Réseaux familiaux et parcours résidentiels individuels dans les classes supérieures : l’exemple de Naples
p. 167-179
Résumés
Nombreuses sont les études sur les mobilités des nouvelles élites de la mondialisation dans les grandes villes globales. Cette contribution analyse au contraire l’impact de la crise d’une ville périphérique de la mondialisation, Naples, sur la mobilité de ses élites traditionnelles. Il montre la capacité de la bourgeoisie à associer une intense mobilité internationale avec le maintien d’un fort ancrage local grâce à la cohésion de ses réseaux familiaux. L’étude du parcours résidentiel de 50 fratries de la bourgeoisie napolitaine des années 1940 jusqu’à nos jours montre l’importance de l’émigration professionnelle vers les métropoles européennes, mais également la rétention familiale sur les trajectoires résidentielles. Les individus sont ramenés à Naples par les entreprises familiales, les maisons de villégiature et la mise à disposition de logements de famille aux enfants mariés. Il en résulte des parcours originaux en forme de boucles internationales ou de circulations familiales locales.
Many studies have explored the new forms of elite mobility in the context of globalization, focusing on transnational firm managers in world cities. This paper examines the residential mobility patterns of traditional elites in a decaying city, Naples. It demonstrates the fact that thanks to strong kinship networks, the city upperclass manages to combine high international mobility with a well-established local residential base. Using life stories, the residential careers of 50 siblings of Neapolitan bourgeoisie have been reconstructed from the 1940’s to this day. They show the growing importance of professional emigration to Italian and European metropolis, but also the family withholding on mobility. People are brought back to Naples by family businesses, holiday homes and rent-free family dwellings for young couples. Family retention produces peculiar patterns of mobility, such as international loops or local movements through family dwellings.
Texte intégral
Introduction
1Les études sur les mobilités des classes supérieures se sont multipliées ces dernières années, en mettant l’accent sur les nouvelles formes de circulations internationales des cadres de la mondialisation économique1. Dans ce contexte certains auteurs ont formulé l’idée d’une distension des liens entre bourgeoisie et territoire local2. Mais la plupart de ces travaux se sont limités à un milieu précis, celui des élites dirigeantes des firmes mondialisées, souvent observé dans des métropoles internationales attractives. Qu’en est-il des mobilités de la bourgeoisie possédante traditionnelle, qui fonde son pouvoir sur l’ancienneté et l’ancrage local de son patrimoine et de ses réseaux de relations ? Y observe-t-on une déterritorialisation dans le contexte de la mondialisation ?
2Naples fournit un terrain adapté à ces questions, car il s’agit d’une ville en crise, passée en 150 ans du statut de grande capitale européenne attractive, à celui de métropole régionale périphérique connaissant une forte émigration de ses élites. Comment la bourgeoisie napolitaine, qui a longtemps fondé sa fortune sur la rente urbaine et son ancrage local, a-t-elle réorganisé ses mobilités face au déclin économique de la ville et l’attractivité croissante des centres de commandement de l’Europe et de l’Italie ? Observe-t-on une distension des liens entre la bourgeoisie et la ville ? Ce chapitre veut montrer la capacité des élites napolitaines à concilier une intense mobilité internationale avec un fort ancrage local, et ce, grâce à la cohésion de leurs réseaux familiaux.
3En effet, en Italie encore plus qu’ailleurs, les mobilités individuelles ne peuvent être comprises sans être resituées dans des parcours familiaux et intergénérationnels, la péninsule se caractérisant par des taux très élevés de proximité résidentielle entre membres de la même parentèle et un rôle clé de la famille dans l’accès au logement, et ce, en particulier au sein des classes supérieures. Dans ce milieu, la localisation du patrimoine immobilier et des entreprises familiales continue à exercer une forte influence sur les choix résidentiels, même dans un contexte d’affirmation du sujet, ce qui donne lieu à des parcours originaux.
4Notre étude s’appuie sur la collecte d’histoires résidentielles familiales auprès de la vieille bourgeoisie du centre de Naples. Des entretiens ont permis de reconstituer le parcours résidentiel et l’évolution des lieux de villégiature de 50 témoins principaux nés dans les années 1940-19503, mais aussi ceux de leurs parents, de leurs frères et sœurs, et de leurs enfants adultes, retraçant ainsi le parcours géographique de leur parentèle sur trois générations depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours.
5L’étude de ces parcours – qui sera ici centrée sur les fratries des 50 témoins principaux, soit 162 individus – révèle d’abord l’existence d’un modèle résidentiel familial et patrimonial dans la bourgeoisie napolitaine. Les mécanismes d’accès familial au logement typiques de l’Europe méridionale sont ici facilités par la possession de vastes patrimoines immobiliers, mis à profit pour loger les enfants mariés. Ce modèle résidentiel doit cependant composer avec la crise économique de la ville, qui contribue à complexifier les trajectoires. Il en résulte trois types de parcours résidentiels, où le poids du réseau familial s’exprime de manière différente. Une minorité d’individus ont quitté Naples définitivement, mais sans rompre pour autant avec l’ancrage local, qui se fait par le biais des maisons de famille. Plus nombreuses sont les émigrations provisoires, les individus revenant s’installer dans les rues de leur enfance après un « rappel familial ». Mais la majorité des individus étudiés n’ont pas quitté Naples, leurs parcours prenant la forme de circulations familiales locales dans les beaux quartiers de la ville.
Dans la bourgeoisie napolitaine : un modèle résidentiel patrimonial et familial
6Les 50 familles étudiées se rattachent au modèle résidentiel sud-européen de proximité familiale4. Les parentèles sont extrêmement concentrées dans l’espace, parents et enfants adultes, ou frères et sœurs résidant non seulement dans le même quartier, mais souvent dans la même rue ou dans des appartements indépendants du même immeuble. Ainsi, au moment de l’entretien, 34 des 50 témoins principaux résidaient dans le même quartier qu’un membre de leur parentèle, et 19 d’entre eux (38 %) habitaient dans un immeuble où vivaient également des parents proches, à d’autres étages ou sur le même palier.
7Cette très forte proximité familiale, dans un milieu aisé qui pourrait a priori se passer du soutien de la parentèle dans la vie quotidienne ne doit pas étonner. Si en Europe du Nord la proximité résidentielle familiale est plus élevée dans les classes populaires, où elle sert à gérer le quotidien, en Italie elle renvoie plutôt à des facteurs culturels et est répandue dans tous les milieux sociaux. Elle est moins liée à la nécessité de l’entraide familiale qu’à un « style de vie fondé sur les interactions constantes entre membres de la parentèle5 », caractéristique des systèmes familiaux à liens forts de l’Europe du Sud6. Elle est aussi la conséquence d’un modèle culturel de formation de la famille fondé sur l’installation des enfants par les parents au moment du mariage dans un logement en propriété7. Dans ces pays de propriétaires que sont l’Italie, la Grèce ou l’Espagne – et où le mariage demeure essentiel dans la formation de la famille – les jeunes adultes sont en quelque sorte installés par leurs parents qui mettent à leur disposition un logement au moment de leur mariage et le font en général à proximité de chez eux.
8Mais dans la bourgeoisie napolitaine, la mise en œuvre de ces modèles culturels a été facilitée par l’ampleur des patrimoines immobiliers et l’étendue des réseaux de relations. Ici, l’installation des enfants par les parents se fonde autant sur des achats de logements que sur la transmission de logements de famille. Ainsi, plus de la moitié des 50 personnes interrogées (28) ont obtenu leur logement actuel par donation, héritage ou mise à disposition gratuite. Il y a dans la bourgeoisie napolitaine un véritable modèle résidentiel patrimonial fondé sur la reprise des logements de famille par les enfants et qui contribue à maintenir des familles dans les mêmes rues et les mêmes immeubles sur plusieurs générations8. Ce système est lié au rôle de la spéculation immobilière dans les élites du Mezzogiorno. Avec la crise de la rente foncière à la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie napolitaine s’est reconvertie dans la rente urbaine, qui est devenue l’une des bases de l’économie et du système politique de la ville jusqu’à la fin des années 19709. Entrepreneurs, médecins, avocats se sont constitué de vastes patrimoines immobiliers dans les beaux quartiers de l’ouest de Naples, composés d’immeubles de rapport mais aussi d’immeubles familiaux destinés à loger leur parentèle10. Les immeubles de famille sont donc encore fréquents dans la ville.
9Le problème est que, depuis les années 1970, période à laquelle les 50 individus témoins ont commencé à partir de chez leurs parents, ce modèle résidentiel patrimonial est plus difficile à satisfaire. Au morcellement des patrimoines, prononcé dans les familles dont la fortune remonte à plus de trois générations, s’est ajouté le déclin économique de la ville, très fort depuis la désindustrialisation des années 1980. La trajectoire des entreprises familiales de notre échantillon confirme la fragilité des élites économiques napolitaines, très dépendantes de la commande publique et constamment renouvelées en fonction du système politico-clientéliste local11. Beaucoup d’entreprises, en particulier dans le secteur de la construction, n’ont pas résisté aux crises politiques de la libération, puis du début des années 1990 (scandale tangentopoli), contraignant une part des individus étudiés à se tourner vers le salariat – encore rare à la génération de leurs parents – ce qui les rend beaucoup plus sensibles aux difficultés du marché du travail local et à l’attractivité des métropoles européennes.
10Mais le modèle résidentiel patrimonial étonne par sa capacité à intégrer ces mutations. La génération des 50 individus témoins a largement bénéficié du système de mise à disposition des logements de famille. Mais la majorité de ces derniers ont également réussi à reproduire le système pour leurs enfants, nés à partir des années 1970. La mise à disposition des logements de famille se fait au prix d’un départ plus tardif des jeunes adultes de chez leurs parents. Elle est également facilitée par une importante émigration provisoire hors de Naples, qui permet de libérer temporairement la pression sur le patrimoine familial. Ces stratégies d’adaptation du modèle résidentiel familial à la crise napolitaine suscitent trois types de parcours résidentiels.
Quitter Naples, rompre avec la ville ?
11Un premier type de parcours est l’émigration définitive. Mais il ne concerne que 29 personnes sur les 162 membres des fratries étudiées et ne constitue pas une rupture véritable avec l’ancrage local puisqu’il s’accompagne de retours réguliers dans les maisons de famille napolitaines.
12Cette émigration définitive s’est dirigée vers trois destinations principales : Rome (qui domine nettement), les grandes métropoles européennes (en particulier Paris et Londres) et Milan (figure 11). Ces destinations métropolitaines reflètent bien la nature d’une émigration qualifiée, composée de cadres d’entreprise et de hauts fonctionnaires, et orientée vers les centres de commandement italiens ou européens plus que vers les villes industrielles et les destinations traditionnelles de l’émigration italienne. Le poids de Rome s’explique par sa proximité avec Naples et par des logiques gravitaires, mais il renvoie également au profil professionnel des élites napolitaines, où dominent les professions intellectuelles salariées, les hauts fonctionnaires et les cadres de grandes entreprises publiques. La romanisation croissante des familles de la bourgeoisie napolitaine est le reflet de la dépendance de l’économie de la ville vis-à-vis des centres de décision de la capitale.
Figure 11. – L’implantation des 50 familles étudiées en dehors de Naples

13Ces émigrés définitifs présentent en effet trois caractéristiques sur le plan socioprofessionnel. Il s’agit d’abord de personnes ayant quitté Naples alors qu’ils étaient jeunes actifs, et non étudiants : hommes en début de carrière ou femmes suivant leur mari. D’autre part la majorité de ces émigrés sont des salariés – cadres d’entreprise ou fonctionnaires – alors que ces derniers sont nettement sous-représentés dans notre échantillon. Enfin, ces émigrés appartiennent à des fratries nombreuses (4 personnes en moyenne) et à des familles à la fortune ancienne mais en net déclin. Étudiée à l’échelle de chaque famille, l’importance de l’émigration apparaît en effet très déséquilibrée. Les 29 émigrés définitifs se répartissent dans seulement 18 familles où l’émigration peut avoir un impact très fort. Ainsi, pour 9 fratries, c’est plus de la moitié des frères et sœurs qui ont quitté Naples définitivement. Il s’agit toujours de familles de l’aristocratie ou de la vieille bourgeoisie d’entreprise ayant connu un net déclin de leur fortune au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette émigration peut ainsi s’interpréter dans le cadre des théories sur le rôle des groupes de référence dans la formation des projets migratoires12. Les individus quittent Naples lorsque leur pouvoir social réel devient inférieur à leur prestige au sein du groupe de référence que constituent les vieilles familles des beaux quartiers de la ville, qui forment un réseau dense où réseaux de parenté et réseaux amicaux s’entrecroisent. Rester à Naples impliquerait de se confronter à « un univers social perdu », tandis que « le départ constitue l’une des manières possibles de réagir à une comparaison devenue écrasante » avec les autres grandes familles13.
14Mais cette émigration ne constitue pas une rupture avec Naples. En effet, même lorsque l’émigration a été forte, cette dernière n’a pas déterritorialisé les familles, les membres de la parentèle restés à Naples continuant à se concentrer dans les mêmes quartiers. Parfois dispersées à l’échelle nationale ou internationale, les familles étudiées restent étonnamment concentrées dans l’espace de la ville (figure 12). Or, la conservation des immeubles de famille et le maintien de noyaux de quasi-cohabitation familiale constituent des motifs de retours réguliers pour les Napolitains émigrés. Les regroupements familiaux en immeuble ou en rue jouent le rôle de « kin nodules », espaces où la fréquence des contacts entre parents proches géographiquement permet à l’information et à la mémoire familiale de circuler, polarisant les sociabilités familiales et renforçant la cohésion de la parentèle. Cela est d’autant plus vrai que ces cohabitations ont parfois lieu dans des immeubles de famille conservés sur plusieurs générations, et qui sont devenus de véritables maisons de famille urbaines servant de lieux de référence symbolique pour toute la parentèle. On y retourne pour passer Noël, pour les fêtes de famille ou pour voir ses proches quelques jours en été.
15Mais outre ces noyaux de parenté des beaux quartiers napolitains, ce sont surtout les grandes maisons de famille des alentours de la ville qui contribuent à maintenir l’ancrage local des émigrés. La possession de plusieurs maisons de villégiature est en effet courante dans la bourgeoisie napolitaine. Aux vieilles maisons du Mezzogiorno intérieur, symbolisant les origines terriennes des élites possédantes de la ville, se sont ajoutées à partir des années 1950 des maisons de campagne suburbaines et des maisons de mer dans les stations chics du golfe de Naples14. Ces maisons servent aujourd’hui de lieu de réunion régulière pour des familles dispersées à l’échelle nationale, et ce dans le cadre de séjours ritualisés auxquels peu d’émigrés dérogent. Si ces derniers ont définitivement établi leur résidence principale à Rome ou dans les métropoles du Nord, leurs pratiques de villégiature restent donc profondément ancrées dans les environs de Naples.
Figure 12. – Des familles entre ancrage local et dispersion nationale : l’exemple d’Alessandra

16On finira par un exemple représentatif de ces migrations hors de Naples et de leurs dynamiques familiales, celui d’Alessandra T., une architecte née à Naples en 1938, et de ses sept frères et sœurs. Cette fratrie nombreuse est issue d’une famille d’armateurs reconvertie dans le salariat et les professions libérales. Sur les huit membres de la fratrie, trois ont quitté Naples définitivement dans les années 1960 et 1970 : un frère aîné et une sœur cadette d’Alessandra sont partis à Rome travailler dans de grandes entreprises publiques, tandis qu’un de ses frères a été haut fonctionnaire à Bruxelles, avant de s’établir à Berlin. Ceux qui sont restés ne travaillent pas dans le monde de l’entreprise et sont soit universitaires, soit membres des professions libérales. À la génération suivante, cette émigration a continué car sur les trois fils d’Alessandra, aucun ne réside à Naples : l’aîné a 35 ans et a émigré à Rome, le deuxième est à Milan et le dernier à Barcelone. Parmi la jeune génération, ceux qui travaillent – en particulier les cadres d’entreprise – ont majoritairement quitté la ville : la plupart des neveux d’Alessandra résident à Rome ou dans des grandes villes européennes, même si ces migrations resteront peut-être provisoires. Malgré cette mobilité internationale, la famille a maintenu des liens forts avec Naples. Ceux-ci reposent d’abord sur la conservation d’un noyau de parenté dans les beaux quartiers de la ville. Alessandra et son frère aîné vivent dans la maison de famille construite par leur grand-père paternel et qui a été divisée en deux appartements, tandis que la mère d’Alessandra habite avec une de ses filles dans une rue voisine (figure 12). Ce noyau de parenté réunissant une mère et trois de ses enfants dans un rayon de moins d’un kilomètre multiplie les occasions de contacts et de retour pour les émigrés de la famille. Mais c’est surtout grâce à la grande maison de famille de Castellammare di Stabia, dans le golfe de Naples, lieu de l’enfance du grand-père et berceau de la famille que cette parentèle dispersée maintient des liens forts avec Naples. Alessandra et trois de ses frères et sœurs possèdent encore des appartements dans cette immense villa où toute la famille se retrouve tous les mois d’août, ceux de Naples comme ceux de Rome, autour d’un tournoi de football dans le jardin ou d’un concert de l’orchestre de famille.
Revenir à Naples : des boucles familiales
17Le maintien d’attaches familiales et patrimoniales à Naples explique aussi pourquoi l’émigration des élites de la ville reste souvent provisoire. Parmi les 162 membres des fratries étudiées, cinquante-six (35 %) ont quitté la ville quelques années avant d’y revenir, et douze avaient même choisi de s’installer dans un système de bi-résidence entre Naples et Rome. Plus que l’émigration proprement dite, c’est donc l’importance des circulations entre Naples et les grandes métropoles européennes qui caractérise notre échantillon. Une noria professionnelle s’est mise en place au sein des élites napolitaines au cours de l’entre-deux-guerres, le passage par une entreprise milanaise ou une administration romaine devenant de plus en plus fréquent dans les parcours. Ce mouvement de noria s’appuie largement sur les relations familiales. Dans beaucoup de familles étudiées, une tradition migratoire s’est mise en place entre Naples et Milan, ou plus fréquemment Naples et Rome, faite de migrations définitives ou provisoires reproduites vers les mêmes lieux à chaque génération. Migrations provisoires, migrations définitives, systèmes de bi-résidence se renforcent l’une l’autre et finissent par structurer de véritables champs migratoires familiaux, en particulier entre Naples et Rome.
18Comment expliquer la fréquence de ces retours à Naples, alors que la situation de l’emploi s’est fortement dégradée dans la ville depuis la fin des années 1970 ? Et comment comprendre la différence de choix entre ceux qui sont partis définitivement et ceux qui ont décidé de rentrer ? Le profil des émigrés définitifs et des émigrés provisoires est proche sur le plan professionnel. Il s’agit de salariés (cadres supérieurs d’entreprise ou fonctionnaires) ayant quitté la ville en début de carrière face aux difficultés d’insertion sur le marché du travail napolitain. En revanche, leurs situations familiales sont différentes. Alors que les familles nombreuses étaient surreprésentées parmi les émigrés définitifs, les migrations provisoires ont concerné toutes les familles quelle que soit leur taille. Surtout, le rôle du conjoint apparaît déterminant dans les choix de retour. La grande majorité des émigrés rentrés à Naples avait un fiancé ou un conjoint napolitain avant de partir à Rome ou à l’étranger (83 %), alors que ceux qui ne sont pas rentrés ont majoritairement épousé des conjoints non napolitains. Les entretiens offrent de nombreux exemples de personnes ramenées à Naples par leur conjoint, en particulier par leur femme (dont le rôle dans l’animation de la sociabilité familiale est très fort, ici comme ailleurs en Italie). C’est donc souvent par un processus de rappel familial15 que les émigrés sont rentrés à Naples. Cette force de rappel s’exerce d’autant plus vivement après quelques années passées à Milan ou Rome, lorsque l’expérience professionnelle acquise permet de rentrer en position de force sur le marché du travail local. Et également parce que la période passée en dehors de Naples a laissé le temps aux familles de préparer le retour, en libérant un logement de famille dans un quartier prestigieux. Dans notre échantillon, le rappel relationnel dû à la force des liens familiaux se double en effet d’un rappel patrimonial, le retour à Naples coïncidant avec une donation, une succession ou la mise à disposition gratuite d’un logement de famille aux émigrés. Le passage par Milan, Londres ou Rome apparaît ainsi nécessaire à la reproduction du modèle résidentiel patrimonial et au maintien du prestige social des vieilles familles de la bourgeoisie locale, la noria migratoire libérant temporairement la pression sur le parc de logements de famille et permettant au final à la majorité des membres d’une fratrie de se réinstaller dans les rues les plus sélectes de la ville.
19Les parcours résidentiels prennent alors la forme de boucles familiales. Après quelques années passées à Rome ou à l’étranger, les individus rentrent s’installer dans les quartiers, les rues, voire les immeubles où ils ont passé leur enfance, souvent dans un logement de famille. Sur les 162 membres des fratries étudiées, quarante-six individus ont connu une telle trajectoire. Le cas de Giuseppe en est bien représentatif. Ce psychanalyste né à Naples en 1947 est issu de familles de riches entrepreneurs. Ses deux familles d’origine, maternelle et paternelle, possédaient chacune un grand immeuble de famille sur une avenue prestigieuse des beaux quartiers de Naples. Pourtant à son départ du foyer parental en 1975, Giuseppe n’a pas reçu de logement dans les immeubles familiaux comme cela avait été le cas pour son père ou son grand-père. La fortune de la famille s’était en effet considérablement amoindrie depuis la Seconde Guerre mondiale. De plus, Giuseppe n’a pas suivi les modèles traditionnels de son milieu. Le départ de chez ses parents a été préparé par de longues études universitaires entre Pise, Urbino et Naples, et s’est fait en dehors du mariage. Puis, lorsqu’il est revenu dans la ville après deux ans passés à Milan et Londres, Giuseppe s’est installé quelques années dans un quartier populaire du centre de Naples. Pourtant, en 1984, à la faveur de la succession de son grandpère, il est retourné dans la « città bene » et a emménagé dans l’immeuble de sa famille maternelle en même temps que sa mère et sa sœur. Après une trajectoire complexe qui l’a porté à Milan, Pise ou Londres, Giuseppe est donc revenu s’installer dans la rue où il a passé son enfance, dans l’appartement où a vécu son grand-père maternel, et dans un immeuble où vivaient également sa sœur, des oncles et des cousins.
20Mais, pour beaucoup d’individus étudiés, la pression de la famille sur les parcours ne s’est pas exercée sous forme de rappel : elle les a d’emblée retenus dans les beaux quartiers de Naples.
Rester à Naples : des circulations familiales dans les beaux quartiers
21Le type de parcours majoritaire dans notre échantillon est celui de la rétention familiale à Naples : sur les 162 individus étudiés, soixante-cinq n’ont jamais quitté la ville au cours de leur itinéraire résidentiel, et plus de la moitié d’entre eux n’ont même jamais quitté les beaux quartiers. Le profil professionnel de ces derniers est différent de celui des émigrés : il s’agit surtout d’indépendants (chefs d’entreprise et professions libérales) et non de salariés. Le maintien à Naples a été favorisé par la présence d’entreprises ou de clientèles familiales, dans des milieux marqués traditionnellement par une forte reproduction professionnelle. Sur le plan familial, il s’agit souvent d’individus occupant les derniers rangs des fratries. Pour eux, la réinstallation à Naples a été facilitée car elle coïncidait à quelques années près à la succession des grands-parents, ce qui a permis une mise à disposition plus rapide de logements de famille prestigieux.
22Sur le plan résidentiel, cette rétention familiale donne lieu à des parcours originaux en forme de « circulation familiale locale » : la majorité des logements occupés par un individu au cours de sa vie sont des logements de famille si bien que ce dernier circule à l’intérieur d’un espace connu et très circonscrit, limité aux beaux quartiers de la ville (figure 13). Le cas de Federico, un architecte né en 1947 et issu d’une vieille famille noble, l’illustre bien. Ce dernier a passé toute son enfance dans la villa de sa famille maternelle, aux côtés de son grand-père. Mais à la mort de ce dernier, en 1971, Federico a déménagé dans une autre maison de famille, paternelle cette fois, un grand palais nobiliaire où vivaient également des oncles et des cousins. Il y a vécu un an avec sa mère avant d’emménager seul à l’étage supérieur. Puis, en 1979 il a quitté le palais familial pour aller habiter plus loin dans la même rue. Sept ans plus tard, Federico est revenu dans le palais paternel, dans un appartement beaucoup plus grand situé au 3e étage. Enfin, en 2005, Federico a déménagé au 5e étage, dans l’appartement où son père avait passé son enfance. Voici donc une personne qui a passé quasiment toute sa vie dans des logements de famille, mettant à profit le vaste patrimoine immobilier de ses deux familles d’origine, si bien que malgré des déménagements nombreux, sa trajectoire géographique est extrêmement simplifiée, se réduisant pour l’essentiel au passage de la villa maternelle au palais paternel, dans un rayon de moins de 2 km au sein des quartiers aisés de Naples.
Figure 13. – Une circulation familiale dans les beaux quartiers : le parcours de Matteo

23Outre leur simplicité géographique, une autre caractéristique de ces circulations familiales est qu’elles sont répétitives. En effet, le rôle des logements de famille dans la structuration des trajectoires résidentielles aboutit à des parcours types dans certaines familles, se retrouvant chez des frères et des sœurs, ou chez des parents et leurs enfants. La famille de Giuseppe, déjà citée, l’illustre bien. Son arrière-grand-père paternel avait acheté à la fin du XIXe siècle deux grands immeubles à Naples : un vieux palais du centre historique où il a vécu avec sa famille, et un grand immeuble bourgeois des beaux quartiers, où se sont réinstallés progressivement sept de ses neuf enfants après sa mort en 1920. Ces deux immeubles familiaux ont alors structuré les trajectoires de ses descendants pendant près de trois générations, le passage de l’immeuble du centre historique à celui des beaux quartiers constituant un véritable paradigme familial que l’on retrouve chez cinq individus de la lignée paternelle de Giuseppe : son grand-père paternel, une grand-tante paternelle, son père, et deux tantes paternelles.
24Enfin, à côté de ces circulations entre logements de famille, on trouve des parcours en forme de boucles résidentielles, mais de boucles locales et simplifiées différentes de celles observées entre Naples et les métropoles européennes. Un individu quitte quelques années les beaux quartiers de la ville pour aller louer un appartement dans un quartier voisin en attendant que le logement de famille qui lui est destiné soit disponible. La sortie du territoire familial est donc ici conçue comme provisoire et la rétention patrimoniale juste différée, provoquant des boucles résidentielles à petite distance et spatialement simplifiées (figure 14).
Figure 14. – Deux exemples de « boucles familiales locales »

Conclusion
25Au total, l’émigration professionnelle et les circulations internationales des élites napolitaines ont contribué à maintenir leur prestige et leur ancrage local dans la ville, en permettant de libérer la pression sur le patrimoine familial et de maintenir les membres de la parentèle restés à Naples dans les quartiers les plus prestigieux de la ville. Le déclin économique des familles étudiées s’accompagne d’un mouvement double et complémentaire associant une noria migratoire internationale à un repli sur le patrimoine local. Plus que d’une déterritorialisation, il convient de parler d’une installation de ces familles dans des territoires circulatoires16 entre Naples et les métropoles européennes, et en particulier entre Naples et Rome. Aujourd’hui, même si Naples n’est plus toujours le centre économique de ces territoires circulatoires, elle en reste une pièce maîtresse en tant qu’espace de référence identitaire, lieu de villégiature, de sociabilité familiale, et d’affirmation du prestige social.
26La capacité des individus étudiés à concilier forte mobilité internationale et ancrage local s’explique par la cohésion de leurs réseaux familiaux, qui, comme dans toute l’Italie, continuent à exercer une forte influence sur les parcours résidentiels individuels. Mais dans le milieu de la vieille bourgeoisie possédante, la force des liens familiaux se double d’une rétention patrimoniale par le biais des entreprises familiales, des mises à disposition gratuites de logements de famille, et de la conservation de vastes maisons de familles servant de lieu de villégiature régulière à toute la parentèle. Il en résulte des parcours résidentiels originaux : boucles internationales, circulations familiales locales, trajectoires répétitives et spatialement circonscrites.
27Ces parcours sont bien sûr liés à un milieu précis, celui de la vieille bourgeoisie possédante, et à un contexte culturel particulier, celui des systèmes familiaux à liens forts de l’Europe du Sud. Mais il est également le reflet de l’adaptation des vieilles familles à l’amenuisement de leur fortune et aux mutations de la géographie économique du monde contemporain. Il est possible que l’on puisse retrouver ce double mouvement de noria internationale/repli patrimonial au sein de la bourgeoisie d’autres villes européennes devenues économiquement périphériques.
Notes de bas de page
1 Wagner A.-C., Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Paris, PUF, 1998 ; Wagner A.-C., « La bourgeoisie face à la mondialisation », Mouvements, 26, 2003, p. 33-39.
2 Duclos D., Société-monde. Le temps des ruptures, Paris, La Découverte, 2002.
3 Le choix des 50 individus-témoins s’est fait selon trois critères : l’ancienneté de la fortune familiale (au moins trois générations), la réputation d’appartenir aux « grandes familles » de la ville, et la résidence dans les quartiers aisés du centre. La profession n’a en revanche pas constitué un critère déterminant car la position sociale des personnes interrogées repose avant tout sur le patrimoine hérité, et également parce que la polyvalence professionnelle est forte dans les élites italiennes. Mais les individus étudiés appartiennent à trois milieux professionnels principaux : les professions libérales, les entrepreneurs, et les universitaires. Les cadres d’entreprises sont en revanche nettement sous-représentés.
4 Voir Finch J., « Kinship and Friendship », in Jowell R., Witherspoon S. et Brook L. (dir.), British Social Attitudes. Special International Report, Aldershot, Gower, 1989, p. 87-104; Höllinger F. et Haller M., « Kinship and social networks in modern societies: a crosscultural comparison », European Sociological Review, 6, 1990, p. 103-124.
5 Barbagli M., Castiglioni M. et Dalla Zuanna G., Fare famiglia in Italia, Bologne, Il Mulino, 2003.
6 Höllinger F. et Haller M., op. cit., 1990.
7 Barbagli M., Castiglioni M. et Dalla Zuanna G., op. cit., 2003.
8 Pfirsch T., « Proximité familiale et organisation résidentielle de la parentèle dans les élites d’une ville d’Europe du Sud : l’exemple de Naples », Articulo, revue de sciences humaines, hors-série 1, [http://articulo.revues.org/1052], mis en ligne le 11 avril 2009.
9 Allum P., Allum M.-P., « Naples telle qu’en elle-même », in Vallat C. (dir.), Naples. Le paradis et les diables, Paris, Autrement, 1994, p. 104-118.
10 Pfirsch T., « La proximité familiale, clé de compréhension des localisations des classes supérieures dans les villes d’Europe du Sud ? L’exemple de la bourgeoisie napolitaine », Mélanges de l’École française de Rome Italie Méditerranée (MEFRIM), 120/1, 2008, p. 297-314.
11 Brancaccio L. et Zaccaria A. M., « La classe dirigente napoletana. Caratteri, risorse e configurazioni relazionali », in Amaturo E. (dir.), Capitale sociale e classi dirigenti a Napoli, Rome, Carocci, 2003, p. 115-154.
12 Hoffmann-Nowotny H. J., Migration. Ein Beitrag zu einer soziologischen Erklärung, Stuttgart, Enke, 1970 ; Rosental P.-A., Les sentiers invisibles. Espace, familles et migrations dans la France du XIXe siècle, Paris, EHESS, 1999.
13 Rosental P.-A., op. cit., 1999, p. 192.
14 Pfirsch T., « Proximité familiale et organisation résidentielle…, op. cit. ; Pfirsch T., « Maisons de famille et systèmes de villégiature dans les élites urbaines : l’exemple de Naples », Genèses, 81, 2010, p. 123-178.
15 Bertaux-Wiame I., « La force de rappel des liens familiaux. Rapports intergénérationnels et trajectoires familiales », in Bawin Legros B. et Kellerhals J. (dir.), Relations intergénérationnelles, Genève, université de Liège, 1991, p. 185-196.
16 Tarrius A., « Territoires circulatoires et espaces urbains », Annales de la recherche urbaine, 1993, p. 59-60.
Auteur
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2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011