Conclusion
p. 227-235
Texte intégral
1Comme nous l’avons exposé en introduction, le concept émergent de « parcours social » se situe au croisement des contraintes et de l’affirmation du sujet face à ces contraintes. Il cherche à articuler, d’une part, les contextes faits de contraintes et de ressources dans lesquels les parcours se construisent et, d’autre part, la quête d’autonomie des individus qui entendent affirmer leur singularité. Dans un précédent ouvrage consacré aux Parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques1, nous avons exploré les tensions entre la sécurisation et l’autonomisation des parcours sociaux dans un contexte de rétraction de l’État social. Dans le présent volume, il s’est agi d’appréhender les parcours sociaux au travers de leurs dimensions temporelle, spatiale et professionnelle. Au-delà de l’intérêt intrinsèque de chacune des études de cas rassemblées dans ce livre, quelques fils transversaux peuvent être maintenant tirés, qui permettent de souligner certaines caractéristiques fondamentales des parcours sociaux contemporains et, notamment, de les replacer dans le cadre des grandes évolutions sociétales. Nous retiendrons quatre aspects. Dans un premier temps, nous rappellerons les transformations dans la structuration macro-sociale des existences individuelles et l’impact que celle-ci a sur la dynamique des parcours individuels. Dans un deuxième temps, nous soulignerons la nécessité, pour l’intelligence des parcours sociaux contemporains, de les inscrire dans la double dynamique de globalisation du monde, d’une part, et de montée en puissance de la singularité, d’autre part. Dans un troisième temps, nous montrerons que les parcours sociaux se trouvent pris dans la tension entre mobilité géographique et ancrage territorial. Enfin, dans un quatrième et dernier temps, nous défendrons l’idée que, pour avancer dans l’analyse des parcours sociaux, il convient d’accorder une place majeure à l’imaginaire.
Transformations du parcours de vie et bouleversement des parcours sociaux
2Les parcours sociaux paraissent aujourd’hui bouleversés : ils sont plus complexes, moins linéaires, moins standardisés, plus réversibles qu’ils ne l’étaient il y a quelques décennies. Pour comprendre cette évolution, il convient, tout d’abord, de rappeler les deux profondes transformations qui ont affecté le parcours de vie – si l’on entend par « parcours de vie » la structuration sociale des existences, et donc les cadres dans lesquels s’inscrivent les parcours sociaux individuels et qui leur impriment leur marque.
3La première transformation tient à la durée croissante des existences et à la concentration de plus en plus nette de la mortalité aux âges élevés – ce que les démographes appellent la rectangularisation des courbes de survie. Cette augmentation de la longévité constitue un phénomène majeur, qui change la manière d’appréhender l’existence : on se projette désormais dans une vie au long cours et, comme l’écrit Marcel Gauchet, « une vie longue, c’est une vie qui peut se refaire, sur tous les plans2 ». L’accroissement de la longévité est un phénomène bien connu, qu’il n’est pas utile de documenter ici en détail. Rappelons, cependant, qu’au-delà du quasi-doublement de l’espérance de vie à la naissance au cours du XXe siècle, les gains d’espérance de vie se concentrent, depuis les années 1960, sur les âges élevés. De plus en plus de parcours sociaux s’étendent ainsi jusqu’au grand âge, exposant les individus à cette « épreuve » spécifique dont Vincent Caradec a présenté les contours dans la première partie de cet ouvrage. Un point qu’il importe de souligner est que ceux qui atteignent aujourd’hui ce grand âge découvrent un moment de l’existence que très peu avaient exploré avant eux. Ils se déclarent d’ailleurs souvent surpris d’avoir vécu aussi longtemps, d’être parvenus aussi loin dans leur parcours social, à l’image de Claude Levi-Strauss qui parlait, à l’occasion de son 90e anniversaire de « ce grand âge que je ne pensais pas atteindre, et qui constitue une des plus curieuses surprises de mon existence3 ». Sans doute les générations futures auront-elles intégré dans leur perspective de vie ce que découvre, étonnée, la génération actuelle. De la même façon, en étudiant deux cohortes de retraités, l’une ayant cessé son activité professionnelle en 1972, l’autre en 1984, Françoise Cribier avait observé qu’alors que la première était composée de « pionniers » de la retraite, une période de la vie nouvelle pour eux, que leurs parents avaient rarement connue et qu’ils imaginaient comme une courte pause avant la mort, la seconde avait « pris conscience de l’allongement de la durée de la vie » et anticipait « une période de vie active, en bonne santé » avant que ne surviennent les handicaps4. C’est ainsi que la révolution de la longévité transforme les parcours sociaux : d’une part, en étendant la durée de l’existence et en augmentant ainsi objectivement les possibles, et, d’autre part, en imprégnant peu à peu les consciences de cette réalité nouvelle et en reculant l’horizon de la projection de soi dans l’avenir, et en ouvrant subjectivement les possibles.
4La deuxième transformation tient à ce que Martin Kohli a appelé la désintitutionnalisation du cours de vie5. Pour en saisir précisément le sens et la portée, il faut se souvenir que, selon cet auteur, les sociétés de la modernité, qui se sont développées à partir de la fin du XVIIIe siècle, ont connu un « régime biographique » particulier, marqué par une régulation rigide des existences individuelles fondée sur l’âge chronologique, qu’il qualifie d’« institutionnalisation du cours de vie ». Dans ce régime biographique, les trajectoires sont devenues bien plus standardisées qu’elles ne l’étaient auparavant et les existences se sont trouvées structurées en trois grandes étapes : la jeunesse, l’âge adulte et la retraite. Une telle structuration présente une double rigidité. D’une part, le passage d’une étape à l’autre est régi, plus ou moins strictement, par des seuils d’âge (âge de fin de scolarité obligatoire, âge de la retraite). D’autre part, chaque âge de la vie se voit assigné à un rôle social qui lui est propre, conduisant à une stricte spécialisation des âges, le travail salarié étant, par exemple, réservé à l’âge adulte. Martin Kohli considère cependant que, depuis les années 1970, ce régime biographique donne des signes d’essoufflement et que se dessine un mouvement de désinstitutionnalisation du cours de vie, les trajectoires individuelles tendant à devenir moins standardisées. Dans le même esprit, Anne-Marie Guillemard souligne que nous sommes entrés dans une période nouvelle, marquée par un « affaiblissement de la régulation collective » du parcours de vie6. Certes, dans notre société, les barrières d’âge sont encore très présentes, comme le rappelle Claudine Attias-Donfut dans sa contribution à ce volume, et de ce point de vue, l’institutionnalisation du cours de vie est loin d’avoir disparu. Mais, les seuils d’âge sont désormais considérés comme moins légitimes, comme en témoigne par exemple la dynamique de lutte contre la discrimination par l’âge qui se déploie aujourd’hui7. Et là où, dans le régime d’institutionnalisation du cours de vie, les âges étaient spécialisés dans un type bien défini d’activité (la formation pour la jeunesse ; le travail pour l’âge adulte ; les loisirs pour le « troisième âge »), on assiste aujourd’hui à une certaine déspécialisation des âges, un spectre plus large d’activités étant possible aux différents âges de la vie. Ainsi, ce qui relevait principalement, il y a quelques décennies, du temps de la jeunesse (la formation, la rencontre amoureuse, la réalisation d’une vocation) peut advenir aujourd’hui à d’autres moments de l’existence. Et les parcours sociaux se caractérisent non plus par un ensemble d’étapes qui se succèdent de manière linéaire, sans qu’il soit possible de revenir sur celles qui ont été franchies, mais au contraire par de possibles réversibilités : c’est le cas, par exemple, lorsque des jeunes – ou même des personnes moins jeunes – retournent vivre chez leurs parents quelques années après avoir « décohabité » ou lorsque des retraités prennent le chemin de l’université pour reprendre des études8. La possibilité de recommencements constitue une caractéristique fondamentale du parcours de vie contemporain, qui s’oppose à l’irréversibilité qui prévalait antérieurement, lorsque les choix professionnels et conjugaux faits au moment de l’entrée dans la vie adulte devaient être assumés tout au long de l’existence. Comme l’écrit Danilo Martuccelli, « dans la modernité, l’intolérable, ce n’est pas l’impossible – mais l’irréversible9 ». C’est ce qui permet d’ailleurs de soutenir que le mouvement de désinstitutionnalisation est profond car il s’enracine dans une contradiction qui se trouvait au cœur du régime d’institutionnalisation du cours de vie et qu’avait bien notée Martin Kohli : l’idée, inscrite au cœur de la modernité, selon laquelle chacun a le droit – et le devoir – de faire de sa vie un projet personnel, de faire donc des choix et de continuer à faire des choix tout au long de son existence, entre en tension avec la standardisation des trajectoires et la rigidité des seuils chronologiques, qui apparaissent de plus en plus comme des carcans illégitimes. Désormais, il importe de pouvoir rejouer son existence, tant dans sa dimension professionnelle que dans sa dimension conjugale.
Des parcours sociaux en tension entre globalisation et singularisation
5Si les parcours sociaux se transforment aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils se trouvent pris dans un double mouvement apparemment contradictoire : ils s’inscrivent dans la dynamique de globalisation et, dans le même temps, dans un puissant mouvement de singularisation.
6D’un côté, comme le note Christian Lalive d’Épinay dans l’ouverture de cet ouvrage, la globalisation, cette nouvelle étape du processus de mondialisation qui est marquée notamment par l’affaiblissement des États-nations, constitue un puissant levier des transformations des parcours sociaux. L’impact de la globalisation sur les parcours sociaux passe par des voies multiples, dont plusieurs des textes de cet ouvrage fournissent des exemples : des licenciements suite à la fermeture ou à la délocalisation d’usines soumises à la concurrence d’unités de production installées dans des pays où la main-d’œuvre est meilleur marché ; des migrations internationales vers les pays du Nord dont l’image idéalisée, sur fonds d’inégalités économiques exacerbées, suscite le rêve ; de nouvelles normes qui circulent, impulsées ou diffusées notamment par les organisations internationales, et qui contribuent à transformer la manière dont les individus se représentent le cours de leur vie (comme l’illustre le texte d’Isabelle Danic à propos des conceptions de l’enfance). Aussi, la globalisation constitue-t-elle un phénomène majeur à prendre en considération pour analyser les parcours sociaux. Ceux-ci ne s’inscrivent plus seulement, en effet, dans des cadres nationaux. Ces derniers demeurent certes importants : comme nous l’avons rappelé, la « police des âges10 » instaurée par les États-nations et qui a joué un rôle clé dans la standardisation et la sécurisation des parcours est loin d’avoir disparu aujourd’hui, et les politiques publiques continuent à les structurer comme le montre dans cet ouvrage Lucie Bonnet en ce qui concerne le logement. Mais ce qu’il convient de mettre aujourd’hui en lumière, en prolongeant certaines des pistes ouvertes dans les chapitres de cet ouvrage, est la manière dont la globalisation marque désormais de son empreinte les parcours sociaux.
7L’intérêt accordé à la globalisation et à ses processus polymorphes ne doit pas se faire au détriment de l’attention portée aux singularités locales et individuelles, bien au contraire. Car on peut soutenir que, parallèlement à la globalisation, une autre dynamique travaille nos sociétés, celle de la montée en puissance de la singularité11. C’est ainsi que la globalisation s’articule toujours avec des contextes locaux singuliers, qui impriment leur marque aux dynamiques globales qui les traversent – ce que l’on appelle parfois la « glocalisation ». Plus fondamentalement, ce sont les parcours sociaux eux-mêmes qui deviennent de plus en plus singuliers, au fur et à mesure que se relâche la standardisation des trajectoires, qui était si prégnante dans le régime biographique d’institutionnalisation du cours de vie. L’étude de ces parcours sociaux singuliers, des « lignes de vie individualisées » pour reprendre la formule utilisée par Claudine Attias-Donfut dans cet ouvrage, procède ainsi de l’attention que le sociologue se doit désormais de porter aux singularités individuelles, non pas pour se perdre dans le détail des cas singuliers, mais afin de mieux cerner les cadres sociaux dans lesquels ils s’inscrivent et qui leur donnent forme ou, pour le dire avec les termes de Danilo Martuccelli, pour « rendre compte, à l’échelle des acteurs, des grands enjeux structurels d’une société12 ».
Des parcours sociaux entre mobilité géographique et ancrage territorial
8Pris dans ce double processus de globalisation et de singularisation, les parcours sociaux contemporains sont aussi marqués par la tension entre mobilité géographique et ancrage territorial13. D’un côté, dans les sociétés occidentales, la mobilité fait désormais l’objet d’une valorisation sociale sans précédent14. Le « nouvel esprit du capitalisme » exige que tout un chacun puisse « être mobile » afin d’acquérir des compétences et répondre aux exigences d’adaptabilité professionnelle et de mobilité géographique imposées par la concurrence internationale15. La mobilité des étudiants, dont Myriam Baron analyse les modalités dans l’un des chapitres de cet ouvrage, bénéficie ainsi d’une image positive, notamment lorsqu’il s’agit d’une mobilité internationale, qui est fortement encouragée (comme en témoigne l’objectif de 20 % d’étudiants ayant fait une partie de leurs études à l’étranger en 2020). D’un autre côté, de nombreux travaux sociologiques soulignent la force de l’attachement subjectif aux lieux et l’importance de l’ancrage territorial. Plusieurs textes de cet ouvrage en témoignent également, par exemple celui de Frédéric Leray sur les parcours résidentiels des mères seules en Bretagne, celui de Barbara Morovich sur les parcours d’engagement associatif de femmes au sein d’un quartier populaire de Strasbourg ou encore celui de Cécile Vignal sur les parcours sociaux de salariés dont l’usine a fermé et qui ont dû arbitrer entre leur enracinement local et la possibilité qui leur était offerte d’un reclassement professionnel à 200 kilomètres de chez eux. Quant à Rodolphe Dodier, il montre, en étudiant les justifications des choix d’installation dans le périurbain, la prégnance du modèle pavillonnaire et l’importance de la proximité familiale. Ces textes permettent de comprendre pourquoi, malgré les discours prônant la mobilité, l’ancrage territorial demeure aussi puissant, en particulier dans les milieux populaires et chez les personnes âgées. Au-delà de l’attachement affectif aux lieux, aux personnes, au « chez-soi », aux paysages, le local est, en effet, un espace d’interconnaissance et de solidarités familiales et amicales. Il est le lieu où l’on peut faire valoir son « capital d’autochtonie »16, cet ensemble de ressources attachées au lieu, et donc non transférables ailleurs, qui constituent une protection face aux aléas de l’existence et qui permettent de sécuriser, dans une certaine mesure, son parcours social. N’oublions pas, cependant, qu’une telle protection est ambivalente car le local peut constituer, dans le même temps, un lieu d’enfermement : pour reprendre les termes de Didier Lapeyronnie dans son analyse des ghettos urbains, il est à la fois « une cage et un cocon17 ».
9La tension entre mobilité et ancrage ne doit pas seulement être conçue sous la forme d’une opposition entre deux pôles. Elle ne doit pas seulement conduire à différencier sur un mode bipolaire deux types de populations : d’un côté les classes supérieures mondialisées et hyper-mobiles, affranchies des lieux et, de l’autre, tous ceux qui, faute de ressources, rencontrent des difficultés dans leurs mobilités quotidiennes et sont comme relégués et enfermés dans des lieux qui constituent aussi des espaces de protection. En effet, ce sont aussi les modes d’articulation entre mobilité et ancrage qu’il convient de considérer. Comme le rappelle Vincent Kaufmann, certaines formes de mobilité favorisent la sédentarité :
« En voyageant plutôt qu’en migrant, en pendulant plutôt qu’en déménageant, on préserve l’ensemble de ses réseaux sociaux, car ces formes de déplacements n’impliquent pas un déracinement puis un ancrage dans un autre contexte18. »
10Dans le même esprit, certains des chapitres de cet ouvrage donnent à voir diverses modalités d’articulation entre mobilité et ancrage. Certains des salariés rencontrés par Cécile Vignal, confrontés à la fermeture de leur usine et à la proposition d’aller travailler à 200 kilomètres de chez eux, ont ainsi adopté un système de double résidence – qu’il apparaît cependant difficile de tenir sur le long terme – alors que d’autres ont utilisé la mobilité géographique qui leur était proposée comme une opportunité permettant de prendre ses distances avec un réseau familial considéré comme trop pesant. Quant à Thomas Pfirsch, il décrit dans son étude des parcours résidentiels de la bourgeoisie napolitaine, comment celle-ci, grâce à la cohésion de ses réseaux familiaux et au maintien d’attaches patrimoniales, parvient à conjuguer une forte mobilité avec un ancrage local, selon des formes variées : retours réguliers de ceux qui ont migré à l’occasion des fêtes familiales ; réinstallation de certains à Naples après une phase de migration ; pour d’autres, mobilité résidentielle locale entre différents logements faisant partie du patrimoine familial.
Parcours sociaux et imaginaire, un défi pour l’analyse sociologique
11Il convient de souligner, pour terminer, l’importance que revêt, pour l’étude des parcours sociaux, un niveau de la réalité trop souvent négligé dans les travaux sociologiques et qui émerge dans plusieurs des chapitres de cet ouvrage : celui de l’imaginaire. Du point de vue des parcours sociaux, l’imaginaire, qui constitue une des dimensions les plus personnelles de l’individu tout en se nourrissant d’éléments puisés dans le contexte social, présente une double face, selon qu’il est orienté vers le passé ou vers le futur. D’un côté, chacun développe un imaginaire rétrospectif de son parcours social passé et des événements qui l’ont marqué. C’est cet imaginaire que se propose, par exemple, de mettre en évidence l’enquête CEVI (changements et événements au cours de la vie) présentée par Christian Lalive d’Épinay à la fin de son chapitre et qui porte sur la perception, par chacun, des « grands tournants » de sa vie ainsi que des événements et changements sociohistoriques qui l’ont marqué. D’un autre côté, l’imaginaire des parcours sociaux est prospectif ou projectif : il se trouve tendu vers l’avenir, il prend la forme d’une anticipation du futur. C’est ce dont témoignent, par exemple, les parcours des footballeurs béninois étudiés par Claude Lafabrègue et Arafat Tabé, portés par le rêve d’une carrière dans un grand club européen ou encore, dans un tout autre registre, les représentations de la maternité précoce qui perdurent dans les milieux populaires, comme le montre Armelle Testenoire.
12Reconnaître la place de l’imaginaire et l’intégrer dans l’analyse constituent un défipour l’analyse sociologique en général19, pour l’étude des parcours sociaux en particulier. L’enjeu consiste notamment à déterminer plus précisément dans quelle mesure et de quelle manière l’imaginaire projectif, ce que Jean-Claude Kaufmann appelle « le petit cinéma intérieur20 », influe sur les parcours. Car, si l’imaginaire est susceptible de constituer un moteur de l’action, il peut aussi avoir peu de prises sur elle ou se heurter à une réalité qui l’empêche de se réaliser. De ce point de vue, il faut souligner l’intérêt des enquêtes longitudinales qui, comme celle menée en Suisse sur l’entrée dans la parentalité et présentée dans cet ouvrage par Jean-Marie Le Goff et René Lévy, comparent la manière dont est envisagé l’avenir proche (en l’occurrence, l’organisation de la vie quotidienne après la naissance d’un enfant) et ce qui se passe effectivement. Ajoutons que ce type d’enquête, au-delà du constat, invite à comprendre les raisons des décalages entre les intentions et ce qui advient. Parallèlement, il convient de s’intéresser, comme le fait Carole Daverne dans son chapitre sur les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles, au fait que la capacité à construire un imaginaire projectif est socialement inégale : selon les ressources économiques et culturelles dont dispose l’individu, il lui est plus ou moins facile de se représenter le futur, et celui-ci lui paraît plus ou moins ouvert. Enfin, la question se pose de savoir comment l’imaginaire se transforme, et notamment comment il intègre les changements sociétaux qui, comme le souligne Hartmut Rosa, se produisent à un rythme de plus en plus rapide21. Ces changements sont, en effet, susceptibles de déstabiliser les projections imaginaires élaborées par les individus. Que l’on songe, pour en prendre un seul exemple, aux réformes récentes des retraites : beaucoup doivent repousser le moment qu’ils envisageaient pour leur cessation d’activité, alors que quelques-uns avancent la date de leur départ, lorsque cela leur est possible, afin de ne pas être piégés par de nouveaux changements des règles du jeu.
13Ainsi, ce que met en évidence in fine cet ouvrage est la nécessité, pour mener à bien l’analyse des parcours sociaux, de prendre en considération les grandes mutations sociétales qui bouleversent considérablement les comportements individuels et collectifs. De ce point de vue, comme nous venons de le voir, le contexte historique particulier dans lequel nous vivons, marqué à la fois par la désinstitutionnalisation du cours de vie, la globalisation, la montée en puissance de la singularité et par l’accélération continue des changements sociaux, exige des sciences sociales qu’elles fassent preuve d’une inventivité et d’une intelligibilité renouvelées, tant sur le plan paradigmatique que méthodologique, afin d’éclairer la pluralité des parcours et leur complexité croissante.
Notes de bas de page
1 Ertul S., Melchior J.-P. et Warin P. (dir.), Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques, Rennes, PUR, coll. « Des sociétés », 2012.
2 Gauchet M., « La redéfinition des âges de la vie, Le débat, no 132, 2004/5, p. 42.
3 Le Monde, 5 novembre 2009.
4 Cribier F., « Les âges de la vieillesse en France au début du XXIe siècle. Changements des modes de vie et du regard social », in Carbonnelle S. (dir.), Penser les vieillesses. Regards sociologiques et anthropologiques sur l’avancée en âge, Paris, Seli Arslan, 2010, p. 41-42.
5 Kohli M., « Le cours de vie comme institution sociale », Enquête, no 5, 1989.
6 Guillemard A.-M., Les défis du vieillissement. Âge, emploi, retraite. Perspectives internationales, Paris, Armand Colin, 2010.
7 Caradec V., Poli A. et Lefrançois C., « Les deux visages de la lutte contre la discrimination sur l’âge », Mouvements, no 59, 2009, p. 12-23.
8 Chamahian A. et Lefrançois C. (dir.), Vivre les âges de la vie. De l’adolescence au grand âge, Paris, L’Harmattan, 2012.
9 Martucelli D., Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006, p. 416.
10 Percheron A., « Police et gestion des âges », in Percheron A. et Rémond R. (dir.), Âge et politique, Paris, Economica, 1991, p. 111-139.
11 Martucelli D., La société singulariste, Paris, Armand Colin, 2010.
12 Ibid., p. 73.
13 Martuccelli D., Forgé par l’épreuve…, op. cit., chapitre iii.
14 Notons cependant que cette valorisation de la mobilité concerne les seules populations nationales, la mobilité des migrants faisant l’objet d’un tout autre discours – et d’une tout autre politique de contention et de contrôle aux frontières.
15 Boltanski L. et Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
16 Renahy N., Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005.
17 Lapeyronne D., Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008.
18 Kaufmann V., « Mobilités et réversibilités : vers des sociétés plus fluides ? », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII, 2005, p. 123.
19 Barrère A. et Martuccelli D., Le roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2008.
20 Kaufmann J.-C., Ego. Pour une sociologie de l’individu, Paris, Nathan, 2001. Cf. aussi, du même auteur, Quand « Je » est un autre, Paris, Armand Colin, 2008, en particulier le chapitre iv.
21 Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
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