La question de l’équité intergénérationnelle : problème social ou subterfuge politique ?
p. 97-109
Texte intégral
1Le débat sur l’équité intergénérationnelle n’est certes pas un phénomène nouveau mais, dans le contexte de « crise » et de diminution de la croissance économique, ainsi que d’inquiétudes liées à l’avenir des retraites, il rencontre un regain d’intérêt dans le discours politique et médiatique. Les termes de ce débat, né aux États-Unis au début des années 1980 puis relayé en Europe dès les années 1990, peuvent être résumés ainsi : l’allongement de la vie et l’amélioration notable des conditions d’existence des retraités au cours de ces dernières décennies, conjugués à une stagnation économique, qui a touché de plein fouet les jeunes générations, ont conduit à l’apparition de nouvelles formes d’inégalités sociales. Les plus âgés se retrouvent ainsi dans une position relativement privilégiée par rapport aux autres catégories d’âge. En France, Jean-Baptiste de Foucauld, ancien commissaire au plan et président fondateur de « Solidarités nouvelles face au chômage », dresse le tableau d’une « société moderne [qui] fait courir à beaucoup un risque d’exclusion sur fond de lien social moins stable et moins protecteur » (Foucauld de, 2011, p. 44) en raison de l’évolution économique défavorable de ces dernières années. L’augmentation de l’espérance de vie fait croître les coûts des retraites, sans pour autant remettre en cause les droits des bénéficiaires, alors que le chômage persistant restreint la base cotisante qui alimente les fonds de pension : ainsi « équité inter- et intra-générationnelles sont désormais reliées » (ibid., p. 45). Selon cette approche, le « contrat intergénérationnel » implicite qui est à la base de nos systèmes de prévoyance par répartition sera difficile à maintenir dans le futur. Cette évolution interroge donc la capacité des États sociaux à garantir une répartition équitable des ressources non plus entre classes sociales mais entre générations.
2Dans ce chapitre, nous reviendrons sur ces dimensions en précisant les concepts d’un point de vue théorique et en tentant d’en analyser l’utilisation par des groupes d’intérêt ou encore leur articulation par le biais d’instruments de politiques publiques. Nous illustrerons le propos avec l’exemple de l’appropriation qui en a été faite depuis le début des années 2000 dans le discours politique en Suisse.
L’émergence et la formalisation du débat sur l’équité intergénérationnelle
3L’émergence de la question de la responsabilité vis-à-vis des « générations futures et montantes » a lieu dans un premier temps dans les années 1970 au début de la crise environnementale. Puis, dès les années 1980, cette « nouvelle conscience temporelle » se développe autour de questions de justice et d’équité intergénérationnelles qui touchent des « enjeux de distribution et d’échanges socio-économiques, de l’emploi et de la dette publique » (Lefebvre, 2001, p. 141). Aux États-Unis, les critiques à l’encontre de la sécurité sociale, basées sur un potentiel conflit entre générations, seront, dès le début des années 1980, reformulées dans la perspective d’une réflexion sur l’équité intergénérationnelle. Cette approche sera formalisée en 1984 avec la fondation par le sénateur Durenberger (républicain du Minnesota) de l’Americans for Generational Equity (AGE). Ce mouvement va promouvoir l’idée selon laquelle la répartition inégale des ressources au sein de la société, et en particulier l’augmentation du risque de précarité pour les enfants et les jeunes, est à mettre en lien avec les prestations (trop généreuses) versées aux retraités.
4La perspective d’équité intergénérationnelle défendue par AGE se décline sur la base de cinq arguments principaux (Williamson et al., 2003) :
- la situation économique des retraités s’est fortement améliorée dans le temps, ce qui confère à ces derniers une certaine sécurité financière alors que, parallèlement, la situation des plus jeunes (statistique sur les taux de pauvreté à l’appui) s’est dégradée ;
- le montant des aides des prestations accordées aux retraités est supérieur à celui de leurs contributions. C’est en particulier en raison de la générosité de l’État à leur égard que la situation des plus jeunes s’est péjorée. Les plus âgés, favorisés, sont en quelque sorte responsables de la dégradation de la situation des plus jeunes ;
- le poids politique des retraités (numériquement en augmentation) infléchit les décisions politiques en faveur des plus âgés, défendant essentiellement (voire uniquement) leurs intérêts propres. Ce qui implique des choix politiques inéquitables à l’égard des plus jeunes ;
- les changements démographiques (allongement de l’espérance de vie, augmentation du nombre de personnes âgées) rendent la politique de la vieillesse actuelle insoutenable à terme en raison de la modification du rapport de dépendance entre actifs et inactifs ;
- les politiques en faveur des plus âgés n’étant pas viables à terme (en raison du vieillissement démographique), il n’est pas équitable ni légitime d’exiger de chaque génération qu’elle soutienne la précédente. Le sénateur Durenberger affirme ainsi que : « The assumption that each working generation will take care of the one that preceded it is finished. » (Cité par Quadagno, 1989, p. 372.) En conséquence, chaque génération devrait être responsable pour elle-même, privilégiant ainsi un système de prévoyance vieillesse basé sur la capitalisation plutôt que la répartition.
5Le débat sur l’équité intergénérationnelle va rapidement être diffusé, tant dans les milieux politiques, que médiatiques, intellectuels et financiers. Le large écho rencontré aux États-Unis par ces thèses reste à ce jour, comme nous le verrons plus loin, inégalé dans d’autres contextes nationaux. Selon Marshall et al. (1993), la visibilité particulière accordée à cette thématique tient à deux facteurs : d’une part, la création du mouvement AGE a très vite connu une importante adhésion des milieux économiques conservateurs (banques, compagnies d’assurances, groupements de santé et de soins, etc.), qui s’élèvent contre le développement des prestations de la sécurité sociale et du système de santé pour les personnes âgées aux États-Unis. Ce soutien conséquent (le budget d’AGE a quadruplé entre 1984 et 1987) a permis à ce mouvement de s’organiser en véritable lobby, susceptible d’influer sur les décisions politiques et législatives. D’autre part, la reconnaissance accordée à cette thématique n’aurait pas été aussi importante sans le concours de la communauté académique. Le développement concomitant de travaux scientifiques, le positionnement des experts dans le champ à travers de nombreuses conférences et publications sur ce thème, vont ainsi apporter une légitimité supplémentaire au débat.
Génération et équité : des notions multidimensionnelles et complexes
6Les constats sur lesquels se base le discours d’AGE interrogent les mécanismes redistributifs de l’État-providence entre les différents groupes d’âge et réorientent la réflexion sur l’évolution des régimes de retraites. Ainsi posé, le débat de l’équité entre générations se focalise sur la remise en cause du « contrat intergénérationnel » qui figure au cœur de l’État-providence tel qu’il y a été conçu au milieu du XXe siècle dans une philosophie beveridgienne. Ce « contrat intergénérationnel » doit être compris comme une forme de « contrat social », qui permet le transfert et la redistribution, médiatisés par l’État, des ressources (sous forme de contributions et de prestations) entre les différentes cohortes d’âges. Sous l’effet du vieillissement démographique, les plus âgés sont aujourd’hui, avec ce mécanisme de redistribution, les principaux bénéficiaires des dépenses publiques dans l’ensemble des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ce « contrat intergénérationnel » fait ainsi l’objet de renégociations, en raison de l’allongement de l’espérance de vie que les sociétés occidentales connaissent depuis les années 1970 et des interrogations qui pèsent sur le financement de la prévoyance vieillesse.
7La réflexion sur l’équité entre générations s’avère délicate dans le sens où les concepts mobilisés sont flous, polysémiques et difficiles à saisir. En fonction des arguments discutés, des acteurs impliqués ou des enjeux défendus, les concepts d’équité versus inégalité, de génération et de « contrat intergénérationnel » font l’objet de discours et de représentations aux dimensions multiples sur lesquelles il convient de s’arrêter.
8L’utilisation de la notion de génération dans ce débat se limite à la définition de génération socio-économique1, aussi appelée « génération du welfare ». Cette notion fait référence à l’institutionnalisation du parcours de vie occidental en trois étapes (formation/travail/retraite) et au développement de l’État social. Avec la mise en place du système de protection sociale et surtout l’apparition récente de la retraite comme une nouvelle phase de vie, la population se voit découpée en trois entités définies par leur position en regard du marché du travail et liées par des flux de prestations réglées par l’État : les jeunes, les actifs, et les retraités. Les individus regroupés au sein d’une même « génération du welfare » ont vu leur parcours marqué par le même contexte économique et institutionnel. Dans le débat sur l’équité intergénérationnelle, on « oppose les destins de cohortes (définies non par la date de naissance mais par les périodes de travail et de retraite) sur le critère de ce qu’elles ont donné et reçu, dans leurs rapports au monde du travail et au système de protection sociale » (Attias-Donfut, 2000, p. 646).
9Les concepts d’(in)équité et d’(in)égalité sont parfois utilisés de manière équivalente ou similaire alors qu’ils recouvrent des réalités et des conceptions distinctes. L’équité renvoie à l’idée de justice développée par John Rawls (1971). Selon cette théorie, des situations identiques doivent être jugées et traitées de manière égale, tout en accordant des droits spécifiques aux groupes sociaux dont la situation est jugée désavantageuse. C’est donc une égalité proportionnée à la situation des individus. Pour Rawls, les membres de différentes générations ont des droits et des devoirs réciproques et aucune génération ne doit vivre au détriment d’une autre. Un des principes qui sous-tend cette théorie, l’égalité des chances, est repris par Esping-Andersen qui précise, concernant les retraités, que « le souci d’égalité doit […] prévaloir, en maintenant l’équité entre générations mais aussi à l’intérieur des générations » (Esping-Andersen, 2008, p. 16), les mécanismes de redistribution entre les générations étant susceptible de creuser les inégalités intragénérationnelles. Par ailleurs, Attias-Donfut (1995) souligne que les inégalités constituent une dimension intrinsèque des relations entre les générations en raison de leur ancrage historique. Les générations appartiennent à des temps sociaux différents et sont modelées en fonction des événements et des périodes socio-historiques qui les marquent. Le destin des générations varie ainsi fortement en fonction de la cohorte de naissance des individus ; chaque phase de vie est inscrite dans une période spécifique avec des possibilités, des moyens et des ressources différents (Chauvel, 2007).
10L’exigence d’équité systématiquement convoquée à l’évocation d’une (re)définition du « contrat intergénérationnel » est ambiguë et recouvre des normes divergentes (Bäcker, 2005). Son utilisation est doublement problématique, d’une part parce que les éléments de comparaison qui entrent dans l’équation ne sont pas clairement définis, ou alors retenus de manière très limitée. C’est le cas pour les thèses développées par AGE qui s’intéressent essentiellement aux transferts intergénérationnels publics, occultant les échanges dans la sphère privée, alors même que de nombreuses études ont démontré les liens qui existent entre transferts et solidarités privés (au sein des générations familiales) et publics (entre générations socio-économiques) et l’importance du référentiel historique dans lequel s’inscrivent ces échanges (Attias-Donfut, 2000 ; Burkart et Wolf, 2002 ; Masson, 2009).
11Par ailleurs, la notion d’équité intergénérationnelle comporte différents aspects qui peuvent conduire à des interprétations fort différentes, voire opposées selon la lecture qui en est faite et l’approche qui est privilégiée (Attias-Donfut, 1995 ; Gaullier, 1999) :
- l’approche synchronique vise l’équité des niveaux de vie entre générations coexistantes à un moment donné. Le principe qui sous-tend cette approche consiste à garantir à chacun le droit de participer à la prospérité économique générale, quels que soient son âge et son statut sur le marché du travail (actif, retraité, jeune en formation). La répartition des ressources et des prestations doit se faire de manière égalitaire entre les différentes générations socio-économiques ;
- une deuxième approche privilégie le traitement équitable des générations successives dans une perspective diachronique et renvoie à la théorie de la justice et de l’égalité des chances développée par Rawls. Dans cette optique, l’État veille à traiter les générations de manière équivalente, selon un principe de « droits garantis par la justice » (Rawls, 2009, p. 30). Ainsi, les futurs retraités devraient obtenir des prestations et de droits identiques à ceux des retraités actuels et les jeunes avoir autant de chances de s’insérer sur le marché du travail que la génération précédente au même âge. On constate à cet égard que la situation de mobilité ascendante qui a prévalu durant la période dite des « Trente Glorieuses » – chaque génération bénéficiant d’un niveau de vie supérieur à celui de la génération précédente – tend actuellement à s’inverser. C’est le phénomène de « panne de l’ascenseur » décrit par Chauvel (1998) ;
- la dernière approche consiste à s’interroger sur les transferts sociaux pour chaque génération et à revendiquer, pour une même cohorte, d’obtenir une rétribution équitable à l’effort accompli au cours de son existence. Un équilibre doit ainsi être visé entre les investissements consentis par une génération (en terme de cotisations par exemple) et les prestations sociales (allocations, rentes, etc.) obtenues par cette même génération. Cette revendication, qui s’inscrit dans une logique de capitalisation, est susceptible de remettre en cause le système de répartition sur lequel sont partiellement ou largement basés les régimes de prévoyance vieillesse.
12Cette dernière approche est privilégiée dans les travaux des économistes sur l’équité générationnelle, qui se limite souvent à mesurer l’équilibre des transferts sociaux entre cohortes, et a été à l’origine du développement des outils utilisés par ces derniers : la comptabilité intergénérationnelle (generational accounting) (Kotlikoff, 1992) ou le « bilan intergénérationnel » (Elias, 2001). Cette méthode consiste en un système de comptabilité diachronique, qui se propose de réaliser un inventaire des droits et des obligations que les générations actuelles ont vis-à-vis des générations suivantes selon un principe proche de la neutralité actuarielle (Masson, 2009, p. 430). Le bilan intergénérationnel vise à mesurer la viabilité de la politique sociale et budgétaire et à établir si les charges sont réparties équitablement entre les générations actuelles et futures, en intégrant les différents systèmes publics :
« Une politique budgétaire et sociale est considérée comme non équilibrée du point de vue intergénérationnel si le transfert net qui revient aux générations à venir est inférieur à celui de la génération qui vient de voir le jour. On peut alors parler de déficit de durabilité. » (Höpflinger, 2009, p. 275.)
13Dans cette équation, les générations futures, qui n’ont généralement pas voix au chapitre et ne peuvent pas défendre leurs intérêts, sont ainsi représentées et peuvent espérer un traitement équitable de la part de la génération au pouvoir. S’il présente un certain intérêt du point de vue de la politique fiscale, cet outil strictement comptable ne tient compte que d’une infime partie des échanges qui régissent les relations entre les générations.
La question de l’équité intergénérationnelle en Suisse
14En Suisse, comme dans l’ensemble des pays de l’OCDE confrontés à un important vieillissement démographique, le débat sur l’équité intergénérationnelle a lieu, même s’il n’a pas le même retentissement qu’aux États-Unis. Les thèses défendues par AGE outre-Atlantique, dans un contexte dominé par un modèle de tradition (néo) libérale, fondé sur la responsabilité individuelle, la dérégulation et une redistribution sociale limitée, n’ont en effet pas trouvé de terreau aussi propice à leur rayonnement en Europe (Walker, 1993). Néanmoins, la thématique reste d’actualité en Suisse également, ainsi que le prouve un texte déposé en 2010 par une parlementaire, visant l’examen de l’impact des modifications législatives sur les générations suivantes. Ce texte charge expressément le gouvernement de
« préparer les bases de décision nécessaires à la mise en place d’une future politique des générations et à arrêter la méthode de mesure de l’équité entre les générations (bilan intergénérationnel) en tenant compte des relations entre générations (bilan social), de façon à pouvoir étudier systématiquement l’impact sur les générations suivantes des lois qui sont soumises au Parlement2 ».
15Par ailleurs, cette préoccupation est présente également dans l’administration publique depuis plusieurs années. Ainsi, le département fédéral de l’Intérieur a décidé d’étendre sa réflexion à l’approche intergénérationnelle avec la création d’un nouveau domaine d’activité, « Famille, générations et société », au sein de l’Office fédéral des assurances sociales. Une des missions dévolues à ce domaine, consiste à analyser
« l’évolution des relations intergénérationnelles au sein des familles et de la société dans la perspective des aménagements auxquels il faudrait procéder, en particulier dans les assurances et la politique sociales. L’analyse porte aussi sur les révisions de lois fédérales, qui doivent être examinées sous l’angle de leur impact sur les relations entre les générations3 ».
16Quels sont les éléments d’analyse qui peuvent être relevés, en regard des grands principes d’équité entre générations évoqués plus haut ?
- Une perspective synchronique (comparaison transversale des générations coexistantes) révèle que la Suisse vit un vieillissement démographique important : l’espérance de vie à la naissance y est l’une des plus longues au monde alors que son taux de natalité y est extrêmement bas (oscillant entre 1,4 et 1,6 enfant par femme depuis le milieu des années 1970). L’allongement de l’espérance de vie reflète l’amélioration générale des conditions de vie. La place peu importante accordée à la précarité des personnes âgées dans l’agenda politique de la Confédération fait écho aux conclusions d’une étude récente (Wanner et Gabadinho, 2008) qui décrit une situation économique des retraités plutôt favorable en Suisse. Ces derniers sont en moyenne moins touchés par la précarité que les groupes d’âge actifs plus jeunes, en particulier les femmes élevant seule des enfants, les rentiers de l’assurance-invalidité ou les familles nombreuses. On constate néanmoins la persistance de « poches de précarité » et de situations de pauvreté chez les personnes âgées et en particulier chez les très âgées, aussi fréquemment que chez les plus jeunes. La répartition des ressources au sein de la population des personnes de 65 ans et plus s’avère particulièrement inégale (beaucoup plus importante que dans les autres groupes d’âge). En outre, ces auteurs insistent sur la très grande hétérogénéité des situations économiques individuelles dans la vieillesse et sur le fait que les médianes réalisées sur la base des indicateurs utilisés dans ce genre d’enquête peuvent cacher l’existence de sous-groupes présentant une grande disparité de niveaux de précarité ou de richesse ;
- une perspective diachronique, permet de constater que les habitudes de vie des jeunes générations ont changé au cours des vingt dernières années : les célibataires sont plus nombreux, se marient et conçoivent des enfants plus tardivement (Moser, 2006). On peut faire l’hypothèse que les conditions de vie incertaines, liées principalement à la difficulté de s’intégrer de manière stable sur le marché du travail, ont un impact sur le style de vie. Une situation financière et professionnelle précaire n’est guère favorable à la construction d’une vie de couple et explique le décalage dans le parcours de vie de projets familiaux. La plus grande difficulté d’insertion socioprofessionnelle des jeunes, observée dès les années 1990, l’augmentation des bénéficiaires d’aide sociale parmi les jeunes, l’instabilité de l’emploi, les revenus précaires, et la stagnation durable sont des conditions défavorables qui concourent à un risque de déclassement social par rapport aux générations précédentes. Le risque de mobilité sociale descendante, décrit en France par Chauvel (1998 ; 2007), avec notamment la dévalorisation des titres scolaires et le manque d’opportunité de carrière, sont les principales difficultés rencontrées par les jeunes en début de parcours professionnel. Ces éléments laissent penser qu’en Suisse également les conditions sociales et économiques offrent aux jeunes générations des perspectives moins réjouissantes que celles qu’ont connues leurs aînés ;
- l’analyse des transferts entre générations, adoptée dans deux bilans intergénérationnels (établis pour les années de référence 1997 et 2001), conclut certes à un déficit de durabilité, mais qui, en comparaison internationale, reste relativement modeste (Elias, 2001 ; Borgmann et Raffelhüschen, 2004). Pour Höpflinger (2009, p. 276) :
« Il apparaît clairement que les résultats obtenus du bilan intergénérationnel dépendent très étroitement du régime sociopolitique et des conditions-cadres prévalant au moment de l’année de référence, ainsi que des scénarios de développement économique. Les bilans établis pour les années de référence 1997 et 2001 étaient ainsi influencés par la conjoncture relativement mauvaise d’alors et de pronostics de faible croissance. »
Selon cet auteur, la vision très statique proposée par les bilans intergénérationnels ne permet pas d ‘ établir de pronostics quant au développement futur. Les répercussions possibles de la politique budgétaire et sociale sur des paramètres économiques importants comme les salaires, les prix, les taux d’intérêt, etc. ne sont pas intégrés dans les calculs. Ces bilans ne sont donc utiles (et fiables) que si ces effets sont faibles. De plus, comme souligné plus haut, ils ne prennent pas non plus en compte les transferts intergénérationnels privés pourtant importants au sein de la famille (Bauer et al., 2007 ; Moser, 2006).
De l’équité à l’interdépendance intergénérationnelle
17Les faits statistiques et les mutations sociodémographiques, qui servent de base argumentaire au discours proposé par AGE et autres promoteurs de l’équité entre générations ne sont guère remis en cause. Walker constate même dans la littérature scientifique une acceptation largement acritique du postulat sur lequel se base ce « nouveau problème des générations » : un hypothétique conflit entre générations résultant des changements politiques et démographiques est ainsi présenté comme un fait établi (1993, p. 142). Pour cet auteur, le débat se concentre pourtant essentiellement sur la question du poids que représente le financement des retraites dans les dépenses publiques et non pas sur une question de redistribution juste entre les générations.
18C’est principalement l’interprétation de cette évolution sociodémographique qui suscite la controverse (Williamson et al., 2003). La perspective de mise en concurrence des générations proposée par AGE peut ainsi être qualifiée de modèle d’interdépendance négative (les prestations offertes aux uns le sont au détriment des autres). À cette vision s’oppose un modèle d’interdépendance positive4 (Roux et al., 1996 ; Höpflinger, 1999 ; Williamson et al., 2003), étayé par les résultats des études qui mettent en lumière le double circuit des transmissions (privées et publiques) tel que décrit par Attias-Donfut (1995). Selon ce modèle alternatif, les échanges entre les différentes générations sont importants et c’est dans cette optique qu’une approche en termes de complémentarité plus que subsidiarité que les politiques sociales doivent être pensées. Les études sur les solidarités et les transferts intergénérationnels soutiennent cette thèse et mettent en avant deux points essentiels (Attias-Donfut, 1995 ; Williamson et al., 2002 ; Masson, 2009).
19D’une part, les prestations versées à une génération sont susceptibles d’avoir des répercussions sur les autres générations :
- les investissements en direction des plus âgés bénéficient aussi aux plus jeunes (en les déchargeant du poids économique des plus vieux) et inversement, l’investissement pour les jeunes, notamment en terme de formation ont un effet sur les conditions de vie des retraités ;
- les transferts privés entre générations, complètement occultés dans la perspective de l’équité entre générations, sont nombreux, qu’il s’agisse de prestations d’aide (prise en charge des plus âgés dépendants, garde des petits-enfants par les grands-parents) ou de transferts patrimoniaux (héritages, dons, etc.) ;
- l’imbrication des transferts privés et publics entre générations laisse penser qu’une baisse ou une suppression des prestations de l’État aurait également un impact négatif sur les échanges privés. La diminution des aides à l’encontre des plus âgés, par exemple, représenterait une pression accrue sur ces adultes actifs, plus sollicités, qui auraient à trouver d’autres moyens pour soutenir leurs parents.
20D’autre part, l’approche en terme d’équité intergénérationnelle ne se base que sur les inégalités et différences entre générations, occultant les inégalités sociales (différences entre races, genres ou classes sociales) tant entre les générations qu’au sein de celles-ci (inégalités intragénérationnelles). Les différents groupes d’âge doivent être abordés comme des groupes hétérogènes, en particulier lorsqu’il s’agit des retraités, les disparités en terme de revenu, de conditions de vie, d’opportunités, etc. étant considérables. L’argumentaire d’AGE est à ce titre exemplaire : le débat est biaisé par une simplification de la question, réduite à une opposition entre « jeunes » et « vieux », supposés se confronter et se concurrencer comme deux groupes ou blocs homogènes.
21Ajoutons encore que les critiques développées par les promoteurs de l’équité intergénérationnelle à l’encontre des politiques en faveur des retraités (inéquitables et pas viables face à l’évolution démographique) sont de surcroît basées sur des projections budgétaires à court terme et sur une observation plutôt statique de la société : ainsi des changements, parfois minimes, pourraient relativiser et prévenir la question du financement des rentes. Ces projections ne tiennent pas compte du fait qu’en raison des fluctuations économiques et des événements historiques, certaines cohortes n’auraient pas la possibilité de constituer à elles seules les fonds nécessaires à assurer leur retraite. Une piste alternative intéressante à la discussion réside certainement dans la proposition formulée par Esping-Andersen de se référer au « principe de Musgrave » pour penser l’équité intergénérationnelle. Ce principe implique que toute modification des cotisations ou du montant des retraites soit réalisée « en proportion équivalente » afin de maintenir un ratio entre salaire net des actifs et revenu net des retraités dans une relation d’interdépendance (Esping-Andersen, 2008, p. 16).
Conclusion
22Malgré ces critiques conceptuelles, l’équité entre génération s’avère être à l’heure actuelle un thème porteur, en particulier dans les débats publics sur le « trop d’État ». Présenté par les fondateurs du mouvement AGE comme une approche permettant d’éviter de mettre en péril les ressources publiques, on peut supputer que ce débat est motivé en priorité par les conséquences économiques du vieillissement, en termes de financement des rentes et de coûts sur le système de santé, plutôt que par une exigence de juste répartition entre les âges (Quadagno, 1989 ; Walker 1993). La tendance à la privatisation des risques sociaux semble plus en adéquation avec les valeurs dominantes d’individualisme qui ont le vent en poupe dans les sociétés imprégnées de libéralisme économique, alors que la conception de responsabilité collective face aux populations les plus vulnérables qui sous-tend le contrat implicite entre les générations et entre les différents groupes sociaux face aux inégalités rencontre moins de succès. Étant les principaux bénéficiaires du système de prévoyance, les retraités font les frais de ces réformes de l’État-providence.
23Si le débat est moins exacerbé en Europe qu’il ne l’a été dans les années 1980 aux États-Unis, et si les objectifs d’AGE, visant à réduire drastiquement le système de sécurité sociale n’ont pas, à ce jour, été atteints, les termes du débat sont néanmoins repris tant au niveau médiatique que politique. L’équité intergénérationnelle se présente maintenant comme un élément pertinent et incontournable à intégrer dans une réflexion sur les réformes des politiques publiques. La reconnaissance de ce nouveau paradigme produit des effets tant sur les représentations liées à la vieillesse que sur les composantes du « contrat intergénérationnel ». D’une part, la diffusion d’attitudes et de discours pessimistes à l’égard des personnes âgées, concomitante à l’émergence d’une forme d’âgisme dans les sociétés occidentales, tend à fragiliser l’image des retraités, remettant en cause la sécurisation de la fin de la vie qu’avait permise la mise en place des systèmes de prévoyance vieillesse. Les groupements de retraités ne peuvent d’ailleurs plus faire l’impasse sur le débat et sont tenus de se positionner sur ces éléments nouveaux. D’autre part, la question du maintien d’une collectivisation des coûts et des risques sociaux et sanitaires est posée, non seulement dans une forme de solidarité implicite entre générations, mais également entre riches et pauvres. Bien que l’argumentaire dénonçant l’amélioration des conditions de vie des retraités au détriment de celles des plus jeunes laisse entrevoir un positionnement en faveur de ces derniers, identifiés comme des « nouveaux précarisés », les mesures proposées visent en réalité essentiellement la réduction des prestations aux plus âgés et rarement un soutien accru aux familles ou aux autres générations.
24La question de l’équité intergénérationnelle est, à l’heure actuelle essentiellement abordée sous l’angle des transferts économiques. Les enjeux pour la sociologie résident notamment dans les aspects de justice sociale et mériteraient d’être plus largement investigués. Sous couvert de plus d’équité entre les générations, le risque de la tendance actuelle des politiques publiques ne réside-t-il pas finalement dans un accroissement des inégalités intragénérationnelles et entre classes sociales ? Les travaux actuels, tant en France qu’à l’étranger, démontrent que les transferts intergénérationnels privés sont surtout inégalitaires et tendent à accroître les inégalités intragénérationnelles. L’analyse de la réorganisation, voire d’un renversement de la répartition des tâches entre l’État et la famille, devrait être mise en perspective avec l’analyse des inégalités sociales. L’articulation entre solidarités publiques et privées a certes déjà fait l’objet de travaux mais elle n’est pas encore assez étudiée : difficile d’estimer, par exemple, quels sont les effets des échanges intergénérationnels au sein de la famille sur les inégalités sociales ou encore l’impact des politiques publiques sur le quotidien des familles. Y a-t-il un effet d’amortisseur ou, au contraire, un accroissement des inégalités ? Les travaux qui proposent une analyse du double circuit de transmission entre les générations (public et privé) sont encore trop rares et mériteraient d’être développés.
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Références
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Notes de bas de page
1 Les notions de génération statistique, historique ou encore de génération familiale – qui s’applique à un rapport de filiation et définit la position de chaque individu dans une succession généalogique, indépendamment de son âge – ne sont pas retenues dans ce débat.
2 Motion déposée le 9 mars 2010 par la conseillère nationale (chambre du peuple) Lucrezia Meier-Schatz (Parti démocrate-chrétien, orientation centriste).
3 [http://www.bsv.admin.ch/themen/gesellschaft/index.html?lang=fr].
4 Ces trois modèles de relations intergénérationnelles (interdépendance positive, négative ou indépendance des générations les unes par rapport aux autres) sont développés dans les travaux de psychologie sociale et font référence aux relations et dynamiques intergroupes (Roux et al., 1996). Dans le débat sur l’équité intergénérationnelle, les deux modèles d’interdépendance (positive ou négative) sont essentiellement opposés, celui de l’indépendance des générations n’étant généralement pas mobilisé.
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