Neuf ans après une délocalisation : trajectoires professionnelles, ressources résidentielles et familiales1
p. 215-225
Résumés
Ce chapitre s’intéresse aux formes d’articulation entre sphères professionnelles, familiales et résidentielles de salariés faisant face à une restructuration de leur entreprise. L’analyse se fonde sur une enquête qualitative longitudinale, menée au début et à la fin des années 2000, auprès de salariés en majorité ouvriers confrontés à la fermeture de leur usine et à sa délocalisation à deux cents kilomètres de leur domicile. L’analyse des trajectoires professionnelles révèle, pour plus de la moitié des salariés, des trajectoires précarisées, de déclassement au cours desquelles le chômage est banalisé. Selon les contextes et les ressources individuelles, les trajectoires s’orientent parfois vers des dynamiques cumulatives assurant l’intégration sociale, mais plus fréquemment vers des dynamiques compensatoires ou de contagions révélatrices d’une déstabilisation de l’intégration sociale.
A survey of French wage-earners facing the relocation of their factory 200 kilometers away from their homes, sheds light on the contingencies of integrating life at work and at home. The analysis is based on a longitudinal qualitative survey conducted in 2000 and 2009. Over half of them experience frequent precarious trajectories, downgrading and unemployment. But, according to context, residential area and family resources, three types of social trajectories can occur: cumulative effects, compensatory effects and breaking effects on social integration.
Texte intégral
Introduction
1Depuis le début des années 1980, les ouvriers et employés connaissent un modèle de carrière largement affecté par le risque de chômage2. La banalisation du licenciement a un effet de déstabilisation, sur la longue durée, des trajectoires professionnelles3. Parallèlement, la dimension spatiale des carrières s’est accentuée ces vingt dernières années, y compris pour les salariés ouvriers et employés. Leurs mobilités géographiques pour l’emploi sont souvent davantage contraintes par une restructuration ou un déménagement d’entreprise que pour d’autres salariés4. Ces restructurations d’entreprises, les reconversions des territoires et politiques d’aide à l’insertion professionnelle ont impliqué, depuis les années 1970, de multiples incitations à la mobilité géographique des salariés5.
2Or, cette déstructuration de l’emploi industriel et ces incitations professionnelles à la mobilité géographique bouleversent la connexion historique entre habitat et emploi dans les trajectoires sociales. Ces évolutions questionnent le rapport au logement et à la famille des salariés dont l’ancrage dans un bassin de vie a pu longtemps prévaloir et composer leurs identités sociales. Dans les milieux ouvriers ruraux ou de villes moyennes, longtemps structurés par un marché du travail local, la fermeture des usines n’a pas fait disparaître les formes d’attachement au territoire6 et le rôle d’entraide du réseau de parenté résidant à proximité7. En outre, les choix résidentiels des ménages, notamment ouvriers, se sont en partie déconnectés de la localisation de l’emploi, en raison du développement de la propriété ouvrière, de l’éloignement dans les espaces périphériques, périurbains et ruraux, et de la désynchronisation des déménagements et des changements d’emploi8.
3Ces travaux laissent entendre que les sphères résidentielles et familiales de la vie subissent les aléas professionnels. Pour autant, les appartenances résidentielles et familiales ne font-elles que s’adapter aux logiques professionnelles ? Dans ce cas, la rupture de l’intégration professionnelle (en cas de licenciement par exemple) déstabilise-t-elle les autres espaces d’intégration des individus par effet de « contagion9 » ? Ou bien cette rupture est-elle compensée par les autres sphères10 ?
Une enquête monographique et longitudinale
4Guidée par ces questionnements généraux, nous tenterons, à l’échelle d’une enquête monographique auprès de salariés ayant subi licenciements ou mutations, d’ouvrir des pistes de réflexion sur les formes d’articulation entre sphères professionnelles, familiales et résidentielles. La recherche a été menée auprès de salariés (en majorité ouvriers, mais aussi techniciens et responsables de production) confrontés, en 2000, à la fermeture d’une usine de câbles de l’Aisne et à sa délocalisation, dans l’Yonne, à deux cents kilomètres de leur domicile. L’ensemble des 300 salariés a dû choisir entre trois options : accepter la mutation de leur emploi à Sens, tenter une mutation d’essai d’au moins six mois dite « période probatoire », ou bien encore opter pour le licenciement. En 2000, 65 acceptèrent la proposition de mutation définitive et 55 la mutation à l’essai. Un an plus tard, 220 salariés étaient licenciés (73 %) et 80 salariés mutés définitivement à Sens (27 %). Les trois niveaux d’arbitrages, imposés par le plan de restructuration, ont ouvert un éventail complexe de décisions dans lesquelles les logiques professionnelles et les logiques familiales sont saillantes11.
5Après une enquête réalisée en 2000-200112, nous avons souhaité approfondir le caractère longitudinal de l’analyse des trajectoires sociales. Fin 2008-début 2009, nous avons mené une enquête par questionnaires auprès des 287 salariés de l’usine (56 questionnaires exploités soit un taux de retour de 19,5 %) puis des entretiens biographiques auprès d’une vingtaine de personnes ayant connu des parcours et des décisions différenciés (novembre 2009-juin 2010). Les questionnaires seront essentiellement mobilisés pour rendre compte des trajectoires professionnelles et les entretiens plutôt pour analyser l’interdépendance des sphères du travail, du logement et de la famille. Dans cet article nous nommerons l’usine Câbles Équipement.
Les trajectoires professionnelles entre 2000 et 2009
6Avant de développer notre réflexion sur les formes d’articulation entre sphères professionnelles, familiales et résidentielles arrêtons-nous sur la différenciation des trajectoires professionnelles des salariés soumis à un événement déstabilisateur commun. On constate une polarisation entre une majorité de salariés en emploi stable, indépendants ou retraités et, des demandeurs d’emplois ou salariés précaires13. Mais cette simple observation cache une dynamique plus complexe des trajectoires entre 2000 et 2009. Sur la période, l’expérience de chômage est à la fois banalisée, de longue durée (la durée moyenne de chômage cumulé est de 22,5 mois) et spécifiquement accentuée chez les femmes. De fait, les emplois précaires ont été récurrents dans certains parcours.
7Ainsi, entre 2000 et 2009, quatre trajectoires professionnelles se dessinent14 : la trajectoire la plus fréquente est une « trajectoire continue en emploi stable » (type 1, n = 26), viennent ensuite la « trajectoire stabilisée après précarisation » (type 2, n = 9), la « trajectoire précarisée/en précarisation » (type 3, n = 10) et la « trajectoire dominée par le chômage » (type 4, n = 11). Près de la moitié des répondants a connu une trajectoire professionnelle stable voire parfois ascendante professionnellement entre 2000 et 2009 (type 1 : 26 personnes/56). Ces trajectoires concernent des ouvriers et techniciens plus diplômés et plus jeunes que la moyenne puisqu’ils ont majoritairement moins de 50 ans. Elles sont le fruit de reconversions par des changements de métier, d’un accès rapide à un emploi stable et qualifié ou bien font suite à l’acceptation de la mutation à Sens. Mais, dans le même temps, les autres enquêtés (types 2 à 4 : 30 personnes/56) ont subi les répercussions de la rupture de leur contrat de travail en 2000 : 21 ont connu de nombreux emplois précaires, ont fréquemment subi un déclassement professionnel et connu des périodes de chômage, lequel atteint, pour dix d’entre eux, de très longues durées. Dans les types 3 et 4, on retrouve davantage de femmes, de salariés majoritairement âgés de plus de 50 ans, d’ouvriers mais aussi de techniciens et employés dont la qualification n’a pas été protectrice. Toutes ces personnes subissent une trajectoire véritablement disqualifiante socialement et professionnellement. À l’inverse, on pourrait supposer que les salariés mutés ont été épargnés par cette insécurité professionnelle. Or, parmi les dix-sept salariés mutés à Sens ayant répondu au questionnaire, seuls huit d’entre eux sont toujours employés de l’entreprise Câbles Équipement en 200915, cinq ayant fait l’objet d’un licenciement économique, trois autres d’un départ « volontaire ». Ainsi on retrouve, dans le type 3, six salariés mutés ayant subi, après leur licenciement tardif, des difficultés voire une quasi-impossibilité de retour à l’emploi du fait de leur âge et de leur niveau de qualification.
8Depuis la fermeture et la délocalisation de l’usine, le modèle commun d’une carrière stable assurant une intégration sociale continue ne concerne donc plus que certains individus des types 1 (trajectoire stable continue) et 2 (trajectoire stabilisée après précarisation). Pour la majorité, c’est le déclassement qui prévaut. Ce peut être un déclassement de l’emploi lié à un poste de qualification inférieure ou de statut plus précaire. Il s’agit également de déclassements du travail, c’est-à-dire une dégradation des conditions de travail, des relations professionnelles et une perte de reconnaissance au travail.
Quelles dynamiques entre trajectoire professionnelle et ressources résidentielles et familiales ?
9L’analyse des trajectoires professionnelles permet de mesurer la déstabilisation du modèle de carrière suite à la délocalisation de la câblerie. Mais cette déstabilisation professionnelle a-t-elle un impact durable sur les autres sphères d’appartenance ? À l’inverse, dans quelle mesure les intégrations résidentielles et familiales ont-elles pu constituer des formes de résistances et de compensations ? À partir des vingt entretiens réalisés en 2009-2010, nous avons pu observer que, selon les contextes et les ressources individuelles, sphères professionnelles, résidentielles et familiales pouvaient orienter les trajectoires parfois vers des dynamiques cumulatives assurant l’intégration sociale, mais plus fréquemment vers des dynamiques compensatoires ou de contagion révélatrices d’une déstabilisation de l’intégration sociale (cf. tableau 1). On décrira et analysera, dans cet article, trois dynamiques d’articulation entre les logiques professionnelles et les logiques familiales et résidentielles au cours de la période 2000-2009 : des dynamiques cumulatives, des dynamiques aux effets compensatoires, des dynamiques de contagion des ruptures.
Tableau 1. – Dynamiques des articulations entre les sphères professionnelles et les sphères familiales et résidentielles des trajectoires 2000-2009
Dynamiques des articulations entre sphère professionnelle et sphères familiale et résidentielle | Description | Interviewés concernés |
Dynamiques cumulatives | Ressources résidentielles et familiales Trajectoires professionnelles plutôt préservées | N = 5 3 licenciés et 2 mutés |
Dynamiques compensatoires | Périodes de contagion des ruptures puis mobilisation de ressources permettant de compenser les effets déstabilisants de la trajectoire professionnelle | N = 9 6 licenciés et 3 mutés |
Dynamiques de contagion des ruptures | Compensation limitée ou insuffisante à long terme face à la déstabilisation professionnelle | N = 6 5 licenciés et 1 muté |
Source : Enquête par entretien 2009-2010 auprès des ex-salariés de Câbles Équipement-Laon (n = 20).
Des dynamiques cumulatives entre sphères professionnelles et sphères familiale et résidentielle
10Parmi les salariés en mobilité sociale ascendante ou ayant bénéficié d’une trajectoire professionnelle relativement stable depuis 2000 (type 1 principalement), on observe des trajectoires dans lesquelles la logique de carrière est dominante et, par son succès relatif, rend possible des projets résidentiels et familiaux. Ces salariés mutés ou licenciés ont élaboré en 2000 des choix de mutation ou de licenciement qui ont effectivement préservé à la fois leur carrière et leurs projets familiaux. Ces projets peuvent aussi bien être celui d’une accession à la propriété facilitée par les aides du plan social, une migration vers une région choisie, une prise de distance avec le réseau de parenté, que la volonté de préserver l’ancrage territorial de la famille et l’ensemble des ressources (emploi de la conjointe, aide des grands-parents), des activités (associatives, politiques et sportives dans le village de résidence) et des liens (attachement au logement, aux proches) de proximité. Ces trajectoires se caractérisent par le maintien d’une double intégration professionnelle et domestique. Ils ne sont pas exempts de difficultés, compromis et aménagements mais ils tracent une continuité avec la trajectoire passée de ces ouvriers qualifiés et de ces techniciens. C’est le cas de certains salariés licenciés mais aussi des salariés mutés à Sens qui ont connu des trajectoires aux dynamiques cumulatives.
11Pour René (E11, muté, type 1), la mutation a constitué un véritable tournant biographique. Alors que dans l’Aisne il vivait encore chez ses parents à plus de 40 ans, la mutation à Sens a ouvert un univers des possibles à la fois résidentiel (accession à la propriété grâce aux aides financières du plan social), professionnel (stabilité de l’emploi) et conjugal (il vit en couple depuis 2 ans). Issu d’une famille « où on bouge beaucoup » et où il est possible de « faire famille chacun de son côté », René a réussi son intégration professionnelle malgré plusieurs années de tensions internes dans l’usine de Sens. En effet, René, comme la plupart des autres salariés mutés interviewés, a longtemps ressenti un sentiment d’étrangeté dans l’usine de Sens. Pour autant, grâce à la mutation, René a comblé ses aspirations individuelles de promotion via l’emploi mais aussi à travers le logement :
« Oui j’en ai profité pour user de tous les moyens qui étaient donnés pour cette acquisition. J’en ai encore pour trois années à payer. Je serai enfin propriétaire à 100 %. Dans le contexte actuel, c’est pas négligeable d’avoir un seul salaire et de pouvoir acheter une maison c’est assez rare. »
12La maison n’est pas seulement un patrimoine, c’est avant tout un espace d’activités. La continuité du parcours professionnel de René lui permet de se projeter dans l’avenir et de s’investir dans de nouveaux projets de rénovation de sa maison. René et sa conjointe vivent, depuis deux années entre leurs deux logements respectifs distants d’une cinquantaine de kilomètres. Ils envisagent d’acheter ensemble une nouvelle maison et, pour René, de réaliser ainsi une seconde accession à la propriété.
13Ces dynamiques cumulatives entre sphères d’appartenance sont autorisées par une mobilité sociale ascendante ou un statut d’emploi protecteur. Ils permettent tantôt d’asseoir un ancrage territorial, tantôt d’engager une migration choisie. Face à un événement professionnel relativement imprévisible, ces salariés ont eu les ressources professionnelles et sociales pour contourner le risque de chômage, ils disposent « d’avance d’un certain nombre de réponses possibles16 » et ainsi ont pu tirer à leur profit les opportunités ouvertes par la fermeture-délocalisation de l’usine.
Des dynamiques aux effets compensatoires
14Face aux difficultés de retour à l’emploi, au sentiment de déclassement professionnel ou lorsque la migration pour l’emploi s’avère difficile à tenir (types 2, 3 et 4), une majorité de salariés investit la sphère familiale et résidentielle. Ces espaces sont à la fois objet de protection et ressources de liens et d’activités qui opèrent un effet compensatoire sur les difficultés d’ordre professionnel.
15Ce sont des salariés qui, dès 2000, avaient élaboré des compromis familiaux (double résidence) ou des refus de mutation. Les logiques domestiques entraient plus ou moins en tension avec les logiques professionnelles mais elles n’étaient jamais laissées de côté. Neuf années plus tard, alors que la rupture due au licenciement ou aux difficultés liées à la mutation a souvent conduit à des difficultés d’intégration professionnelle, ces logiques familiales se sont avérées centrales, payantes et ont fait l’objet d’une protection. Nous explorerons ces systèmes de compensation à travers les supports de la propriété du logement et des liens familiaux.
16Ces articulations aux effets compensatoires sur les parcours sociaux s’observent tout d’abord chez des salariés licenciés dès 2000. Joseph (E6, licencié, type 3) connaît, depuis son licenciement en 2000, une trajectoire de précaire permanent (type 3). Saisonnier dans l’agriculture dix mois par an, depuis huit années consécutives, Joseph comble ses deux mois de chômage annuels par une activité de rénovation de l’habitat auprès de particuliers, payée en chèques emplois-services. L’incertitude permanente de son avenir professionnel, la flexibilité imposée par ses employeurs, ses conditions de travail difficiles en extérieur s’ajoutent à un niveau de revenus bien inférieur au salaire perçu chez Câbles Équipement. Malgré la fin du prêt immobilier en 2004, le couple a dû abandonner les projets de rénovation de leur maison. « Parce que c’est vrai que c’est toujours, on est toujours dans l’incertitude parce que tant qu’on est en CDD. Est-ce que l’année prochaine ils vont nous reprendre ? » Toutefois, le chômage au début des années 2000 puis les nouvelles conditions de travail de Joseph lui ont permis de développer, d’une part, les liens avec ses enfants : « Ah oui, j’ai profité des enfants […]. Un peu tardivement mais maintenant je profite de ma petite-fille quand je peux » et, d’autre part, d’investir davantage les activités associatives et politiques de son village : sa conjointe est première adjointe du village, Joseph anime l’encadrement des jeunes et du foot de la commune et a été à l’initiative d’une association organisant les activités des retraités.
17Si l’on observe des formes d’investissements compensatoires dans les sphères résidentielles et familiales des salariés licenciés en 2000, de nombreux salariés mutés ayant organisé une vie entre deux résidences depuis 2000 ont eux aussi connu ce type de dynamiques compensatoires. Ces salariés ont d’abord connu une période de contagion des ruptures au cours de laquelle se chevauchaient difficultés dans l’usine de Sens et difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. D’une part, d’un point de vue professionnel, ces salariés mutés ont vécu une mise à l’écart au sein du site de Sens. Or, les salariés mutés en 2000 sont bien ceux pour qui le rapport au travail est le plus fondé sur une adhésion à la performance de l’entreprise dès lors qu’elle valorisait et reconnaissait ce travail d’équipe et l’engagement de chacun. À Sens, la majorité des salariés de Laon ont eu le sentiment de perdre cette reconnaissance. D’autre part, d’un point de vue familial, la mutation a été difficile à vivre. On constate une véritable contagion des difficultés de la scène professionnelle vers la scène familiale. Ils mettent en avant combien la situation de double résidence entre l’Aisne et l’Yonne a été difficile à tenir sur le long terme lorsque l’intégration dans la nouvelle région ne s’est pas faite ou lorsque la famille est restée séparée chaque semaine. « Ma femme travaillait, la maison, le manger, les enfants plus les devoirs. C’était très dur. » Pour Thierry (E14, licencié, type 2) l’abandon de la mutation est un retour à une vie familiale normale mais engage une période d’instabilité professionnelle (11 mois de formation de chauffagiste, CDD de 7 mois puis de 5 mois, licenciement suite à une opération du dos, emploi d’ouvrier dans la fonction publique territoriale). Thierry exprime toutefois une forme de compensation dans son parcours. Le déclassement ouvrier est symboliquement compensé par la propriété du logement :
« Pour moi et mon épouse c’était, ça faisait partie d’une… d’une priorité. Quand on s’est mariés, avoir un chez soi on se disait quoi qu’il arrive on sera toujours chez nous. Et puis bon pour des ouvriers, propriétaire d’une maison, c’est une réussite. On est fiers. »
18Les dynamiques compensatoires concernent donc des salariés qui ne sont pas les plus démunis en ressources économiques, culturelles, familiales, mais ils ne sont pas les plus dotés de l’ensemble des enquêtés. C’est souvent après avoir connu des périodes de contagion des ruptures (cf. infra) qu’ils ont pu mobiliser des ressources permettant de compenser les effets déstabilisants de la trajectoire professionnelle. Dans ces processus, l’espace résidentiel est une ressource centrale : tout d’abord, le logement lui-même en tant que patrimoine et en tant que support d’activités de bricolage et d’auto-construction ; ensuite, la localisation du logement en tant que supports des liens familiaux, et point d’ancrage à partir desquels se tissent des liens de voisinage, des activités sportives, musicales et associatives locales.
Des dynamiques de contagion des ruptures
19Chômeurs de longue durée, salariés précaires ou subissant un déclassement professionnel : pour ces femmes et ces hommes, les logiques résidentielles et familiales qui avaient présidé au refus de la mutation en 2000 sont déstabilisées. Elles constituent des sphères de relations et d’activités limitées face à une instabilité professionnelle ou une double résidence de longue durée. Ici, l’effet de compensation entre sphères d’appartenance existe mais s’avère insuffisant.
20Pour les licenciés, l’appropriation du logement, le bricolage et les activités de décoration, l’entretien des relations familiales ou amicales sont une sphère de refuge qui supplée, mais de manière inégale, partielle et souvent temporaire, la rupture professionnelle. Certains expliquent comment l’envie de faire des travaux dans le logement n’est « revenue » qu’avec le retour à une activité professionnelle, même précaire. Ces ouvriers et ouvrières subissent un isolement relationnel jusqu’alors inconnu17. « Mais bon, j’aime pas trop rester à la maison, c’est pas bon pour moi moralement, il faut que je travaille. Quand j’ai du travail ça va mieux, plus j’en fais, plus ça va mieux. » (E1 Patrice, licencié, type 3.)
21Pour Valérie (E4, licenciée, type 4), aujourd’hui désemployée et déclassée, le chômage est dominant depuis ces neuf dernières années. Après 25 ans d’activité à l’usine, l’espace domestique n’est qu’un supplétif, une source d’activités qui ne parvient pas à combler le manque de liens professionnels, de reconnaissance et de statut. Le licenciement est une rupture totale dans la mesure où le travail ouvrier définissait un espace relationnel et un statut reconnu socialement. Le récit de cette période l’a conduite à exprimer un rejet de l’espace domestique comme espace de relégation sociale. La dégradation de son état de santé (dépression depuis plus de 10 ans, incapacité physique de travail suite à une opération du dos) a limité son insertion professionnelle : en neuf années elle n’aura occupé qu’un CES de 6 mois, un CAE en maison de retraite de 18 mois et quelques missions d’intérim en régie de quartier. Pourtant, le refus de la mutation en 2000 était une évidence. Le territoire revendiqué par Valérie est celui de la proximité et de l’interconnaissance. Son mari, enseignant dans un lycée professionnel, une maison payée depuis 2003, la prime de licenciement encore préservée, assurent une forme de stabilité financière au ménage. Pourtant, les difficultés sont fortes pour cette famille à deux chômeurs, car leur fils de 24 ans, vit du RSA et ne peut décohabiter. Grand-mère depuis deux années par sa fille de 36 ans, Valérie voit depuis dix ans ses relations familiales se restreindre à son noyau familial : son frère est décédé et elle a rompu les contacts avec sa mère et sa sœur.
22Les dynamiques de contagion des ruptures concernent des salariés souvent moins qualifiés, des femmes, des licenciés mais aussi un salarié muté pour qui le choix d’une certaine continuité professionnelle (la mutation) se fait au prix d’une rupture géographique, qui use le lien familial. Cette contagion des ruptures témoigne de situations d’instabilité de l’emploi, de chômage et de pénibilité du travail qui se surajoutent et alimentent les difficultés de la vie conjugale et familiale. En somme, « lorsque les contextes commencent à se mélanger, les choses deviennent plus difficiles à maîtriser, les imprévisibilités se multiplient, une instabilité peut devenir rapidement maximale18 ». L’espace du logement et les relations familiales ne suffisent pas à combler le manque d’activité professionnelle.
Conclusion : des trajectoires aux inégalités cumulées
23Suivre rétrospectivement sur 9 à 10 années les trajectoires sociales de salariés, licenciés ou mutés, mais tous issus d’une même entreprise, permet de dégager quelques pistes sur les inégalités cumulées qui déterminent leurs trajectoires.
24D’un point de vue professionnel, on a observé quatre types de trajectoires, plus de la moitié des salariés étant concernés par des trajectoires précarisées, de déclassement au cours desquelles le chômage est banalisé. Seule une minorité ne subit pas un déclassement de l’emploi ou du travail et a pu bénéficier de promotions ou d’une carrière continue. D’un point de vue résidentiel et familial, une pluralité de trajectoires se dessine selon la mobilisation de ressources liées au logement, aux liens familiaux et amicaux, aux activités associatives locales. Diverses stratégies (double résidence pour protéger la propriété d’un logement, l’attachement territorial de la famille, abandon de la mutation pour préserver le couple, etc.) visent à protéger ces sphères de la vie hors travail. Selon les contextes individuels, ces articulations peuvent produire soit des dynamiques cumulatives qui structurent des trajectoires sociales insérées et parfois socialement ascendantes ; soit des dynamiques compensatoires qui parviennent à juguler la déstabilisation du licenciement ou de la mutation ; soit des dynamiques de contagion lorsque l’effet de compensation entre sphères d’appartenance existe mais s’avère insuffisant alors même que l’attachement au territoire, au logement et aux liens familiaux avait présidé aux refus massifs de la mutation.
25Ces résultats suggèrent trois formes de décloisonnement comme autant de pistes de réflexion.
26Ils montrent l’éclatement de l’opposition initiale entre salariés mutés et salariés licenciés ayant refusé la mutation. La mutation a aussi été porteuse de ruptures et d’incertitudes (liés aux difficultés d’une vie entre deux résidences, au chômage et à la précarité des fins de carrière de ceux qui ont dû quitter leur employeur), corrélativement, le licenciement n’a pas empêché des mobilités sociales ascendantes et la réalisation de projets résidentiels et familiaux. Un salarié muté à la carrière professionnelle assurée peut vivre une dégradation de ses conditions de travail associée à une dégradation de sa vie familiale à distance. Des licenciés parviennent à mener des trajectoires socialement ascendantes, malgré une précarisation professionnelle, à travers l’amélioration du confort résidentiel et la participation à des activités locales et familiales. En somme, les effets cumulatifs ne sont pas l’apanage des mutés ou des plus qualifiés. Les effets de contagion des ruptures ne sont pas exclusivement réservés aux salariés les plus désœuvrés. En ce sens, ces trajectoires sont différenciées et inégales par la capacité des salariés et de leurs proches à mobiliser des ressources professionnelles d’une part, des ressources résidentielles et familiales, d’autre part. Cette mobilisation de ressources est contingente à leur ancrage dans le territoire local, ainsi qu’aux effets d’âge : ceux qui sortent tôt du marché du travail et accèdent à un statut social valorisé (préretraite, retraite) arrivent à se défaire plus rapidement de la dépendance à l’emploi pour assurer leur intégration sociale, alors que ceux, plus jeunes, qui doivent poursuivre leur carrière tentent de limiter l’impact de la dégradation de leur vie professionnelle sur leur vie privée.
27Ils suggèrent également un décloisonnement entre une logique de mobilité et une logique d’ancrage. Souvent perçues comme contradictoires à l’aune des sphères résidentielles et familiales, les injonctions à la mobilité géographique sont pourtant mises en œuvre à des degrés divers (mobilité quotidienne de longue distance, mobilité hebdomadaire et bi-résidence) sur des temporalités plus ou moins longues. Ces arrangements avec l’injonction à la mobilité géographique font rupture avec un ancrage territorial d’une majorité de salariés. C’est d’ailleurs, vers la génération suivante, celle des enfants devenus adultes, qu’est transférée l’injonction à bouger.
28Enfin, ils suggèrent un décloisonnement des formes d’intégration sociale par l’emploi et des formes d’intégration sociale hors travail. La centralité du travail demeure, elle irrigue les discours des salariés interviewés, structure leurs marges de manœuvre et fonde leur statut social. Mais une approche s’intéressant au couple et au réseau de parenté, aux choix résidentiels et au sens attribué au logement et au rapport au territoire, révèle combien la sphère privée est au cœur des enjeux sociaux suscités par la précarisation et la mobilité de l’emploi, en particulier, ouvrier.
Notes de bas de page
1 L’auteure remercie Férial Drosso, Blandine Mortain et Nicolas Kaciaf pour leurs relectures et conseils.
2 Conseild’orientation pourl’emploi, Rapport sur les trajectoires et les mobilités professionnelles, Paris, 2009 ; Larquier G. de et Rémillon D., « Assiste-t-on à une transformation des carrières professionnelles vers plus de mobilité ? Une exploitation de l’enquête “Histoire de vie” », Travail et emploi, no 113, 2008, p. 13-30.
3 Guyonvarch M., « La banalisation du licenciement dans les parcours professionnels. Déstabilisation ou recomposition des identités au travail ? », Terrains et travaux, no 14, 2008/1, p. 149-170 ; Roupnel-Fuentes M., Une rupture totale. Le licenciement massif des salariés de Moulinex, doctorat, EHESS, 2007, p. 512 ; Trotzier C., « Vingt ans de trajectoire après un licenciement collectif », Revue économique, 2, vol. 56, 2005, p. 257-275.
4 Commission permanente de concertation pour l’industrie, L’industrie française en 2006-2007, rapport de la CPCI, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, Paris, 2008 ; Ravelli Q., « Cadres, techniciens et ouvriers : mobilités professionnelles et privilège spatial », Espaces et sociétés, 4, no 135, 2008 ; Amossé T., « Interne ou externe, deux visages de la mobilité résidentielle », Insee Première, no 921, 2003.
5 Villeval M.-C., Enclos P., Marraud C., Chassey F. de, Dupuis P.-A., Fath G. et Higele P., La reconversion de la main-d’œuvre : bilan des problématiques (1950-1988), Nancy, Groupe de recherche sur l’éducation et l’emploi, université de Nancy II, 1989.
6 Rénahy N., Vivre et travailler au pays. Parentèles et renouvellement des groupes ouvriers dans un village industriel bourguignon, Topalov C. (dir.), thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 1999.
7 Bonvalet C., Gotman A. et Grafmeyer Y. (dir.), La famille et ses proches. L’aménagement des territoires, Paris, INED/PUF, 1999 ; Degenne A., Fournier I., Marry C. et Mounier L., « Les relations sociales au cœur du marché du travail », Sociétés contemporaines, no 5, 1991, p. 75-95.
8 Lévy J.-P., « Mobilités urbaines : des pratiques sociales aux évolutions territoriales », in Dureau F. et Hily M.-A. (dir.), Les mondes de la mobilité, Rennes, PUR, 2009, p. 107-136 ; Authier J.-Y., Bonvalet C. et Lévy J.-P. (dir.), Élire domicile : la construction sociale des choix résidentiels, Lyon, PUL, 2010.
9 Grossetti M., « L’imprévisibilité dans les parcours sociaux », Cahiers internationaux de sociologie, no 120, 2006, p. 5-28.
10 Burton-Jeangros C. et Widmer E. D., « Introduction. Cumulative effects over the life course », in Burton-Jeangros C., Dannefer D. et Widmer E. D. (dir.), « Cumulative and compensatory effects over the life course », Revue suisse de sociologie, vol. 35, no 2, 2009, p. 183-192.
11 Vignal C., « Logiques professionnelles et logiques familiales : une articulation contrainte par la délocalisation de l’emploi », Sociologie du travail, vol. 47, no 2, 2005, p. 153-169.
12 Une première enquête a été réalisée en 2000 et 2001 (59 entretiens réalisés deux fois à un an d’intervalle et 154 questionnaires). Elle porte sur une population d’ouvriers (80 %) ou de salariés techniciens et cadres (20 %) généralement issus de familles ouvrières, majoritairement âgés de 35 à 50 ans, ayant bénéficié jusqu’en 2000 de la stabilité de l’emploi : les deux tiers ont plus de vingt ans d’ancienneté dans l’entreprise Câbles Équipement.
13 Sur 56 enquêtés (17 salariés mutés, 39 licenciés), 35 occupent un emploi ou une activité indépendante dont 5 en contrats précaires ou aidés (62 %), 9 personnes sont au chômage (16 %) et 10 sont à la retraite (18 %) Parmi les actifs enquêtés on compte donc près de 20 % de chômeurs.
14 Les trajectoires professionnelles des salariés peuvent être classées selon l’importance des périodes d’emplois stables, d’emplois précaires, la durée des périodes de chômage, le type d’emplois occupés.
15 Ce résultat peut toutefois être un artefact lié à la prédisposition des salariés ayant abandonné la mutation à répondre au questionnaire. Toutefois les informations croisées par les entretiens nous suggèrent qu’il ne reste qu’une vingtaine de salariés laonnois sur le site de Sens en 2010 sur les 77 mutés au départ.
16 Grossetti M., op. cit., 2006.
17 Cohen V., « La vulnérabilité relationnelle », Socio-anthropologie, en ligne, no 1, 2009.
18 Grossetti M., op. cit., 2006.
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