L’injonction normative au « bien vieillir »
p. 61-72
Texte intégral
1La notion d’« injonction normative » définit un comportement souhaitable et tend à imposer un contenu de pensée. Les prescriptions ont une fonction de régulation des comportements, et leur transgression entraîne une sanction sociale. Cette sanction se révèle à travers l’injonction normative au « bien vieillir » qui sous-entend, en miroir, la possibilité de « mal vieillir ». Jamais utilisée, criante par son absence, elle est l’écueil à éviter, lourde de menaces tant d’un point de vue individuel : dépendance, solitude, pauvreté, démence… que d’un point de vue collectif : ralentissement des secteurs économiques, conservatisme, coût financier…
2Pour cerner la genèse de cette injonction, analyser ses composantes, dégager ses constantes, et mettre au jour ses conséquences, nous retiendrons plusieurs champs, en nous limitant toutefois à la France :
- les politiques sociales de la vieillesse qui, dans la justification de leurs mesures, comme dans leurs principales dispositions réglementaires, se réfèrent plus ou moins explicitement à cette notion ;
- la gérontologie, définie ici comme le champ scientifique où s’élaborent les concepts et les théories portant sur la vieillesse et le vieillissement, et qui, soulignons-le, déborde bien souvent sur la gériatrie puisque les commissions d’expertise pluridisciplinaires font la part belle aux médecins ;
- les productions destinées au grand public, articles, ouvrages, émissions de vulgarisation… où l’injonction au bien vieillir est omniprésente.
3La diversité de ces champs ne les empêche pas de receler de multiples similitudes. Au-delà de l’ignorance qu’ils entretiennent les uns vis-à-vis des autres, se révèle l’évidence d’une construction culturelle qui se décline dans différentes sphères, à l’intention de différents publics censés partager les mêmes représentations sociales. Correspondances et renforcements justifient l’utilisation du singulier « l’injonction », plutôt que le pluriel.
4L’analyse de chacun des champs implique une méthodologie spécifique (entretiens, analyse de corpus écrits, observations…). Dans le champ de la politique sociale de la vieillesse, les rapports et les plans qui se sont succédé depuis les années 1960 sont porteurs des représentations dominantes du bien vieillir à resituer dans un contexte historique et politique bien déterminé.
5Dans le champ gérontologique, la participation à diverses instances, en tant que personnes qualifiées1, nous permet une double approche, en extériorité et en intériorité. Durant trente-cinq ans, nous avons, à titre d’experts, participé à de multiples groupes de travail portant sur l’élaboration de textes officiels, de plans, la promotion d’actions innovantes, l’évaluation de ces actions, l’examen de projets issus du terrain… Ces groupes étaient initiés par diverses instances : le ministère des Affaires sociales, l’Assemblée nationale, la Fondation de France, dont nous avons présidé pendant plusieurs années le comité personnes âgées, la Fondation Médéric Alzheimer, la CNSA (Caisse nationale de solidarité autonomie). L’analyse des positions et des discours institutionnels des divers acteurs, la comparaison entre la démarche d’élaboration et les textes et décisions prises, offrent une vision large des strates successives et de leur relation les unes avec les autres. La longue durée, nous aide à mieux définir les objectifs poursuivis et les populations cibles. Ces dernières réagissent de manière multiforme à l’injonction paradoxale du bien vieillir en fonction du rapport qu’elles entretiennent à leur propre vieillissement. Dans le champ des productions destinées au grand public, le corpus s’inscrit dans la même longue durée. L’analyse d’entretiens menés pendant des années auprès de publics de différents âges permet de dégager des constantes et des variations quant à la perception des injonctions normatives diffusées par les médias.
Le champ de la politique sociale de la vieillesse
6Les différents rapports, circulaires, plans… proposent leur définition de la vieillesse, construisent les catégories auxquelles ils s’adressent, et, exposant leurs motifs, dessinent un modèle du vieillissement. Pour les individus concernés, il s’agit d’un idéal à atteindre et pour les professionnels, d’un guide, plus ou moins explicite, de « bonnes pratiques » à mettre en œuvre.
7À la fin des années 1990, émerge la question du « bien vieillir en France », alors que dans les rapports précédents, il n’était question que de « vieillir en France ». Différents rapports ont jalonné la politique sociale de la vieillesse. Deux se distinguent plus particulièrement : le rapport fondateur de 1962, dit « rapport Laroque », et le rapport « Vieillir demain » publié en mars 1981, avant un changement de majorité présidentielle, qui a entraîné notamment l’abandon de l’inscription de l’action publique dans un plan national. Robert Lion qui le dirigea fut le directeur de cabinet du Premier ministre du gouvernement socialiste, Pierre Mauroy. Dans le rapport Laroque, l’injonction prend la forme de l’impératif : « Restez jeune ». Les rapporteurs distinguent le vieillissement individuel et le vieillissement de la société, mais dans les deux cas, le phénomène est posé comme négatif. Ainsi le vieillissement collectif « grève les conditions d’existence de la collectivité française » par le coût de l’entretien des personnes inactives, le ralentissement des secteurs économiques employant des travailleurs vieillissants et par le fait que, politiquement et psychologiquement, il « se traduit par le conservatisme, l’attachement aux habitudes, le défaut de mobilité et l’inadaptation à l’évolution du monde actuel » (p. 4). Il nécessite d’être combattu. Notamment par le maintien d’une activité, valeur empruntée à la catégorie des jeunes, d’où une attention particulière portée au problème de l’emploi : « La France veut, malgré sa grande proportion de personnes âgées, être le pays le plus jeune d’Europe, les vieux doivent y rester jeunes. » Sur le plan individuel, plutôt que « préparez votre vieillesse », il faut dire : « Vivez vieux mais restez jeunes » (Laroque, 1962, p. 249).
8Vingt ans plus tard, le rapport « Vieillir demain », critique cette référence lancinante à la jeunesse qui propose un monde auquel « les vieilles personnes ne peuvent s’identifier ». « Comment ne se sentiraient-elles pas incongrues dans la cité moderne ? » (P. 89.) L’injonction du rester jeune cède la place au devenir sage. Le conflit entre les générations, fondé sur la compétition pour le partage des revenus, est un des soucis majeurs des rapporteurs. Le rapport Lion n’enferme plus les vieux dans l’injonction du « restez jeune » mais leur reconnaît des qualités propres, expérience et sagesse : les auteurs font donc la part belle à l’échange : « Des sages sont parmi nous, ils portent sur le monde un regard éprouvé et serein, ils ont quelque chose à nous dire. » (Lion, 1981, p. 159.) La différence d’âge est posée et devient éminemment positive, laissant cependant ouverte la question de ceux qui échouent à devenir sages, aucune définition n’étant donnée à cette notion de sagesse.
9Alors que dans les années 1960, la politique sociale vieillesse s’intéresse à la question du vieillissement dans son ensemble, manifestant un souci d’intégration sociale, la réflexion des années 1980 jusqu’aux années 2000, se déplace sur la seule question de la « dépendance ». Les rapports gouvernementaux successifs2 s’interrogent sur les mesures à prendre et sur leur coût pour contenir dépendance et démence.
10Aujourd’hui, la politique sociale vieillesse entérine le fait que la vieillesse n’est pas une tranche d’âge unitaire, mais une succession de phases aux frontières floues et aux contenus multiformes. En ce qui concerne le « bien vieillir », les mesures adoptées traduisent cette segmentation de manière significative. Un plan national « Bien vieillir », réactualisé en 2007 et centré sur la prévention, cible les seniors puisque la tranche d’âge la plus fréquemment citée est celle des 50-70 ans. Pour les plus âgés, les mesures s’inscrivent dans le plan solidarité grand âge ou dans le plan Alzheimer. On quitte le préventif pour entrer dans le curatif et la solidarité collective. Il n’est plus question de « bien vieillir » mais de prise en charge. Le plan « Bien vieillir » oscille entre information, promotion et injonction. Injonction en ce qu’il contribue à diffuser et à labelliser une notion dont il dénonce lui-même les effets pervers. Car, fait notable, dans son introduction, il met en garde contre son titre même, notant que l’expression « bien vieillir » sous-entend son contraire « mal vieillir » et que si la terminologie est, selon les auteurs du plan, « intellectuellement satisfaisante » (c’est-à-dire politiquement correcte), elle peut se révéler « réductrice, parce qu’elle schématise […] une réalité fonctionnelle complexe ».
11Ce plan présente pour la France, une évolution notable, puisqu’il réintègre dans le champ des politiques vieillesse, ceux que l’on appelait autrefois « les jeunes vieux » en opposition aux « vieux vieux » pour qui « les risques pathologiques, la probabilité de vivre seul, etc. diffèrent de façon notable3 ». Il se décline en plusieurs axes dont les principaux sont la promotion d’une alimentation saine, d’activités physiques et sportives et d’un lien social intergénérationnel.
12La mesure 9 fait référence au Programme de santé publique de l’Union européenne qui a approuvé en 2004 un projet multinational intitulé « Vieillissement sain », ce dernier étant défini comme « un processus qui vise à optimiser l’égalité des chances pour que la santé permette à des personnes plus âgées de prendre une partie active dans la société et d’apprécier une qualité de vie indépendante et bonne ». Le flou des termes est manifeste, notamment l’expression « personnes plus âgées » : plus âgées que la moyenne ou plus âgée que les seniors auxquels sont destinées la plupart des mesures ?
13Ce plan prévoit la mise en place d’un label « bien vieillir » qui récompense des villes œuvrant pour le bien-être des seniors dans des actions de longue durée, centrées sur une meilleure intégration à la vie quotidienne. Il s’agit selon Nora Berra, secrétaire d’État aux Aînés, lors de la remise du label à 34 villes, en 2010, « d’inscrire au cœur de leurs préoccupations et de leurs territoires le bienêtre de nos aînés ». L’initiative prend place dans le cadre proposé par l’OMS dans son projet VADA (villes amies des aînés). Ce cadre, formalisé dans le protocole de Vancouver en 2006, a été conçu pour aider les villes intéressées à entreprendre un cycle continu d’observation et d’amélioration de leur environnement afin de faire progresser le niveau d’intégration et de participation de leurs aînés. Pour cette première édition, 34 villes – soit la quasi-totalité des candidates – ont été récompensées pour des actions, certes intéressantes (logements adaptés, ateliers-mémoire, mobilité, habitat intergénérationnel, découverte des nouvelles technologies…) mais qui n’ont rien de particulièrement innovant. L’injonction ne se focalise plus sur les seuls aspects individuels du vieillir puisque ce label prend en compte la dimension environnementale. C’est là son principal intérêt.
Le champ gérontologique
14La gérontologie a toujours revendiqué sa pluridisciplinarité. Chaque discipline, biologie, démographie, psychologie, sociologie, économie… se focalise sur un aspect du vieillir. Les instances institutionnelles et les milieux professionnels s’approprient et diffusent ces travaux scientifiques. S’il est difficile de faire émerger des lignes de forces communes, l’injonction au « bien vieillir » se manifeste dans différents registres, par exemple l’établissement de typologies ou de « socio-types ». Élaborées à partir des années 1960, les typologies concernent des aspects aussi divers que la santé, le vécu de la retraite, la consommation, les styles de vie… Les modalités combinatoires de différents facteurs, physiologiques, sociaux, motivationnels, mènent à répartir les individus vieillissants dans des groupes représentatifs.
15Ces typologies peuvent être implicitement normatives, établissant un continuum entre le positif et le négatif. Par exemple, dans une étude de cohorte portant sur la retraite, les catégories vont de « loisir » à « abandon » en passant par « convivial », « intimiste » et « retranché » (Delbès et Gaymu, 2004). Dans le champ de la consommation, les profils retenus peuvent aller de « jeunes seniors » à « crispés » en passant par « libérés actifs », « grands aînés » et « paisibles » (CRIOC, 2007). Le secteur marketing, soucieux de catégoriser ses cibles pour mieux les atteindre, est friand de ces typologies, dont les intitulés traduisent néanmoins un jugement de valeur sur le vieillir.
16Les jugements de valeur se retrouvent aussi dans les logiques binaires qui ont fait flores au cours de ces dernières décennies dans les colloques et formations destinées aux professionnels. Ainsi en est-il de la distinction établie entre le vieillissement normal – exempt de maladies définies mais s’accompagnant d’atteintes diverses liées à l’âge – et le vieillissement pathologique – qui se caractérise par l’existence de maladies et de handicaps divers et variés. Comment ne pas s’étonner de la séduction intellectuelle d’une telle simplification qui ignore l’hétérogénéité des parcours du vieillissement ?
17La gérontologie a, peu à peu, complexifié son approche en élaborant des notions nouvelles, notamment celle de vieillissement réussi. Les travaux ont principalement été menés aux États-Unis, qu’il s’agisse de précurseurs comme Havighurst qui, en 1961, a introduit l’expression, ou de fondateurs comme Rowe et Kahn dont l’article, publié en 1987, marque une date charnière, à travers l’analyse du caractère polysémique de la notion. Ils intègrent le vieillissement dans un contexte plus vaste de qualité de vie, en tenant compte de la perception qu’ont les individus eux-mêmes de leur avancée en âge.
18En Europe, l’étude allemande BASE (Berlin Aging Study), portant sur le suivi d’une cohorte depuis le début des années 1990 (Baltes et Mayer, 1999) reprend et consacre l’expression de vieillissement réussi. S’inscrivant dans une perspective médicale ou psycho-sociale, ces travaux tiennent compte de la multifactorialité des influences et de l’infinie variabilité de leurs combinaisons. Deux axiomes y sont fondamentaux. L’individu est considéré comme un acteur conscient (en dehors de toute pathologie atteignant ses facultés de compréhension). Et les processus qui influencent positivement le développement-vieillissement sont au centre des problématiques. Le modèle de Baltes « Selection, Optimization and Compensation » fonctionne sur le mode de l’optimisation sélective et de la compensation, en sélectionnant les domaines d’activité dans lesquels l’individu est engagé en fonction des priorités qu’il s’est fixées, de ses capacités et motivations présentes et des sollicitations du milieu.
19Dans ces multiples approches, le vieillissement n’apparaît plus comme une programmation inéluctable d’une involution biologiquement déterminée. On passe de modèles centrés sur le déficit à des modèles caractérisés par une plus grande hétérogénéité, aux fondements théoriques plus complexes et accordant une part plus grande à l’environnement. Sans nier les pertes et les deuils, le déclin n’est plus la seule voie ouverte, l’organisme peut récupérer, s’adapter, développer un certain nombre de facultés grâce à une plasticité persistante et à des ressources qui demeurent utilisables.
20Mais si la quête d’une certaine forme d’épanouissement, de parachèvement et de dépassement de soi transparaît dans l’usage du terme anglo-saxon « successful », force est de constater que cette dimension est mal rendue en français par l’utilisation du qualificatif « réussi » qui suggère aisément son opposé « raté ». Les stéréotypes négatifs concernant les capacités d’évolution des personnes âgées ont la vie dure. Ainsi Boris Cyrulnik, introduisant un colloque sur la résilience dans la vieillesse en 2005, propose la distinction suivante :
« Les traumatisés qui se sont défendus avec des moyens régressifs sont rarement devenus résilients. Le repli sur soi, le déni, les projections leur ont permis de moins souffrir, mais en les protégeant de la dépression, ces défenses les ont empêchés d’affronter les problèmes et d’en faire un processus résilient. Leur vieillesse est solitaire, pauvre en action, en affection et en réflexion. En revanche, les blessés qui ont pu mettre en place des défenses constructives comme l’altruisme, la sublimation, la rêverie, l’humour, la créativité et surtout la mentalisation ont rejoint le groupe des âgés heureux4. »
21Le vieillissement réussi, par ailleurs, se place dans un paradigme libéral, « où l’individu, sa capacité à s’adapter, en faisant des choix appropriés, est central, le social étant relégué au niveau de la prestation de services » (Hummel, 2002, p. 50). La dénomination ne court-elle pas alors le risque de l’émergence d’un « gérontologisme » (Höpflinger, 1995), qui, dans un mouvement de balancier, proposerait une vision par trop positive ou optimiste de l’avancée en âge ?
22Et surtout, comme on l’a déjà constaté avec le terme dépendance, en migrant du champ scientifique vers le grand public, l’expression renforce la logique normative et l’injonction au « bien vieillir » dont cette sphère est friande.
Le champ des productions destinées au grand public
23C’est dans le champ des productions destinées au grand public que l’injonction normative au « bien vieillir » est la plus forte (Puijalon et Trincaz, 2000). Depuis les années 1970, notre analyse d’ouvrages, magazines, média audiovisuels… montre que le marché est porteur.
24Le choix des titres, tout comme l’organisation de ces productions présentent une structuration répétitive : un titre accrocheur, positif, plein de promesses (« Rester jeune et bien vieillir. Les conseils à suivre ») une introduction sur la révolution démographique, suivie d’une succession de chapitres – ou de paragraphes – sur le vieillissement biologique, psychologique, social, avec, pour chaque point, les menaces et les dérives innombrables qui guettent, enfin des conseils salvateurs. Depuis quelques années, le ton a tendance à devenir plus dramatique, avec l’ajout d’un chapitre sur les troubles cognitifs. Le message est clair : hors la prévention, point de salut !
25Les avancées scientifiques auxquelles il est fait référence, viennent principalement du secteur bio-médical (comme les recherches du Pr Beaulieu, connu comme « le père français » de la DHEA ou celles du Dr Forette, gériatre, directrice de la Fondation nationale de gérontologie). Le ton est foncièrement optimiste. Si les travaux du champ gérontologique retiennent deux hypothèses, l’une fondée sur le fait que notre manière de vivre habituelle conditionne notre devenir et que donc nous n’avons guère de prise sur notre vieillissement, l’autre que l’on peut à tout âge prendre son destin en main et modifier son cours, les productions pour grand public s’inscrivent nettement dans cette dernière.
26Les médecins signent la plupart des ouvrages, mais également de plus en plus d’articles de revues, et la médecine anti-âge fait recette aussi bien en Amérique qu’en Europe. L’approche est de plus en plus technique et commerciale : avec une marche supplémentaire gravie en 2010 et la sortie du no 1 du magazine Anti-âge, que nous retenons comme archétypique. Ce magazine souhaite « vous éclairer dans votre démarche personnelle pour bien vieillir » avec comme titre : La médecine anti-âge, bien vieillir, vieillir « jeune ». Arrêtons nous sur cette affirmation : « Tout être humain naît grandit, arrive à son apogée (la cinquantaine) puis l’organisme s’use, vieillit et meurt » (p. 11) ; c’est l’être humain qui grandit, mais c’est l’organisme qui vieillit et meurt… Ainsi, « il est important à un moment de sa vie de faire un état des lieux et surtout un état de son potentiel futur pour vieillir le moins possible » (p. 14). Bien vieillir a un synonyme : « rajeunir », mais les méthodes à suivre ne sont pas les mêmes suivant l’âge considéré. Vieillir ne résulte plus de l’inscription dans le temps, mais dépend de la plus ou moins bonne « optimisation » de son capital. Exit le philosophe, place au coach ! Avec le budget correspondant, car tous les prix sont annoncés que ce soit pour les « cosméceutiques », les « fillers », le « photorajeunissement », le « relissage cutané » et autre « carboxythérapie » et « médisculpture » (titres d’articles). Si le vocabulaire fait depuis longtemps référence à la science, on note qu’il devient de moins en moins immédiatement intelligible. Le comprendre c’est, dans ce domaine aussi, accéder au rang d’initié et donc avoir déjà franchi une étape.
27Les recettes archi-rebattues, répétées obsessionnellement, se déclinent en quatre, cinq, six « indispensables », « piliers » ou « dominantes » : préserver son capital santé, et lorsqu’on sort du seul champ médical : continuer à cultiver son esprit, entretenir ses réseaux sociaux, rester optimiste…, suivies de quelques messages tout aussi nécessaires : aménager son habitat, maintenir des revenus décents, voyager, garder ou retrouver une sexualité épanouie…, avec un zeste d’originalité : lire des philosophes, commencer une thérapie…
28Des modèles sont proposés : le centenaire est très prisé (surtout s’il habite Okinawa au Japon), sinon la personnalité se doit d’être célèbre. Son âge dépendra de son domaine. Un ou une sexagénaire fera référence dans le monde du cinéma ; dans celui de la peinture, de la littérature ou de la politique, l’octogénaire sera davantage sollicité. Plusieurs modèles sont à la portée de tous : s’il n’est pas facile de suivre Picasso, qui ne peut imiter Claude Sarraute, qui, à 82 ans, adore dire « putain de bordel de merde », prouvant ainsi son éternelle jeunesse5 ?
29L’accent est principalement mis sur la démarche individuelle, mais le collectif se retrouve sous forme de menaces assorties de titres alarmistes : « Le vieillissement, ça va coûter cher ! »
30Quand les proches s’en mêlent, souvent les enfants, l’injonction au bien vieillir s’apparente à l’absence de changements majeurs. Moins dans l’aspect extérieur que dans le comportement. Le texte de Pierrette Fleutiaux nous semble emblématique de cette attente :
« Je voudrais que ma mère vieillisse sans vieillir […]. Que sa vieillesse ne soit qu’une autre modalité de son être, différente mais de même puissance […] que son esprit (un peu ralenti, on tolère) continue de traiter tous les problèmes emmerdants comme le font les adultes, déclarations d’impôts, etc., et que sa mémoire (à peine défaillante) continue de veiller sur les archives familiales et le musée de notre passé […]. Je ne veux pas que ma mère vieillisse. » (Fleutiaux, 2001, p. 153-154.)
Bien vieillir : une injonction paradoxale
31Dans les revues pour grand public, puisque les moyens d’action sont à la portée de tous, vieillir apparaît comme une négligence, une faiblesse. « Il y a deux camps : celui des gagnants et celui des perdants », disaient déjà en 1995 les auteurs de l’Art de bien vieillir (Selloy et Griffiths, 1995, p. 29-30). Pour rester jeune, il suffit de le décider car « la vieillesse est dans la tête ». Le vieux est celui qui a perdu le combat et qui, au lieu de garder la maîtrise de son corps, par ignorance ou incapacité l’a abandonné à l’œuvre du temps. Il n’est jamais trop tard d’ailleurs pour bien faire, même si nos comportements passés sont répréhensibles – abus d’alcool, de cigarettes, de nuits blanches, nourriture insuffisamment équilibrée, etc. – et ont contribué à dilapider ce beau capital jeunesse. Le curatif succède au préventif. Imposer le devoir de jeunesse dans la vie privée au nom d’une norme sociale débouche sur la culpabilisation.
32Car rester jeune doit se réaliser sans imiter les jeunes, sous peine d’être rapidement rappelé à l’ordre, notamment par le lapidaire : « À son âge ! » « Ridicule ! » est le maître mot pour faire rentrer le vieux dans le rang, avec ses pairs d’âge. Ridicule, cette façon de s’habiller trop court. Ridicule, ce maquillage trop voyant. Le même comportement suscitera les louanges des uns et les blâmes des autres. Car l’âge contraint à certaines convenances.
33L’injonction au bien vieillir recèle ce caractère paradoxal dans bien des domaines. Au niveau de l’emploi, il est convenu que les seniors doivent rester des acteurs de la vie économique, sans toutefois faire concurrence aux actifs. L’incitation à travailler ou à se retirer dépend de la conjoncture, l’âge étant, avec le sexe, le principal levier d’une régulation de l’emploi. Si les deux dernières guerres ont vu la mobilisation d’une main-d’œuvre féminine et âgée, à l’inverse, en période de chômage, il est demandé aux travailleurs âgés de céder la place, alors que, dans le même temps on recule l’âge de la retraite. Situation schizophrénique, qui réclame de rester actif tout en se retirant, et qui se poursuit même lorsque la retraite devient effective.
34L’utilité sociale des retraités est pleinement sollicitée. Libérés des contraintes professionnelles, ils se doivent de participer sous des formes diverses à la vie de la cité. Leur rôle privilégié est bien sûr celui de grands-parents. Dynamiques et disponibles, ils constituent un élément stabilisant dans un monde où les familles éclatent et se recomposent. Et, ils demeurent les aidants naturels de leurs parents âgés, dont la société ne saurait se passer. En dehors du cadre familial, les seniors sont aussi appelés à mettre leurs compétences au service de la communauté. Parmi les rôles traditionnels reconnus, les responsabilités dans la vie publique ou les engagements bénévoles tiennent une place importante.
35Mais face à ces injonctions pour demeurer actif, utile et généreux, celles qui invitent au retrait prennent plusieurs formes. Les limites d’âge, plus ou moins affichées, qui ouvrent à certains droits (carte Vermeil, carte Senior, accès à certaines activités organisées dans les collectivités locales, etc.) invitent aussi à s’abstenir. Même dans les associations de retraités, il est généralement demandé au président de démissionner quand il atteint un âge jugé trop avancé pour accomplir sa fonction. Ceux qui n’acceptent pas l’injonction à se retirer sont stigmatisés par des appellations impitoyables. La lecture de la presse est à cet égard instructive. On y découvre des « dinosaures », « papy-business » et autres « vieux crabes » et « vieux beaux » qui « s’accrochent », « refusent de dételer » et qui font redouter le « pouvoir gérontocratique », source d’immobilisme et de conservatisme.
36Le retrait vient aussi de l’invitation à ne pas gêner les jeunes. L’ancien est acceptable s’il vit retiré, discret, invisible. Au quotidien, le rythme des actifs et des retraités n’étant pas le même, jeunes et vieux, hors de la sphère familiale, ne se côtoient plus. Vies parallèles, ignorance réciproque, les signes de l’évitement sont multiples. Pourquoi les personnes âgées prendraient-elles les transports aux heures de pointe quand ils sont envahis par les écoliers et les travailleurs ? Pourquoi partiraient-elles en vacances en juillet-août quand les hôtels sont accaparés par les familles ?
37Quand il y a conflit dans les attentes sociales, les réponses ne peuvent être que multiformes et traversées de paradoxes. Elles vont de la lutte pour demeurer dans l’âge d’or au consentement à la vieillesse, sur fond de révolte et de culpabilisation. Il est difficile d’exister dans cet « entre-deux » et de se situer face à ces mots d’ordre contradictoires.
38Parler de son vieillissement6 ne mène pas spontanément les personnes concernées à aborder la notion de « bien vieillir ». Dans les entretiens que nous avons menés, on n’entend pas : « Je veux… bien vieillir », pas plus que : « Je veux bien… vieillir. » On n’entend pas pour autant : « Je veux mal vieillir » mais plutôt : « Je ne veux pas vieillir », chacun portant en soi, à sa façon, l’injonction normative. On est peut-être vieux dans son corps, mais on reste « jeune dans sa tête » ou « jeune dans son cœur ». Que signifierait être vieux dans son cœur ? Égoïste, replié sur soi, voilà les qualificatifs implicites du terme « vieux ».
39De l’écart entre une image de soi stable et l’apparence donnée à voir naît le sentiment de faire difficilement un, « d’être écartelé entre l’être et l’avoir du visage et du corps ; déchiré entre l’évidence de la chair et le refus de la fragilité » (Le Breton, 1992). Face aux discours qui disent « comme tu es jeune » alors que le regard montre qu’on vous voit vieux, il faut réajuster sans cesse l’image intérieure et l’image extérieure.
40Les réactions sont diverses : dépit, honte, colère… L’humiliation naît parfois de ces prévenances qui font ressortir la supposée fragilité de l’âge. L’indifférence surtout est cruellement ressentie. Rares sont les propos qui expriment une antipathie affichée, mais beaucoup oscillent entre compassion et commisération. La relation est dissymétrique et reconnue comme telle, invitant à « ne pas déranger », « pas gêner les jeunes », « ne rien demander ».
41Face aux discours pétris de contradictions, chacun répond à l’injonction en fonction du rapport imaginaire qu’il entretient avec son âge. La difficulté à vieillir, nourrie par une vulnérabilité grandissante liée aux événements du vieillissement s’explique aussi par ces injonctions paradoxales : rien ne garantit que le fait de se conformer à tel diktat débouchera sur une sanction positive.
42La mise au jour des paradoxes de l’injonction ouvre des perspectives de recherche. Dans les travaux des différents champs auxquels il a été ici fait référence, l’injonction est présente comme une évidence censée faire consensus. Selon les époques et selon les champs, sa formulation varie : dans les années 1960, l’accent est essentiellement mis sur le collectif, alors que les productions actuelles pour grand public interpellent davantage les individus. Une généalogie de l’injonction permettrait de mieux mettre en évidence les disciplines convoquées et les fondements idéologiques sous-jacents.
43Le vieillissement apparaît tantôt comme un processus de développement, tantôt comme une programmation d’une involution biologiquement déterminée contre laquelle il faut lutter. La polysémie de l’injonction au bien vieillir montre que la pluridisciplinarité dont se prévaut la gérontologie est loin d’être réalisée et que son épistémologie reste à construire.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références
10.1891/1521-0987.1.4.281 :Baltes P. B. et Mayer K. U. (dir.), The Berlin Aging Study. Aging from 70 to 100, New York, Cambridge University Press, 1999.
Braun T. et Stourm M., Les personnes âgées dépendantes, Paris, La Documentation française, 1988.
Crioc (Centre de recherche et d’informations des organisations de consommateurs), Les seniors. La typologie, recherches et analyses, 2007.
Delbès C. et Gaymu J., La retraite, quinze ans après, Les cahiers de l’INED, no 154, 2004. Dictionnaire des personnes âgées, de la retraite et du vieillissement. Commission ministérielle de terminologie auprès du secrétaire d’État chargé des personnes âgées, Paris, Nathan, Franterm, 1984.
Fleutiaux P., Des phrases courtes ma chérie, Paris, Actes Sud, 2001.
Höpflinger F., « From Ageism to Gerontologism? Emerging Images of Aging in Gerontology », in Hummel C. et Lalive d’Épinay C. (dir.), Images of Aging in Western Societies, Université de Genève, Centre interfacultaire de gérontologie, 1995, p. 91-98.
Hummel C., « Les paradigmes de la recherche aux prises avec leurs effets secondaires », Gérontologie et société, âge et exclusions, no 102, 2002, p. 41-52.
Laroque P., Politique de la vieillesse, Paris, La Documentation française, 1962.
10.3917/meta.breto.1992.01 :Le Breton D., Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 1992.
Puijalon B. et Trincaz J., Le droit de vieillir, Paris, Fayard, 2000.
10.3917/gs.014.0011 :Lion R., Vieillir demain, Paris, La Documentation française, 1981.
10.1126/science.3299702 :Rowe J. W. et Kahn R. L., « Human Aging: usual and successful », Science, vol. 237, no 4811, 1987, p. 143-149.
Schoppflin P., Xe plan. Dépendance et solidarité : mieux aider les personnes âgées, Commissariat général du plan, 1991.
Selloy P. et Griffiths A., L’art de bien vieillir. Guide pratique de santé, Paris, Eboris, 1995.
Strawbridge W. et Wallhagen M., « Self-rated successful aging: correlates and predictors », in Poon L. W., Gueldner S. H. et Sprouse B. M (dir.), Successful Aging and Adaptation with Chronic Diseases, New York, Springer, 2003, p. 1-24.
Notes de bas de page
1 Par exemple : programme sur l’intergénération, CLIC sur la coordination, conseil scientifique de la CNSA, programme « Bien vieillir », comité éthique du plan Alzheimer…
2 Braun T. et Stourm M., Les personnes âgées dépendantes, Paris, La Documentation française, 1988 ; Boulard J.-C., Vivre ensemble : rapport d’information sur les personnes âgées dépendantes, Assemblée nationale, 1991 ; Schoppflin P., Xe Plan. Dépendance et solidarité : mieux aider les personnes âgées, Commissariat général du plan, 1991. Cf. le chapitre de B. Ennuyer dans ce volume.
3 Dictionnaire des personnes âgées, de la retraite et du vieillissement. Commission ministérielle de terminologie auprès du secrétaire d’État chargé des personnes âgées (1984), Paris, Nathan, Franterm, p. 111.
4 Cyrulnik B., Communication au colloque Résilience et personnes âgées, La Rochelle, 2005.
5 Psychologies, Paris, octobre 2009, p. 68-89.
6 Des recherches menées en 2003 en Californie ont montré que la définition, donnée par des personnes âgées du vieillissement réussi, diffère de celle qu’en donne le milieu médical et que le pourcentage de personnes « réussissant » leur vieillissement est plus important si on l’évalue à partir de leur définition plutôt que de celles des chercheurs (Strawbridge et Wallhagen, 2003).
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011