Éclairage. La maladie d’Alzheimer en France : un nouveau problème public
p. 143-145
Texte intégral
1Autrefois appréhendée comme une fatalité inhérente au vieillissement des individus et catégorisée sous le vocable de « démence sénile », la maladie d’Alzheimer n’est envisagée comme un véritable « problème public » (Gusfield, 1981) que depuis une quinzaine d’années. Dans ce champ en perpétuel questionnement, avec notamment la récente mise en question de l’efficacité des médicaments existants sur le marché, l’établissement de nouveaux critères de diagnostic sujets à controverse, et malgré les différentes avancées qui constituent un progrès réel dans la compréhension de la pathologie (bio-marqueurs, imagerie cérébrale…), l’incertitude demeure de mise, notamment concernant les concepts eux-mêmes qui sous-tendent la conception actuelle de la maladie (Whitehouse et George, 2009).
« Désagisation » de la maladie d’Alzheimer et « alzheimérisation » de la vieillesse
2Décrite pour la première fois en 1906 par Aloïs Alzheimer, cette démence présénile rare concernait à l’époque les personnes de moins de 65 ans, donc sans rapport précis avec la démence sénile. Celle-ci ne fit pas l’objet d’un investissement intellectuel et scientifique remarquable durant une grande partie du XXe siècle. Grâce au développement des technologies biomédicales, notamment du microscope à électrons, les chercheurs, aux États-Unis et en Grande-Bretagne essentiellement, ont été en mesure de démontrer des similarités entre la maladie d’Alzheimer stricto sensu et un certain nombre de démences séniles. Les deux affections furent donc réunies sous le même vocable, en réservant cependant, dans un premier temps, la dénomination, « maladie d’Alzheimer », aux démences survenant avant 65 ans, celles d’après 65 ans devant se contenter d’une appellation dérivée : « démence sénile de type Alzheimer ». En renonçant scientifiquement à la dichotomie entre le champ de la « sénilité » et celui de la présénilité (la maladie d’Alzheimer), cette découverte conduisit la sénilité à être appréhendée depuis lors comme le produit spécifique d’une pathologie « comme les autres », au même titre que le cancer ou le sida. Ainsi, l’on peut avancer que la maladie d’Alzheimer a été en quelque sorte « désagisée », au sens où les catégories d’âge qui organisaient la différence entre maladie d’Alzheimer et démences séniles ont été rendues caduques.
3Dans le même temps, ce regroupement conduisit à une expansion spectaculaire de cette catégorie diagnostique en y incluant une grande partie de ceux qui, au-delà de 65 ans, étaient autrefois étiquetés comme « déments séniles » au sens général du terme1. L’afflux de vieux dans cette catégorie a provoqué son « vieillissement » et a construit la figure du malade d’Alzheimer comme figure archétypique de la vieillesse « qui va mal ». C’est pourquoi cette affection s’inscrit dans le contexte de ce qui a été qualifié « d’alzheimérisation de la grande vieillesse » (Adelman, 1995). Ainsi, ce mot « Alzheimer » a longtemps servi à catégoriser et à stigmatiser une « population âgée dépendante » considérée tout à la fois comme un « fardeau » pour son entourage immédiat et pour la société en général. Toutefois, l’un des leitmotivs qui structure aujourd’hui ce champ, notamment du point de vue des associations, consiste à éloigner la figure de la vieillesse, notamment en mettant en avant les malades jeunes. Ce processus, qui a trouvé son aboutissement par le classement au sein de la liste des affections de longue durée (ALD) en 2004, semble avoir porté ses fruits puisque la maladie d’Alzheimer n’apparaît plus dans le grand public comme nécessairement associée à la vieillesse, mais plutôt comme étant liée aux pertes de mémoire (INPES, 2008).
Une progressive institutionnalisation
4L’analyse de la carrière publique de la question met en évidence les déplacements successifs des termes du débat et les remodelages permanents des conceptions à l’égard des détériorations psychiques des personnes âgées par les politiques publiques, qui correspondent à autant de perceptions différentielles de la question (Guillemard, 1986). Cette analyse nous a permis de retracer une évolution en trois étapes (Ngatcha-Ribert, 2007 ; 2012).
5Avant les années 1980, la question est généralement incluse dans la problématique plus large de l’« invalidité ». C’est le secteur psychiatrique qui prend en charge ceux que l’on appelait parfois « les petits mentaux », au sein des hospices et des hôpitaux psychiatriques. Entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, l’on peut constater la montée d’un nouveau paradigme, celui de la dépendance des personnes âgées. Le fait de lier la démence et la dépendance – notamment « psychique » – rive celle-ci au versant incapacitaire et donc au côté médical plutôt qu’à la dimension du handicap ou du désavantage social, lien qui sera graduellement repris dans les rapports de politiques publiques (Ennuyer, 2002). Cet étiquetage, qui a joué un rôle pivot dans le cas français, revient à placer au centre du dispositif d’accompagnement les gériatres. Il a permis de répondre à leur préoccupation de devenir les spécialistes de la « prise en charge globale » des patients âgés. Depuis 1999-2000, en revanche, la « maladie d’Alzheimer » élargie aux « maladies apparentées » s’est autonomisée vis-à-vis de la dépendance, est devenue un enjeu spécifique à part entière, parallèlement à l’émergence de thérapeutiques symptomatiques, à la montée en puissance des compagnies pharmaceutiques et des neurologues dans la prise en charge des personnes malades. Relevons que l’activation récente de l’enjeu par les trois plans Alzheimer français successifs a eu le mérite de faire surgir la maladie d’Alzheimer dans le débat public au plus haut niveau, et notamment pour le dernier (2008-2012) de par sa présidentialisation.
6En outre, le processus de reconnaissance officielle de la maladie d’Alzheimer et sa carrière publique ont été l’occasion de la mise en présence d’acteurs divers. Notamment, en réunissant les familles de malades, des associations comme France Alzheimer au niveau français ont participé à la construction d’une identité collective autour de la maladie d’Alzheimer, constituant une ressource déterminante pour faire valoir les intérêts des acteurs de ce champ émergent. Toutefois, de plus en plus, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer elles-mêmes s’organisent et se mobilisent au nom de leurs intérêts propres, à travers la création d’associations (Ama Diem en France) ou de réseaux d’échanges internationaux (comme DASNI2), notamment grâce à Internet. Ainsi, au fil des ans, les personnes malades, dont la parole au sein de l’espace public est devenue possible et multiple, ont désormais voix au chapitre.
Bibliographie
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Références
10.1093/geront/35.4.526 :Adelman R., « The Alzheimerization of aging », The Gerontologist, no 35, 1995, p. 526-532.
Ennuyer B., Les malentendus de la dépendance, Paris, Dunod, 2002.
10.3917/puf.guill.1986.01 :Guillemard A.-M., Le déclin du social, Paris, PUF, 1986.
Gusfield J., The Culture of public-problems: Drinking, Driving ans the Symbolic Order, Chicago, Chicago University Press, 1981.
INPES, Enquête en population générale sur les perceptions, connaissances et opinions vis-à-vis de la maladie d’Alzheimer, décembre 2008.
Ngatcha-Ribert L., « D’un no man’s land à une grande cause nationale. Les dynamiques de la sortie de l’oubli de la maladie d’Alzheimer », Gérontologie et société, no 123, 2007, p. 229-247.
10.3917/dunod.ngatc.2012.01 :Ngatcha-Ribert L., Alzheimer : la construction sociale d’une maladie, Paris, Dunod, 2012.
Whitehouse P. et George D., Le mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce que l’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté, Paris, Solal, 2009.
Notes de bas de page
Auteur
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