Liens entre intentions et pratiques au moment de la transition à la parentalité
p. 83-95
Résumés
Un des avantages spécifiques du dessin d’enquête prospective par panel ou vagues successives face à l’enquête rétrospective est la possibilité de confronter des intentions exprimées à un moment donné avec ce qui se passe réellement par la suite ainsi que de voir les intentions évoluer au fil du temps. Cet avantage est illustré par deux exemples d’intentions exprimées par des couples au cours de leur transition à la parentalité, le premier portant sur des intentions de confier une partie de la garde de l’enfant à ses grands-parents, le second sur les intentions de répartition des tâches domestiques entre les partenaires. La comparaison des intentions avec la pratique au moment suivant montre dans le premier cas une correspondance, dans le deuxième une absence de corrélation, les intentions ne permettant pas de prédire les pratiques en matière de répartition de tâches.
One of the advantages of the prospective design of a panel survey (successive waves) as compared with a retrospective survey is the possibility to confront intentions expressed at a given moment with what really happens afterwards. It also shows how intentions change over time. This advantage is exemplified by two kinds of intentions expressed by couples moving toward parenthood: first, their intentions of leaving the Child to its grandparents’ care and, secondly, the household tasks distribution in the couple. A comparison of the respondents’ intentions with their subsequent practice shows correspondence in the first case and independence in the second, intentions having no predictive power as regards actual task distribution.
Texte intégral
Introduction
1Les avantages et inconvénients respectifs des enquêtes rétrospectives et des enquêtes prospectives ont fait l’objet de différents articles1. Les enquêtes rétrospectives sont moins coûteuses et permettent de recueillir des histoires événementielles longues. Elles nécessitent cependant de la part des personnes interviewées un important effort de reconstitution et de remémoration de leur passé. Peuvent, en outre, s’ajouter des biais de sélection des personnes qui seront enquêtées, si les parcours de vie vécus contribuent à la définition de l’échantillon2. Le coût économique et temporel, ainsi que les problèmes liés à l’attrition constituent les principaux inconvénients des panels. En revanche, ils présentent l’avantage d’éviter les problèmes de mémorisation du passé long et surtout de ne pas se limiter à la seule reconstitution factuelle ou à l’histoire événementielle du parcours de vie. Peuvent ainsi être adressées aux personnes des questions plus subjectives, se rapportant, par exemple, à leur bien-être, normes, valeurs, etc., mais aussi des questions se rapportant à des expectations dans le futur, par exemple, des anticipations, des attentes, des intentions ou des projets. En comparant les différentes vagues d’enquête, il peut alors être fait un lien entre ces expectations, leur réalisation ou non ainsi que leur évolution. Par contre, les panels ont le désavantage d’être limités à la période d’observation directement couverte par les vagues d’enquête. Dans le présent chapitre, notre intérêt porte plus particulièrement sur l’intentionnalité, définie par Salmela-Aro3 comme un ensemble de représentations orientées ou projetées vers le futur concernant différents domaines de vie. Notre propos sera limité au moment particulier de la transition à la parentalité au travers d’une analyse de l’enquête Devenir parent ayant été réalisée récemment en Suisse romande4. Ce panel est une enquête en trois vagues avec un volet quantitatif et un volet qualitatif. Des couples ont ainsi été interviewés une première fois lorsque la femme était enceinte, une deuxième fois quelques mois après la naissance de leur enfant et une troisième fois, plus d’un an après la naissance. À chaque vague d’enquête, ont été posées des questions sur les intentions futures en matière de carrière professionnelle, de garde d’enfant ainsi que de partage des tâches domestiques entre les deux partenaires. Les deux derniers types d’intention sont plus spécialement analysés dans ce chapitre.
Intentionnalité
2L’intentionnalité est analysée ici dans le cadre du paradigme du parcours de vie énoncé par Elder5, notamment au travers de la notion d’agency ou capacité d’agir6. Selon Elder, en effet, l’agency regroupe les choix ou les orientations de parcours faits par une personne à un moment donné, en fonction de la situation contextuelle dans laquelle elle se situe, de son histoire de vie, de ses dispositions et ressources mais aussi en fonction de l’interprétation qu’elle a de cette situation. Les projets dans le futur sont ainsi toujours contextualisés et limités par ce contexte7. La contextualisation des choix faits par des personnes concernant leurs futures orientations a été largement reprise en psychologie du life span8. Salmela-Aro9 développe la notion de « canalisation » ou channeling pour désigner le fait que ces orientations se dessinent en fonction du contexte particulier dans lequel se situe une personne et des attentes, par exemple des attentes normatives, concernant les choix devant être faits dans ce contexte. Pour l’auteure, ce contexte n’est d’ailleurs pas intemporel, en ce sens que les attentes d’une société vis-à-vis des choix de vie faits par une personne peuvent varier en fonction de son âge10, mais aussi de sa position dans le parcours de vie. Les attentes diffèrent selon que l’on est un jeune adulte ou selon que l’on est une personne à la retraite. Outre cet aspect de canalisation des choix concernant les orientations futures, Salmela-Aro mentionne aussi que les choix pour le futur ne se dessinent pas seuls, mais souvent en fonction de ceux qui sont faits par des pairs, des partenaires, etc. Par ailleurs, elle indique aussi qu’il existe des mécanismes de compensation dès lors que les projets ne peuvent plus être atteints à un moment donné et qu’ils doivent être transformés ou abandonnés, soit parce que le contexte a changé, soit parce que les ressources nécessaires pour atteindre les buts font défaut. Salmela-Aro synthétise ainsi son approche par ce qu’elle appelle le modèle des 4C (channeling, choice, co-agency, compensation).
Transition à la parentalité
3Le moment de la transition à la parentalité et des changements qui l’accompagnent peut être analysé sous différents angles. En premier lieu, pour un grand nombre d’auteurs, la transition à la parentalité constitue le dernier événement du processus de passage à la vie adulte11. Ce passage peut être considéré comme la période du parcours de vie durant laquelle les jeunes quittent leur famille d’origine, acquièrent de manière plus ou moins progressive selon le contexte une autonomie économique et forment leur propre famille nucléaire. Le processus de passage à la vie adulte se caractérise, en outre, souvent par un ou plusieurs épisodes de cohabitation avec un partenaire avant le mariage et/ou la naissance du premier enfant.
4En second lieu, le moment de la transition à la parentalité constitue en Suisse le moment de manifestation des statuts-maîtres sexués12. Nous entendons ici par statut-maître un statut social dont le pouvoir structurant sur la personne (ses activités et rôles) prédomine par rapport à d’autres statuts liés à la participation à d’autres champs sociaux. La thèse des statuts-maître sexués postule que les champs d’insertion prioritaire diffèrent entre les hommes et les femmes. Chez les femmes, le champ prioritaire est celui de la famille, leur insertion professionnelle étant alors subordonnée à leur insertion dans le champ familial et les exigences qui en découlent. La participation à la sphère professionnelle est ainsi rythmée par les épisodes de la vie familiale (naissance des enfants et leur scolarisation). En ce qui concerne les hommes, leur insertion prioritaire se situe dans le champ professionnel, cette insertion étant quasiment insensible aux événements de la vie familiale.
5Plusieurs aspects contribuent à la manifestation des statuts-maîtres sexués au moment de la naissance du premier enfant. En premier lieu, les attentes normatives vont fortement se transformer. Alors que ces attentes sont plutôt liées à l’égalité des sexes dans le cas de couples vivant en cohabitation, les normes basculent vers des rôles traditionnels de père et de mère lors de la naissance du premier enfant. En deuxième lieu, le contexte institutionnel favorise peu l’égalité lors de la transition à la parentalité, particulièrement en Suisse. Les politiques familiales se sont toujours appuyées sur le principe d’une division traditionnelle des tâches au sein de la famille entre l’homme apporteur de ressources et les femmes devant s’occuper des soins aux enfants13 même s’il y a eu quelques évolutions dans les années récentes. Jusqu’au début des années 1990, les carrières étaient de type discontinu, une grande majorité de femmes accédait au marché du travail puis interrompait son activité professionnelle au moment de la naissance du premier enfant14. Les femmes retournaient ensuite sur le marché du travail au moment de l’entrée en scolarité de l’enfant cadet, le plus souvent sur un emploi à temps partiel, ces emplois s’étant développés à partir du début des années 1960. À partir des années 1980, les femmes ont souhaité de plus en plus souvent rester sur le marché du travail après la naissance de leur enfant, en négociant avec leur employeur une réduction de leur temps de travail15. Les années 1990 et 2000 ont vu un développement dans tous les cantons des structures de garde des enfants en bas âge, crèches et réseaux de mamans de jour, mais ces structures restent très largement insuffisantes. L’Office fédéral de la statistique fait état ainsi pour 2005 d’un nombre de 2,8 crèches pour 1 000 enfants en moyenne pour la Suisse, alors que cette proportion était de 1 pour 1000 en 198516. La répartition géographique de ces établissements est contraire à la répartition géographique des couples selon qu’ils ont des enfants. Les grandes communes centrales comme Genève et Lausanne disposent ainsi de réseaux de crèches bien développés alors que les communes plus périurbaines dans lesquelles viennent s’installer les couples avec enfant sont moins bien dotées en établissements de garde17. Les communes centrales subventionnent, en outre, les crèches, mais plus on s’éloigne des centres et plus le coût des crèches devient onéreux. Le manque de crèches et le tarif prohibitif de celles qui existent apparaissent jouer un rôle dans le maintien d’inégalité entre les hommes et les femmes. Il a ainsi été montré dans la plupart des cantons de Suisse romande qu’une activité professionnelle à plein-temps de deux parents ayant un enfant en bas âge était, en tenant compte de la fiscalité et du prix des crèches, plus coûteuse que dans le cas des couples ou la partenaire exerce une activité professionnelle à 50 ou 60 %18.
6Ainsi, en Suisse, les jeunes parents font souvent appel à leur famille, leurs parents ou beaux-parents, dès lors que ceux-ci habitent à proximité, sont assez disponibles, c’est-à-dire, qu’ils ne travaillent plus, qu’ils n’ont pas de problèmes de santé, et qu’ils sont désireux de s’occuper de leur petit-enfant, ce qui peut alors poser la question de l’autonomie de la famille19. Notre intérêt va ainsi porter sur les intentions de garde d’enfant par les grands-parents ainsi que sur les intentions de partage des tâches domestiques ; la comparaison entre les intentions et leur réalisation pratique permettra de cerner quelque peu la question de la capacité d’agir (agency) dans ce domaine spécifique.
Enquête Devenir parent
7La collecte de l’enquête Devenir parent a été menée entre novembre 2005 et mai 2009 par une équipe interdisciplinaire du Centre lémanique d’étude des parcours et modes de vie des universités de Lausanne et de Genève20. Ce projet pose la question de savoir comment la transition à la parentalité bouleverse la vie du couple : découverte de nouveaux rôles et contraintes, réorganisation du quotidien, modification des relations intra-et extrafamiliales, modification de l’image de soi, etc. Nous visons en particulier à identifier les facteurs de différenciation des trajectoires masculines et féminines, notamment en matière professionnelle, lors de la transition à la parentalité. La collecte des données a été organisée en trois vagues : les couples ont été interrogés une première fois entre le quatrième et le huitième mois de grossesse, une seconde fois quatre mois après la naissance de l’enfant, puis une troisième fois lorsque l’enfant a atteint son premier anniversaire. L’échantillon quantitatif est composé en première vague de 235 couples résidant en Suisse romande qui attendaient un premier enfant lorsqu’ils ont été recrutés21. Ce critère de recrutement a présenté une grande difficulté, en l’absence de registre de femmes enceintes au niveau cantonal ou fédéral. Nous sommes ainsi passés par un grand nombre d’instances différentes (gynécologues, crèches, infirmières, médias, annonces dans des forums internet consacrés au bébé et à la parentalité, et même, tenue d’un stand dans un salon consacré au bébé et à la petite enfance, etc.) dans le but de constituer un échantillon varié et représentatif. Malgré nos multiples tentatives d’augmenter la participation de couples issus de la classe ouvrière, notre échantillon n’est pas représentatif de la population suisse, la classe moyenne y étant surreprésentée. Par ailleurs il s’est avéré que des personnes travaillant dans les secteurs du social, de la santé ou de l’éducation, se montraient particulièrement intéressées à cette question de l’entrée dans la parentalité. D’autres encore voyaient parfois en leur participation à l’enquête une tribune leur permettant d’exprimer leur mécontentement politique vis-à-vis de leur situation actuelle, en matière de garde notamment, mais aussi en matière de reconnaissance de la paternité, par exemple22. L’interprétation des résultats nécessite, par conséquence, une certaine prudence.
8Trente couples ayant participé à l’enquête quantitative ont de surcroît été choisis pour l’enquête qualitative, consistant aussi en trois vagues d’entretiens, plus ou moins aux mêmes moments que leur interview par questionnaire. L’objectif de ces entretiens qualitatifs était de mieux comprendre les représentations et le vécu des jeunes parents. Le guide d’entretien encourageait les interlocuteurs à raconter leur passage à la parentalité de la manière la plus libre possible, en insistant cependant sur certains points qui nous intéressaient plus particulièrement : l’articulation entre le professionnel et le familial, l’organisation du quotidien et le rapport aux grands-parents et aux réseaux sociaux pendant cette période. Les mécanismes qui ont mené à la surreprésentation des classes moyennes dans l’échantillon quantitatif (voir ci-dessus) ont produit des effets très similaires (ou même renforcé ces effets) lorsque nous avons demandé aux couples s’ils étaient prêts à participer à des entretiens supplémentaires. En conséquence, le volet qualitatif de l’enquête reproduit les bais d’échantillonnage de l’enquête quantitative.
9Il est à noter que les entretiens qualitatifs ont souvent eu lieu après les interviews quantitatives. Nous n’avons en effet pas eu cette démarche de considérer le qualitatif pouvant permettre la formulation d’hypothèses pouvant être vérifiées par le quantitatif. Nous avions plutôt le projet de vouloir considérer les deux approches comme complémentaires, l’une pouvant agir sur l’autre au fur et à mesure des vagues23. Dans les faits, cela a plutôt été difficile à mettre en œuvre, l’administration de l’enquête devant être faite sur des temps courts ce qui a freiné les interactions entre les deux volets. L’analyse des données collectées, en revanche, permet des approches mixtes.
Intentions de garde par les grands-parents
10Dans le questionnaire quantitatif, ont été posées aux femmes de notre échantillon en première et deuxième vague des questions sur les intentions de garde après le congé maternité. Non seulement ces questions portaient sur les moyens envisagés, mais aussi sur la durée hebdomadaire envisagée associée à chacun de ces moyens de garde. Par ailleurs, lors de la troisième vague était reconstitué, à l’aide d’un calendrier rétrospectif, l’itinéraire de garde de l’enfant, en vis-à-vis du parcours professionnel des femmes. Le thème de la garde de l’enfant a, en outre, systématiquement été abordé au cours des entretiens qualitatifs.
11Les résultats présentés ici sont issus d’un travail qui portait sur la garde par les grands-parents dans une perspective de liens intergénérationnels24. Un peu plus de la moitié des femmes ont déclaré lors la première vague envisager faire garder leur enfant par leurs parents ou beaux-parents, de manière complémentaire à un moyen de garde formel (crèche, maman de jour) ou non. Dans les faits, la plupart des couples (80 %) qui envisageaient ce moyen de garde confient effectivement leur enfant à leurs parents, et ce, dès la fin du congé maternité qui est de quatre mois en Suisse (figure 1). Toutefois, 20 % des couples qui n’envisageaient pas ce moyen de garde confient finalement l’enfant à leurs parents ou beaux-parents, peut-être parce qu’ils n’ont pas trouvé de place en crèche ou chez une maman de jour ou que leur budget n’autorise pas le recours à une forme de soutien payante. La durée hebdomadaire de garde envisagée est aussi importante à prendre en compte. Elle est ainsi de 2,6 demi-journées en moyenne par semaine dans le cas d’une garde par les grands-parents alors que la garde envisagée est de cinq demi-journées aussi bien dans le cas des crèches que dans le cas des mamans de jour. La troisième vague montre que les enfants sont gardés effectivement 2,6 demi-journées par les parents ou beaux-parents lorsque ce moyen était envisagé. Les couples qui n’envisageaient pas ce moyen de garde lors de leur première interview et qui finalement ont indiqué, lors de la troisième vague, avoir confié leur enfant à leurs parents ou beaux-parents le font aussi pour une durée courte (2,7 demi-journées).
Figure 1. – Proportion cumulée de garde par les grands-parents selon que ce moyen était envisagé ou non avant la naissance

12Les entretiens qualitatifs indiquent que cette courte durée correspond à une volonté d’autonomie des futurs parents vis-à-vis de leurs propres parents, les premiers allant parfois jusqu’à craindre une intrusion de ces derniers dans l’éducation de l’enfant. La courte durée vise ainsi à permettre un relatif isolement temporel et spatial de la famille nucléaire nouvellement créée. Cet isolement est en outre augmenté par l’attribution aux grands-parents d’un rôle de grandsparents gâteau. En témoignent ces deux courts extraits d’entretien25 :
« J’ai vraiment envie d’être une famille avec P., le bébé et moi… et puis les autres ils sont là, mais… c’est d’abord nous trois… et je n’ai pas du tout envie de me laisser envahir par les différentes personnes… qui viennent quand elles veulent et puis qui nous imposent leur manière de faire ou comme ça… j’ai… j’ai envie d’avoir du temps pour ma famille et puis ma famille ça sera nous trois ! » (Employée de commerce, 29 ans, vague 1.)
« Le rôle de ma mère c’est de… c’est de les chouchouter, quoi… pas de les éduquer… » (Enseignante, 33 ans, vague 2.)
13La limitation de la durée envisagée de la garde, de même que l’adéquation entre durée observée et durée envisagée et le rôle dévolu aux grands-parents concernant leur lien avec leur futur petit-enfant sont en correspondance avec la norme et l’institutionnalisation de la famille nucléaire. Le suivi de cette norme n’exclut pas des préoccupations de liens intergénérationnels et de solidarité interfamiliale, mais les choix en matière de durée de garde des enfants par les grands-parents en dessinent les limites.
Intentions de répartition des tâches domestiques
14Dans la partie quantitative de l’enquête Devenir parent ont été posées à chaque vague, aussi bien aux hommes qu’aux femmes, des questions concernant la répartition de différentes tâches domestiques. Il s’agit de tâches de ménage/nettoyage, lessive/repassage, préparation des repas, bricolage/réparation et paiement de factures/impôts. Par ailleurs, dans les deux premières vagues ont été posées à chaque partenaire des questions sur les intentions de partage des tâches après le congé maternité. Une question similaire a été posée en troisième vague concernant les intentions de répartition des tâches dans les deux ans suivant l’interview.
15L’analyse de la répartition effective des tâches s’est appuyée sur la construction d’un indice de traditionalisme26. Lorsque la femme déclarait s’occuper plus souvent du ménage, de la lessive ou de la préparation des repas, une valeur de 1 était attribuée à cette tâche (répartition traditionnelle), une valeur de 0 si la répartition était égalitaire, voire si la femme déclarait que son partenaire en faisait le plus. Dans le cas du bricolage, une valeur de 1 était attribuée si c’était l’homme qui en faisait le plus, 0 sinon. L’indice de traditionalisme a alors été calculé en faisant la somme des différentes valeurs obtenues pour chacune de ces tâches. Cet indice varie théoriquement entre 0 (répartition des tâches non traditionnelle) et 4 (répartition très traditionnelle27). Une comparaison entre les vagues des indices obtenus pour chaque femme montre que leur valeur augmente souvent au cours de la transition à la parentalité, notamment entre la première et la deuxième vague. Afin de voir cette augmentation, nous avons ajouté pour chaque femme une petite valeur aléatoire à l’indice de traditionalisme pour chacune des vagues, ce qui permet de visualiser les lieux dans le graphique dans lesquels les points se superposent le plus souvent (figure 2). Ces superpositions se situent plutôt au-dessus de la diagonale dans la figure correspondant à la comparaison des première et troisième vagues, indiquant ainsi une augmentation de l’indice de traditionalisme. Dans un article précédent28, nous avons montré qu’il n’y avait pas de lien entre l’augmentation de l’indice de traditionalisme entre la première et la deuxième vague et les intentions de répartition des tâches entre les hommes et les femmes telles qu’exprimées en première vague. Ce résultat est confirmé lorsque l’on se porte sur la troisième vague. La figure 3 reporte ainsi l’indice de traditionalisme en troisième vague versus cet indice en première vague en distinguant les femmes selon qu’elles ont déclaré lors de la troisième vague avoir l’intention de répartir de manière égalitaire des tâches avec leur partenaire ou non. Dans les deux groupes, les points sont plus denses au-dessus de la diagonale ce qui signifie que l’indice de traditionalisme augmente. Or, dans le cas des femmes ayant déclaré avoir des intentions égalitaires de répartition des tâches, on aurait dû s’attendre à ce que l’indice de traditionalisme n’augmente pas s’il y avait un lien entre intentions et pratiques. Il s’en suit que les intentions ne sont pas prédictrices de ce qui va se passer après la transition à la parentalité du point de vue de la répartition des tâches domestiques29. L’analyse des intentions de partage des tâches au travers de l’estimation de différentes régressions binomiales (non montrées ici) indique même que les intentions observées à chaque vague ont tendance à se caler sur l’indice de traditionalisme tel qu’observé à la même vague. Il y aurait donc plutôt actualisation des intentions en fonction de l’évolution de la répartition effective des tâches, par un effet de compensation ou d’adaptation normative.
Figure 2. – Évolution de l’indice de traditionalisme au cours du temps

Figure 3. – Indices de traditionalisme en première et troisième vagues selon les intentions de répartition des tâches domestiques déclarées en première vague

16Ce résultat confirme l’hypothèse que les statuts-maîtres sexués se manifestent durant la transition à la parentalité. Il peut par ailleurs apparaître déconcertant d’observer que dans de nombreux cas, il n’existe pas de lien entre intentions et ce qui se passe réellement par la suite ; contrairement à ce qu’elles représentent sur le plan sémantique, les intentions ne seraient donc pas prédictrices des pratiques qu’elles concernent pourtant, ou en des termes plus crus, les femmes ne font pas ce qu’elles souhaitent en matière de répartition de tâches dans le couple. On peut donner sens à ce résultat de deux manières qui ne s’excluent pas forcément. D’une part en rappelant que la transition à la parentalité sépare deux phases bien distinctes du parcours de vie des femmes, d’une phase de vie en couple sans enfant à une phase de vie en couple avec enfant. Les normes et les attentes de la société vis-à-vis de ces femmes et de ces couples se transforment lors de la transition. Aux normes de vie en couple de type égalitaire lors de la première phase s’ajouteraient ou se substitueraient alors des normes plus traditionnelles. Les intentions seraient ainsi exprimées en fonction de la phase dans laquelle sont les femmes. D’autre part en considérant que les intentions déclarées relèvent de souhaits sans doute réels, mais que la situation concrète dans laquelle les couples se retrouvent ne permettrait pas de réaliser.
Conclusion
17Dans ce chapitre, nous avons souhaité illustrer un des avantages des enquêtes de type panel par rapport aux enquêtes rétrospectives. Contrairement à ces dernières, les enquêtes à passages répétés permettent de prendre en compte les intentions des personnes à un moment donné, de voir si ces intentions se réalisent par la suite ou si elles évoluent au cours du parcours de vie. Si le principal défaut des enquêtes par passage répété est qu’elles prennent beaucoup de temps à être réalisées, elles permettent d’obtenir des résultats originaux qu’il n’aurait pas du tout été possible d’obtenir avec un autre dessin d’enquêtes, notamment, un dessin d’enquête rétrospective.
18Les exemples développés portent sur le thème de la transition à la parentalité, à partir de l’utilisation des données de l’enquête Devenir parent qui a été réalisée en Suisse romande. Dans un cas, celui du « calibrage » de la garde de l’enfant, ce qui s’est passé a correspondu pour un grand nombre de couples à ce qu’ils avaient envisagé. Ainsi, la transition à la parentalité s’inscrit dans le processus de passage à la vie adulte au cours duquel les personnes deviennent progressivement autonomes par rapport à leur famille d’orientation. Les intentions de garde de l’enfant par les grands-parents et la durée courte envisagée de cette garde témoignent d’un souhait des parents de garantir cette autonomie, souhait qu’ils semblent être en mesure de mettre en pratique assez largement. En référence avec le modèle des 4C de formulation des intentions proposé par Salmela-Aro, les choix se font dans un contexte dans lequel les moyens de garde sont rares en Suisse ainsi que dans un contexte normatif de néolocalisme. Le choix de garde se fait en fonction de la disponibilité des grands-parents et, bien que le dessin de l’enquête Devenir parent ne permît pas d’avoir le point de vue des grandsparents, on peut fortement supposer que ce choix se fait aussi en fonction du souhait de ces derniers de garder leur petit-enfant.
19En revanche, dans l’autre cas, il n’y avait pas de correspondance entre les intentions et ce qui s’est réalisé. Les intentions de répartition des tâches telles qu’elles ont été exprimées avant la naissance de l’enfant peuvent témoigner du fait que les couples se situent dans une phase du parcours de vie dans laquelle l’égalité homme-femme est valorisée. Ces intentions n’ont cependant aucun effet sur la répartition effective des tâches dès lors que les couples entrent dans une autre phase du parcours de vie dans laquelle les attentes normatives évoluent dans le sens d’une valorisation des rôles masculin et féminin plus traditionnels. Nous n’avons pas ici les moyens de trancher entre deux interprétations, celle de l’influence d’une autre conception normative applicable à cette nouvelle phase dans le cycle de vie familiale et celle de l’adaptation individuelle à une situation réelle ne permettant pas de mettre en œuvre ces intentions. Mais les deux lectures de ce deuxième cas relèvent d’une influence extrafamiliale sur les pratiques des couples qui contrecarrent les intentions et entravent d’une certaine manière la capacité d’agir des nouveaux parents. En conséquence, pour reprendre l’expression de Salmela-Aro, il y a une sorte de mécanisme de compensation en ce sens que les intentions de répartition des tâches sont revues en fonction de ce qui se passe réellement.
Notes de bas de page
1 Scott J. et Alwyn D. F., « Retrospective vs prospective measurment of life histories in longitudinal research », in Giele J. Z. et Elder G. H. (dir.), Methods in life course research. Qualitative and quantitative approaches, Thousand Oaks, Sage, 1998, p. 98-127; Levy R., Ghisletta P., Le Goff J.-M., Spini D. et Widmer E., « Incitations for Interdisciplinarity in Life Course Research », in Levy R., Ghisletta P., Le Goff J.-M., Spini D. et Widmer E. (dir.), Towards an Interdisciplinary Perspective on the Life Course, Amsterdam-Boston, Elsevier, coll. « Advances in Life Course Research », vol. 10, 2005, p. 361-391 ; Bidard C., « Bifurcations biographiques et ingrédients de l’action », in Bessin M., Bidard C. et Grossetti M. (dir.), Bifurcations : les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 2010, p. 224-238.
2 Par exemple, en supposant que la longévité soit liée au parcours de vie des personnes, une enquête réalisée auprès de personnes de plus de 80 ans serait biaisée dans son échantillonnage. En effet, beaucoup de personnes dans une génération meurent avant 80 ans et il se peut que les personnes ayant survécu, susceptibles d’être interrogées, aient eu un parcours de vie particulier, non représentatif des parcours de vie de l’ensemble des personnes appartenant aux mêmes générations.
3 Salmela-Aro K., « Goal pursuit and goal adjustment: Self-regulation and intentional self-development in changing developmental contexts », Advances in Life Course Research, 2009, 14(1-2), p. 63-73.
4 Le Goff J.-M. et Levy R., Enquête Devenir parent, rapport technique, Lives Working Paper, 2011, 8.
5 Elder G. H., « The Life Course Paradigm: social change and individual development », in Moen P., Elder G. H. et Lüscher K. (dir.), Examining lives in context, Perspectives on the ecology of human development, Washington, American Psychological Association, 1995, p. 101-139.
6 Sapin M., Spini D. et Widmer E., Les parcours de vie. De l’adolescence aux grands âges, Lausanne, Presses universitaires et polytechniques romandes, coll. « Le savoir suisse », 2005.
7 Shanahan M. J., « Pathways to adulthood in changing societies. Variability and mechanisms in life course perspective », Annual Review of Sociology, 26, 2000, p. 667-692.
8 Baltes P. B., Staudinger U. M. et Lindenberger U., « Lifespan Psychology: theory and application to intellectual functioning », Annual Review of Psychology, 50, 1999, p. 471-507.
9 Salmela-Aro K., op. cit., p. 63-73.
10 Cf. aussi Widmer J., « Remarques sur les classements d’âge », Revue suisse de sociologie, 2, 1983, p. 337-364, pour une approche sociologique des comportements « attendus » des personnes selon leur âge.
11 Galland O., Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2001 ; Thomsin L., Le Goff J.-M. et Sauvain-Dugerdil C., « Genre et étapes du passage à la vie adulte en Suisse », Espace, population, sociétés, 1, 2004, p. 81-96.
12 Krüger H. et Levy R., « Masterstatus, Familie und Geschlecht. Vergessene Verknüpfungslogiken zwischen Institutionen des Lebenslaufs », Berliner Journal für Soziologie, 3, 10, 2000, p. 379-401; Krüger H. et Levy R., « Linking life courses, work and the family: theorizing a not so visible nexus between women and men », Canadian Journal of Sociology, 2, 26, 2001, p. 145-166.
13 Vielle P., « La politique familiale en Suisse », Recherches et prévisions, 39, 1995, p. 81-90 ; Vielle P., La sécurité sociale et le coût indirect des responsabilités familiales. Une approche de genre, Bruxelles, Bruylant, 2001 ; Dafflon B., La politique familiale en Suisse : enjeux et défis., Lausanne, Réalités sociales, 2003.
14 Diserens M. E. et Briant H., Production et reproduction : la femme entre conjoint, enfants et activité professionnelle, Berne, OFS, 1996 ; Le Goff J.-M., « Articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle », in Le Goff J.-M., Sauvain-Dugerdil C., Rossier C. et Coenen-Huther J. (dir.), Maternité et parcours de vie. L’enfant a-t-il toujours une place dans les projets des femmes en Suisse ?, Berne, Peter Lang, 2005, p. 239-277.
15 Vuille A., L’enquête suisse sur la population active (ESPA) 1991-1999, Les femmes sont toujours plus nombreuses à concilier activité professionnelle et famille, Communiqué de presse, Neuchâtel, OFS, 2000 ; Levy R., Widmer E. et Kellerhals J., « Modern family or modernized family traditionalism ? Master status and the gender order in Switzerland », Electronic Journal of Sociology, 2002.
16 OFS, Les familles en Suisse, rapport statistique 2008, Neuchâtel, 2008.
17 Bühlmann F., Barbey J., Kaufman V., Levy R. et Widmer E., « Entre métropolisation et périurbanisation : dynamiques contextuelles des rôles conjugaux », Revue suisse de sociologie, 2, 31, 2005, p. 321-342.
18 Égalité.Ch., Quand le travail coûte plus qu’il ne rapporte. Étude sur l’impact de la fiscalité et des frais de crèche sur l’activité professionnelle des femmes en suisse romande, Conférence romande pour l’égalité, [www.egalite.ch], 2009.
19 Le Goff J.-M., Barbeiro A. et Gossweiler E., « La garde des enfants par les grands-parents, créatrice de liens intergénérationnels. L’exemple de la Suisse romande », Politiques sociales et familiales, 105, 2011, p. 17-32.
20 Bühlmann F. et Tettamanti M., « Le statut de l’approche qualitative dans les projets de recherche interdisciplinaires », Recherches qualitatives, hors-série (3), Actes du colloque Bilan et Prospectives de la recherche qualitative, 2007, p. 191-213 ; Le Goff J.-M. et Levy R., op. cit., 2011, 11.2.
21 À l’origine, les couples étaient recherchés seulement dans le canton de Vaud. L’aire géographique a toutefois très vite été élargie à l’ensemble des cantons de la Suisse romande (y compris le Jura Bernois) du fait du faible nombre de couples recrutés.
22 Le Goff J.-M. et Ryser V. A., « The meaning of marriage for men during their transition to parenthood: the Swiss context », Marriage and Family Review,, 46(1) 2010, p. 107-125.
23 Bühlmann F. et Tettamanti M., op. cit., 2007, p. 191-213.
24 Le Goff J.-M., Barbeiro A. et Gossweiler E., op. cit., p. 17-32.
25 Le Goff J.-M., Barbeiro A. et Gossweiler E., op. cit., p. 17-32.
26 Levy R., Joye D., Guye O. et Kaufmann V., Tous égaux ? De la stratification aux représentations, Zürich, SEISMO, 1997.
27 Les tâches de paiement des factures/impôts n’ont pas été prises en compte dans le calcul de l’indice de traditionalisme. Nous avons bien observé une évolution dans la répartition de cette tâche. De tâche plutôt partagée avant la naissance de l’enfant, elle devient une tâche prise en charge par l’un des deux partenaires. Dans certains cas, ce sont les hommes qui prennent en charge cette tâche alors que dans d’autres ce sont les femmes.
28 Le Goff J.-M., Levy R., Sapin M. et Camenisch M., « Devenir parent, changer de vie », in Oris M. et al. (dir.), Transition dans le parcours de vie et construction des inégalités, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009, p. 233-252.
29 Ce résultat est confirmé lorsque l’on estime une régression logistique ordinale en vue Ce résultat est confirmé lorsque l’on estime une régression logistique ordinale en vue d’expliquer l’indice de traditionalisme lors de la troisième vague. L’introduction de la variable se rapportant aux intentions de répartition des tâches déclarées en première vague n’a aucun effet significatif sur l’indice de traditionalisme.
Auteurs
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