Conclusion
p. 203-209
Texte intégral
1Les pages qui ont précédé nous permettent de tirer quelques conclusions sur les liens contemporains que les filles et les garçons nouent avec la musique instrumentale, et plus particulièrement avec son apprentissage. Tout d’abord, ce dernier concourt à « fabriquer » du féminin et du masculin, en ce qu’il dicte des normes de genre et participe d’une « distinction des sexes1 » propre à la culture des classes moyennes et des milieux aisés, sous l’effet combiné de socialisations multiples. La famille et l’institution musicale, notamment, s’associent pour faire naître et maintenir une « vocation » qui touche davantage les filles au niveau national, de façon plus précoce, et à des instruments spécifiques. Cette inculcation de la musique révèle la cohabitation généralement contradictoire entre les pratiques et les discours, ces derniers oubliant tout d’abord l’effet des socialisations familiales et du milieu économique et social sur le parcours objectif de l’enfant, pour nier ensuite le plus souvent l’effet des catégorisations de sexe dans l’émergence de dispositions spécifiques.
2Cette étude a donc permis de mettre en lumière le rôle joué par la tradition musicale occidentale mais aussi locale, par les parents et par les enseignants de musique dans l’assignation d’artefacts et de valeurs conçus comme féminins ou masculins. L’attribution des instruments est apparue comme la première étape de cette imprégnation des rôles sociaux de sexe par la musique, en ce qu’elle induit des normes autant que des sociabilités clivées du point de vue sexué et conduit la grande majorité des jeunes musiciens à des comportements très conformistes afin de se savoir confirmés socialement dans leur identité de sexe. Les filles demeurent ainsi largement sur-représentées en classe de piano, de flûte ou de harpe, et très rares, voire absentes chez les gros cuivres et les percussions qui restent vécus comme des outils privilégiés de l’expression de la masculinité. Or, les instruments féminins sont souvent déconsidérés par les jeunes musiciens d’orchestre qui leur reprochent un côté « vieillot », de même que la sédentarité du piano ou de la harpe qui entraverait les interactions entre musiciens et empêcherait de vivre la musique collectivement. Enfin, dans le cas de la flûte qui se voit encore refuser l’entrée dans la banda, le registre aigu, le manque supposé de souffle et de son, ainsi que son aspect mélodique et non rythmique, la placent irrémédiablement du côté d’un féminin en bas de la hiérarchie esthétique des apprentis musiciens. Bien souvent donc, les instruments féminins marginalisent physiquement et symboliquement.
3L’institution musicale tend elle aussi à pérenniser des stéréotypes de cet ordre. Si les contenus enseignés et les cursus sont équivalents pour les filles et les garçons, les techniques utilisées diffèrent et ont recours à quantité d’images et de métaphores qui confirment les unes et les autres dans une identité de sexe traditionnelle. Elles poussent notamment les filles à maîtriser une hexis corporelle pensée comme féminine, c’est-à-dire proche des qualités attendues dans d’autres domaines artistiques féminins comme la danse. De même, les supports de cet enseignement que constituent les compositeurs des œuvres jouées, ainsi que les musiciens professionnels affichés sur les murs, érigent le masculin en référence à la fois technique et artistique, alors que le féminin reste placé du côté de la reproduction et de l’amateurisme. Les enfants des deux sexes grandissent donc le plus souvent sans aucune référence musicale féminine, tant au plan de l’interprétation que de la création, ce qui pourrait partiellement expliquer la faible représentation des filles et des femmes adultes au sein des Conservatoires nationaux supérieurs, comme au sein des orchestres de chambres ou dans le domaine de la production musicale classique.
4L’influence conjointe de la famille et de l’institution musicale permet alors de comprendre quelques-unes des incertitudes et des blocages observés chez les apprenties musiciennes de cette enquête, notamment lorsqu’elles abordent le sujet de leurs aptitudes physiques à des instruments « masculins », qu’elles refusent d’envisager toute professionnalisation dans le domaine musical, ou encore qu’elles se détournent de la composition et de l’improvisation qu’elles estiment au-dessus de leurs capacités. Ainsi, comme bien souvent au cours de cette étude et malgré des évolutions objectives quant à la démocratisation des pratiques culturelles et de leurs débouchés professionnels pour les enfants des deux sexes, nous avons pu noter la pertinence et la permanence d’analyses portant sur les pratiques musicales des filles des siècles précédents, tels les travaux de l’historienne Marie-Françoise Lévy au sujet des « arts d’ornement » destinés aux filles du XIXe siècle :
« L’objectif de cet enseignement se définit dans la limite d’une simple reproduction : une copie. Tout désir d’improvisation, toute tentative liée à l’imaginaire sont presque irréalisables : la petite fille apprend à copier, de même elle apprend à s’occuper2. »
5Le système d’enseignement de la musique comme le système scolaire dans sa globalité semblent donc échouer à conduire les enfants des deux sexes vers les mêmes voies d’avenir. Les filles de la musique rencontrent comme les autres un véritable « plafond de verre », que son degré d’intériorisation rend terriblement efficace. De fait, elles continuent de développer des projets d’avenir différents de ceux des garçons : lorsqu’elles grandissent, les statistiques nationales prouvent qu’elles s ‘ engagent bien plus souvent sur la voie de l’enseignement et laissent aux garçons les places de solistes, de compositeurs et de chefs d’orchestre qui restent mieux rémunérées et nettement plus valorisées.
6Les transmissions verticales classiques ne sont bien sûr pas les seules qui participent à un tel maintien des rôles sociaux de sexe dans cet univers culturel. En effet, si le plus souvent l’on entre dans la musique à cause des parents, l’on y reste à cause des amis qui donnent un sens social à cet apprentissage artistique : les enfants s’adaptent à la prescription parentale pour, au final, en tirer le maximum de profit dans leur vie quotidienne, bien loin de la volonté de distinction ou d’ouverture éducative qui les a dirigés sur cette voie. De même, ils côtoient d’autres enfants en milieu scolaire qui, s’ils ne partagent pas leur passion de la musique d’orchestre, les sensibilisent à des contenus culturels médiatiques et populaires dont il paraît quasiment impossible de se passer et que l’analyse ne pouvait occulter. Or, ces pairs qui constituent des agents de socialisation particulièrement influents diffusent des normes qui établissent elles aussi fermement la distinction des sexes et des âges. Les apprentis musiciens développent donc des goûts musicaux communs aux autres filles et garçons de leur âge, qui les confirment à la fois dans leur identité sexuée et dans leur identité juvénile. Cependant, cette culture « pop », rock et rap cohabite de façon originale avec la culture classique, jazz, blues ou salsa de leurs aînés, pour laquelle ils développent un goût et une culture inhabituels à cet âge de la vie. Ensuite, ils mobilisent les différents pans de leur savoir musical en fonction des contextes et du bénéfice relationnel qu’ils peuvent en retirer. L’observation et l’analyse des chambres à coucher d’enfants d’âge différents ont montré que cette culture hybride se construit progressivement, et que les filles au moins n’hésitent plus à en faire démonstration une fois passé le cap du lycée, via notamment des blogs qui leur permettent d’afficher leurs multiples appartenances sociales et culturelles et donc d’affirmer leur individualité.
7Le gain offert par cette culture musicale juvénile se situe aussi à un autre niveau puisque les stars de la musique médiatique leur permettent de réaliser un apprentissage du corps et des relations hommes-femmes forts prisé à partir de la préadolescence. Chez les filles particulièrement, et même si leur milieu les incite à un certain contrôle du corps, on constate une incorporation des modèles féminins grâce aux clips, aux photos de magazines ou encore aux posters qui mettent en scène les stars de la chanson plébiscitées par leurs pairs non-musiciennes et qu’elles revendiquent elles aussi. De même, par les textes des chansons à la mode ou les articles de presse, elles apprennent que l’avenir féminin se pense toujours à deux, dans le cadre d’une stricte hétérosexualité qui leur offre la vie conjugale et maternelle comme horizon premier. Bien sûr, grâce à des évolutions culturelles globales concernant le statut de la femme, la condition d’épouse et de mère de famille ne constitue plus leur unique vision de l’avenir : toutes les filles interrogées ont intégré l’idée qu’il leur faudra faire des études, apprendre un métier et subvenir elles-mêmes à leurs besoins. Cependant, dans leurs discours, l’avenir familial reste une constante pour lequel elles savent déjà qu’elles devront accepter des compromis. De ce fait, elles s’imaginent plus volontiers en couple avec un musicien qui, espèrent-elles, leur évitera notamment les sacrifices que leurs mères musiciennes ont dus elles-mêmes consentir au nom de la répartition traditionnelle du travail domestique.
8Mais au-delà de ce constat d’héritage des stéréotypes sexués diffusés par la musique instrumentale, son enseignement et ses sociabilités musicales et extramusicales, nous avons pu constater l’émergence de nouvelles pratiques et de nouvelles normes chez les jeunes musiciennes : de nombreuses filles détournent désormais les transmissions dont elles font l’objet, voire même réinventent le féminin musical et, par ce biais, le contenu de l’identité « féminine ».
9Tout d’abord, nous avons vu dans la révolte de Mathilde face à son violon un exemple édifiant des difficultés que la musique peut rencontrer lorsqu’elle est imposée, y compris dans les conditions qui lui sont les plus favorables : les filles les plus « prédestinées » d’un point de vue social peuvent avec le temps forger elles-mêmes une partie de leur parcours musical pour mieux s’affirmer au plan personnel. Parfois encore, l’apprentie musicienne ne choisit pas l’instrument que l’on attendait d’elle et, plutôt que de se tourner vers la grâce et la douceur du piano, de la harpe ou de la flûte, fixe son choix sur la trompette, le saxophone ou les percussions des garçons. Si ces choix atypiques découlent eux aussi de conditions sociales et culturelles objectives, les cas d’influence directe du père qui paraissaient au premier abord prévisibles n’étaient pas les plus fréquents chez les musiciennes « transgressives » de notre enquête. Chez les trompettistes notamment, le choix avait été opéré sans intervention ni modèle familial, mais plutôt sous l’influence directe d’autres filles trompettistes. En outre, le contexte d’enseignement semble avoir favorisé les transgressions féminines, puisqu’à Limoux l’offre musicale est majoritairement axée sur les instruments à vent « masculins ». Cependant, le très faible nombre de transgressions masculines complètes et pérennes tend à montrer que les filles et les garçons ne sont pas égaux en la matière. Contrairement aux idées reçues, les premières s’avèrent, comme dans le sport, bien plus libres de leurs pratiques que les garçons obligés de se cantonner à un nombre réduit d’activités conformes aux valeurs exigées de leur sexe. Cette dissymétrie, qui paraît de prime abord révéler une émancipation plus grande des filles (et de leurs parents) à l’égard des normes de genre, dénote cependant une vision de la différence des sexes qui reste en défaveur du féminin : pour les garçons, s’aventurer du côté de l’univers féminin revient non seulement à mettre en péril sa virilité, mais aussi à descendre d’un cran dans la hiérarchie symbolique.
10Cependant, grâce à ces instruments masculins ou mixtes, les filles « transgressives » prouvent l’aptitude du corps féminin à maîtriser les instruments les plus lourds, les plus volumineux et les plus sonores, et donc la capacité des femmes à soutenir le rythme et le son d’un orchestre majoritairement masculin. De même, elles participent à des formations et des événements musicaux auparavant exclusivement masculins comme les Lyres municipales de tradition orphéoniques, les bandas et le carnaval : aux côtés des garçons, elles conquièrent la scène, la rue, les concours et les festivals, et débordent largement leurs espaces et formes d’expressions traditionnels. Cette présence modifie alors leurs sociabilités musicales, traditionnellement clivées par l’âge mais surtout par le sexe des individus. Au gré des représentations, des stages puis des soirées entre amis, ces apprenties musiciennes apprennent à faire leur jeunesse sur le même mode que leurs camarades masculins : elles voyagent, s’affranchissent des parents et du foyer, elles font la fête et s’initient à l’alcool entre pairs. Elles vivent aussi des relations aux garçons relativement libres, tout d’abord sur un mode amical. Puis, au fur et à mesure qu’elles avancent en âge, elles expérimentent auprès d’eux leurs premières relations amoureuses, éphémères ou plus solides, et jouent dans ce domaine la même partition que les garçons, où le désir de liberté et de découverte semble de première importance. Bien sûr, le lieu d’apprentissage constitue une variable majeure, tant les filles de Limoux sont apparues autonomes au regard de celles du conservatoire qui évoluent dans une institution laissant peu ou pas de place à de longues phases d’entre-soi mixtes. La musique vécue entre pairs autorise donc quantité d’expérimentations que nous avons qualifiées, de façon large, d’« expériences initiatiques ». Cependant, certaines de ces expériences ont paru si codifiées et organisées qu’elles ont pu faire penser à de véritables rites de passage, nés d’un apprentissage technique formel prodigué et encadré par les adultes du groupe afin de former les adolescents des deux sexes à leurs futurs rôles sociaux. De façon inattendue, ces « rites » ont semblé toucher de façon identique les filles et les garçons et donc s’adresser à la jeunesse musicienne dans son ensemble, adoubée puis intégrée au groupe des adultes, plutôt qu’à de futures femmes et à de futurs hommes séparés par la frontière des sexes. Par les questions et les doutes qu’il soulève, ce dernier point mériterait cependant quelques approfondissements.
11Ainsi, l’enseignement de la musique instrumentale offre désormais aux filles et aux garçons quantité d’espaces et de temps de réappropriation et de recomposition de la pratique et, à travers elles, de leur identité d’âge et de sexe. Il n’est donc notamment plus possible de limiter la compréhension des pratiques culturelles féminines à la traditionnelle opposition structurelle entre un masculin actif, créatif, hégémonique et porteur de ruptures, face à un féminin passif, reproductif, soumis et assujetti à un devoir d’harmonie3. Si la musique enseignée et pratiquée produit bien du féminin, en ce qu’elle aide à définir qui est une fille, ce que celle-ci doit ou non aimer, et comment elle doit penser et se comporter, le féminin musical contemporain connaît aussi les changements plus généraux concernant la place de la femme dans les sociétés industrialisées. Le féminin évolue donc au travers de la pratique musicale pour faire ensuite évoluer les formes et les contenus du fait musical. Celles que l’on conçoit traditionnellement comme produites par la culture adulte et masculine produisent à leur tour cette culture, par des activités nouvelles ayant pour conséquence de remettre en question et d’atténuer les hiérarchies symboliques.
12Cependant, à l’échelle de la vie entre pairs à l’extérieur de leur lieu d’apprentissage, la question de l’autonomie culturelle des jeunes des deux sexes reste à discuter. En effet, s’ils montrent par exemple une certaine originalité en matière de construction du goût musical, il est notable que l’utilisation de ces goûts obéit en premier lieu à la loi du cloisonnement, et que ces jeunes rapportent des pratiques d’écoutes ou des sujets de conversation adaptés à chaque groupe de pairs. Ce cloisonnement qui se fait à sens unique marque l’hégémonie acceptée du goût des non-musiciens : si entre instrumentistes ou en famille on peut aisément faire mention de l’intégralité des répertoires écoutés, il n’en va pas de même en milieu scolaire où seules les musiques « jeunes » ont droit de cité. Et si l’étau se desserre progressivement, certaines activités d’écoute, comme celles relatives au classique ou au jazz, restent confinées à l’univers domestique ou à l’entre-soi musical. De même du point de vue du rapport au corps, si les filles qui s’aventurent auprès d’un instrument non-conforme à leur sexe peuvent jouer avec les codes de la féminité, la société dans son ensemble, et plus encore le groupe de pairs duquel dépend la qualité des sociabilités quotidiennes, exige un rétablissement qui passe par les goûts musicaux dont nous venons de parler, mais aussi par un « travail des apparences4 » tous conformes aux standards du monde des jeunes.
13Ce rapide bilan montre une hiérarchie symbolique qui, dans la musique comme dans quantité d’autres domaines, continue à placer le féminin dans une position (de) mineure soucieuse avant tout chose de répondre aux exigences des multiples agents de socialisations qui les voient évoluer. Cependant, et presque paradoxalement, les garçons semblent assujettis à un carcan qui, tout en les hissant à la meilleure place, n’en semble pas moins bien plus rigide, tant au plan familial qu’au niveau du groupe de pairs. Comme dans le sport ou dans le système des orientations scolaires, les échappatoires sont peu nombreuses et souvent chèrement payées. Or, il nous apparaît que la condition des filles est intimement liée à celles des garçons, quelles que soient les valeurs ou les inégalités que l’on pourrait défendre ou dénoncer par ailleurs. Ainsi semble-t-il nécessaire d’explorer dans l’avenir l’univers culturel sexué des jeunes garçons afin de mieux comprendre les mécanismes de construction de la masculinité et de ses valeurs, afin d’atteindre le cœur de la hiérarchie symbolique entre féminin et masculin et de la déconstruire, et ainsi élargir de façon réellement significative le champ des possibles des deux groupes de sexes.
Notes de bas de page
1 Théry I., op. cit.
2 Lévy M.-F., op. cit., p. 36.
3 Carter E., « Alice in the consumer wonderland », in McRobbie A. et Nava M. (dir.), Gender and generation, London, MacMillan, 1984, p. 185-214.
4 Perrot P., Le travail des apparences, le corps féminin, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Le Seuil, coll. « Point histoire », 1999.
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