Le décrochage scolaire comme processus
p. 31-42
Texte intégral
1Depuis une vingtaine d’années, la question du décrochage scolaire est pleinement entrée dans l’espace public, comme source de préoccupation partagée par des professionnels et par des citoyens confrontés plus ou moins directement au problème. Le décrochage, ou la déscolarisation, est également, depuis plusieurs années, sur les agendas politiques, tant à l’échelon national qu’à l’échelon des régions, voire des communes au travers de dispositifs comme la Veille éducative (2002), puis la Réussite éducative (2005). Plusieurs évolutions se sont conjuguées pour faire du décrochage scolaire une affaire publique.
Émergence d’un problème public
2La plus ancienne est sans doute la difficulté croissante, pour les jeunes sortis sans qualification ou sans diplôme du système éducatif, de trouver un emploi, surtout si l’on parle d’emploi stable. Alors que, longtemps, la possession d’un diplôme ou la maîtrise de savoir-faire reconnus n’étaient pas indispensables pour s’insérer professionnellement (dans les degrés inférieurs de la division sociale du travail, certes), il est devenu de plus en plus ardu pour les non-qualifiés de trouver une place dans un marché du travail de plus en plus exigeant. Lutter contre le chômage des jeunes – thème politiquement sensible – suppose donc de qualifier au mieux l’ensemble des sortants du système éducatif ; et, l’expérience ayant montré les difficultés de prise en charge des « publics de bas niveaux de qualification », il s’avère plus pertinent d’agir en amont, c’est-à-dire avant que des jeunes n’abandonnent leurs études pour venir s’échouer sur un marché du travail peu accueillant pour eux. D’où le souci d’éviter le décrochage ou, au moins, de tenter de « raccrocher » au plus vite les décrocheurs.
3Dans le même temps, l’école est devenue l’instance majeure voire hégémonique de socialisation de la jeunesse, pour diverses raisons : le poids du diplôme pour l’insertion a, corrélativement, doté l’école d’une importance nouvelle aux yeux des parents de tous les milieux, y compris les plus éloignés de l’école antérieurement, et contribué à faire rester les jeunes plus longtemps dans le système scolaire ; le recul d’autres instances de socialisation qui, longtemps, ont activement contribué à cette socialisation (mouvements de jeunesse ou patronages de diverses obédiences, mais aussi milieux professionnels – penser au rôle de la culture de la mine ou des corons…) a, par contraste, accordé de plus en plus de place à l’école dans la vie enfantine et juvénile. La prolongation de la scolarité (la scolarité est légalement obligatoire jusqu’à 16 ans, mais socialement elle l’est, de fait, au-delà de 18 ans) fait qu’il est de plus en plus « normal » d’être à l’école jusque vers 18 ou 20 ans, et à l’inverse celui ou celle qui n’est plus à l’école dès 16 ans, voire plus tôt, n’est pas dans la « normalité » admise. Il (ou elle) devrait être à l’école, il (ou elle) n’y est pas, et de moins en moins de gens autour d’eux (professionnels, famille, voire copains) trouvent cela « normal ». Et, par le fait même, le jeune n’intègre pas, ou pas suffisamment, les savoir-être et les savoir-faire sociaux que la fréquentation régulière et prolongée de l’école transmet et impose, pour le meilleur ou pour le pire (inscription dans un collectif, discipline, respect de l’heure, acceptation de l’autorité, tenue de sa place parmi les autres, etc.).
4Enfin, toute cette frange de la jeunesse qui, prématurément sortie de l’école, ne trouve pas de travail ou, sans espoir d’en trouver, n’en cherche pas, est perçue comme une menace pour l’ordre public. Aux yeux de responsables politiques, la déscolarisation alimente la délinquance. Au cours de dix dernières années, c’est aussi, et parfois surtout sous cet aspect que les élèves décrocheurs ont été l’objet des préoccupations publiques. Dès 1997, un ministre de l’Intérieur, Monsieur Chevènement, déclare que « pour lutter contre la délinquance, il faut lutter contre l’absentéisme, le décrochage et la déscolarisation ». En 2002, le journal Le Monde (18 octobre) nous apprend que le ministre de l’Intérieur a participé à l’installation du groupe interministériel relatif aux manquements à l’obligation scolaire. Plus récemment, au mois d’avril 2011 à Châteauroux, un ministre de l’Éducation, Monsieur Luc Chatel, a déclaré vouloir faire « la guerre au décrochage scolaire » après avoir, quelques mois plus tôt, déclaré sur une radio (RTL) le 19 janvier – était-ce un lapsus rectifié par la suite ? – vouloir « faire la guerre aux décrocheurs ». Pour éviter que les jeunes ne sortent de l’école, avec les craintes afférentes sur la tranquillité publique, des mesures ont été, à plusieurs reprises, édictées puis abandonnées puis relancées au cours des dix dernières années, pour suspendre les allocations familiales aux parents des élèves absentéistes et, de la sorte, les « responsabiliser ».
5La convergence de ces évolutions aurait peut-être suffi à placer le problème de la déscolarisation dans les premiers rangs des préoccupations publiques concernant la jeunesse ; l’Éducation nationale a dès les années 1990 mis en place des dispositifs de récupération des « sortants sans qualification », plutôt lycéens au-delà de 16 ans. Toutefois, une contribution significative, certains diront décisive, a été apportée par des associations ou des pédagogues militants qui ont eu à cœur, depuis quinze ans au moins, de faire reconnaître l’existence de décrocheurs y compris parmi les collégiens, c’est-à-dire parmi les jeunes encore soumis à l’obligation scolaire légale ; associations et pédagogues qui ont argumenté sans relâche pour que les ainsi nommés « décrocheurs » soient considérés au moins autant comme des « décrochés », c’est-à-dire des victimes du fonctionnement d’un système scolaire indifférent aux individus et à leurs trajectoires, ou encore comme des « refuzniks » c’est-à-dire des sujets résistants à ce que l’école leur impose plus que comme des fainéants incapables de rien et qu’il conviendrait d’orienter d’urgence vers des filières professionnelles courtes.
6Le terme de « décrochage » s’est tellement acclimaté dans l’espace public et dans le monde de l’école qu’on l’entend utilisé à temps et à contretemps pour désigner, en particulier, les élèves en échec scolaire ou en risque d’échec. Il s’agit pourtant là d’un glissement qui risque de ne rien apporter de bon à l’analyse voire à la mise en œuvre d’une réponse institutionnelle, qui ne peut être identique dans l’un ou l’autre cas. Si une part des décrocheurs est effectivement constituée d’élèves en échec, rencontrant des difficultés sur le plan cognitif, ne parvenant pas à comprendre les attentes de l’école ni à en maîtriser les codes, une autre part n’est pas en échec, certains d’entre eux sont même relativement à l’aise avec les savoirs scolaires ; d’autres encore, pas vraiment en échec, ne trouvent aucun sens à leur présence à l’école, que ce soit en classe ou dans la sociabilité entre pairs. Il ne faut pas oublier non plus que tous les élèves « en échec » ne décrochent pas, souvent parce qu’ils bénéficient du soutien et des encouragements renouvelés d’un adulte, au sein de la famille, de la parentèle, du cercle amical, ou, bien entendu, à l’intérieur de l’école. Il n’y a donc aucune raison d’assimiler ces deux notions, « échec » et « décrochage », qui se recoupent mais ne se recouvrent pas.
Les processus de décrochage et leur diversité
7Comme face à tout « problème social », il est tentant, à la fois du côté de l’opinion publique, que des responsables politiques, ou encore des membres des institutions, de chercher un « coupable ». Pour ce qui concerne le décrochage, sont ainsi pointés, selon les locuteurs : les responsabilités de l’école, les parents qui ne font pas leur travail de parents, les copains qui cultivent ensemble une sorte de culture anti-école et qui découragent celui ou celle qui entend travailler, prendre au sérieux l’apprentissage scolaire, et croire à ce que l’école promet. Les recherches montrent qu’un tel type d’« explication » est aussi limité que vain : limité parce qu’il ne permet pas de comprendre vraiment pourquoi et comment un élève décroche alors que son voisin, dans la même classe, ou issu du même milieu social, persévère au sein de l’école ; vain parce que les analyses simplificatrices et simplistes ne fournissent aucune piste sérieuse pour agir en faveur d’un maintien en scolarité ou d’une remise en route scolaire.
8Ce que montrent les recherches menées au cours de ces dernières années, c’est qu’il convient de penser le décrochage, ou la déscolarisation, comme un processus, qui s’alimente de tout ce que les enfants ou les adolescents vivent à la fois dans leur famille, dans leur environnement amical et local, et dans l’école. C’est la combinaison de ce qui se passe tant ici que là qui peut déboucher sur un décrochage. Ainsi, ce n’est pas la difficulté scolaire en elle-même qui conduit au décrochage, mais éventuellement la difficulté scolaire quand elle n’est surmontée ni dans le cadre de l’école ni au sein de la famille trop peu équipée pour aider son enfant ; il n’y a pas davantage de fatalité du décrochage lié à une situation sociale de précarité ; mais si la situation de la famille la met peu en mesure d’aider l’élève voire de l’encourager, et si le groupe de pairs est plutôt lui-même composé d’élèves en délicatesse avec l’école, le jeune, sauf à trouver un relais dans l’école auprès d’un enseignant par exemple, aura plus de peine à maintenir son attention et son implication scolaires. Le processus de décrochage s’enracine à la fois dans l’école, dans la famille, dans le groupe de pairs, mais il n’est jamais autre chose que la combinaison complexe et de long terme entre tout ce qui advient à l’enfant ou l’adolescent dans ces différents espaces.
9Ce processus prend place dans un contexte, qui le modèle, qui le façonne, et en conséquence le diversifie : on ne décroche pas de la même façon dans les différents milieux sociaux, on ne décroche pas de la même manière dans les quartiers bourgeois, dans les quartiers populaires, ou dans les zones rurales, et le décrochage peut varier sensiblement, dans son déroulement, ses conséquences ou son traitement familial et institutionnel, dans un collège, un lycée professionnel, un lycée général, un lycée agricole. Quel que soit le contexte, c’est l’imbrication de ce qui advient au jeune dans les divers espaces qu’il traverse au cours de sa journée qui, au bout d’un temps plus ou moins long, finit par se traduire, pour certains d’entre eux, par du décrochage scolaire. Simplement, il n’arrive pas la même chose aux uns et aux autres : les adversités rencontrées dans la classe ne sont généralement pas identiques pour les enfants des classes moyennes et pour les enfants des milieux populaires ; le milieu environnant et plus précisément les opportunités d’insertion professionnelle qui s’y présentent jouent aussi leur rôle ; les enjeux en termes de transmission intergénérationnelle sont également diversifiés…
Quelques racines du processus de décrochage repérables dans l’école
10Certains élèves ne sont pas parvenus à entrer dans les apprentissages et sont « en échec ». Aucune remédiation efficace ne leur est proposée, ils ne disposent pas non plus dans leur famille de ressources leur permettant de surmonter l’échec. C’est une configuration propice au décrochage. Il est des élèves pour lesquels les savoirs scolaires ne font pas sens. Pour les uns, issus de milieux sociaux éloignés du monde scolaire, ce que l’on fait à l’école est totalement indéchiffrable, incompréhensible ; ils ne tiennent un certain temps que dans la mesure où ils peuvent accomplir, tant bien que mal, mais pour être dans la conformité scolaire, des « tâches » entre lesquelles ils ne font aucun lien ; leur bonne volonté scolaire et l’encouragement des enseignants leur permettent de (se) faire illusion, confondant le cognitif (entrée dans les savoirs) et l’affectif (bonnes relations avec les enseignants) ; l’illusion peut se dissiper brutalement, ou lentement, quand l’élève passe du primaire au collège, où la proximité de l’enseignant est moins grande et moins continue. Pour les autres, que l’on trouvera parmi les élèves issus des classes moyennes, l’absence de sens ne tient pas à une incompréhension des attendus de l’école, mais, paradoxalement, à une trop bonne compréhension : ils ne retiennent alors de ces apprentissages que leur aspect formel, répétitif, artificiel, qui les rebute.
11Certaines formes de travail à l’honneur dans l’école sont peu efficientes en termes d’apprentissage : faire repérer des indices dans un texte, par exemple, ne garantit nullement que, même si la performance de repérage est satisfaisante, le propos du texte sera compris. Une pédagogie du concret, mise en œuvre dans l’idée de faciliter l’entrée des élèves dans certains savoirs notionnels un peu abstraits, peut s’avérer elle aussi totalement contre-productive. Si une reprise de ces notions n’est pas faite, à l’école, ou dans l’espace familial, ou ailleurs, l’élève se trouve « lâché ».
12Difficultés scolaires et comportement peu conforme aux attentes de l’école s’intriquent, mais pas dans les sens souvent dénoncés : ce n’est pas tant parce que les élèves ont un comportement inadapté au travail scolaire qu’ils sont en échec, mais c’est au moins autant parce qu’ils sont symboliquement disqualifiés par leur échec qu’ils glissent progressivement hors de l’ordre scolaire. Or, du côté des familles populaires, on attend que ce soit l’école elle-même qui, tant qu’elle a les enfants ou les adolescents sous les yeux, les contrôle et les mette au travail ; pendant que l’école, elle, attend que les parents « réagissent » pour remettre leurs enfants dans le droit chemin scolaire. Ce malentendu contribue à l’entrée en dissidence scolaire de certains élèves, en particulier des milieux populaires, dissidence qui peut se solder par un abandon progressif de l’école.
13L’exclusion de certains élèves, à laquelle procède parfois l’école avec l’idée de se protéger et de protéger les conditions de travail des autres élèves, a pour effet d’éloigner un peu plus de l’école, physiquement mais aussi symboliquement, des élèves qui sont déjà en délicatesse avec elle. Les recherches montrent que l’exclusion, même temporaire, favorise le décrochage, et ce d’autant que les parents ne disposent pas des ressources nécessaires pour « accompagner » cette sanction scolaire et aider l’élève à lui donner sens, avant de l’aider à retourner en classe. Ce constat est tellement récurrent que de nombreux établissements ne pratiquent plus que des « exclusions-inclusions », autrement dit excluent temporairement un élève de sa classe mais le prennent en charge et l’encadrent au sein même de l’établissement pendant toute la durée de la sanction.
14Il semble qu’à l’inverse certains dispositifs scolaires soient de nature à retenir les élèves au sein de l’école. Une recherche conduite dans l’enseignement agricole fait apparaître, non sans surprendre quelque peu les chercheurs, que le décrochage y est relativement moins fréquent qu’ailleurs, et qu’il se manifeste surtout par de la démobilisation sur place, plus que par un abandon de l’école. Autrement dit, les élèves restent, même s’ils sont peu ardents au travail et se montrent désintéressés. Vraisemblablement ce constat doit-il quelque chose au fait que les élèves de l’enseignement agricole sont souvent internes et sont donc encadrés, suivis, et insérés dans une sociabilité juvénile intense alors qu’ils sont bien plus isolés s’ils vivent en zone rurale. Les chercheurs remarquent que, paradoxalement, même s’ils sont dans une filière qui, manifestement, ne leur convient pas, certains élèves peuvent choisir de rester dans l’établissement, auquel les lie fortement un sentiment d’appartenance.
15L’orientation subie et non choisie conduit des élèves à abandonner. Les recherches montrent que c’est le cas d’orientations en SEGPA, ou dans une filière non désirée, qui peut être une filière générale, professionnelle, ou agricole. Par exemple, on note un décrochage chez les élèves qui se sont retrouvés, contre leur gré, dans une formation de « viticulture » ou de « production animale » alors que rien, dans leur histoire familiale étrangère au monde agricole, ne les y préparait ; c’est aussi le cas de jeunes qui ont pu être orientés dans une filière qui, traitant de domaines différents, ne correspond pas à leurs attentes centrées sur un domaine particulier (en filière gestion des milieux naturels et de la faune, par exemple). Pour d’autres élèves, l’institution scolaire n’offre pas toujours de continuité dans ses filières : après certains BEP, il est parfois impossible de poursuivre sa formation dans le même établissement vers un « bac pro » de la même famille professionnelle. Il y a enfin parfois des confusions administratives dans le processus d’orientation : un décrocheur avait, sur la fiche de vœux d’orientation, coché le terme « armée », attractif pour lui, et s’est retrouvé placé dans une filière « bâtiment, option béton armé » ; il est clair que, si les parents avaient disposé des ressources sociales et culturelles pour protester et refuser ce raté d’aiguillage, l’erreur aurait été rectifiée et l’élève n’aurait vraisemblablement pas décroché.
Quelques racines du processus de décrochage repérables dans la famille
16Une partie des élèves décrocheurs vit dans des conditions plus que difficiles, peu propices à l’engagement dans le travail scolaire. On note dans les recherches la récurrence de situations de grande précarité matérielle, de grande fragilité sociale, où les problèmes de santé (physique ou psychologique), de logement, se conjuguent à la faiblesse du capital culturel et des ressources utiles au suivi de la scolarité. Les enquêtes mettent en avant la précarité rencontrée dans des familles d’élèves qui ont abandonné l’école parce que celle-ci n’avait, de fait, guère de place dans une existence familiale submergée par des problèmes urgents de survie. Ainsi, on ne repère pas qu’un enfant perd pied à l’école, et si, parce qu’alerté par un enseignant, on le repère, on n’est pas toujours en mesure de réagir et de faire le nécessaire pour l’épauler.
17Éventuellement, dans les familles populaires en particulier, quand l’enfant ne réussit pas, ou renâcle à travailler à l’école, la seule solution qui apparaisse praticable et corresponde à l’idée que les parents se font de leur responsabilité, c’est la « mise au boulot ». En conséquence, dans la mesure où le marché du travail local ou le tissu de relations sociales le permet, l’adolescent est placé ou contraint à travailler avec son père ou un membre de sa famille proche ; de la sorte, il est à la fois occupé et contrôlé. Au passage, on remarquera qu’il s’agit de tout sauf de démission parentale, même si, aux yeux de l’école, une telle mesure paraît inappropriée.
18Il est des milieux culturels dans lesquelles la reproduction familiale ne passe pas par l’école, ou en tout cas pas principalement par l’école. Dans certaines familles tziganes, si les savoirs fondamentaux transmis par l’école primaire sont importants – parce qu’ils conditionnent l’exercice de l’activité professionnelle traditionnelle héritée des aînés (commerce de récupération, ferraillage, cannage, etc.) –, il n’apparaît plus aussi utile de poursuivre au collège. C’est dans une même logique de reproduction familiale que certains fils de commerçants transfrontaliers marocains, alors même qu’ils sont en assez bonne réussite scolaire, sont amenés à prendre part de plus en plus intensément aux pérégrinations commerciales de leur père, entre France, Espagne et Italie, apprenant ainsi par imprégnation le métier dans toutes ses dimensions techniques (connaissance des produits), commerciales (maîtrise des circuits d’approvisionnement et d’écoulement), juridiques ou financières. Il est bien possible que ces pères aient d’autant plus le souci de transmettre ce métier directement qu’ils ont des raisons de mettre en doute les promesses longtemps associées à une scolarité réussie.
19À l’inverse, il est des élèves, en particulier dans les classes moyennes, qui ne peuvent pas se saisir de l’héritage culturel et social que leurs parents voudraient ou s’efforcent de leur transmettre. Parfois, tout se passe comme si la totalité de cet héritage – pourtant éminemment partageable – avait été accaparée (symboliquement, donc) par un aîné ou une aînée ; la seule solution qui reste provisoirement au cadet est de refuser le savoir scolaire, le monde scolaire, les diplômes. Ou bien le jeune ne peut pas s’inscrire dans l’histoire scolaire de la lignée. Si l’élève ne trouve pas de sens à ce qu’il fait à l’école, qu’est-ce qui le retient alors de décrocher ? Il y a cependant des chances pour que cela soit davantage provisoire que dans d’autres milieux sociaux, puisque la famille dispose d’un éventail plus large de forces de rappel à mettre en branle pour encourager et aider le jeune à se remettre dans une dynamique scolaire.
20Les « accidents de la vie » peuvent jouer comme des déclencheurs de décrochage : mort d’un proche, déménagement non souhaité, licenciement d’un des parents, démêlés avec la justice, etc. Ce sont en effet des événements de nature à ébranler fortement un adolescent et à lui faire perdre, au moins momentanément, tout intérêt pour l’école ou toute disposition à lui consacrer de l’énergie. Et ceci d’autant plus qu’avant le surgissement du drame l’élève n’était pas fermement arrimé à l’école. Cependant, les accidents de la vie n’ont pas, en termes de décrochage scolaire, les mêmes effets dans tous les milieux sociaux : même si ces accidents affectent durement les subjectivités, certains milieux sont, grâce à leur capital économique, leur capital social, ou leur capital culturel, mieux armés pour les affronter ou pour en surmonter certaines des retombées sur le parcours scolaire des enfants et des adolescents.
Quelques racines du processus de décrochage repérables dans le groupe de pairs
21Dans les quartiers populaires, un élève qui décroche se retrouve rarement seul. Ayant rencontré des adversités semblables dans leur scolarité – que ce soit à l’école, ou dans le passage entre l’école et la maison, etc. –, des jeunes de milieux populaires peuvent se retrouver un certain nombre à avoir abandonné le collège ou le lycée qu’ils fréquentaient auparavant ensemble. Dans ce groupe composé de jeunes en dissidence avec l’école, et qui cultivent collectivement cette dissidence, un jeune disqualifié par l’école, invalidé par l’indignité scolaire que l’institution lui a signifiée au vu de son absence de travail ou de son comportement peu conforme aux attentes, peut trouver, grâce à la reconnaissance des autres, grâce à sa participation aux activités et à la vie du groupe, une forme de « requalification symbolique ». Entre l’école, dont les verdicts sont autant de meurtrissures, et le groupe, où le jeune peut trouver sa place, celui-ci n’est pas tenté d’hésiter. Et, ainsi, il s’appuie sur la sociabilité juvénile de quartier pour se confirmer la justesse de son choix. Invalidant l’école qui l’a invalidé, transformant l’échec en acte de résistance (« c’est moi qui suis parti, ce sont des nuls, ça m’intéresse pas, etc. »), le jeune peut ainsi demeurer un certain temps, parfois très long, voire définitif, à l’écart de l’école, si les parents, des proches, un professionnel, ne viennent pas lui tendre la main qui l’aidera à revenir vers une formation.
22Dans les milieux plus favorisés, un jeune qui décroche de l’école se trouve davantage isolé. Le mode d’habitat et le fait que la grande majorité de ses camarades, sinon la totalité, soit encore à l’école, transforment rapidement la vie de l’adolescent(e) en une errance solitaire ou un enfermement à domicile. Il n’est pas rare qu’après un bref temps au cours duquel le jeune est grisé de sa liberté retrouvée, il revienne hanter les abords du collège ou du lycée, où, en dépit de tout, s’ancrent ses relations et sa sociabilité juvénile.
Difficultés et enjeux pour les décrocheurs, qui permettent de comprendre le décrochage
En quête d’une place
23De diverses façons, les élèves qui ont décroché expriment l’idée qu’ils n’avaient pas trouvé leur place dans l’établissement scolaire. Certains n’ont matériellement pas trouvé de place, n’ayant pas pu s’inscrire en raison des complications administratives, comme c’est le cas de certains ENAF (enfants nouvellement arrivés en France). D’autres sentaient qu’ils n’y avaient pas de place, car ils étaient perdus dans l’anonymat du collège contrastant avec la chaleur de l’école primaire, ou avaient l’impression de ne pas être à leur place dans le monde de l’école, aux côtés d’élèves qui, plus familiers du monde scolaire, de ses attentes et de ses codes, semblaient s’y sentir parfaitement à l’aise. N’ayant pas de place, certains ne « tenaient pas en place », incapables de « chauffer une chaise » comme dit joliment la langue arabe. La difficulté de certains élèves décrocheurs, c’était de ne pas parvenir à s’inscrire dans un système de places, celle de l’élève face au maître, celle de l’enfant ou de l’adolescent face à l’adulte.
24Décrocher de l’école permet d’échapper à ce malaise et représente, en ce sens, une solution de survie. Elle se confirme en particulier si le jeune parvient à trouver sa place dans un autre cadre, celui de la famille, celui de la bande de copains du quartier. Un jeune qui a abandonné l’école et qui a pris progressivement en charge la comptabilité de l’épicerie familiale déclare qu’il a trouvé sa place dans la famille et, peut-on penser, dans le système de reproduction familiale. Une adolescente plutôt à l’aise à l’école s’est mise à manquer les cours pour prendre soin de sa mère malade et dépressive, et son absentéisme s’est amplifié jusqu’à se traduire par une déscolarisation complète : elle se trouvait beaucoup plus assurée de sa place dans ce nouveau rôle que dans celui de collégienne.
25Mais quitter un espace (scolaire) où l’on n’a pas sa place ne garantit pas qu’ipso facto on la trouve ailleurs. Certains déscolarisés ne trouvent pas le moindre point d’ancrage : ni dans leur famille, qui leur renvoie plutôt des invitations sinon des injonctions à retourner à l’école, ni dans le groupe de pairs dont ils se sont de fait détachés en se détachant de l’école (les rythmes de vie, les préoccupations quotidiennes, voire les plaisanteries et les expériences construites dans la sociabilité collégienne ou lycéenne, ne sont plus partagées par les décrocheurs), ni dans l’activité professionnelle inexistante ou dépourvue de sens et d’intérêt pour eux.
Rapport ambigu à l’emploi et effets contrastés du marché du travail
26Quand on interroge des élèves déscolarisés, ou qui l’ont été quelque temps, il n’est pas rare que leur discours oppose le monde de l’école et le monde du travail. D’un côté, un monde artificiel, où l’on apprend des choses « qui ne servent à rien », dans un mode de relation peu supportable pour des adolescent(e) s ; de l’autre, le monde « en vrai », où l’on peut gagner de l’argent, montrer ce dont on est capable, s’affronter au principe de réalité. L’idée d’aller au travail ne manque pas de séduire des élèves en difficulté à l’école ou avec l’école, et elle est d’autant plus séduisante que l’école est pour eux un repoussoir. Et, de fait, pour certains d’entre eux, l’entrée au travail constitue une forme de renaissance : ce qu’ils apprennent a du sens, est porteur d’avenir, leur donne une place, d’autant qu’ils contribuent par leur travail à alléger les difficultés financières de la famille, etc.
27Mais si, avant de décrocher, le monde du travail peut être paré de nombreuses vertus que l’élève ne reconnaît pas à l’école, le principe de réalité (qui faisait partie des charmes entrevus du monde du travail) s’impose dans sa crudité : le sort réservé aux non-qualifiés sur un marché du travail de plus en plus exigeant et moins régulé par le droit du travail n’a, à l’évidence, que peu de rapport avec ce que le jeune en imaginait ; quand il trouve du travail, il se trouve confronté à des réalités pénibles : faibles salaires, conditions de travail difficiles, précarité de l’emploi, relations de travail dures, horaires bien plus contraignants que les rythmes scolaires. De surcroît, pour les élèves issus des classes moyennes, le déclassement que représentent les emplois accessibles aux non-qualifiés est une épreuve supplémentaire. Il n’est pas rare qu’après un moment où tout semblait valoir mieux que l’école, y compris un emploi dégradé, le charme se rompe et que le jeune puisse envisager d’autres choses, y compris… le retour en formation, somme toute plus supportable et ouverte sur l’avenir qu’un « petit boulot ».
28Les stages eux-mêmes, censés familiariser les élèves avec l’emploi pour lequel ils se forment ainsi qu’avec le monde du travail qui sera le leur, peuvent conduire les élèves au décrochage s’ils se passent mal, si les rapports avec le maître de stage sont mauvais ou si les exigences en termes de travail leur semblent excessives ; et ceci alors même que certains jeunes manifestent une certaine lassitude du travail scolaire et pourraient être séduits par la perspective concrète du stage. Des recherches dans l’enseignement agricole ont mis aussi en évidence de type de situation.
29Le marché du travail joue donc souvent, de fait, un rôle dans les processus de déscolarisation et dans la manière dont celui-ci prospère, une fois l’élève sorti de l’école. On peut toutefois mentionner le fait que ses effets sont contrastés, comme le montrent entre autres des travaux réalisés dans l’enseignement agricole. La facilité avec laquelle les élèves de la filière « viticulture », y compris quand ils sont dépourvus de qualification, trouvent un emploi dans ce secteur en forte demande de main d’œuvre en Champagne-Ardenne, incite certains à ne pas poursuivre leurs études pour intégrer rapidement le monde professionnel. La période des vendanges est d’ailleurs « une période cruciale » au cours de laquelle plusieurs ruptures scolaires se produisent chez des jeunes attirés et par l’emploi et par le salaire afférent. À l’inverse, du côté de Digne, des élèves décrochent en abandonnant la filière GMNF (gestion des milieux naturels et de la faune) dont ils dénoncent l’absence de débouchés professionnels. On peut donc décrocher d’autant plus aisément qu’il y a du travail dans l’environnement, ou au contraire qu’il n’y en a pas.
L’identité
30L’identité de l’élève est mise en jeu dans le décrochage scolaire. Il ne parvient pas à se construire une identité « positive » au sein de l’école : ses résultats insatisfaisants voire franchement médiocres, son peu d’appétence au travail, son attitude peu en phase avec les exigences scolaires, lui valent, de la part des enseignants, des personnels de vie scolaire, voire des camarades, des verdicts ou des jugements qui sont autant de blessures. Échapper à l’école, c’est se mettre à l’écart de ce qu’elle inflige à l’identité personnelle. Pour certains élèves, c’est rien moins que leur survie qui leur paraît en jeu dans la séparation de corps avec l’école ; décrocher n’est pas un drame, c’est une voie de salut : sortir de l’école pour s’en sortir.
31Un travail consiste alors à renverser le stigmate, pour sauver la face. Invalider ce qui invalide est une des seules ressources disponibles : ce n’est pas l’école qui n’a pas voulu de moi, c’est moi qui n’ai pas voulu d’elle ; ce n’est pas moi qui suis « nul », ce sont les enseignants qui le sont, n’ont aucun intérêt, ne connaissent pas la vraie vie, essaient de nous enfermer dans un monde irréel, etc. C’est ailleurs, pense alors le décrocheur, c’est dans la chaleur du groupe de pairs eux aussi à l’écart de l’école, ou dans la « vraie vie » du travail, que l’identité pourra être reconnue, se reconstruire. C’est d’ailleurs une des choses qui peut rendre délicat le retour en formation et qui peut conduire le jeune à y résister : c’est qu’un tel retour suppose un remaniement identitaire, il exige de se percevoir à nouveau comme élève ayant à tirer parti d’un encadrement d’apprentissage par des adultes ; et c’est pourquoi les dispositifs qui semblent parvenir à raccrocher le mieux ou le moins mal les décrocheurs sont aussi ceux qui – comme le CLEPT (collège lycée élitaire pour tous), par exemple – offrent un cadre de mise au travail et de confrontation aux adultes qui, tout exigeants qu’ils soient, ne contraignent pas les élèves à « aller à Canossa » ou à reprendre leur marche dans des sillons qu’ils n’ont eu que l’envie de quitter. Loin de tout simplisme, il y a lieu de prendre en compte ce processus dans tous ses aspects et toute sa complexité, et de songer que la forme qu’il prend est étroitement liée au contexte dans lequel il advient. C’est cela seul qui permet, je crois, d’entrevoir ensuite les solutions de « raccrochage » sur lesquelles d’autres contributions à cet ouvrage invitent à réfléchir.
Bibliographie
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