Les politiques gérontologiques locales : la difficile constitution d’un espace autonome entre territorialisation et recentralisation
p. 49-60
Texte intégral
1Les politiques publiques locales ont été peu étudiées en France. Il est vrai que le caractère centralisé de l’organisation politico-administrative française n’a guère incité les chercheurs à se saisir de cet objet d’étude. Au mieux, le local a été appréhendé à travers sa capacité à infléchir les décisions nationales (Grémion, 1976). Avec la décentralisation des années 1980, de nombreux débats ont eu lieu pour savoir s’il était pertinent, ou non, de penser les politiques locales comme le résultat d’un processus de production autonome. En réalité, il existe de fortes interactions entre les niveaux territoriaux. C’est pourquoi nous avons fait le choix de présenter les politiques gérontologiques locales selon une logique distinguant de manière séquentielle trois phases qui ont constitué le centre de gravité de l’agenda aussi bien local que national : les politiques du troisième âge, les politiques de la dépendance, les politiques du vieillissement. Ce choix n’a d’autre but que de présenter les politiques locales de façon schématique dans la mesure où ces phases ne se succèdent pas, mais s’interpénètrent assez largement. Il présente également l’avantage de mettre en évidence l’évolution des interactions entre les niveaux national et local. Ainsi, la politique du troisième âge traduit une forme d’alliance entre certaines communes et l’État qui a amené ce dernier à investir de plus en plus fortement le local pour mettre en œuvre sa politique en direction du public âgé. La politique de la dépendance menée à partir des années 1980 voit la montée en puissance d’un nouvel échelon territorial – le département – mais dont le rôle est contrarié par les tendances recentralisatrices de l’État. Enfin, la politique du vieillissement à l’œuvre depuis une décennie se forge à partir d’initiatives locales, mais sur des territoires dont les frontières sont de plus en plus à géométrie variable.
La politique du troisième âge
2Alors que les municipalités ont joué un rôle primordial dans les politiques gérontologiques locales, il n’existe que peu de travaux sur le sujet. Il est significatif que, dans le passé, les deux principales revues françaises du secteur (Années-Documents Cleirppa et Gérontologie et société) n’aient consacré, chacune, qu’un numéro à ces questions1.
Le rôle des innovateurs périphériques
3Pourtant, historiquement, la politique gérontologique est avant tout locale. En effet, si l’on met de côté la politique des retraites qui s’est structurée tout au long du XXe siècle avec la constitution de caisses de retraite de plus en plus interprofessionnelles, les initiatives en direction de la population âgée relèvent essentiellement des communes, à travers l’action de leurs bureaux d’aide sociale, devenus centres communaux d’action sociale (Lejeune, 1990). Autrement dit, la logique territoriale a longtemps primé sur la logique socio-professionnelle dans l’aide aux vieillards, notamment dans l’aide à ceux qui étaient identifiés comme étant « économiquement faibles ». D’ailleurs, Catherine Gucher a montré qu’encore aujourd’hui chaque commune intervient en fonction de références idéologiques et de valeurs singulières qui influent sur leur perception des enjeux posés par la vieillesse (Gucher, 1998). Ce rôle historique joué par les municipalités a ainsi permis de développer des formes d’action publique originales s’inscrivant autour de référentiels qui ne sont pas nécessairement ceux autour desquels est structurée la politique vieillesse nationale.
4Cet éclatement de l’action gérontologique n’a pas incité les chercheurs à s’engager dans un vaste travail monographique de repérage des politiques locales. En fait, les premiers travaux ont concerné des lieux spécifiques qui ont attiré l’attention des chercheurs pour leur capacité à innover en matière de prise en charge des personnes âgées. Ce fut particulièrement le cas de la ville de Grenoble (Gaullier, 1975a) et du XIIIe arrondissement de la ville de Paris (Gaullier, 1975b). Ces expérimentations sont intéressantes dans la mesure où elles ne peuvent pas être interprétées comme étant de simples initiatives locales. Elles sont le résultat d’interactions entre ceux qu’Anne-Marie Guillemard a appelés les « innovateurs périphériques », situés aussi bien en haut du système politico-administratif (direction de l’Action sociale, Commissariat général du plan) qu’en bas (municipalités, caisses de retraite complémentaire, association, etc.) (Guillemard, 1986). Autrement dit, des segments modernisateurs au sein de l’appareil d’État ont soutenu et relayé certains acteurs locaux autour de nouvelles normes d’action gérontologique ; et en retour ces derniers ont donné corps à la politique du troisième âge et du maintien à domicile développée à la suite du rapport de la commission d’étude des problèmes de la vieillesse, plus connu sous le nom du rapport Laroque (1962). Cette politique trouve donc son origine dans la rencontre entre un certain volontarisme national et des initiatives locales.
Une politique de sectorisation géographique
5Progressivement, l’État s’est imposé comme un acteur central de la politique vieillesse, réduisant considérablement les marges de manœuvre des acteurs locaux, grâce à son emprise sur les circuits administratifs et financiers. Certes, le niveau local ne disparaît pas de l’action gérontologique. Il est même au cœur de la politique de sectorisation géographique instituée en 1972 à la suite du VIe plan et confirmée en 1977 par le VIIe plan2. Ainsi est créé un « secteur géographique » correspondant à l’espace local au sein duquel sont mis en place et coordonnés des actions et des équipements devant concourir au maintien à domicile des personnes âgées. Plus tard, il y eut les secteurs d’action gérontologique nés de la circulaire Franceschi du 7 avril 1982 ; puis les Centres locaux d’information et de coordination (CLIC) institués par la circulaire de la Direction de l’action sociale du 6 juin 2000 et devant correspondre à des « bassins de vie ». Cette liste n’est pas exhaustive et s’enrichit régulièrement de nouveaux dispositifs territorialisés qui ont tendance à s’empiler, comme en témoigne l’apparition récente des Maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades d’Alzheimer (MAIA) dans le cadre du plan Alzheimer 2008-2012.
6Après une première phase où cette politique de sectorisation géographique a visé à « mailler » le territoire national d’équipements et de services pour le « troisième âge », l’objectif primordial est rapidement devenu celui de la coordination des acteurs de la gérontologie. Sur ce registre, la coordination a fait l’objet de nombreux travaux qui ont mis en évidence la grande diversité des coordinations gérontologiques, dont les orientations et les territoires pouvaient être très différents d’un lieu à un autre en fonction de l’histoire locale et des acteurs impliqués (Veysset et Guisset, 1992 ; Frossard et al., 1999 ; ARCG, 2004). Mais cette politique de sectorisation, tout en laissant une marge de manœuvre aux acteurs locaux, est de plus en plus à l’initiative de l’État qui peut ainsi encadrer les politiques territoriales. Dans cette perspective, le local devient un échelon territorial sur lequel l’État prend appui pour inciter les acteurs à mettre en œuvre sa politique en faveur du maintien à domicile, puis à coordonner les différents équipements et services dans un souci de rationalisation de l’action publique.
La politique de gestion de la dépendance
7À partir des années 1980 et surtout 1990, deux phénomènes vont jouer en faveur d’un déplacement de la scène des politiques locales du niveau communal au niveau départemental : la décentralisation de l’État français et l’apparition de la « dépendance » comme nouveau problème social appelant une réponse des pouvoirs publics. Mais ce déplacement n’a pas réellement consacré le « département providence » car l’apparition de l’enjeu « dépendance » a eu pour conséquence de renforcer l’emprise de l’État sur les orientations de la politique vieillesse.
Un émiettement départemental de la politique vieillesse
8Depuis les lois de décentralisation du début des années 1980, puis celle du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, le centre de gravité de la politique vieillesse s’est clairement déplacé de l’État vers les départements. Cette évolution, qui concerne une grande partie de la politique sociale, a été justifiée par la volonté de promouvoir une gestion de proximité de problèmes de plus en plus complexes auxquels l’État ne semblait plus en mesure d’apporter de réponses satisfaisantes. Les lois de décentralisation ont donc contribué à faire du président du conseil général le leader d’une majorité politique. En particulier, le département est désormais clairement identifié comme « le chef de file » de l’action sociale et médico-sociale.
9Dans ce cas, la territorialisation signifie que les collectivités locales (les départements et, pour les plus importantes, les communes) se dotent d’une politique de la vieillesse qui leur est propre. Elles ne se contentent plus d’infléchir les normes définies par les autorités centrales, mais essayent d’élaborer une politique cohérente dépassant les mesures ponctuelles et prenant mieux en compte les besoins locaux. Ainsi, la régulation administrative et sectorielle du jeu des acteurs fait place à une régulation plus politique et plus locale en matière d’action sociale vieillesse.
10C’est pourquoi la politique vieillesse a évolué vers une mosaïque de politiques départementales. Il est certes difficile d’avoir une photographie exhaustive des politiques vieillesse, mais l’analyse des schémas gérontologiques départementaux laisse clairement entrevoir qu’elles sont différenciées selon la nature du jeu des acteurs locaux et du positionnement des conseils généraux. Non seulement l’autonomie politique du conseil général lui permet de marquer de son empreinte la politique vieillesse, mais cette dernière dépend également des acteurs locaux présents sur le territoire qui, en fonction d’éléments relevant d’un héritage collectif (poids du secteur associatif, rôle des villes importantes du département, dynamisme du secteur hospitalier), sont plus ou moins en mesure d’influer sur les orientations de la politique départementale (Argoud, 1998). Il en a résulté des politiques empiriques, réalisées au coup par coup, en fonction des opportunités et des rapports de force locaux (Mire, plan urbain, 1991). C’est ainsi, par exemple, que les déséquilibres territoriaux en termes de taux d’équipement ont rarement été comblés au sein des départements concernés, même si cela faisait partie des objectifs annoncés.
11L’émiettement de la politique vieillesse résulte également d’un autre phénomène qui s’est opéré parallèlement à la décentralisation. Il s’agit de l’évolution du mode de protection sociale envers le risque dépendance. À l’occasion de l’instauration de la PSD (prestation spécifique dépendance) en 1997, puis de l’APA (allocation personnalisée d’autonomie) en 2001, s’est instauré un nouveau mode de protection sociale laissant une plus grande place au local. En effet, le choix du législateur n’a pas été de créer un cinquième risque de sécurité sociale, mais de privilégier une prestation hybride relevant, en partie, de la responsabilité du « département providence » (Lafore, 2004). Ainsi, l’instauration de ce type de prestation dépendance traduit le passage d’une sorte de compensation financière et automatique du handicap à une gestion plus individualisée, que symbolisent la création des équipes médico-sociales départementales et la constitution de plans d’aide individualisés.
12Comme on pouvait s’y attendre, cette territorialisation de la protection sociale a engendré de grandes disparités départementales. Sur la base d’une investigation empirique portant sur sept départements français, Thomas Frinault a confirmé cette hypothèse concernant l’impact de cette nouvelle gestion publique de la dépendance :
« Dès lors que l’État concédait volontairement une grande autonomie aux territoires locaux pour s’approprier des outils d’action relativement standards, il était logique que ceux-ci en fassent des usages contrastés. » (Frinault, 2009, p. 226.)
13Ainsi, il n’est pas surprenant dans ces conditions que le nombre de bénéficiaires de l’APA pour mille personnes âgées de 75 ans ou plus varie de 1 à 3, c’est-à-dire de 75 (dans le département de l’Essonne) à 250 (dans le département de l’Ariège) pour la métropole (Jeger, 2005). C’est d’ailleurs sur la base de tels écarts qu’un certain nombre d’organisations se sont mobilisées pour réclamer une gestion du risque dépendance dans le cadre d’une cinquième branche de sécurité sociale.
Une recentralisation implicite des mécanismes décisionnels
14Le rôle important du « local » dans la gestion de la dépendance ne doit pas conduire à conclure trop hâtivement à la territorialisation de la politique gérontologique. Nous assistons au contraire ces dernières années à un phénomène exactement inverse. Autrement dit, la tendance décentralisatrice au niveau départemental est contrariée par la mise en place progressive de nouveaux modes de pilotage à distance de l’action publique qui, sans remettre en cause le cadre décentralisé, n’en constituent pas moins un puissant vecteur de recentralisation. Là aussi, la question de la dépendance des personnes âgées a été au cœur de ce processus paradoxal. En effet, compte tenu de la volonté de l’État de contenir l’augmentation des dépenses publiques, le secteur sanitaire et social a été pleinement concerné par la réforme de l’État.
15En l’occurrence, dans le domaine gérontologique, cette nouvelle orientation prend la forme d’une agence – la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie – instituée par la loi du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées. Cet établissement public à caractère administratif s’est vu reconnaître par le législateur une part très importante de la fonction d’élaboration et de mise en œuvre des politiques de gestion de la dépendance. La loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires a par ailleurs permis la création des agences régionales de santé. Ces dernières, en se situant à l’intersection du sanitaire et du médico-social, font de l’État un acteur incontournable de la politique locale de la dépendance. Dans ce nouveau cadre institutionnel, les conseils généraux sont plutôt en position de faiblesse compte tenu de leur dépendance à l’égard de ces nouveaux mécanismes de programmation et d’allocation de ressources.
16Certes, cette refonte de l’action publique prend appui sur de nouveaux outils de planification3 qui se veulent l’incarnation des besoins tels qu’ils sont recensés dans les territoires dits de santé aux frontières infra-régionales. Mais en réalité, l’approche dominante du territoire consiste surtout à rationaliser l’action sanitaire et sociale au moyen d’une certaine recentralisation des processus décisionnels, les espaces locaux n’étant que des niveaux de mise en cohérence intermédiaire en fonction de stratégies nationale et régionales. Comme l’affirme clairement le guide méthodologique pour l’élaboration du schéma régional d’organisation sociale et médico-sociale,
« Le nouveau dispositif législatif met fin au schéma régional conçu comme l’addition des schémas départementaux, tel que prévu par la loi 2002-02. Il s’agit désormais de la traduction au sein de l’organisation médico-sociale, de la stratégie régionale de santé. » (CNSA, DGCS, 2010, p. 20.)
17Autrement dit, c’est bien une politique de réponse exogène aux besoins des territoires qui prévaut au nom de l’équité territoriale ou tout au moins du rattrapage des inégalités territoriales en termes d’équipements et de services (Mesrine, 2003 ; Mauguin, 2007 ; Argoud, 2007). Fondamentalement, la politique nationale de gestion de la dépendance, que relayent les autorités locales, est basée sur une appréhension quantitative des besoins jugée indispensable pour tenter de rationaliser l’action publique et, par là, de contenir l’augmentation des budgets sociaux consacrés à la prise en charge du vieillissement.
La politique du vieillissement
18De cette tension entre décentralisation et recentralisation, il résulte une incapacité du local à produire une politique autonome de la vieillesse. Certes, quelques collectivités territoriales ont pris des initiatives pour prendre en compte les revendications de citoyenneté et de participation sociale de certaines fractions de la population âgée. Mais à ce jour, ces initiatives ne parviennent guère à constituer un ensemble coordonné d’actions susceptibles de faire évoluer le référentiel de la politique vieillesse, aussi bien au niveau local que national. Néanmoins, il est possible de déceler sur des territoires à géométrie variable (agglomération, canton, pays) l’amorce d’une nouvelle problématisation de l’action sociale vieillesse.
La déspécialisation du traitement de la vieillesse au niveau local
19Les multiples publications et colloques professionnels ou scientifiques organisés récemment autour de la thématique « territoires et vieillissement » constituent un indicateur du développement d’une approche plus territorialisée des politiques et des pratiques liées à l’avancée en âge (Dumont, 2006 ; Territoires, 2009 ; Imbert, 2010 ; Borgetto, 2011). En effet, jusqu’à présent, peu de sociologues s’intéressaient aux processus de construction sociale des besoins gérontologiques résultant de la rencontre entre une demande et des contextes locaux. Seules prédominaient les approches statistiques basées sur un rapport codifié entre l’offre et la demande qui faisait abstraction des dynamiques territoriales locales.
20Sur ce plan, il convient cependant de citer les travaux pionniers de Jean Mantovani et de ses collègues toulousains. Grâce à des monographies, ils ont pu montrer que la demande est relativement tributaire du niveau de visibilité et d’accessibilité de l’offre constituée ; ce qui explique que certains territoires sont sous-équipés sans que ne s’exprime une demande correspondante (Mantovani et al., 2000). De même, selon la nature du jeu des acteurs locaux, les besoins gérontologiques sont en grande partie orientés en fonction des normes produites localement, ce qui contribue parfois à produire des écarts sensibles par rapport aux indicateurs nationaux permettant de mesure l’offre. Citons également d’autres travaux de nature qualitative mettant l’accent sur une analyse endogène des besoins des personnes vieillissantes sur des territoires ciblés : Gucher, Mallon et Roussel, 2007 ; Bernard-Hohm, 2010. Au-delà de cette connaissance sociologique, l’intérêt croissant porté au vieillissement par les géographes – tels que Pierre-Marie Chapon, Brigitte Nader, Christian Pihet – a permis l’émergence d’autres approches disciplinaires, contribuant à développer une connaissance systémique qui intègre les représentations et l’action des acteurs eux-mêmes sur le territoire (Chapon et Viriot-Durandal, 2011).
21L’ensemble de ces travaux s’inscrivent dans un contexte où deux éléments importants ont contribué à modifier le cadre d’appréhension des questions gérontologiques et ont permis qu’émergent des problématiques jusque-là ignorées par l’agenda public, comme les questions d’isolement des personnes âgées, de mobilité et de transport, de lien social, de services publics, etc. Le premier élément concerne l’élargissement du nombre d’acteurs s’intéressant à la problématique du vieillissement. Jusqu’alors, la politique de la vieillesse était largement l’apanage des spécialistes de la gérontologie qui faisaient une politique « pour » les personnes âgées. C’est ainsi que la politique de la vieillesse a été en partie définie par les experts de l’action sociale, avant d’être canalisée par les spécialistes du grand âge et notamment par les gériatres. Aujourd’hui, la vieillesse tend à se déspécialiser. Une diversité et un nombre beaucoup plus grand d’acteurs s’intéressent au vieillissement. Il peut même s’agir d’acteurs pour lesquels les personnes âgées ne sont pas le « cœur de métier », comme par exemple les centres sociaux et socioculturels ou les agences d’urbanisme (Fondation de France, 2005 ; Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 2008 ; etc.). Le relatif désenclavement de l’action gérontologique locale a en effet engendré, en retour, un appel d’air dans lequel se sont engouffrés de nouveaux acteurs institutionnels et professionnels qui ont pu s’estimer légitimes pour s’emparer à leur tour des enjeux du vieillissement. L’élargissement du cercle des acteurs impliqués a également été facilité par le développement ces dernières années des structures intercommunales. Nous avons ainsi pu constater que ces nouveaux échelons territoriaux s’emparaient assez volontiers de la problématique du vieillissement.
22Le deuxième élément est très lié au précédent. La présence croissante de ces différents acteurs dans la réflexion sur le vieillissement contribue à en déplacer le centre de gravité. Ainsi, ce n’est pas tant le grand âge qui est au cœur de cette réflexion que la question de l’âge et du lien social. Pour le formuler en d’autres termes – qui correspondent d’ailleurs la manière dont sont intitulés bien des colloques ou forums organisés sur ce thème –, il s’agit de savoir « comment vivre et vieillir ensemble ». Un tel mode de perception des besoins a au moins deux conséquences : d’une part, le vieillissement est moins vu sous l’angle d’une période segmentée de l’âge – en l’occurrence le grand âge – qu’un processus continu et différencié qui affecte les trajectoires de vie. Et d’autre part, une telle démarche, plus préventive que curative, implique que soient prises en compte les caractéristiques du territoire. Il devient désormais évident que l’on ne vit et vieillit pas de la même façon en milieu rural qu’en milieu urbain, dans le nord que dans le sud, etc. Par conséquent, les réponses à inventer ne peuvent donc être que différentes les unes des autres.
23À ces deux éléments, il est possible d’en ajouter un troisième, intimement lié aux deux précédents. Un certain nombre de personnes vieillissantes sont elles-mêmes impliquées dans cette refonte de la politique de la vieillesse. C’est un phénomène nouveau qui mérite d’être signalé. Jusqu’à présent, la vieillesse était vécue sous un mode fataliste et faisait figure de repoussoir, laissant un espace de réflexion largement occupé par les experts gérontologues. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes retraités sont dans une démarche d’anticipation par rapport à leur propre vieillissement. Ils n’hésitent alors plus à s’impliquer dans les groupes de travail concernant l’avancée en âge et ils sont parfois promoteurs de réponses d’un genre nouveau, comme dans le domaine de l’habitat. Il en résulte incontestablement un dynamisme et une créativité pour penser autrement le vieillissement qu’en fonction des normes médico-sociales en vigueur (Argoud et Chazelle, 2011).
Une politique du vieillissement de plus en plus centrée sur le « bien vieillir »
24La particularité de ce renouvellement partiel des fondements des politiques gérontologiques locales est qu’il n’est guère le résultat d’une décision des pouvoirs publics. Ce sont avant tout des acteurs issus de la société civile qui ont pris des initiatives et qui se caractérisent par une relative invisibilité du fait de leur dissémination sur l’ensemble du territoire national (Fondation de France, 2005). Les pouvoirs publics l’ont cependant bien compris – aussi bien au niveau national que départemental, voire local – comme en témoignent les divers rapports ou documents de planification qui, aujourd’hui, traduisent une volonté de prendre en compte une approche plus transversale des problématiques du vieillissement4. Nous assistons même aujourd’hui à une inflation d’initiatives visant à valoriser de telles approches territoriales du vieillissement. Ainsi, on peut citer l’association « Vieillir, c’est vivre ! », les cafés des âges, le label « Bien vieillir, vivre ensemble », etc., et les multiples démarches participatives destinées à savoir « comment bien vivre et bien vieillir ensemble à… ». Ce changement de paradigme – jugé plus positif – a bien été perçu par les élus locaux en charge des « personnes âgées » qui sont nombreux à avoir intégré le « lien intergénérationnel » dans leur délégation. Le succès est tel que certains « agendas 21 » locaux commencent à intégrer le vieillissement pour promouvoir les pratiques territoriales de développement durable5.
25Une telle diffusion aussi rapide, en quelques années, de cette politique territoriale du vieillissement est incontestablement liée à la publication par l’OMS en 2007 du Guide mondial des villes amies des aînés, à la suite de la deuxième assemblée de l’ONU sur le vieillissement qui s’est tenue en 2002. Ce guide et, plus globalement, le protocole dit de Vancouver, n’ont pas été sans influence sur les pouvoirs publics nationaux et locaux qui se sont réapproprié les normes promouvant une approche territoriale et préventive du vieillissement. Dans le cas français, ce nouveau référentiel a été intégré dans un premier temps dans le plan national Bien vieillir (2007-2009) qui, dans son axe 7, promeut le développement du « bien vieillir » au niveau local. Cette stratégie en faveur d’une approche intégrée et territorialisée a été soutenue, d’une part, par un appel d’offres de l’État et d’autre part, par la création d’un label intitulé « Bien vieillir-vivre ensemble » décerné afin de promouvoir les initiatives des collectivités locales en ce domaine.
26Néanmoins, il n’est pas certain que cette prise de conscience soit suffisante pour remettre en cause des systèmes d’acteurs et des mécanismes sectoriels qui sont peu propices à un tel décloisonnement de l’action gérontologique. C’est d’ailleurs la conclusion du Haut conseil de la santé publique (2010), chargé d’évaluer le plan national Bien vieillir (2007-2009), qui constata la difficulté de piloter et d’évaluer l’impact d’un tel plan compte tenu de son caractère interministériel et intersectoriel. Dans d’autres pays, comme le Québec, un bilan similaire fut effectué : il est apparu que le réel foisonnement d’initiatives municipales ne suffisait pas à masquer les problèmes de coordination globale entre les différents acteurs et les différents niveaux territoriaux (Rochman et Tremblay, 2010).
27Surtout, nous voyons poindre deux éléments qui amènent à relativiser l’émergence d’une politique du vieillissement. Le premier concerne le risque d’éclatement de la politique gérontologique locale, comme ce fut le cas pour la politique vieillesse nationale qui est aujourd’hui fragmentée en de multiples programmes publics. En effet, une politique du vieillissement supposerait une action transversale à de nombreux secteurs d’action publique. Or, à ce jour, on a plutôt affaire à une juxtaposition de projets locaux aux ambitions relativement limitées. La généralisation de la technique de l’appel à projets détient une part de responsabilité dans ce phénomène.
28En second lieu, on note un arrimage constant du nouveau référentiel croisant territoires et vieillissement à la problématique du « bien vieillir ». Or, il en résulte un risque de dissociation de la question gérontologique entre une perspective relevant du « bien vieillir » et une perspective de type socio-sanitaire. Or, comme l’ont bien montré Michel Billé et Didier Martz (2010), la tentation est grande d’introduire une partition entre une logique préventive valorisant les « bons » comportements pour s’assurer une « belle » vieillesse et une logique curative renvoyant le grand âge sur les institutions spécialisées et les administrations socio-sanitaires. La tentation est d’autant plus grande que les personnes âgées elles-mêmes ont tendance à occulter le grand âge. Autrement dit, au lieu d’intégrer l’ensemble du processus du vieillissement, on risque d’assister à un rétrécissement du champ de l’action publique locale.
29Alors que depuis une décennie le local apparaît comme un lieu potentiel de renouvellement de l’action gérontologique, il s’avère ne pas toujours être à la hauteur des espérances. Tout semble se passer comme si la politique du vieillissement était en train de « rajeunir » la politique du troisième âge, mais sans remettre en cause la politique de gestion de la dépendance. En excluant ceux qui seront les moins à même de suivre les recommandations du « bien vieillir », elle ne risque donc guère de modifier la place de la vieillesse dans la société.
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10.3917/gs.135.0285 :Rochman J. et Tremblay D.-G., « Services et seniors : l’impact du programme MADA sur le développement des services municipaux communautaires et privés au Québec », Gérontologie et société, no 135, décembre 2010, p. 285-339.
Territoires, dossier « 2010-2050 : les territoires face aux défis de l’âge », no 498, mai 2009.
Notes de bas de page
1 La revue de la Fondation nationale de gérontologie a abordé « les problèmes locaux du vieillissement » dans un numéro datant de 1987, tandis que la revue du CLEIRPPA consacrait un hors série aux « politiques locales gérontologiques en France » en 1994.
2 Circulaire du 1er février 1972 définissant, à la suite du VIe plan, « le programme finalisé pour le maintien à domicile des personnes âgées », puis de celle du 28 janvier 1977 instaurant, dans le cadre du VIIe plan, le Programme d’action prioritaire no 15.
3 Dont le Schéma régional d’organisation sociale et médico-sociale.
4 C’est ce que traduisent par exemple la plupart des schémas gérontologiques départementaux actuels ou les orientations contenues dans les différents rapports publics publiés ces dernières années.
5 Un des thèmes de l’Atelier 2010 de l’Observatoire national des agendas 21 locaux était : « Prendre en compte le vieillissement de la population : quels nouveaux besoins ? Comment favoriser les relations intergénérationnelles ? » (Lille, 3-4 novembre 2010).
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