance. À l’Est enfin, les conditions du vieillissement en République tchèque et en Pologne sont fortement influencées par les transformations politiques récentes. Alors que les personnes les plus âgées ont vécu une grande partie de leur vie sous l’ancien régime adossé à l’ex-Union soviétique, les quinquagénaires ont passé l’essentiel de leur vie adulte dans une période de transition vers la démocratie et l’économie de marché.
4Au moment où l’Europe cherche à augmenter le taux d’emploi des « seniors » et à favoriser le « vieillissement actif », la première partie de ce chapitre s’intéresse à la qualité de vie et à la façon de la mesurer sur le plan du bien-être en général et des conditions de vie au travail. La seconde partie est consacrée aux facteurs explicatifs de la diversité du bien-être observée dans les 13 pays européens. À travers la pluralité des modes de vie après 50 ans, on cherche à comprendre dans quelle mesure le contexte national ou régional contribue à expliquer la façon différente d’avancer en âge et dans la vie (Ogg et Renaut, 2013).
Bien-être et conditions de vie au travail
5La mesure du bien-être correspond dans SHARE à l’indicateur CASP, un acronyme pour les quatre dimensions qui le composent : control, autonomy, self-realisation, pleasure (tableau 1). Il répond à la volonté d’estimer le degré de satisfaction relative au « troisième âge » à partir d’une série de questions subjectives (Wiggins et al., 2004). Les deux premiers domaines, contrôle et autonomie, représentent les conditions préalables de libre participation de l’individu à la société, tandis que les deux autres, réalisation de soi et plaisir, sont davantage orientés sur les aspects positifs de l’avancée en âge. Les quatre dimensions sont composées chacune d’une série de trois questions et les réponses sont recueillies en quatre modalités – souvent, parfois, rarement, jamais –, un score de 0 à 3 étant attribué selon le degré de satisfaction. Le cumul des scores aux douze questions varie théoriquement de 0 à 36, depuis l’absence de bien-être jusqu’à la satisfaction totale dans les quatre dimensions.

Tableau 1. – Bien-être, indicateur CASP-12
6On dispose également dans SHARE d’une série de questions relatives aux conditions de vie au travail, à la fois pour les personnes en emploi mais aussi pour les personnes inactives et retraitées qui se prononcent alors sur l’emploi principal exercé au cours de leur vie professionnelle (tableau 2). Les conditions de vie au travail sont mesurées à travers onze questions : certaines décrivent des conditions qui peuvent affecter le bien-être psychologique (selon l’ambiance entre collègues, l’exposition aux conflits, les difficultés émotionnelles) ; d’autres questions concernent la pénibilité du travail (sur le plan physique, de l’environnement, la pression, le manque de liberté) ; d’autres questions, enfin, s’intéressent à la satisfaction (la reconnaissance du travail sous forme de salaire, l’opportunité de développer de nouvelles compétences, le soutien approprié dans les situations difficiles, la reconnaissance du mérite pour le travail accompli). À chaque fois, quatre modalités de réponse sont proposées – tout à fait d’accord, d’accord, pas d’accord, pas du tout d’accord – et un score de 0 à 3 est attribué à chaque modalité. Le score le plus élevé traduit la plus grande satisfaction et le score le plus faible un effet négatif. Le cumul des scores aux onze questions permet d’obtenir une échelle pouvant varier théoriquement de 0 à 33.
Questions (en italiques pour les inactifs) | Tout à fait d’accord | D’accord | Pas d’accord | Pas du tout d’accord |
Mon travail est (était) physiquement pénible | 0 | 1 | 2 | 3 |
Mon environnement de travail immédiat n’est (était) pas agréable (par exemple, il était bruyant, surpeuplé, il y faisait chaud) | 0 | 1 | 2 | 3 |
Je suis (j’étais) constamment sous pression à cause d’une forte charge de travail | 0 | 1 | 2 | 3 |
Mon travail est (était) psychologiquement pénible | 0 | 1 | 2 | 3 |
Je devais faire face, de manière récurrente, à des conflits et dérangements | 0 | 1 | 2 | 3 |
J’ai (j’avais) très peu de liberté dans la conduite de mon travail | 0 | 1 | 2 | 3 |
J’ai (j’avais) l’opportunité de développer de nouvelles compétences | 3 | 2 | 1 | 0 |
Je reçois (recevais) la reconnaissance que je mérite pour mon travail | 3 | 2 | 1 | 0 |
Vu tous mes efforts et résultats, mon salaire est (était) correct | 3 | 2 | 1 | 0 |
Je reçois (recevais) un soutien approprié dans les situations difficiles | 3 | 2 | 1 | 0 |
Il y avait une atmosphère agréable entre mes collègues et moi | 3 | 2 | 1 | 0 |
Tableau 2. – Conditions de vie au travail
7Les scores individuels obtenus pour les deux indicateurs sont ensuite ajustés par pays selon l’âge et le sexe des enquêtés sur l’ensemble de l’échantillon. En tendance, la moyenne des indicateurs pour les 13 pays européens suit un gradient nord-sud que l’on retrouve par tranches d’âge, sexe et selon la situation vis-à-vis de l’activité professionnelle des 55-64 ans au moment de l’enquête (graphiques 1 et 2).

Source : SHARE 2006 et 2008, 50 ans et plus, N = 22 946.
Note : les personnes inactives et retraitées se prononcent sur l’emploi principal exercé au cours de leur vie professionnelle. Plus l’indicateur CASP-12 est élevé, meilleure est l’appréciation de la qualité de vie.
Graphique 1. – Bien-être, indicateur selon l’âge, puis le genre et ensuite selon l’activité entre 55 et 64 ans

Source : SHARE 2006 et 2008, 50 ans et plus, N = 22 946.
Note : les personnes inactives et retraitées se prononcent sur l’emploi principal exercé au cours de leur vie professionnelle.
Graphique 2. – Conditions de vie au travail, indicateur selon l’âge, puis le genre et ensuite selon l’activité entre 55 et 64 ans
8La qualité de vie, en général et au travail, est meilleure dans les pays d’Europe du Nord, puis en Europe continentale. En Suède, cependant le bien-être est d’un niveau inférieur à celui des Pays-Bas ou de la Suisse. D’ailleurs les Suédois déclarent des conditions de vie au travail moins bonnes que les Hollandais. Par rapport au reste de l’Europe, l’estimation du bien-être en Pologne ou en République tchèque est plus élevée que dans les deux pays méditerranéens, l’Italie et la Grèce, de même que les Tchèques apprécient davantage leurs conditions de vie au travail que les Grecs ou les Italiens.
9Après 75 ans, dans tous les pays, le niveau de bien-être est significativement inférieur aux autres groupes d’âges. Ce résultat suggère que les facteurs explicatifs de la qualité de vie aux âges élevés sont moins liés aux caractéristiques institutionnelles que personnelles, notamment l’état de santé ou la perte d’autonomie. Avant 75 ans, l’âge semble moins discriminant pour le bien-être général dans les pays du Nord et d’Europe continentale. En revanche, les plus jeunes ont une opinion moins favorable de leurs conditions de vie au travail que les anciens dans ces pays tandis que l’inverse est observé au Sud et à l’Est. Pour les personnes inactives ou les plus âgées, les conditions de vie au travail peuvent se rapporter à une période plus ou moins éloignée du moment de l’enquête. Aux Pays-Bas ou en Suisse, l’âge ne semble jouer aucun rôle, comme si au fil du temps et des générations l’appréciation des conditions de vie au travail restait constante. Pour chaque pays, la prolongation de la vie active dépend(ra) beaucoup du comportement des femmes dont le niveau de bien-être est en moyenne plus faible que celui des hommes, en particulier dans les pays du Sud et de l’Est. Mais, en matière de conditions de vie au travail, on observe l’effet inverse : non seulement les écarts hommes-femmes sont moins importants mais surtout les femmes se montrent un peu plus satisfaites de leurs conditions de vie au travail que les hommes. C’est vrai au Nord, au Danemark et en Suède, mais aussi en Europe continentale sauf en Belgique.
10Les efforts des politiques publiques pour augmenter les taux d’emploi sont concentrés sur les 55-64 ans et l’éclairage spécifique pour cette tranche d’âge en fonction de la situation d’activité confirme le sens des tendances nord-sud, sud-est. Mais surtout, pour les deux indicateurs de bien-être et de conditions de vie au travail, les scores moyens des personnes en emploi sont supérieurs à ceux des personnes inactives. Autrement dit, si leurs (anciennes) conditions de vie au travail sont jugées moins favorables par les inactifs que par ceux et celles qui ont pu se maintenir en emploi, il est probable que l’état de santé et/ou le type d’emploi, ont joué un rôle dans les sorties précoces du marché du travail entre 55 et 64 ans. Compte tenu aussi de la mauvaise appréciation du bien-être des inactifs par rapport aux actifs, avec l’avancée en âge, l’évolution de la qualité de vie pour ces inactifs pourrait fortement influencer leur expérience du vieillissement.
11Si on retient que la qualité de vie en Europe s’ordonne globalement selon un gradient nord-sud, il reste à comprendre les raisons de cet ordonnancement au-delà des seuls critères d’âge, de sexe et de statut d’occupation pour les 55-64 ans.
Mieux vivre après 50 ans dans 13 pays européens
12Les deux indicateurs de qualité de vie – bien-être et conditions de vie au travail – illustrent le sens et l’ampleur des variations selon les pays : les plus âgés et les femmes ont globalement une appréciation de leur niveau de bien-être plus faible que leurs homologues masculins ou que leurs cadets. Pour comprendre l’effet des autres dimensions personnelles sur la qualité de vie, on choisit d’analyser la situation des enquêtés dont le niveau de bien-être est supérieur à celui de leurs concitoyens4. Un certain nombre de caractéristiques individuelles, telles que l’état de santé subjectif et les limitations d’activités, le fait de vivre seul ou d’avoir fait l’expérience d’une rupture conjugale, d’avoir exercé une profession supérieure ou de vivre dans un ménage confronté à des difficultés pour équilibrer son budget, détenir un compte bancaire ou être propriétaire de son logement, sont mobilisées dans les analyses par pays pour identifier celles qui augmentent ou diminuent de façon significative la probabilité d’avoir une très bonne qualité de vie vis-à-vis de ses concitoyens5. L’effet des conditions de vie au travail est également analysé sur la base d’une variable binaire construite pour identifier les personnes dont le niveau de satisfaction au travail est supérieur aux autres enquêtés dans le pays6.
13Les Danois, les Suédois ou les Suisses se déclarent plus souvent en très bonne santé et moins fréquemment limités dans les activités normales de la vie que les Polonais, les Espagnols ou les Tchèques. De la même façon, la plupart des ménages danois, suédois, suisses ou hollandais ne rencontrent aucune difficulté pour équilibrer leur budget tandis que les problèmes financiers sont plus fréquents dans le reste de l’Europe continentale. Au Sud et à l’Est, les ménages sont nettement moins à l’aise, c’est le cas en Espagne, en Italie, en République tchèque, et encore davantage en Grèce et en Pologne. Ces éléments contribuent à expliquer la qualité de vie dans chaque pays où, sans exception, l’état de santé subjectif, les limitations d’activités et les difficultés financières sont les trois premières dimensions explicatives du niveau de bien-être individuel (tableau 3).

Source : SHARE 2006 et 2008, 50 ans et plus, N = 22946
Lire : seuil de significativité (+ + + / - - -) < 0,001 ; (+ + / - -) < 0.05
Tableau 3. – Probabilité d’avoir un niveau de bien-être élevé (CASP-12 > M + σ/2)
14Partout une très bonne santé augmente fortement la probabilité d’atteindre un niveau de bien-être élevé tandis que les limitations fonctionnelles ou les problèmes financiers diminuent gravement cette perspective.
15Le type d’emploi et les conditions de travail jouent un rôle important sur le maintien en emploi en seconde partie de carrière. L’objectif des accords de Lisbonne (un taux d’activité de 50 % pour les Européens de 55 à 64 ans) est loin d’être atteint dans nombre de pays. Les écarts témoignent des différences dans les régimes de protection sociale, la gestion des âges en fin de carrière, les modalités d’accès à la retraite. L’avance de l’Europe du Nord (Suède, Danemark) ou de la Suisse est indéniable pour le niveau de l’emploi, qui est en revanche particulièrement faible en Autriche, en Italie et surtout en Pologne. L’augmentation de l’emploi féminin a marqué les dernières décennies, notamment l’Europe continentale et les pays de l’Est, au contraire des pays du Sud, Espagne, Italie, Grèce. Toujours inférieur à celui des hommes, y compris en Suède et au Danemark, il faut souligner l’exception française puisque les taux d’emploi des femmes et des hommes sont très proches entre 55 et 64 ans. D’un bout à l’autre de l’Europe, l’exercice d’une profession supérieure, c’est-à-dire les cadres dirigeants, les chefs d’entreprise, les professions intellectuelles et scientifiques, préserve les hommes et les femmes d’une sortie prématurée du marché du travail. Sur la tranche d’âge 55-64 ans, le taux d’emploi est d’environ 38 % en Europe et 55 % pour les professions supérieures (60 % pour les hommes et 50 % pour les femmes) avec de très fortes disparités selon les pays. C’est au Danemark, en Suisse et en Belgique que, par rapport aux femmes, les hommes exercent beaucoup plus souvent une profession supérieure après 50 ans. De meilleures conditions de vie au travail ont un effet positif sur le niveau de bien-être, en Suède, en Allemagne, en Belgique, en France et en Grèce. C’est vrai également en Pologne et dans une moindre mesure en Italie tandis que pour les autres pays cet indicateur n’a pas d’effet significatif pas plus que le statut d’activité.
16Sur un plan plus personnel, les parcours biographiques montrent que les taux de divorce ou de séparation sont beaucoup plus faibles au Sud (Italie, Espagne, Pologne) qu’au Nord (Danemark, Suède). Après 65 ans, les personnes vivant seules sont toujours moins nombreuses en Europe du Sud mais les taux observés sont aussi faibles aux Pays-Bas et en Suède. Le veuvage, qui explique l’essentiel de la vie en solo au temps de la retraite, se produit plus tardivement et la vie en couple dure plus longtemps. Finalement, les ruptures conjugales sont sans effet sur le sens du bien-être et la vie en solo est ressentie négativement, uniquement en Belgique et surtout en France, où elle diminue la probabilité d’atteindre un bien-être élevé.
17La majorité des Européens au-delà de 50 ans sont propriétaires de leur logement mais les ménages suédois et suisses le sont beaucoup moins souvent que les ménages espagnols, grecs ou italiens. D’ailleurs, le statut d’occupation est sans effet sur le niveau de bien-être dans la plupart des pays, sauf en Grèce, en Belgique et encore plus en Allemagne où le fait d’être propriétaire favorise une meilleure qualité de vie. Avec le vieillissement, le risque de pauvreté des ménages est une préoccupation réelle et ne pas avoir accès à un compte bancaire peut aussi représenter une forme d’exclusion sociale. Cette situation est plus courante au Sud, surtout en Grèce, mais aussi à l’Est, tout particulièrement en Pologne. Néanmoins, si détenir un compte bancaire a un effet positif sur le bien-être « toutes choses égales par ailleurs » en Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce), ce facteur n’est discriminant ni en Pologne, ni en République tchèque.
18En tendance, compte tenu des autres modalités de la situation de référence, le fait d’être un homme (par rapport à une femme) diminue la probabilité d’atteindre un niveau de bien-être supérieur à la moyenne, particulièrement en Italie, tandis que cette probabilité augmente pour les 65 ans et plus (par rapport aux 50-64 ans) de façon très significative en Espagne et en Grèce. Autrement dit, contrairement à ce que laissent supposer les premières observations pour l’indicateur de bien-être par sexe et âge, le vieillissement ne peut être systématiquement associé à une dégradation de la qualité de vie, dont les femmes seraient nécessairement victimes alors que le maintien en emploi garantirait une meilleure qualité de vie. On comprend bien que les données du parcours de vie personnel sur le plan économique et de la santé sont incontournables pour garantir un bien-être supérieur partout en Europe.
19Les trois dimensions – santé subjective, limitations d’activités, difficultés financières – expliquent l’essentiel de la variable dépendante, dans toute l’Europe, et presque exclusivement au Danemark, aux Pays-Bas, en Suisse, en Autriche et en République tchèque. Dans les autres pays, au-delà de ces trois dimensions, la bonne qualité des conditions de vie au travail stimule le niveau de bien-être en Suède, Allemagne, Belgique, France, Grèce, Pologne. Cela signifie par exemple que, à niveau de santé, de limitations ou de difficultés financières inchangées, une femme de moins de 65 ans inactive a une probabilité plus élevée d’atteindre un niveau de bien-être supérieur si elle a connu des conditions de travail plus favorables que la moyenne de ses concitoyennes.
Conclusion
20Globalement, la comparaison entre pays européens montre que la qualité de vie, en général et au travail, est en moyenne meilleure dans les pays d’Europe du Nord, puis en Europe continentale, au Sud puis à l’Est. Pour les femmes, leur niveau de bien-être est plutôt inférieur à celui des hommes, comme celui des plus âgés par rapport aux plus jeunes, tandis que ceux qui se maintiennent en emploi entre 55 et 64 ans sont plus satisfaits que les inactifs. Cet ordonnancement témoigne du degré de richesse des pays et du niveau des ressources de leurs ressortissants, ressources en termes de santé, emploi, retraite. Il traduit l’implication et l’ancienneté des États-providence dans la protection sociale de leur population pour leur garantir un certain bien-être tout au long du parcours de vie, pendant la jeunesse, la vie adulte et jusqu’au temps de la retraite. Là où l’État-providence a pu se développer le plus largement, les hommes et les femmes de 50 ans et plus apparaissent mieux protégés contre les incertitudes de la vie liées au vieillissement. Ils déclarent en moyenne une meilleure qualité de vie, de meilleures conditions de vie au travail, une meilleure santé, moins de limitations fonctionnelles et moins de difficultés financières. Néanmoins, dans les pays du Nord et d’Europe continentale, les plus jeunes ont une opinion moins favorable de leurs conditions de vie au travail que celle des anciens et les hommes sont moins satisfaits de leur vie au travail que les femmes. Ce résultat est important dans un contexte où l’ampleur et la durée de la crise financière conduisent les gouvernements à « responsabiliser » l’individu, en remettant en question les États-providence.
21Les observations moyennes rendent compte des différences d’appréciation entre les pays mais elles lissent, voire absorbent, les inégalités de situations à l’intérieur même des pays. D’une part, le vieillissement ne peut être systématiquement associé à une dégradation du bien-être et de la qualité de vie dont les femmes seraient les premières victimes. D’autre part, c’est moins le maintien en emploi qui garantit une meilleure qualité de vie que la possibilité et l’opportunité de conserver son activité. Partout en Europe, à l’intérieur de chaque pays, ce sont les ressources en santé et en revenus qui sont les premières dimensions explicatives du niveau de bien-être individuel. Le statut d’activité est inopérant alors que l’âge peut jouer positivement en faveur du bien-être. Au Sud notamment, le fait d’avoir dépassé 65 ans stimule le niveau de bien-être. On peut imaginer que les personnes potentiellement couvertes par un système de retraite sont alors libérées des inquiétudes que génère la seconde partie de carrière lorsque chacun s’interroge sur son devenir et ce que seront les modalités de sortie du travail.
22Si on considère tous ensemble les 13 pays européens au sein d’une seule dimension explicative, par rapport à la France, pays de référence dans l’exemple, les bonnes conditions de vie au travail augmentent la probabilité d’atteindre un niveau de bien-être supérieur à l’Est (Pologne et République tchèque) et diminuent cette probabilité pour les Danois, les Suédois. Ces résultats, qui illustrent la difficulté d’interpréter directement l’effet significatif des bonnes conditions de vie au travail sur le bien-être dans certains pays et pas dans d’autres, suggèrent l’existence de sociétés plus ou moins inégalitaires, en particulier sur le marché du travail. Cette hypothèse mériterait d’être évaluée en intégrant des éléments de contexte, facteurs macro-sociaux et macro-économiques, complémentaires aux données d’enquêtes et propres à chaque pays. Dans tous les cas, ces observations confirment la diversité des situations européennes dont il faudrait parvenir à réduire les écarts, notamment par l’harmonisation des politiques sociales.
23Cet objectif ne semble pas constituer une priorité face à la nécessité de réduire la dette publique et équilibrer les systèmes de protection sociale. Dans ces conditions, il est difficile d’envisager l’avenir sans risque de voir s’accroître les inégalités de revenus, de santé et de la qualité de vie à l’intérieur des pays et à travers l’Europe. Et pourtant, compte tenu de l’ampleur de la crise économique, on peut aussi imaginer que la réduction des dépenses publiques pourrait contraindre finalement les pays à adopter des mesures communes pour garantir de meilleures conditions de vie au travail en seconde partie de carrière afin de favoriser le « vieillissement actif » et le « bien-être » tout au long de la vie.
Bibliographie
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Références
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Annexe
Annexe
Caractéristique socio-démographique par pays des Européens de 50 ans et plus

Source: SHARE: vague 2, 2006; vague 3, Sharelife 2008, Release 1.
Notes de bas de page
1 Âge légal du départ à la retraite et conditions de durée dans les 27 pays européens, selon la réglementation en vigueur au 1er juillet 2009 : [http://www.observatoire-retraites.eu/index.php?id=102] (vérifié le 23 septembre 2011).
2 Cet article utilise des données des vagues 2 et 3 de SHARE, telles qu’elles étaient disponibles en décembre 2010. La collecte des données entre 2004 et 2007 a été principalement financée par la Commission européenne, via les programmes cadres nos 5 et 6 (projets nos QLK6-CT-2001-00360 ; RII-CT-2006-062193 ; CIT5-CT-2005-028857). Nous remercions également le National Institute on Aging américain (bourses nos U01 AG09740-13S2 ; P01 AG005842 ; P01 AG08291 ; P30AG12815 ; Y1-AG-4553-01 ; OGHA 04-064 ; R21 AG025169) ainsi que d’autres institutions nationales pour leur contribution. Voir [http://www.share-project.org] pour une liste complète des organismes ayant apporté un soutien financier au projet.
3 Le modèle libéral n’est pas représenté ici faute de pays participant à SHARE ; l’Angleterre a sa propre enquête ELSA (English Longitudinal Study of Ageing) depuis 2002, inspirée de l’enquête américaine HRS (Health and Retirement Study) qui a démarré en 1992 et dont SHARE est l’héritière.
4 Pour chaque pays, le principe consiste à confronter le score individuel du répondant au score moyen obtenu dans le groupe de même âge et de même sexe : les enquêtés dont le score X de CASP-12 se situe au-delà de la valeur (M + σ/2) ont une qualité de vie nettement meilleure que leurs concitoyens.
5 Voir en annexe les statistiques descriptives des caractéristiques individuelles par pays (données brutes, non pondérées).
6 Nous procédons de la même façon pour l’indicateur des conditions de vie au travail que pour le CASP-12, en confrontant le score individuel du répondant à la moyenne du score obtenu par ces concitoyens de même âge et même sexe.
Auteurs
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