Éclairage. La Belgique, laboratoire du vieillissement actif… en emploi
p. 93-95
Texte intégral
1« Vieillir en restant actif » : tel est le projet porté à la fin des années 1990 par plusieurs organisations internationales avant d’être synthétisé en 2002 par l’Organisation mondiale de la santé et, en gérontologie, par Alan Walker. À la croisée du savoir et du politique, le « vieillissement actif » entend donner une image positive de l’avancée en âge en encourageant, dans une perspective du cycle de vie, la participation sociale, le bien-être et la santé le plus tardivement possible. Néanmoins, dès le départ, il existe aussi une acception étroite du terme qui réduit sa compréhension et ses prétentions politiques à la prolongation de l’activité professionnelle. Au début des années 2000, la stratégie européenne pour l’emploi de Lisbonne a fixé deux objectifs quantitatifs à l’horizon 2010 : relever l’âge effectif moyen de départ à la retraite de cinq ans et atteindre un taux d’emploi de 50 % pour les 55-64 ans. L’OCDE (2006) a également soutenu cette approche, laissant le soin à l’OMS (2002) et à l’ONU de développer une définition plus large du « vieillissement actif », reprise cette fois par l’Année européenne 2012 du vieillissement actif et de la solidarité entre les générations. Si l’ouverture est patente, la priorité donnée à l’emploi reste importante de sorte que nous proposons d’interroger les enjeux de connaissance d’une sociologie du « vieillissement actif en emploi » à partir de l’expérience belge.
2Nous proposons de prendre sociologiquement au sérieux ce « vieillissement actif ». Plutôt qu’une notion à promouvoir aussi bien dans la sphère politique que scientifique (Walker, 2002), nous l’envisageons comme un objet à déconstruire. Ainsi, nous nous inspirons de la gérontologique critique qui pose que les politiques publiques définissent « les paramètres d’un vieillissement légitime » et rappelle combien les « solutions au problème du vieillissement sont séduisantes pour la gérontologie » (Estes et al., 2003, p. 4).
3Dans cette perspective, nous avons lu le « vieillissement actif » comme un référentiel d’action publique (Moulaert, 2012a) construit par de grandes organisations internationales et par le monde gérontologique anglo-saxon (Walker, 2002 ; 2009). Puis, pour en évaluer l’impact réel, nous avons pris appui sur le concept de gouvernementalité tel qu’il a été proposé par Foucault (1994) afin d’interpréter l’évolution de l’action publique en Belgique – en particulier la généralisation aux plus de 45 ans de l’outplacement ou reclassement professionnel –, comme l’émergence d’un « gouvernement à distance » des fins de carrière (Moulaert, 2012a ; 2012b). Dans ce cas, les nouveaux modes d’action publique portés par le « vieillissement actif » peuvent participer d’un processus de responsabilisation individuelle. La subjectivation n’y est plus une affaire personnelle, une question de Souci de soi (Foucault, 1984) : elle devient un enjeu et un outil d’action publique qui obligent à reconsidérer nos cadres de pensée des politiques de la vieillesse en raison notamment des inégalités face à la possibilité de « se prendre en main » pour satisfaire aux exigences de l’activation à tout âge. À condition de disposer de méthodologies capables de saisir l’action publique « en train de se faire », on constate en effet l’écart entre l’injonction au « vieillissement actif » et l’expérience qu’en font les chômeurs âgés transformés, par l’outplacement, en « candidats » comme pour mieux sous-entendre que « tout reste possible ».
4Au fond, le passage d’une « culture du retrait précoce » à ce qui serait une culture de « vieillissement actif » transforme la signification de la justification sociale ou collective des mesures d’âge. Certes, le « social » n’a pas disparu. Mais il se reconfigure en faisant ou en tentant de faire jouer un rôle plus important que par le passé à l’individu. Hier, les systèmes de sortie anticipée furent vendus au nom de la solidarité entre les générations (un aîné accepte de laisser sa place à un jeune) dans un contexte de crise de l’emploi ; aujourd’hui cette solidarité appelle un comportement exactement inverse (un aîné accepte de se maintenir au travail pour garantir des revenus à la Sécurité sociale). Si l’argument ne souffre aucune critique sur le plan des idées, en pratique il ne parvient pas encore à convaincre ni à s’appliquer à l’ensemble des individus plus âgés ciblés par ces politiques.
5Selon nous, cette difficulté s’explique parce qu’au cœur des pratiques du « vieillissement actif » en emploi, de la même manière qu’elle s’est posée avec l’activation des politiques d’emploi, c’est la redistribution de la responsabilité des trajectoires professionnelles qui se joue entre individu, État et marché ou, si l’on veut, le partage du social et de l’individuel. En Belgique, le premier s’est vu rappeler ses droits et devoirs (devoir de se maintenir en emploi) par le deuxième transformé en État social actif (Vandenbroucke, 1999), sans que le troisième ne s’ouvre aux plus âgés. C’est un peu comme si le « bon élève » de l’Europe qu’est la Finlande ne parvenait pas à inspirer ses voisins malgré la reconnaissance du monde académique qui y voit un exemple de mobilisation de tous les acteurs (Guillemard, 2010). Peut-être que la cohérence culturelle de ce pays et l’importance que l’ergonomie semble y avoir prise – deux conditions qui ne se retrouvent pas en Belgique – mériteraient d’être discutées. On pourrait alors penser que tout comme il n’y a pas une seule forme d’activation (Barbier, 2002), il n’y a pas une forme unique de « vieillissement actif » (Ney, 2005). En ce sens, ce serait rappeler que finalement, comme le suggère l’Année européenne 2012, il est possible d’appréhender le vieillissement actif au pluriel, et pas seulement dans l’emploi (Moulaert et Léonard, 2012).
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Références
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