Éclairage. Politiques sociales de la vieillesse en Suisse
p. 41-43
Texte intégral
Les trois piliers de la sagesse ?
1Depuis le milieu des années 1990, la doctrine des « piliers » de la retraite désigne un horizon réformateur essentiel. Popularisé par des organisations comme la Banque mondiale, l’OCDE ou l’Union européenne, ce concept vise à réduire le poids des retraites par répartition (premier pilier) et à développer les systèmes professionnels (deuxième pilier) et individuels (troisième pilier) reposant sur la capitalisation. Le concept des « piliers » fait désormais partie du vocabulaire des politiques sociales comparées. Cette adoption néglige le plus souvent le rôle fondamental qu’a joué cette doctrine ternaire dans le développement du système de retraite helvétique dès les années 1960 (Leimgruber, 2011).
2À l’inverse de la situation prévalant chez ses voisins français, allemand, autrichien ou italien, la capitalisation joue un rôle clé dans la prévoyance vieillesse en Suisse. La retraite étatique de base (Assurance vieillesse et survivants, AVS), universelle et financée selon le principe de la répartition, est introduite en 1947, après plus de trois décennies de controverses politiques. Cet accouchement difficile met en lumière la force des blocages et autres « vetos » institutionnels présent dans un État fédéral où les intérêts organisés ont utilisé à de nombreuses reprises les mécanismes de la démocratie directe (en particulier le référendum) pour s’opposer au développement de la Sécurité sociale (Obinger, 2010). Les retards de l’AVS permettent en revanche la consolidation des caisses de pension d’entreprise et des contrats d’assurance de groupe gérés par les assureurs-vie. Ces caisses couvrent 22 % de la main-d’œuvre en 1941 (40 % en 1970) et accumulent rapidement des réserves importantes (ces dernières représentent déjà 29 % du produit intérieur brut en 1941, 41 % en 1970, plus de 100 % au début du XXIe siècle (cf. Leimgruber, 2008).
3La doctrine des « trois piliers » émerge en Suisse à la fin des années 1960. Cette métaphore ternaire est une doctrine de combat qui s’oppose aux « pensions populaires », alternative d’extrême gauche qui visait alors à étendre le domaine de la répartition au détriment des caisses par capitalisation. Inscrite dans la Constitution fédérale en 1972 et réalisée en 1985 par le biais de la loi fédérale sur la prévoyance professionnelle (LPP), la doctrine des trois piliers inaugure un gel des cotisations et des prestations de l’AVS et introduit le principe d’une affiliation obligatoire des salarié(e)s aux caisses de pensions. La montée en puissance du « deuxième pilier » renforce considérablement et durablement le poids des retraites par capitalisation dans la prévoyance vieillesse. Lui aussi très développé, le troisième pilier individuel joue avant tout un rôle fiscal pour les salarié(e)s disposant de revenus élevés. C’est donc bien la combinaison de consolidation des fonds de pension et de freinage de la répartition qui fait de la Suisse un modèle réformateur apprécié dans les cénacles internationaux ainsi qu’au sein des milieux financiers.
4En matière de retraites, le cas suisse se rapproche aussi
5du cas néerlandais, pays où la capitalisation joue aussi un rôle important, mais s’en démarque de par la fragmentation de son deuxième pilier : alors que la majorité des salarié(e)s néerlandais(e)s sont couvert(e)s par quelques douzaines de caisses de branche, ces dernières jouent un rôle marginal en Suisse en comparaison avec les caisses d’entreprises et les contrats de groupe. La place centrale des assureurs vie dans la gestion du deuxième pilier fait écho au rôle clé joué par ces entreprises dans la prévoyance vieillesse au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Toutefois, le cas suisse se démarque aussi de ces deux champions de la capitalisation par le caractère obligatoire de la LPP.
6Une génération après la mise en place de la LPP de 1985, l’impact du système des trois piliers sur la situation socio-économique des retraité(e)s fait l’objet d’études encore disparates. Si l’AVS représente une source primordiale de revenus pour plus de la moitié des ménages de retraité(e)s, le taux de remplacement des rentes AVS tourne autour de 35 % des revenus antérieurs. La LPP joue donc un rôle grandissant, notamment pour les revenus moyens à élevés, pour atteindre un taux de remplacement global d’environ 60 %. Comme mentionné plus haut, la contribution du troisième pilier individuel à la prévoyance vieillesse est marginale. Les travaux disponibles soulignent que les personnes âgées disposent en Suisse d’un niveau moyen de revenu élevé. Toutefois, cette moyenne cache de très fortes disparités, une couverture souvent insuffisante des femmes, voire même une aggravation des situations de pauvreté (Pilgram et Seifert, 2009 ; Balthasar, 2003).
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Références
Des données régulièrement mises à jour sur le système suisse de protection vieillesse sont disponibles auprès de l’Office fédéral de la statistique ([http://www.bfs.admin.ch/], cf.thème13»Protectionsociale») ainsi que de l’Office fédéral des assurances sociales [http://www.bsv.admin.ch/]. L’Association romande et tessinoise des institutions d’action sociale [http://www.artias.ch/] et la fondation caritative Pro Senectute [www.pro-senectute.ch] offrent également un suivi des débats politiques sur la vieillesse.
Balthasar A., Le passage à la retraite : trajectoires, facteurs d’influence et conséquences, Berne, Office fédéral des assurances sociales, 2003.
Bertozzi F., Giuliano B. et Gay-des-Combes B. La réforme de l’État social en Suisse. Vieillissement, emploi, conflit travail-famille, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005.
Leimgruber M., « État fédéral, État social ? L’historiographie de la protection sociale en Suisse », Traverse, no 1, 2011, p. 217-237.
Leimgruber M., Solidarity without the state? Business and the shaping of the Swiss welfare state, 1890-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
10.1177/1468018111431668 :Leimgruber M., « The historical roots of a diffusion process. The three-pillar doctrine and European pension debates, 1972-1994 », Global Social Policy, vol. 12, 1, 2012, p. 24-44.
10.1093/acprof:oso/9780199296323.001.0001 :Obinger H., « Switzerland: from Liberal to Conservative Welfare State. A Pattern of Late Maturation? », in Obinger H., Starke P. et al. (dir.), Transformations of the Welfare State. Small Countries, Big Lessons, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 191-244.
Pilgram A. et Seifert K., Vivre avec peu de moyens. La pauvreté des personnes âgées en Suisse, Berne, Pro Senectute, 2009.
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