L’emploi des seniors. Vers une théorie comparée de l’activité en seconde partie de carrière
p. 73-91
Texte intégral
1Le principal défi posé par le vieillissement des populations et la longévité accrue ne se limite pas à la question des retraites. Il est d’abord celui de l’emploi des salariés qui avancent en âge. En effet, les implications du vieillissement démographique ont surtout été abordées sous l’angle des problèmes posés par l’équilibre financier des systèmes de retraite ou la prise en charge du grand âge dépendant. Cette approche est très réductrice. La question du vieillissement des populations ne se limite pas à une augmentation de la proportion des plus de 60 ans ou de ceux appartenant au grand âge. Elle affecte également la pyramide des âges de la population active. Le vieillissement de la main-d’œuvre représente un immense défi pour les sociétés développées, dont on a jusqu’à présent insuffisamment pris la mesure. C’est cette dimension du vieillissement et les réponses politiques qui lui ont été apportées qui sont au cœur de ce chapitre. En effet nous assistons, dans tous les pays développés, à un vieillissement sans précédent de la population en âge d’activité. Ce vieillissement tient à un double mouvement. D’une part, il résulte de l’avance en âge des cohortes nombreuses du baby-boom, lesquelles vont grossir les rangs des quinquagénaires avant de partir massivement à la retraite. D’autre part, il correspond à l’entrée sur le marché du travail de cohortes jeunes beaucoup plus réduites, nées durant la période de baisse de la fécondité. Ce processus peut être synthétisé en deux données chiffrées. Pour l’Union européenne des quinze, les 45-64 ans représenteront, en 2015, 45 % de la population d’âge actif, alors qu’ils n’étaient que 35 % en 19951. À l’inverse, la classe d’âge des 15-29 ans va connaître une diminution de 16 % sur la même période. Le vieillissement de la population active procède donc d’un mouvement en ciseaux, à la fois par le haut et par le bas de la pyramide des âges.
2Ce chapitre reprend la problématique et certains des résultats issus de notre ouvrage synthétique récent : Les défis du vieillissement. Âge, emploi, retraite. Perspectives internationales (Paris, Armand Colin, 2010).
3Dans une première partie, nous traiterons successivement de la question de l’emploi des seniors comme problème social et comme problème sociologique. Comme problème social, nous retracerons le processus d’inscription à l’agenda politique de cette question et nous montrerons qu’elle est devenue un enjeu majeur pour faire face au défi du vieillissement démographique dans les pays développés. Un détour par l’observation au plan international du niveau de participation au marché du travail des actifs après 55 ans et de son évolution sur les trente dernières années mettra en évidence les très fortes disparités existant selon les pays en matière de participation à l’emploi après 55 ans. Entre les quinquagénaires japonais, suédois ou français, quel contraste ! Aux deux premiers, l’insertion sur le marché du travail jusqu’à un âge avancé (l’âge médian de retrait effectif du marché du travail est de 65 ans ou plus). Au troisième, la fragilisation et la relégation précoce en fin de carrière (l’âge médian de sortie de marché du travail est de 59 ans).
4Ce constat permet d’établir la relativité de la notion d’âge selon les contextes sociétaux. La définition du salarié âgé est un construit social. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’apparition récente du terme « senior » pour désigner ceux concernés par le vieillissement professionnel mais pas encore qualifiés de personnes âgées. Ce terme signifie littéralement « être plus âgé ». Il évoque aussi la métaphore sportive par laquelle être senior ce n’est plus être junior mais pas encore vétéran. Le senior est donc, en ce sens, celui dont on ne peut plus attendre les mêmes performances que celles du junior. Il est intéressant de constater que les bornes d’âge qui sont associées à cette étape de vie sont fluctuantes en fonction des contextes. Selon l’Union européenne, l’appellation senior concerne les 65-79 ans, alors que les 55-64 ans sont désignés comme travailleurs âgés. En France, l’appellation senior couvre couramment les 45-65 ans.
5Ces observations fixent un cadre au traitement sociologique de la question de l’emploi des seniors. La comparaison internationale s’impose comme stratégie de recherche. Elle seule autorise la distanciation qui permet de dénaturaliser la notion d’âge, afin de procéder à son analyse relationnelle. Elle seule permet de bâtir une théorie explicative des disparités observées en matière de trajectoires professionnelles de seconde partie de carrière. Outre l’impératif de comparaison internationale, la construction conceptuelle de notre objet sera précisée et justifiée. Elle adopte la perspective du cours de vie pour procéder à l’analyse comparée des politiques publiques. Ces dernières sont considérées dans ce travail, conformément à l’approche cognitive des politiques publiques, non seulement comme un ensemble de règles et de modèles d’action publique mais également comme des édifices normatifs qui incarnent « des modèles dominants d’interprétation du monde » (Muller, 2000, p. 194). Ce qui signifie que les politiques constituent des agents centraux de définition et redéfinition sociales des âges de la vie et de l’âge au travail.
6Dans une deuxième partie, il sera proposé, à partir des résultats de la recherche, une théorie comparative de l’activité en seconde partie de carrière sur la base d’une typologie distinguant quatre configurations de politiques publiques.
7Enfin en conclusion, les résultats de l’approche comparative seront utilisés pour tenter d’identifier les raisons du retard français dans ce domaine et les stratégies politiques qui permettraient d’y mettre fin par la promotion d’une nouvelle gestion des âges au travail, à partir des exemples de pays qui ont su différer la sortie du marché du travail et maintenir en emploi les seniors.
La question de l’emploi des seniors : actualité et construction conceptuelle
Une inscription à l’agenda politique comme enjeu majeur de l’ajustement au vieillissement démographique
8L’allongement de la vie conjugué au vieillissement impose de repenser la manière dont ont été traditionnellement distribués les temps de travail et de non-travail sur le cours de vie. D’autant que la conjonction, sur les dernières décennies, entre des progrès notables de la longévité, lesquels conduisent à une vie plus longue et en bonne santé, et un considérable raccourcissement de la durée de la vie de travail fait qu’il n’y a plus qu’une seule génération d’âge médian au travail dans nombre de pays européens. Transcrite au niveau d’une lignée familiale, cette nouvelle réalité implique que sur quatre générations, deux sont retraitées et que la plus jeune est en cours de scolarité. À travers cet exemple, on peut constater que le problème ne se pose pas en termes financiers seulement. Il s’agit d’un problème majeur de société, lequel tient en premier lieu à la répartition des temps de travail et d’inactivité sur le parcours des âges.
9Dans un rapport de 1998, l’OCDE pointait ce paradoxe. Elle mettait en évidence que si un homme moyen des pays membres passait, en 1960, 50 ans de ses 68 ans de vie en emploi, en 1995, sur 76 ans de son existence, il n’en consacrait plus que la moitié au travail, soit 38 ans. Ce mouvement de raccourcissement de la vie de travail tient à une double évolution. L’entrée des jeunes sur le marché du travail est aujourd’hui plus tardive, en raison de l’allongement de la scolarité et des difficultés d’insertion dans l’emploi. Mais surtout, la durée de la vie de retraite s’est allongée considérablement, sous les effets conjugués de la tendance à la sortie précoce du marché du travail et de l’augmentation de l’espérance de vie aux âges élevés. Ainsi, en France la durée de la retraite espérée a doublé entre 1975 et 2010. Pour la génération née en 1910 et partie à 65 ans en 1975, la durée espérée de retraite était de 10,6 années. Pour la génération née en 1950 et prenant sa retraite à 60 ans aujourd’hui, cette durée espérée est de 20,4 années (Conseil d’analyse économique, 2005, p. 54).
10Cette nouvelle distribution des temps sociaux sur le parcours des âges devient à l’évidence intenable et constitue une double menace. En premier lieu, elle met en péril les systèmes de transferts sociaux entre générations. Comment les richesses produites par une fraction de plus en plus mince de la population pourront-elles assurer des allocations de ressources décentes pour une population inactive de plus en plus nombreuse ? Les progrès de la productivité du travail ne permettront pas à eux seuls de résoudre cette équation. Certains ont évoqué, sous les traits menaçants d’une « guerre des âges », un scénario alarmant selon lequel le fardeau des retraites accaparerait une part démesurée des richesses produites par les jeunes générations au travail, compromettant tout principe d’équité intergénérationnelle. Cela constituerait un danger grave pour la cohésion des sociétés développées. En second lieu, le raccourcissement de la vie de travail pose avec acuité la question des forces de travail dont dépendra demain l’effort productif des pays. Pour la France, ces chiffres sont suffisamment éloquents : plus de 80 % des emplois sont assurés par des actifs dont les âges sont compris entre 25 et 54 ans, alors que ces derniers ne représentent plus que 40 % de la population totale. La réponse à ces perspectives inquiétantes résiderait dans une meilleure distribution des chances d’activité professionnelle entre les différents groupes d’âge et générations2.
11Différer la sortie du marché du travail en demeurant en emploi plus tard constitue l’une des réponses les plus efficaces et acceptables pour faire face aux préoccupations concernant le financement de la protection sociale, dans un contexte de progrès marqués en matière de longévité aux âges élevés. En effet, la prolongation de l’activité apporte un double dividende pour le financement des retraites et des dépenses sociales puisque simultanément elle augmente le nombre de cotisants tout en réduisant le nombre de pensionnés. Pour toutes ces raisons, l’OCDE en 1998 et l’Union européenne en 1999 avec leur mot d’ordre du « vieillissement actif » ont rendu explicite l’objectif de différer la sortie du marché du travail des seniors et de les maintenir plus longtemps en activité3. Ainsi, la stratégie européenne pour l’emploi s’est dotée de deux objectifs. En 2001, elle a fixé un taux d’emploi moyen de 50 % pour la population âgée de 55 à 64 ans, à atteindre à l’horizon 2010. En 2002, l’objectif d’un relèvement progressif d’environ cinq ans de l’âge moyen de sortie du marché du travail a été adopté pour le même horizon de 2010.
12Malheureusement, même si l’Union européenne des quinze a en moyenne presque atteint cet objectif en 2010, la Belgique, la France, les pays du Sud de l’Europe, tels l’Italie et l’Espagne ainsi que les nouveaux membres d’Europe de l’Est en sont demeurés assez éloignés. L’emploi des seniors et l’ensemble des politiques publiques et d’entreprises susceptibles de le favoriser constituent en enjeu majeur pour tous les pays confrontés au vieillissement de leur population.
La comparaison internationale : une stratégie de recherche indispensable en raison de la forte disparité selon les pays de l’insertion des seniors dans l’emploi
13L’observation en longue période de l’activité professionnelle entre 55 et 64 ans permet d’identifier deux périodes distinctes, chacune présentant de fortes disparités entre pays.
1980-2000 : une baisse sur 20 ans de l’activité après 55 ans mais d’inégale ampleur
14À partir de la fin des années 1970, début des années 1980, s’amorce une baisse générale de l’activité à cet âge qui va persister jusque vers l’année 2000. Toutefois, l’ampleur de cette baisse est très contrastée. Elle est considérable pour les pays d’Europe continentale, dont on sait qu’au nom de la sauvegarde de l’emploi ils ont opté, durant deux décennies au moins, pour l’indemnisation de la sortie anticipée des travailleurs âgés avec les préretraites et les mesures d’âge. Ainsi, entre 1971 et 2000 on enregistre une chute du taux d’emploi de – 41 % pour l’Allemagne, – 43 % pour la France, – 36 % pour les Pays-Bas. En revanche, on observe sur la même période une décrue très faible pour les pays scandinaves (Suède, – 16 %), le Japon (– 9 %) et les États-Unis (– 11 %) (Guillemard, 2010, p. 43). Ces pays n’ont pas ou peu mis en œuvre des dispositifs de sortie anticipée. En revanche pour les deux premiers, ils ont tenté de s’ajuster au vieillissement de leur main-d’œuvre en renforçant leurs politiques actives de l’emploi, notamment en direction des actifs vieillissants devenus vulnérables sur le marché du travail.
Dans les douze dernières années (2000-2012), la tendance est à la remontée des taux d’emploi mais avec de fortes disparités entre pays
15À partir de 2000, comme le montre le tableau 1 (annexe), le taux d’emploi des 55-64 ans remonte mais dans des proportions très variables selon les pays. Ainsi, si la progression sur la période 1996-2012 est spectaculaire pour les Pays-Bas (+ 92 %) et la Finlande (+ 64 %), et conséquente pour l’Allemagne (+ 62 %), les performances d’autres pays membres sont beaucoup plus modestes (+ 51 % pour la France, + 41 % pour l’Italie, + 34 % pour l’Espagne). Surtout, ces pays sont loin d’être parvenus à l’objectif européen de 50 % au moins de 55-64 ans en emploi en 2010. La France, avec moins de 45 % de ce groupe d’âge en emploi, ne s’est pas montrée capable de différer significativement la sortie du marché du travail.
Vers un cadre conceptuel pour analyser l’activité en seconde partie de carrière. Conjoindre la perspective du cours de vie avec une analyse des politiques publiques qui combine les approches cognitives et néo-institutionnelles
16Comment expliquer les différences constatées dans le niveau de participation au marché du travail en fin de carrière, alors que les évolutions démographiques ont été relativement homogènes d’un pays à l’autre ? L’hypothèse qui sous-tend l’interprétation proposée est que les principaux déterminants sont à rechercher dans les dynamiques par lesquelles une société élabore les rapports entre les âges et le travail, construit les définitions sociales de l’âge de travailler et de cesser le travail et donne sens à l’avancée en âge. Ces dynamiques peuvent être saisies par l’analyse du réseau spécifique d’interdépendances entre les agencements de politiques publiques du travail, de l’emploi, de la formation et de la protection sociale, les systèmes d’acteurs qui les animent et les édifices normatifs qu’elles érigent avec les formes d’organisation du parcours des âges qui en résultent.
17La perspective du cours de vie est au cœur de la recherche. En effet, comprendre la participation au marché travail en fin de carrière suppose, en premier lieu, de l’interpréter à la lumière de tout le processus long et graduel par lequel se joue sur ce marché la relégation ou le maintien en activité des salariés à mesure de leur avancée en âge. En second lieu, la sociologie du parcours de vie a établi que l’avènement des systèmes de protection sociale avait constitué un puissant élément de formatage d’un cours de vie à trois temps, avec l’âge chronologique comme marqueur principal du seuil des transitions d’un âge à l’autre comme le rappellent Mayer et Schoepflin (1989, p. 198, traduit par nos soins).
« Avec l’État-providence le déroulement continu de la vie est transformé en une série d’étapes, chacune ayant une définition formelle stricte […]. La périodisation du cours de la vie et la multiplication des coupures entre les âges opérées par les systèmes d’assurance sociale s’agencent en un modèle biographique d’existence. »
18Toutefois, l’avènement d’une société de la connaissance, associé à la longévité accrue, a bouleversé ce modèle biographique d’existence. La plupart des sociologues qui adoptent la perspective du cours de vie s’accordent aujourd’hui pour constater que le cycle de vie ternaire de la société industrielle a subi de profondes transformations et que les trajectoires biographiques des individus n’épousent plus la scansion en trois temps successifs bien distincts et ordonnés de la vie qui le caractérisait (Marshall et al., 2001 ; Riley et al., 1994). Celles-ci sont devenues infiniment plus complexes. Les parcours de vie sont désormais plus « flexibles » (Best, 1981) et déstandardisés (Beck, 2001). Pour les salariés avançant en âge, il devient plus difficile de durer en emploi. Travail flexible, parcours de vie flexibles et incertitudes des trajectoires se multiplient.
19L’intérêt du concept de cours de vie est de permettre de relier une analyse macrosociologique de la manière dont l’institution du cours de vie modèle les parcours individuels et leur imprime un rapport au temps et à l’avenir propre à chaque société, à une microsociologie des trajectoires biographiques. Ainsi, ce concept est particulièrement pertinent pour jeter un pont entre les transformations institutionnelles et les trajectoires individuelles. Il autorise une meilleure appréhension, tant des nouveaux profils de risques sur le parcours des âges auxquels sont exposés les individus aujourd’hui, que des reconfigurations de la protection sociale qu’il serait nécessaire d’engager pour les couvrir. Ainsi peut-on comprendre, non seulement les nouvelles vulnérabilités qui se font jour dans la seconde partie de carrière, mais aussi expliquer les raisons pour lesquelles certains pays ont mieux réussi que d’autres à y porter remède en ajustant leurs politiques de formation, d’emploi et de protection sociale.
20Notre analyse des politiques croise l’approche néo-institutionnaliste avec la perspective cognitive. Afin de situer l’approche néo-institutionnaliste nous reprendrons la définition qu’en donne Ebbinghaus (2006, p. 16) dans son ouvrage portant sur une analyse comparée des réformes en matière de retrait précoce d’activité.
« Pour l’approche institutionnaliste, l’environnement institutionnel modèle les orientations et intérêts des acteurs, comme les structures d’opportunités qui leur sont offertes. Il constitue le milieu au sein duquel se prennent les décisions des acteurs de la sphère du travail comme ceux des arènes où se négocient et se construisent les politiques sociales. » (Nous traduisons.)
21La grande majorité des recherches néo-institutionnalistes, visant à expliquer au plan comparatif les trajectoires contrastées de fin de carrière, ont raisonné sur le poids déterminant de la dialectique entre modèles de marché du travail et régimes de protection sociale. Pour leurs auteurs (Esping-Andersen et Sonnberger, 1991 ; Nashold et de Vroom, 1994 ; Ebbinghaus, 2006), le modèle d’explication comparé repose sur une combinaison variable entre « facteurs d’attraction » (pull factors) représentés par les régimes de protection sociale et « facteurs de rejet » (push factors) présents dans les modèles de marché du travail. Plus largement, l’interprétation proposée repose sur l’éventail des choix en matière de travail ou de retrait anticipé offerts aux individus avançant en âge par les structures institutionnelles, leurs règles et leurs normes.
22Le projet théorique d’Ebbinghaus (2006) est le plus ambitieux de tous. Il propose d’expliquer les trajectoires différenciées, selon les pays, de sortie du marché du travail en fin de carrière par un schéma conceptuel complexe. Ce dernier associe à la dialectique des régimes de protection sociale et des modèles de marché du travail, la dimension des « variétés de capitalisme » inspirée des travaux de Hall et Soskice (2001) ainsi que celle des modèles de relations professionnelles. Toutefois, en dépit de ces avancées, l’ouvrage comporte, à nos yeux, deux limitations principales. Celles-ci nous confortent dans la volonté de ne pas en rester à une analyse néo-institutionnaliste des politiques sociales, mais également à prendre en compte leur dimension cognitive.
23La première limite est que l’analyse se focalise étroitement sur la sortie anticipée de la vie active et les facteurs institutionnels qui la déterminent. Cette centration de l’analyse sur la fin de carrière interdit de saisir tout le processus long par lequel le salarié est progressivement marginalisé en emploi avant d’être externalisé. Or, nous avons constaté que les déficits de formation et d’évolution de carrière des quadragénaires précèdent bien souvent les vulnérabilités dans l’emploi des quinquagénaires, lesquelles présideront finalement à leur rejet. Le défaut d’entretien et de remise à jour des compétences après 40 ans, la faible mobilité en emploi, le peu d’attention porté à des conditions de travail « soutenables » tout au long du parcours professionnel et pas seulement en fin de carrière sont des éléments clés pour comprendre, de manière comparée, l’inégale capacité à durer en emploi dont sont dotés les seniors selon les pays. Ainsi, l’adoption d’une perspective plus large de cycle de vie, prenant en compte le déroulement de toute la seconde partie de carrière, apparaît absolument indispensable pour saisir l’ensemble des déterminants de la sortie du marché du travail, ainsi que les leviers politiques, qui expliquent que certains pays aient réussi à inverser la tendance au retrait précoce. D’autant que les défauts de vision en termes de cours de vie et de temporalité de cette recherche conduisent l’auteur à réduire le rôle des régimes de protection et de production à de simples effets univoques d’attraction (pull) pour les premiers et de rejet (push) pour les seconds. Cette vision est trop réductrice et mécaniste, car elle conduit à négliger le fait que le régime de production peut constituer un élément pour retenir le salarié âgé en emploi, par exemple par une offre de perspectives de carrière et de conditions de travail attractives.
24La deuxième critique principale que cette recherche suscite à nos yeux est qu’elle néglige toute la dimension cognitive de l’analyse des politiques publiques. On sait que c’est une limite présente dans tous les travaux qui s’inspirent strictement de l’approche néo-institutionnaliste. Toutefois, la cécité qu’elle introduit sur le rôle cognitif des politiques publiques interdit de saisir en quoi les règles contenues dans les dispositifs institutionnels en viennent peu à peu à construire des « cultures de l’âge différenciées » et des représentations de l’âge sur lesquelles tous les acteurs du marché du travail vont fonder et développer leurs plans d’action. En conséquence, l’intelligibilité produite par un cadre purement néo-institutionnaliste ne peut être que partielle, puisqu’elle se prive de la contextualisation de l’analyse nécessaire à la compréhension du sens que les différents acteurs prêtent aux dispositifs institutionnels comme de l’usage réel qu’ils en font sur le terrain.
25Cette critique conduit à une remarque méthodologique. Elle justifie notre choix de travailler de manière qualitative sur des cas types de pays comme on le verra plus loin. Cette option permet d’analyser concrètement les dynamiques entre agencements institutionnels et stratégies d’acteurs, tout en étant attentif aux significations sociales que ces agencements revêtent à leurs yeux.
Construire une théorie comparative de l’activité en seconde partie de carrière
Configurations de politiques sociales et cultures de l’âge au fondement des trajectoires professionnelles de seconde partie de carrière
26Afin d’expliquer des trajectoires professionnelles différenciées de fin de carrière il convient d’identifier les dimensions pertinentes pour construire les configurations de politiques sociales à prendre en compte. Conformément aux travaux de recherche qui viennent d’être évoqués, chaque configuration a conjugué un régime de protection sociale4, spécifié par les niveaux de couverture et d’indemnisation de l’inactivité qu’il assure aux actifs en seconde partie de carrière, avec des politiques du marché du travail caractérisées par leur capacité ou non à assurer employabilité, aptitudes et insertion ou réinsertion au travail durant cette séquence de la carrière.
27À un premier niveau, ces configurations institutionnelles de politiques sociales affectent directement les itinéraires accomplis par les salariés sur le marché du travail dans chaque pays. En effet, par les droits et les prestations qu’elles accordent et les statuts qu’elles offrent dans l’emploi ou dans le système de protection sociale, elles façonnent l’éventail des alternatives ouvertes pour les salariés : voies d’insertion dans l’emploi, cumul de revenus d’activité et d’indemnisation ou voies de sortie précoce indemnisée. Ces configurations modèlent les trajectoires possibles et les anticipations de tous les acteurs du marché du travail sur l’avenir en emploi des salariés avançant en âge.
28À un second niveau, ces configurations de politiques sociales produisent un ensemble d’orientations normatives significatives. C’est leur dimension cognitive. L’État social en intervenant et arbitrant dans le domaine de l’emploi, du travail, de la formation ou de la protection sociale produit des normes d’âge. Son activité donne naissance à un véritable gouvernement des âges, que nous désignons comme « une police des âges », en reprenant le sens ancien de gouvernement que revêtait ce terme sous l’Ancien Régime (Percheron, 1991). Dans un contexte national donné, les interactions entre, d’une part, les différentes « polices des âges » contenues dans les dispositifs de protection sociale et d’emploi et, d’autre part, la manière dont les différents acteurs du marché du travail s’en emparent et en font usage, créent une dynamique particulière. Cette dynamique stabilise progressivement ce que nous désignons comme une « culture de l’âge » spécifique. Celle-ci représente un ensemble de valeurs et de normes partagées sur les manières de problématiser la question de l’avance en âge et sur les droits et obligations attachés à l’âge. Elle repose sur des principes d’équité et de justice entre âges et générations, sur des catégorisations de l’âge et des règles d’action. Ainsi, les options politiques prises à l’égard des salariés avançant en âge ne représentent pas seulement des règles pour l’action. Une fois adoptées, elles rétroagissent sur le cognitif. Elles constituent des réseaux de motifs, de justifications et de références qui façonnent les comportements de tous les acteurs du marché du travail dans chaque contexte. En définitive, nous suivons Pierre Muller (2000, p. 194) selon qui : « On prend conscience du caractère à la fois cognitif et normatif de l’action publique, puisque les deux dimensions d’explication du monde et de mise en normes du monde sont irréductiblement liées. » Chaque configuration institutionnelle typique de politiques peut ainsi être examinée sous le rapport de la culture de l’âge particulière qu’elle tend à promouvoir.
Une typologie des trajectoires professionnelles tendancielles en seconde partie de carrière
29Selon un schéma simplificateur, quatre configurations institutionnelles stylisées de politiques peuvent être identifiées, à partir du croisement de deux axes polaires : celui des politiques de l’emploi et celui de l’indemnisation du non-travail. La présence de nombreux instruments d’intégration dans l’emploi en faveur des salariés avançant en âge tend à multiplier les opportunités d’intégration sur le marché du travail. À l’inverse, l’indemnisation généreuse du risque de non-travail façonne de nombreuses alternatives de sortie anticipée pour le travailleur avançant en âge. Les quatre configurations institutionnelles de politiques, et les trajectoires professionnelles types qu’elles tendent à encourager peuvent être synthétisées par l’espace d’attributs suivant (voir schéma 1). À titre illustratif sont mentionnés les pays se rapprochant le plus de chacune des quatre configurations stylisées identifiées. Ces dernières sont des épures. Elles ont servi d’étalon de mesure pour les études de cas de pays.
30Cette typologie ne doit pas faire l’objet d’une lecture mécaniste et déterministe mais, au contraire, être interprétée en dynamique. Ainsi, la typologie permet de caractériser les trajectoires d’ajustement au vieillissement propres à différents pays. Par exemple, les réformes intervenues aux Pays-Bas et en Finlande ont rapproché ces pays de la configuration de politiques sociales de type 2 et leur ont ainsi permis de s’extraire de la culture de la sortie précoce qui imprègne tous les acteurs du type 1.

Schéma 1. – Typologie des trajectoires tendancielles sur le marché du travail en seconde partie de carrière en fonction de la dialectique des politiques de protection sociale et d’emploi
Note 55
31La validation empirique de la recherche comparative a permis d’établir des correspondances étroites entre d’une part, les dynamiques de configurations de politiques publiques, leurs édifices normatifs et les cultures de l’âge qu’elles construisent et, d’autre part, les trajectoires tendancielles sur le marché du travail qu’elles canalisent. Elle a consisté, pour chaque pays particulièrement illustratif d’une configuration typique de politiques, à caractériser son agencement de politiques sociales sur une vingtaine d’années et d’en suivre les incidences sur les représentations et les pratiques des acteurs du marché du travail.
32Le point de départ de l’analyse est donc l’examen comparé des dynamiques des politiques d’emploi et de protection sociale mises en œuvre et de leur impact sur la seconde partie de la carrière. Il permet d’une part, d’identifier des modalités, différenciées selon les sociétés, de construction et de régulation des rapports entre âge, travail et protection sociale et les cultures de l’âge produites. Il autorise d’autre part, à décrire et analyser, dans ce cadre relativiste, la diversité des réponses nationales face aux nouvelles contraintes démographiques pesant sur l’ensemble des pays développés.
Type 1 : marginalisation/relégation
33La première configuration est bien illustrée par les pays d’Europe continentale. Elle combine une indemnisation généreuse du risque de non-travail pour les salariés âgés avec une quasi-absence d’instruments d’intégration ou de réintégration dans l’emploi en direction de ces salariés. La France a incarné de manière presque idéale typique une telle configuration de politiques sociales.
34Au plan des principes adoptés pour légitimer la répartition de l’emploi et des ressources de transfert entre les différentes catégories d’âge, cette configuration place nettement l’accent sur la sécurité du revenu. Elle met avant tout en œuvre une logique de compensation financière de la perte d’emploi pour les salariés avançant en âge. Le privilège accordé à cette logique construit une « culture de la sortie précoce du marché de travail ». Bientôt, la norme pour le salarié âgé n’est plus l’emploi mais l’accès à des transferts sociaux. L’exemple français permet de comprendre comment, dans l’intrication entre dynamiques d’acteurs, production de dispositifs et édification des normes et règles qu’ils contiennent, se construit une culture de la sortie précoce et une « inactivation » des seniors.
35Durant près de trois décennies (1977-2003), ont été mises en œuvre en France des mesures d’âge très attractives, tant pour les entreprises que pour les salariés. Elles offraient une indemnisation généreuse, largement financée par la collectivité publique, que ce soit par l’impôt (préretraites du fonds national de l’emploi) ou par les contributions sociales (l’assurance chômage avec ses multiples dispenses de recherche d’emploi, qui constituaient de fait des préretraites déguisées). Jusqu’au début des années 1990 ces programmes se sont multipliés. Ils ont représenté un effort financier très élevé pour la collectivité, sans que les résultats attendus en contrepartie en matière de création d’emploi, pour les jeunes en particulier, soient à la hauteur des attentes.
36Cette configuration de politiques publiques construit graduellement une définition du salarié âgé comme vulnérable dans l’emploi et non reclassable. Dès lors il est juste et équitable pour cette population de renforcer son accès aux transferts sociaux. L’adoption de ce principe débouche sur un véritable processus de dépréciation des salariés avec l’âge, lequel de proche en proche va affecter les générations cadettes. Si les salariés après 55 ans sont réputés non reclassables et promis à la relégation6, alors leurs cadets immédiats, les jeunes quinquagénaires se retrouvent étiquetés bientôt comme des demi-vieux, et en tant que tels fragilisés sur le marché du travail. Au fur et à mesure, ce mouvement de dépréciation touche également les quadragénaires.
37On peut aussi remarquer que cette configuration de politiques publiques donne lieu à une montée des discriminations à l’encontre de l’âge dans l’emploi. On observe une accélération de la logique de segmentation par l’âge, avec son corollaire la multiplication des barrières d’âge à l’emploi. Cette logique est contenue dans les dispositions relatives aux mesures d’âge, lesquelles invitent les entreprises à traiter différemment les catégories d’âge : aux plus âgés les dispositifs de sortie anticipée, alors qu’on réserve aux plus jeunes les dispositifs d’insertion ou de réinsertion dans l’emploi.
Type 2 : intégration/réintégration sur le marché du travail
38La deuxième configuration de politiques publiques tend à édifier une culture de l’âge et une définition du salarié âgé diamétralement opposées au premier cas. Cette configuration évoque le régime scandinave de protection sociale et l’attention qu’il porte de longue date au développement de politiques actives de l’emploi.
39L’indemnisation généreuse du risque de non-travail en seconde partie de carrière est ici étroitement adossée à la mobilisation d’une politique active de l’emploi. Dès lors, le maintien dans l’emploi avec l’avance en âge est encouragé et accompagné grâce à une gamme étendue d’instruments d’intégration ou de réinsertion dans l’emploi, et à l’extension des services sociaux de l’emploi en direction des actifs âgés. C’est alors un autre système de règles qui prévaut. Il vise à faire du salarié âgé, avec d’autres populations, la cible d’interventions de réhabilitation et de réintégration dans l’emploi, afin de respecter son droit au travail et de le rendre effectif.
40Au nom de l’égalité des chances entre actifs, on ne se contente plus de remplacer le revenu du travail par des revenus de transfert comme dans l’Europe continentale, car ceci revient à consacrer, comme on l’a vu, la relégation du salarié âgé et sa définition comme « inemployable ». Dans cette deuxième configuration, la stratégie est préventive. De nombreux programmes d’entretien de l’employabilité et de la capacité de travail, ainsi que des actions de réinsertion dans l’emploi et de réhabilitation fournissent à tous les citoyens les moyens de demeurer au travail. Présumés fragiles dans l’emploi mais reclassables, les salariés âgés, comme d’autres populations vulnérables, doivent bénéficier de services de l’emploi ciblés et renforcés.
41L’analyse du cas suédois a bien montré dans notre recherche que l’enjeu de la prolongation de l’activité est au centre du débat social. À partir de la deuxième moitié des années 1990, une série de réformes est adoptée qui fait retour à l’éthique du travail, relance l’activation de la protection sociale et favorise l’accès au temps partiel en fin de carrière. Des restrictions ont été apportées à tous les systèmes de protection sociale qui contribuaient au développement de voies de sortie anticipée en fin de carrière. Ces dernières ont été soit considérablement restreintes, soit supprimées. Le système de retraite a été profondément réformé en 1999 en vue d’être plus incitatif à une prolongation de la vie de travail. Plus on travaille longtemps, plus la pension perçue est élevée. Les politiques actives de l’emploi ont été renforcées et ciblées sur les salariés âgés en matière de réhabilitation, d’aménagement du temps de travail et d’incitation à l’entretien des compétences durant la vie active. À cet égard, les entreprises sont encouragées à se transformer en « organisations apprenantes ».
42En conclusion, les représentations de l’âge au travail, comme les principes qui guident l’action, sont dans cette configuration tournés vers un vieillissement actif. Ce modèle tend à édifier une « culture du droit au travail à tout âge », à l’opposé de la « culture de la sortie précoce ». Au total, le travailleur scandinave en seconde moitié de carrière se voit offrir un très large éventail de possibilités de maintien partiel ou total sur le marché du travail et ce jusqu’à un âge avancé.
Type 3 : maintien sur le marché du travail
43La troisième configuration de politiques sociales évoque le cas du Japon. Elle se différencie de la précédente en ce qu’elle n’offre aux salariés vieillissants que très peu de possibilités d’indemnisation de la sortie anticipée du marché du travail. Le devoir d’activité du salarié âgé n’est pas contrebalancé, ici, par un droit à l’indemnisation. Il n’y a, pour le salarié japonais, d’autre issue que le vieillissement actif, considéré comme souhaitable pour l’individu, comme pour la société. Cependant, ce devoir d’activité exigé par la société est équilibré par l’obligation faite à celle-ci d’offrir aux salariés avançant en âge de multiples opportunités de maintien sur le marché du travail.
44Dès lors, les différents dispositifs publics en direction des travailleurs vieillissants ont offert dans ce pays, de manière stable et continue en longue période, un réseau de motifs et de justifications pour le maintien en activité jusqu’à un âge avancé. Depuis les années 1960, l’axe principal de l’action publique nippone en matière de vieillissement est la stabilisation dans l’emploi des salariés avançant en âge, ainsi que l’encouragement à la prolongation de l’activité. Cette orientation va prendre une place de plus en plus centrale au sein des politiques publiques, à mesure du vieillissement démographique très rapide que connaît le Japon à partir de 1980.
45Ainsi, la loi de 1986 relative à la « stabilisation dans l’emploi des travailleurs âgés » incite les entreprises à reporter leur âge de retraite d’office de 55 à 60 ans et une série de mesures encouragent les entreprises à la formation permanente de leurs salariés âgés de 45 ans ou plus en subventionnant certains coûts et en dotant les services publics de l’emploi de moyens supplémentaires afin de promouvoir les possibilités d’emploi des travailleurs âgés, notamment la mise en place des Silver Human Ressource Centers. À partir de 1995, les actions publiques ciblent la prolongation de l’activité des 60-64 ans. Les entreprises sont encouragées à maintenir leurs salariés en emploi. Le plus grand nombre a procédé à une renégociation du contrat de travail à la baisse (réemploi). Une aide individuelle publique vise à compenser la perte de salaire qui en résulte pour les salariés de plus de 60 ans.
46Dans le cas du Japon, le travailleur âgé a été défini, en premier lieu, comme celui qui passe de l’emploi à vie à un emploi flexible. Les politiques publiques ont accompagné et régulé ce passage à l’emploi flexible, soit directement en abaissant le coût du travail de cette catégorie d’âge, soit en régulant les comportements des entreprises, soit encore en ouvrant des possibilités d’emploi public en dernier ressort. La régulation publique nippone a permis de conjoindre un devoir d’activité pour le salarié âgé et un devoir d’emploi pour l’entreprise.
Type 4 : rejet/maintien
47La dernière configuration de politiques publiques combine des prestations limitées en matière de couverture des risques de non-travail et peu d’instruments d’intégration sur le marché du travail. Ces derniers, se réduisent à un « Welfare to work » qui constitue une assistance limitée visant la réinsertion rapide dans l’emploi. La plus large part de la régulation est laissée au marché. Il n’y a donc pas d’alternative, pour les actifs vieillissants, au maintien coûte que coûte sur le marché du travail, hormis les filets minimaux de protection offerts par l’assistance.
48Si nous nous référons à la typologie des États-providence proposée par Esping-Andersen (1990), cette configuration incarne l’État providence de type libéral ou résiduel. On sait que ce dernier offre le plus faible niveau de démarchandisation et accorde la plus large place au jeu du marché. En conséquence, selon la conjoncture du marché du travail, on observe des trajectoires de rejet pour les actifs vieillissants ou, au contraire, en cas de pénurie de main-d’œuvre, des trajectoires de maintien. Ces parcours résulteront directement du jeu de l’offre et de la demande de travail sur le marché. Il en ira de même pour la définition du travailleur âgé. Ce dernier sera considéré comme main-d’œuvre surnuméraire et bonne à mettre au rancart dans les périodes de récession et de contraction des effectifs salariés. Les travailleurs âgés sont dans ce cas des travailleurs « découragés », forcés de se retirer du marché du travail (Laczko, 1987). Ils s’apparentent plutôt à des chômeurs, mais sans espoir de retour en emploi.
49En revanche, en période de tension sur le marché du travail on assistera à la re-mobilisation dans l’emploi et à une activation du travailleur âgé. Simultanément, des codes de bonnes pratiques sont diffusés à l’intention des employeurs, afin de convaincre ces derniers de maintenir leurs salariés âgés en emploi ou même d’en recruter. Tout se passe dans cette configuration politique comme si les représentations et les comportements à l’égard de la main-d’œuvre âgée fluctuaient en fonction des besoins du marché. Les travailleurs âgés constitueraient dans ce modèle une armée de réserve, mobilisable autant que de besoin (Phillipson, 1982). La culture de l’âge secrétée par ce modèle n’offre qu’une norme de non-discrimination par l’âge dans l’emploi qui n’a que peu d’impact sur les pratiques effectives, voire encourage des stratégies patronales de dissimulation. Ces dispositifs légaux (Age Discrimination in Employment Act aux États-Unis, code de bonnes pratiques pour la diversité des âges au travail mis en place par le gouvernement de Blair au Royaume-Uni), qui visent à protéger individuellement les salariés âgés contre les discriminations négatives, sont ambivalents car ils désignent du même coup les victimes potentielles qui y sont exposées (Mercat-Bruns, 2002).
50Conformément à l’hypothèse comparative qui a sous-tendu ce travail, nous avons pu montrer qu’à chaque configuration stylisée de politiques de protection sociale et d’emploi correspondait l’élaboration d’une culture de l’âge spécifique, produite par les effets de composition de ces agencements politiques. Chacun correspond à une manière de définir l’âge dans ses rapports à l’emploi et à la protection sociale. Il n’engage pas la même définition des droits et obligations attachés à l’âge, ni les mêmes principes d’équité et de justice. Ces cultures de l’âge différenciées favorisent à leur tour le développement de trajectoires contrastées de seconde partie de carrière. En effet, ces cultures de l’âge encadrent les répertoires d’action de tous les acteurs du marché du travail : pouvoirs publics, employeurs, organisations syndicales et salariés. Elles enclenchent donc des dynamiques propres, qui tiennent aux spécificités des agencements institutionnels mis en œuvre et aux jeux d’acteurs qu’elles induisent.
Conclusion
51La théorie comparative proposée ne fournit pas seulement une grille d’interprétation des processus passés et une base diagnostique pour comprendre, notamment le retard de la France et des pays du Sud de l’Europe. Elle apporte également une compréhension des réformes à entreprendre pour que les pays encore très largement immergés dans une culture de la sortie précoce du marché du travail puissent rompre avec le principe d’« inactivation » des seniors qui la caractérise et engagent une mobilisation sans précédent de la main-d’œuvre vieillissante. L’étude des cas finlandais et néerlandais, qui représentent les meilleurs élèves de l’Europe en la matière, a permis de dégager les principaux leviers d’action susceptibles de renforcer, tant la propension à travailler des seniors que la demande de travail senior des entreprises. Un tel effort ne s’improvise pas. Il se programme sur le moyen ou long terme. Il impose une stratégie préventive multidimensionnelle des pertes de capacité de travail tout au long du parcours professionnel. Maintenir les quinquagénaires sur le marché du travail suppose, en effet, d’avoir entretenu auparavant leur employabilité, leurs compétences, d’avoir su gérer leur mobilité et leur ouvrir des perspectives d’avenir au travail. Cet objectif exige aussi d’avoir développé des conditions de travail et une organisation adaptées au vieillissement de la main-d’œuvre. Enfin, il appelle la conception d’une organisation du travail susceptible d’assurer la coopération des âges et la transmission de l’expérience entre générations dans le cadre du renouvellement rapide des générations au travail auquel nous assistons (Guillemard, 2010, chapitres vi et ix). En effet, dans une société de vieillissement et de longévité, il n’est possible de durer en emploi que si le travail a été rendu soutenable plus longtemps par des politiques préventives d’entretien de la santé au travail et d’amélioration de la qualité du travail. Faute de prendre en compte cette dimension, les entreprises fabriqueraient des travailleurs usés et démotivés, lesquels pèseraient inévitablement sur leurs performances futures, d’autant que le réservoir de main-d’œuvre dans lequel elles pourraient puiser aura un âge moyen plus élevé. Au niveau comparatif européen cette réalité est attestée par la très forte corrélation constatée entre le niveau élevé de qualité du travail dans un pays et le taux d’emploi élevé des travailleurs âgés.
52Au terme de ce chapitre nous espérons avoir montré que le vieillissement de la population active ne peut être considéré comme une catastrophe fatale pour les sociétés développées. Il constitue une opportunité à saisir pour bâtir une société pour tous les âges, plus solidaire et plus attentive à la diversité. Certes, la voie pour y parvenir est exigeante et implique un fort volontarisme public. Mais les détours par l’étranger ont mis en évidence que les pays du Nord de l’Europe, qui ont relevé ce défi, sont aussi des économies innovantes, qui ont su s’inscrire dans la nouvelle économie de la connaissance, tout en modernisant leur modèle social par le développement de politiques intégrées de protection sociale, du travail et de l’emploi, s’attachant à soutenir et promouvoir l’autonomie et les capacités des individus tout au long de leur parcours professionnel.
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Annexe
Annexe
Évolution du taux d’emploi des 55-64 ans, par pays (1996-2010)

Source : nos propres calculs à partir des données Eurostat (EFT) et OCDE.
Notes de bas de page
1 Estimation Eurostat effectuée selon le scénario de base avec indice de fécondité et espérance de vie progressant lentement.
2 Voir sur ce point le livre vert de la Commission européenne (2005, p. 94), « Face aux changements démographiques, une nouvelle solidarité entre générations ».
3 Le vieillissement actif visait également à encourager chez les seniors une implication dans le bénévolat de manière à prolonger leur contribution à la société. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer le risque que le mot d’ordre du vieillissement actif se réduise à une injonction à se maintenir coûte que coûte sur le marché du travail (Walker et Naegele, 2009 ; Guillemard, 2013).
4 Régime est ici entendu au sens désormais classique que G. Esping-Andersen (1990) a donné à ce terme en différenciant trois mondes de la protection sociale qualitativement distincts, lesquels détiennent chacun leurs principes de cohérence et correspondent à des agencements institutionnels spécifiques.
5 Par niveau de couverture nous entendons : niveau et durée de l’indemnisation et étendue des voies de sortie précoce du marché du travail. Les dimensions retenues pour cette typologie ne sont pas éloignées de la démarche adoptée par Gallie et Paugam (2000) qui définissent des unemployment welfare regimes en articulant trois dimensions : le degré de couverture des prestations de chômage, le niveau et la durée de l’indemnisation et l’importance des politiques actives. Cette dernière dimension est spécifiée dans notre typologie comme politique d’intégration dans l’emploi des salariés vieillissants.
6 Nous parlons de relégation plutôt que de rejet dans le cas de l’Europe continentale. Par relégation nous entendons qu’il y a retrait du marché du travail accompagné de ressources de transfert procurant un revenu de remplacement.
Auteur
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