Parcours résidentiels périurbains entre stratégies familiales et contraintes structurelles
p. 143-152
Résumés
Les parcours résidentiels des habitants des espaces périurbains sont un bon révélateur de la façon dont les stratégies individuelles se confrontent aux contraintes structurelles. Le contexte périurbain permet de lire avec plus de précision l’affirmation de véritables choix résidentiels. Les facteurs de choix principaux sont, dans l’ordre, l’adhésion au modèle résidentiel dominant, les contraintes financières, les préoccupations liées au cadre de vie, la proximité des emplois, d’autres proximités (familles, équipements scolaires, etc.) et enfin le rejet de la ville ou des autres. La décision des ménages se base sur la perception de ressources spatiales liée à une plus ou moins grande compétence à déchiffrer l’espace. L’expérience sociale et spatiale antérieure permet de prendre une décision à l’intérieur d’un champ des possibles limité par des contraintes structurelles.
The residential careers of peri-urban dwellers reveal how individual strategies confront the structural constraints. Peri-urban context allows reading the assertion of real residential choices. The main factors of choice are, in order of importance: compliance with the dominant residential model, financial constraints, concerns about the quality of life, proximity to jobs, proximity to services (family, school facilities, etc) and finally the rejection of the city or of others. Households’ decision is based on their perception of space resources related to a greater or lesser skill to decipher space. Previous social and space experience allows to make a decision within a range of possibilities restricted by structural constraints.
Texte intégral
Introduction
1Au niveau des ménages et des individus, les stratégies de recherche d’un logement ou d’un terrain pour construire sont parmi les actions dans l’espace à la fois les plus signifiantes et les plus structurantes. Signifiantes parce qu’elles instruisent de façon assez claire sur les individus, sur les processus cognitifs qui les conduisent à agir dans l’espace et sur la façon de prendre en compte la dimension spatiale dans un acte fort. Structurantes ensuite, parce que la somme de ces décisions individuelles, même en tenant compte des contraintes sociétales qui pèsent sur elles, a des conséquences spatiales et sociales qui dépassent très largement l’échelle des ménages (formation d’espaces résidentiels plus ou moins homogènes, mise en ordre des catégories sociales dans l’espace résidentiel, etc.). Les mobilités résidentielles sont donc au cœur de l’articulation entre logiques collectives et individuelles.
2Ce champ de recherche est déjà bien balisé par des travaux sur les déterminants de la mobilité résidentielle12. La notion de stratégie résidentielle a été largement définie, utilisée et enrichie, notamment à travers la tenue d’un colloque du même nom3 jusqu’aux travaux les plus récents s’interrogeant sur la manière dont chacun décide « d’élire domicile » aujourd’hui4. Le but ici est d’utiliser ce concept pour expliciter la façon dont les ménages appréhendent l’espace dans leurs stratégies résidentielles. En étant attentif à ne pas surévaluer la capacité de choix des ménages, la notion de stratégie résidentielle permet de mettre en avant les processus qui relèvent de l’utilisation de compétences, en particulier de compétences dans la manière de lire l’espace ou de se projeter dans l’espace, et de la mobilisation de ressources spatiales (attributs différentiels des lieux de résidence envisagés par exemple).
3Dans un cadre général, qu’on peut considérer comme généré par des limitations d’ordre culturel, chaque individu dispose, en partie en fonction de son appartenance sociale, de compétences propres à lire l’espace, à se positionner dans la société, à aspirer à un horizon différent. Les différents types d’espace sont autant de ressources disponibles, qui sont connues et mobilisées ou non par les individus en fonction de leur itinéraire biographique, de leur origine sociale et de leur parcours identitaire ou professionnel. Chaque mouvement résidentiel n’est pas dû au hasard mais s’inscrit dans une suite logique en tenant compte des contraintes structurelles existantes à l’instant t, tout en comportant une part de choix significative et formant les parcours résidentiels.
4Comme nos investigations se concentrent dans les espaces périurbains, il est nécessaire, dans une première partie, de préciser la nature de ce type d’espace et les méthodes utilisées. Observer les parcours résidentiels dans les espaces périurbains permet en effet de s’affranchir partiellement d’autres contraintes habituelles comme les événements familiaux ou les changements d’ordre professionnel. La deuxième partie présente les principaux résultats, notamment la force du modèle résidentiel du type « propriétaire de sa maison individuelle » en France, ainsi que le cadre très contraignant du marché immobilier et foncier, souvent complètement intériorisé par les ménages. La présentation d’autres facteurs de choix permet d’insister sur le rôle de la proximité ou de l’appréciation des relations à l’Autre. Enfin, la troisième partie montre qu’il est possible de définir pour chaque ménage un champ des possibles en matière de parcours résidentiel en fonction notamment de l’expérience sociale et spatiale antérieure.
Contexte périurbain et méthodologie
5Le périurbain est considéré ici comme un espace-laboratoire intéressant à travailler à plusieurs titres. L’existence de tensions spécifiques aux espaces périurbains permet de lire avec plus de clarté que dans d’autres types d’espaces plusieurs tendances de l’évolution de nos sociétés contemporaines : la montée de l’indivi5 et l’évolution des relations entre groupes sociaux à travers la tendance à la « clubisation » des communes périurbaines6. Ces tensions existent au niveau des individus, avec notamment la contradiction entre le fait de se penser rural tout en étant urbain dans ses modes de vie7, ainsi qu’au niveau des groupes sociaux, habitant ou non dans ces espaces, qui projettent sur les espaces périurbains des représentations positives ou négatives selon leur positionnement par rapport aux valeurs dominantes et en fonction de normes sociales différenciées.
6Ce contexte périurbain est aussi considéré comme le plus propice à l’affirmation de véritables choix résidentiels. Dans la plupart des cas, les mobilités résidentielles vers les espaces périurbains sont le fait de familles constituées, parents avec un ou plusieurs enfants ou couples envisageant d’avoir des enfants (ce qui traduit désormais la fondation d’une famille plus que le mariage ou la mise en couple). Ces mouvements vers les espaces périurbains résultent d’une démarche généralement réfléchie, souvent anticipée, et apparaissent plus marqués par de véritables choix que d’autres mobilités résidentielles plus contraintes dans le temps ou l’espace comme la décohabitation, les mobilités pour formation ou pour s’adapter à un changement professionnel. L’hypothèse initiale est donc qu’il s’agit du contexte spatial dans lequel les choix individuels ou familiaux sont les plus à même de ressortir avec netteté.
7Enfin, si la composition sociale des espaces périurbains se caractérise d’abord par la présence des familles, des différenciations émergent selon les segments du marché immobilier, entre lotissements, maisons de bourgs et fermettes restaurées, et selon des couronnes emboîtées en raison des processus de formation des prix fonciers. Elles sont complétées par des oppositions selon des secteurs, souvent en reproduisant les ségrégations internes à la ville-centre, ou en fonction des aménités environnementales ou paysagères propres à de petites régions8. Enfin, les processus qui sous-tendent le mouvement de périurbanisation sont différenciés selon les échelons urbains, entre une situation métropolitaine marquée par un étalement maximal dans un contexte de fortes tensions sur le marché foncier et des petites villes où le phénomène s’adosse plus sur la réminiscence de « valeurs » associées à la campagne. Les espaces périurbains forment toutefois un ensemble assez homogène sur le plan social.
8Les travaux pionniers sur les espaces périurbains datent des années 1960 et portent sur l’idéologie pavillonnaire9. Ensuite, Bauer et Roux10 ont imposé une vision des espaces périurbains comme grignotant constamment la campagne. Puis l’attention s’est portée sur la ville émergente11 et la remise en cause de la traditionnelle dichotomie urbain/rural12. Depuis une dizaine d’années, l’étalement urbain est l’objet d’une attention renouvelée, soit en considérant la périurbanisation comme une des formes majeures des mutations urbaines et sociales13, soit pour en regretter ou en combattre la généralisation en l’analysant au prisme du développement durable14. Enfin, l’analyse récente de l’habiter périurbain15 a permis de comprendre les modes de vie des périurbains16 bien qu’ils se réfèrent toujours à une opposition entre valeurs urbaines et rurales17. C’est dans la lignée de ces derniers travaux que se situe notre réflexion sur les stratégies résidentielles.
9Elle s’appuie sur des investigations complémentaires : une vaste enquête (dite PERIURB) auprès de 915 ménages résidant dans les espaces périurbains des Pays-de-la-Loire a permis de quantifier les motivations des ménages en les hiérarchisant. En dehors des aspects objectifs de la mobilité résidentielle (localisation, type de logement, taille, statut, etc.), cette enquête comportait notamment une question formulée de la façon suivante : « Pourquoi avez-vous choisi d’habiter ici ? » 17 items possibles étaient proposés à numéroter de 1 à 6 par ordre d’importance. Cette question a été prise très au sérieux par les personnes interrogées, ce qui est déjà une indication du caractère central du choix résidentiel pour les ménages, et nécessitait un temps de réflexion assez long.
10Cette enquête est complétée par le suivi de 37 ménages sur 5 ans, avec des entretiens successifs sur des thèmes variés dont un au moins a porté sur les choix résidentiels. Parmi ces 37 ménages, 6 d’entre eux ont pu être observés lors d’un changement de résidence, depuis la phase située en amont du changement résidentiel, décision de faire construire pour certains, choix de changer de logement pour d’autres, jusqu’à après leur installation. Dans ce cas, il ne s’agit pas toujours d’entretiens structurés, puisque dans plusieurs cas, les impressions d’un ou des deux membres du couple (voire des enfants pour un cas), ont pu être recueillies au cours d’activités associatives. Cette phase d’observation permet cependant une analyse plus fine des tactiques mises en œuvre par les ménages pour trouver leur logement et renseigne sur les transformations des critères de choix tout au long du processus.
11L’ensemble forme un corpus dense dont seuls les aspects concernant les mobilités résidentielles vont ici faire l’objet d’une synthèse.
La justification des stratégies résidentielles
12Si les entretiens comportent manifestement des formes de reconstruction a posteriori permettant aux individus de justifier de façon positive des choix ayant pu comporter des éléments par défaut, il est possible de les considérer comme des révélateurs des principaux facteurs intégrés dans la prise de décision. Six registres principaux sont déclinés ici de façon plus approfondie. Sans être exhaustif, l’intégration du modèle résidentiel dominant, les contraintes financières, la recherche d’aménités environnementales, la vision de la vie professionnelle, le fait de tenir compte de proximités relatives et l’auto-positionnement par rapport à la ville et à la société, sont les éléments qui semblent le plus souvent mobilisés dans les stratégies résidentielles.
13À travers les résultats de l’enquête PERIURB, l’adhésion au modèle résidentiel dominant ressort clairement comme le premier facteur de périurbanisation. Bien que la question porte sur la localisation (pourquoi « ici »), les deux premiers critères de choix sont « être propriétaire » (62 % des ménages) et « habiter en maison individuelle » (64 %). Généralement, ces deux réponses vont ensemble et sont classées aux deux premières places. Le mode de vie périurbain est donc avant tout caractérisé par une référence constante au modèle résidentiel du propriétaire d’un pavillon familial. Il existe pourtant une ambiguïté entre désir des ménages et adhésion au modèle résidentiel dominant. Dans les catégories populaires, la propriété du logement n’est historiquement pas une évidence « naturelle » ou culturelle18. Les premiers travaux sur le modèle pavillonnaire19 avaient déjà mis en évidence le rôle des politiques publiques et des idéologies sous-jacentes à la promotion du pavillon périurbain. L’État, via les politiques d’aide à la pierre ou visant à faciliter l’accession à la propriété, les constructeurs et les promoteurs, par la publicité et l’utilisation de registres argumentaires autour de la « liberté » et du « bonheur », les agents immobiliers, qui excellent dans la promotion du pavillon périurbain, les médias (cinéma, télévision, etc.), en contribuant à diffuser une norme sociale et une image idéelle de la famille, tous ces acteurs contribuent à valoriser le modèle du propriétaire de sa maison individuelle. Or cela participe à la formation des choix des ménages20, en associant bonheur familial et propriété de son logement et il est clair que l’arrivée d’enfants dans le ménage est un puissant facteur de conformation au modèle. Associée aux tensions existantes sur le secteur locatif, cette forme d’injonction sociale incite fortement des ménages à faibles revenus à devenir propriétaire. L’endettement est alors important, empêche toute réaction aux aléas de la vie (santé, divorce, etc.) et impose des choix drastiques en termes de modes de vie. Les facteurs externes jouent donc un rôle majeur dans la formation des choix des ménages, mais les processus cognitifs à l’origine de cette interrelation restent méconnus. Toujours est-il que la force du modèle résidentiel pavillonnaire explique une grande part des stratégies résidentielles périurbaines.
14Le deuxième facteur de choix, immédiatement associé au premier, concerne le prix du bien immobilier, y compris dans une perspective de patrimonialisa21. Il est exprimé directement (prix du foncier ou prix de l’acquisition mis en regard avec ses caractéristiques), ou sous la forme d’un événement spécifique (héritage, donation, opportunité foncière, etc.). Il s’agit d’abord d’une contrainte externe, formée des disponibilités foncières ou immobilières avec des différentiels de coûts importants, sur laquelle l’information existante est parcellaire et opaque pour les ménages. Le renchérissement contemporain des prix immobiliers est d’ailleurs un facteur majeur du processus de périurbanisation et même si la tendance à la hausse semble s’être interrompue ces dernières années, les niveaux de prix de la partie dense des villes restent particulièrement dissuasifs pour les catégories populaires. Cette contrainte majeure est intériorisée et forme un cadre à l’intérieur duquel se déploient les marges de manœuvre des individus et des ménages. C’est ensuite un des facteurs du choix résidentiel. À partir de ses capacités financières, le ménage définit une zone de localisation possible ou compare les localisations envisagées à la fois du point de vue du coût et d’une représentation négative ou positive des lieux. Le prix est donc à la fois une contrainte externe et un élément de la décision.
15Le troisième ensemble d’arguments tourne autour des préoccupations liées au cadre de vie. Dans l’enquête PERIURB, deux modalités souvent exclusives l’une de l’autre ont trait à l’environnement : « avoir un jardin » (55 % des ménages) et « habiter dans un cadre rural ou campagnard » (60 %). Ce n’est quasiment jamais la première modalité citée, ce n’est donc pas une priorité absolue, mais plutôt un complément à d’autres items. La première expression est caractéristique des ménages centrés sur leur logement, ce qui correspond à une perception populaire du cadre de vie : le jardin a d’ailleurs aussi une fonction économique. Citer le cadre campagnard est au contraire emblématique des modes de vie hédoniques des catégories aisées. La conception du bien-être varie donc entre l’idée de la forteresse permettant de résister à une position sociale dominée et perception de la nature ou du paysage rural comme une ressource. Dans les deux cas, les enfants sont généralement au centre de l’argumentaire sur le cadre de vie (les protéger des mauvaises fréquentations, les « mettre au vert », etc.), ce qui atteste de la position centrale des valeurs familiales dans les choix résidentiels.
16Le quatrième facteur de choix est la proximité du lieu de travail. L’origine de la mobilité résidentielle est dans 13 % des cas le changement de lieu de travail et la proximité du lieu de travail est un facteur de choix important pour 45 % des ménages périurbains. Dans la réalité, les emplois peuvent être assez lointains en raison des arbitrages entre les deux lieux de travail pour les couples biactifs. La stratégie est souvent de minimiser les déplacements de la femme, qui assure toujours l’essentiel des tâches ménagères et notamment la mobilité quotidienne des enfants, d’autant que certaines de ces femmes, parmi les faibles qualifications, travaillent dans les espaces périurbains. D’autre part, la souffrance au travail ou la forte pression psychologique contribue parfois à rendre nécessaire une certaine mise à distance de l’emploi. La proximité, pour l’emploi, se mesure alors plus en dizaines de minutes qu’en kilomètres. Cette mobilité domicile-travail est considérée comme une obligation quotidienne, finalement assez bien vécue parce qu’elle est contingente au désir de devenir propriétaire de son logement.
17D’autres formes de proximité jouent un rôle important, se mesurant à des échelles très disparates, depuis la centaine de mètres (déplacements à pied des enfants) jusqu’à des centaines de kilomètres. La proximité la plus recherchée est celle de la famille puisque 34 % des ménages déclarent que la famille est originaire ou proche de leur lieu de résidence périurbain. Lorsqu’il s’agit d’une proximité à l’échelle de la commune ou des villages voisins, plutôt pour les ménages populaires, c’est parce que la famille est le premier facteur de relation sociale et qu’elle constitue une ressource parfois indispensable pour la garde des enfants. La proximité immédiate des infrastructures scolaires, 400 mètres pour l’école primaire ou l’arrêt de bus, la simple présence pour collège ou lycée, est également recherchée (23 % des ménages) et est plus caractéristique des catégories moyennes ou relativement aisées. Enfin, ce souci de la proximité d’infrastructures collectives ou de services spécifiques peut s’exercer dans d’autres domaines : la santé pour les retraités, les commerces pour toutes les catégories, les services culturels ou sportifs pour les catégories moyennes supérieures. La notion de proximité apparaît donc très composite.
18Enfin, étant donné sa forte présence dans la littérature scientifique, il fallait tester l’hypothèse selon laquelle la volonté délibérée de se mettre à l’écart de la société22 ou la recherche de l’entre-soi23, sont à la base des stratégies résidentielles des ménages périurbains. Or, dans l’enquête PERIURB, l’expression des idéologies anti-urbaines ou de postures défensives est relativement marginale : « choisir un nouveau voisinage » (3 %), « partir du quartier précédent » (11 %), « ne pas être ennuyé par les voisins », 16 % et concerne surtout des ménages confrontés à des conflits de voisinage dans une localisation précédente. Cette expression ne préjuge d’ailleurs pas de l’implication sociale des individus, puisque ceux qui citent ces items présentent un nombre de relations sociales dans la semaine supérieur à la moyenne et peuvent participer activement à la vie municipale ou au tissu associatif. Les entretiens permettent de comprendre que le logement fonctionne comme une « base arrière » et que se sentir bien dans son logement est finalement la condition d’une démarche d’ouverture vers les autres. De même, les idéologies anti-urbaines sont exprimées plus pour justifier un choix résidentiel a posteriori que par rejet manifeste de la ville, sauf exception, ville que l’immense majorité des périurbains continuent d’ailleurs de fréquenter ne serait-ce que pour le travail. Les espaces périurbains ne sont donc pas les espaces de l’individualisme forcené, en tout cas pas plus que d’autres espaces, même si plusieurs manières de vivre s’y confrontent.
Stratégies résidentielles, esquisses d’interprétations
19Ces investigations sur les stratégies résidentielles des ménages périurbains conduisent à proposer quelques pistes pour progresser dans l’analyse des parcours.
20Premièrement, il est nécessaire d’articuler perception des ressources et compétences spatiales. Les espaces se singularisent par des caractéristiques différentes, qui sont autant de ressources qui peuvent être ou non intéressantes pour les individus. Ces ressources sont principalement les aménités environnementales, l’accessibilité générale, la présence de services, la proximité ou non d’autres ressources ou au contraire de nuisances potentielles, ainsi que les possibilités offertes par le milieu social. Chacune de ces ressources a ou non un intérêt pour un individu donné, en fonction notamment des représentations qu’il a de chaque type d’espace, en fonction de normes ou de valeurs plus ou moins partagées avec d’autres individus. Une même ressource spatiale peut donc être très importante pour un individu donné, et n’être qu’un détail voire même une nuisance pour un autre individu. En face de ces ressources potentielles réparties de façon irrégulière dans l’espace, les individus et les ménages disposent de compétences diverses dans la manière de lire l’espace ou d’en tenir compte dans leur décision. L’accès à l’information spatiale, la compréhension de cette information, la faculté à se fondre dans des lieux nouveaux ou à mobiliser des réseaux sociaux, etc., sont des éléments qui influent sur la capacité des individus à transformer un potentiel en ressource effectivement utilisée. Cette capacité à mobiliser des ressources locales diffère fortement d’un ménage à l’autre et même d’un individu à l’autre dans un même ménage. Il est d’ailleurs difficile de proposer une grille explicative de ces différenciations, qui ne s’organisent pas strictement selon le statut social ou culturel. Les ménages aisés font souvent preuve d’une excellente faculté d’adaptation, mais ce n’est ni systématique, ni un trait distinctif par rapport à d’autres catégories sociales. Inversement, des personnes de catégories modestes ont la capacité à surmonter des difficultés (financières ou familiales), en ayant une lecture des ressources locales particulièrement efficace. Les compétences dans la lecture de l’espace des individus sont donc un puissant facteur de distinction sans que cela ne recoupe les plans de différenciations habituels. C’est un facteur essentiel d’hétérogénéité des comportements dans l’espace.
21Dans un second temps, il faut insister sur le rôle des trajectoires antérieures, de l’expérience sociale et spatiale des individus. Les variations observées dépendent beaucoup du parcours de vie qu’ont les deux membres du couple ou l’individu concerné. L’expérience sociale rend possible ou non l’adoption d’un mode de vie ou d’une localisation résidentielle. Cette expérience sociale est faite de petits détails de perception d’une ambiance sociale, de rencontres impromptues, des relations sociales amicales et familiales mais aussi d’échanges dans le milieu professionnel ou associatif, etc. L’ensemble des relations sociales d’un individu contribue à lui construire une expérience sociale qui lui donne ou non des clefs pour comprendre un milieu. L’existence de périurbains parmi les proches est souvent un facteur facilitant le passage à l’acte d’une migration vers ces espaces. Comme ces vecteurs de transmission sont efficaces, la plupart des gens vivent assez bien leur vie de périurbain. Au bout du compte, le choix se portera plus facilement sur des espaces auxquels les gens « correspondent » et la probabilité est forte qu’ils y restent, ou du moins qu’ils y résident plus longtemps, si le nouveau lieu de résidence choisi correspond bien à leur position sociale, que ce soit en termes de place dans la hiérarchie sociale ou d’adoption d’un mode de vie.
22L’expérience spatiale, difficilement séparable de la précédente, est constituée de l’ensemble des pratiques antérieures des lieux, que ce soit des lieux de résidence ou des lieux simplement fréquentés quel qu’en soit le motif. Le fait de fréquenter un lieu ou un type de lieu, le rend en effet familier et le fait rentrer dans la catégorie des lieux de résidence possibles. Si, dans son parcours résidentiel, une personne a déjà résidé dans les espaces périurbains, la probabilité est grande qu’elle y retourne, par exemple après une remise en couple. Inversement, les personnes qui ont vécu leur enfance dans les quartiers de logements sociaux n’expriment pas un attachement viscéral ou un a priori évident en faveur d’une localisation résidentielle périurbaine. Cette expérience spatiale différenciée selon les individus est un puissant facteur d’hétérogénéité de l’inscription dans l’espace des comportements sociaux.
23Cette expérience à la fois sociale et spatiale concourt à construire un parcours de vie, une trajectoire biographique, qui influe grandement sur la trajectoire à venir. Le parcours résidentiel d’un individu se comprend toujours en référence à son propre vécu antérieur et à la diffusion de normes et de modèles par ses relations sociales et son environnement familial.
Conclusion
24L’expérience sociale et spatiale antérieure explique au final une grande part des trajectoires résidentielles vers ou depuis les espaces périurbains. Les représentations des différents types d’espace restent encore marquées par l’appartenance sociale des individus : les catégories aisées et les catégories populaires ne viennent pas dans les espaces périurbains pour les mêmes raisons parce que les référents culturels ne sont pas les mêmes et parce que les contraintes externes ne s’exercent pas de la même façon pour les uns et pour les autres.
25Les contraintes sont puissantes, largement induites par la structuration spatiale des marchés fonciers et immobiliers. Si l’on observe l’ensemble de l’aire urbaine, il est clair que les familles des catégories moyennes et populaires solvables désirant être propriétaire n’ont guère d’autre alternative que de résider dans les espaces périurbains. Les choix des ménages sont réels mais se résument à se conformer ou non au modèle résidentiel dominant, donc à choisir un statut d’occupation, propriétaire ou locataire, et un type de logement, appartement, maison en bande ou pavillon, ce qui conditionne en grande partie la position dans l’espace urbain. Or, il faut rappeler que la pression en faveur de l’accession à la propriété est intense et qu’il n’est pas aisé de prendre de la distance vis-à-vis des modèles dominants, en particulier pour les individus qui n’ont pas une position sociale favorable. Cet ensemble complexe de contraintes délimite en fait pour chacun un champ des possibles, finalement assez réduit en matière résidentielle pour les plus fragiles, et les choix réels des ménages ne s’exercent qu’en son sein.
26Les individus expriment souvent avec beaucoup de persuasion leur impression de faire un choix de vie en s’installant dans les espaces périurbains. Ce choix est alors porté par des valeurs « positives » fondées sur la place de la famille dans leurs représentations, l’attractivité d’un mode de vie ou d’un environnement préservé, la notion de réussir sa vie, etc., plus que par des valeurs « négatives » de fuite de la ville ou de rejet des autres. Mais, face aux contraintes, les individus sont obligés de faire des arbitrages, entre modes de vies, dans la consommation quotidienne ou plus exceptionnelle, ou entre des horizons multiples. Cela fonctionne à la fois par des bifurcations importantes lors d’une décision qui engage le ménage, notamment lors de l’achat d’une maison qui s’accompagne généralement d’un prêt bancaire à longue durée, et par des micro-renoncements au quotidien (ne plus aller au cinéma, éviter le centre-ville, etc.), alors même que ces actes ordinaires semblaient indispensables quelque temps auparavant. Ces choix, qui semblent assumés en façade, sont indispensables pour pouvoir accepter au quotidien sa condition périurbaine. Les individus sont conscients de leur faible marge de manœuvre mais s’en accommodent afin de rendre leur position « vivable » et donc les espaces périurbains « habitables » au sens le plus fort du terme. Une fois accepté un certain nombre de renoncements, ils s’évertuent en général à « essayer de vivre le mieux possible » et donc à faire les meilleurs choix en fonction d’un système interne de valeurs et de représentations.
27La situation des ménages oscille donc entre une capacité réelle de choix et des contraintes qui contribuent à définir pour chacun un champ des localisations possibles. Leurs parcours résidentiels s’inscrivent dans une suite logique de localisations, dans des parcours biographiques dont les inflexions, toujours librement choisies, apparaissent assez prévisibles. Toutefois, l’instabilité croissante de l’emploi, les recompositions familiales et la réalisation de plusieurs vies dans une vie individuelle conduisent aujourd’hui à renouveler les interrogations sur les parcours résidentiels des ménages.
Notes de bas de page
1 Hirschhorn M. et Berthelot J.-M. (dir.), Mobilités et ancrages : vers un nouveau mode de spatialisation ?, Paris, L’Harmattan, 1996.
2 Bonnin P. et Villanova R. de (dir.), D’une maison l’autre. Parcours et mobilités résidentielles, Grane, Créaphis, 2000.
3 Bonvalet C. et Fribourg A.-M. (dir.), Stratégies résidentielles, INED, 1990.
4 Authier J.-Y., Bonvalet C. et Lévy J.-P. (dir.), Élire domicile. La construction sociale des choix résidentiels, Lyon, PUL, 2010.
5 Sencébé Y., « Individualisme de repli sécuritaire ou d’ouverture affinitaire », Annales de la recherche urbaine, no 102, 2007, p. 59-67.
6 Charmes E., La ville émiettée. Essai sur la clubisation de la vie urbaine, Paris, PUF, 2011.
7 Alduy J., « Identité, catégorisation socio-spatiale et mobilité : être urbain et se penser rural ? », Travaux de l’Institut de géographie de Reims, no 115-118, daté 2004, 2006, p. 45-58.
8 Berger M., Les périurbains de Paris, de la ville dense à la métropole éclatée ?, Éditions du CNRS, 2004.
9 Raymond H., Haumont A., Dezes M.-G. et Haumont N., L’habitat pavillonnaire, L’Harmattan, 2001.
10 Bauer G. et Roux J.-M., La rurbanisation ou la ville éparpillée, Le Seuil, 1976.
11 Dubois-Taine G. et Chalas Y., La ville émergente, Éditions de l’Aube, 1997.
12 Arlaud S., Jean Y. et Royoux D. (dir.), Rural-urbain, nouveaux liens, nouvelles frontières, Rennes, PUR, 2005.
13 Donzelot J., « La ville à trois vitesses, gentrification, relégation, périurbanisation », Esprit, no 3-4, 2004, p. 14-39.
14 Djellouli Y., Emelianoff C., Bennasr A. et Chevalier J. (dir.), L’étalement urbain, un processus incontrôlable ?, Rennes, PUR, 2010.
15 Dodier R., « Habiter, ce que le périurbain nous apprend », Travaux de l’Institut de géographie de Reims, no 115-118, daté 2003-2004, 2006, p. 31-44.
16 Cailly L., « Existe-t-il un mode d’habiter spécifiquement périurbain », EspacesTemps. net, 2008, [http://espacestemps.net/document5093.html].
17 Dodier R., « Quelle articulation entre identité campagnarde et identité urbaine dans les ménages périurbains ? », Norois, no 202, 2007, p. 35-46.
18 Bourdieu P. et Saint-Martin M. de, « Le sens de la propriété », Actes de la recherche en sciences sociales, no 81-82, 1990, p. 52-64.
19 Raymond H., Haumont A., Dezes M.-G. et Haumont N., op. cit., 2001.
20 Semmoud N., « L’habiter périurbain : choix ou modèle dominant ? », Revue de géographie alpine, no 91-4, 2003, p. 57-64.
21 Pinson D. et Thomann S., La maison en ses territoires, de la villa à la ville diffuse, Paris, L’Harmattan, 2001.
22 Lévy J., « Périurbain, le choix n’est pas neutre », Pouvoirs locaux, no 56, 2003, p. 35-42.
23 Donzelot J., op. cit., 2004, p. 14-39.
Auteur
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