Des parcours sexués : les effets de la parentalité
p. 71-81
Résumés
La transition de la jeunesse à l’âge adulte s’effectue selon des parcours de plus en plus diversifiés. Les phases de transition s’allongent en termes d’accès à l’emploi et de constitution d’une famille, marquant une rupture avec les rythmes de la génération précédente. Ce constat signifie-t-il pour autant que les marges d’élaboration individuelle des biographies se soient accrues ? Ne peut-on pas percevoir la permanence de modèles liés à l’appartenance sociale et au genre, même si ceux-ci se déclinent différemment aujourd’hui ? À partir de plusieurs enquêtes (quantitatives et qualitatives) menées auprès des jeunesses populaires, ce chapitre se propose d’analyser les calendriers professionnels et familiaux de passage à l’âge adulte. La place qu’occupe la parentalité est révélatrice du poids du genre dans les transitions.
The transition from youth to adulthood is made in increasingly differing ways. The transition phases are prolonged in terms of access to employment and setting up a family. This process shows a contrast with the previous generation. Does this assessment mean, nevertheless, that the individual possibilities of biographies have increased? Can we not perceive a continuation of models linked to social and gender groups, even if they are different today? From various investigations (qualitative and quantitative) carried out among youths from the working-class, this chapter analyses the professional and family paths from youth to adulthood. The position of parenthood reveals the influence of gender in these transitions.
Texte intégral
Introduction
1La transition de la jeunesse à l’âge adulte s’effectue selon des parcours de plus en plus diversifiés. Les phases de transition s’allongent en termes d’accès à l’emploi et de constitution d’une famille, marquant une rupture avec les rythmes de la génération précédente. Les requis institutionnels qui standardisaient l’ordre des séquences des parcours de vie et leur chronologisation perdent leur pouvoir structurant alors même que chacun se voit investi de la responsabilité de son propre parcours, et ce de manière croissante1. Cette déstandardisation est liée au mouvement d’individualisation2. Les appartenances de classe et de sexe passeraient à l’arrière-plan et deviendraient alors des « variables contextuelles3 ». Chacun devrait construire son « propre plan d’existence », ce qui suppose qu’il se projette dans un avenir à moyen ou long terme où les différentes sphères de son existence soient coordonnées. Situées dans cette perspective, les transitions vers l’âge adulte ne s’effectueraient plus sur le modèle de l’identification mais seraient animées par l’expérimentation4. Les parcours deviendraient auto-réflexifs ; ils seraient issus d’un cheminement personnel passant par des expériences plurielles tant dans l’espace privé que professionnel. Les déterminations de classe et sexuées perdraient de leur capacité à structurer les biographies individuelles qui deviendraient dépendantes des nouvelles normes institutionnelles5.
2Ce chapitre se propose de discuter cette thèse à partir de la question de la parentalité. N. C. Mathieu a mis en évidence la conception dissymétrique de la parentalité. Alors que la paternité est définie par sa fonction sociale, la maternité est référée à la nature :
« Qu’il s’agisse de philosophie de l’histoire, d’ethnologie, de sociologie ou de psychanalyse, la faute méthodologique commune demeure qu’on persiste le plus souvent à traiter les deux sexes soit séparément, soit en tout cas à des niveaux d’analyse différents, l’un étant supposé relever directement du social, l’autre étant principalement considéré comme le lieu de la médiation entre l’état de nature et celui de société6. »
3La reconnaissance légale du droit à la contraception et à l’avortement, qui permet aux femmes de contrôler elles-mêmes leur fécondité, a-t-elle entraîné une conception symétrique de la parentalité ? Les liens entre la paternité et la masculinité sont-ils similaires à ceux qui unissent la maternité et la féminité ? Ce qui revient à s’interroger sur la permanence de « l’idée de nature7 ». L’objet n’est pas de penser la parentalité comme étant à l’origine (la cause) de la sexuation des parcours, mais de l’appréhender comme un marqueur des rapports de genre qui les structurent.
4S’appuyant sur plusieurs recherches menées ces dernières années auprès des jeunesses populaires, ce chapitre repose sur l’hypothèse que la temporalité et le sens qui est conféré à la parentalité constitue un observatoire privilégié de la capacité du genre à configurer matériellement et symboliquement les parcours des femmes et des hommes. Nous étudierons, dans un premier temps, la place qu’occupe la paternité dans les parcours masculins avant d’analyser les liens entre la maternité et la féminité et l’enjeu de leur dissociation.
Cadre méthodologique
Cette analyse s’appuie sur des enquêtes menées lors de plusieurs recherches :
– « Emploi non qualifié et trajectoires féminines » (avec Danièle Trancart) : analyse de l’insertion professionnelle de jeunes de niveau V et VI à partir de l’exploitation des données des enquêtes « Génération » 1992 et 1998 du Cereq, associée à une post-enquête par entretiens biographiques menée auprès de femmes de niveau V.
– « Les couples à hypogamie féminine » (avec Yvonne Guichard-Claudic et Danièle Trancart) : exploitation des données de l’enquête « Familles et employeurs » de l’INED, associée à une post-enquête auprès de couples où la femme est la plus qualifiée. Le croisement des entretiens biographiques menés auprès des deux conjoints a permis de mettre en perspective leurs trajectoires professionnelles respectives.
– « Low wage work in France », contrat de la Russel Sage fondation (J. Gautié [dir.]) : conditions de travail et trajectoires des femmes de chambre dans l’hôtellerie.
– « À la recherche d’une conciliation des temps dans l’hôtellerie-restauration », contrat Accor/Cereq : analyse des carrières des employé(e) s de ces secteurs.
Les enquêtes qualitatives ont consisté principalement en entretiens biographiques au cours desquels les enquêté(e) s retraçaient leurs trajectoires professionnelle et familiale. La question des modalités de transition à l’âge adulte était centrale lors de la première enquête ; les carrières respectives des hommes et des femmes dans les autres enquêtes. Seules les données portant sur des salarié(e) s en début de vie active ont été mobilisées pour la présente analyse.
La permanence d’un modèle masculin
5La priorité accordée à l’insertion professionnelle et à la carrière ne se dément pas au fil des générations. Plus de vingt ans après les constats dressés en 19848, le modèle masculin n’a pas pris une ride : les jeunes hommes continuent à avoir prioritairement des projets professionnels. La stabilisation professionnelle, voire l’amorce d’une carrière, est un préalable à la prise d’autonomie résidentielle et familiale. Ainsi, 85 % des hommes sont en emploi au moment de la mise en couple et 95 % à la première naissance9. Le principal changement intervenu depuis les années 1980 est l’allongement de la période d’insertion qui diffère d’autant les événements familiaux (décohabitation, mise en couple et constitution d’une famille). Seuls 8 % des jeunes hommes qui, trois ans après la fin de leur formation ne sont pas en emploi, vivent en couple, contre 24 % de l’ensemble des hommes de la « Génération 9810 ». Cette situation, comme nous le verrons ultérieurement, est inversée pour les femmes. Le report des engagements familiaux revêt néanmoins des sens différents selon l’origine sociale. Temps d’expérimentation souvent délibéré pour les jeunes les plus dotés, ce temps est fréquemment contraint pour ceux de milieu populaire qui demeurent plus attachés aux seuils statutaires11. Plus encore que la décohabitation et la mise en couple, la parentalité clive les itinéraires des hommes et des femmes.
6Paul et Sandra sont tous deux titulaires d’un bac professionnel, respectivement plasturgie et vente. À l’issue de sa formation qu’elle a effectuée en apprentissage, Sandra est embauchée par l’entreprise où elle a l’a effectuée. Simple employée à ses débuts il y a dix ans, elle progresse peu à peu. Elle est aujourd’hui responsable du service approvisionnement au sein d’une PME. Paul connaît un parcours plus sinueux, alternant des périodes d’intérim, d’embauche en CDI puis de faillite de l’entreprise et de retour à des missions d’intérim : « Je ne trouvais pas, les entreprises étaient soit en sursis ou avaient des problèmes financiers. » Par le biais de relations, Paul finit par trouver un emploi dans le bâtiment. Depuis plusieurs années, Sandra souhaite un enfant et argue de la progression significative de sa carrière. Paul attendra de passer chef d’équipe pour se décider. Comme il l’exprime lui-même : « Le plus important c’était l’emploi ! »
7Le refus que Paul oppose pendant six ans à Sandra n’est pas motivé par le seul souci de sécurité économique. La carrière féminine ne suffit pas, quel que soit son niveau, car l’enjeu n’est pas seulement d’ordre économique. Il s’agit aussi de l’image que les hommes se font de la masculinité et de ses liens avec la paternité. La masculinité se construit à l’extérieur au sein du groupe des hommes et non au sein de la famille sous le regard des femmes et des enfants. Si la masculinité comporte des privilèges, elle s’associe à des devoirs dont celui d’être à la hauteur de ce que l’on attend socialement d’un homme : être en mesure de nourrir sa famille. La carrière est un « jeu sérieux » auquel les hommes ne peuvent se dérober12. Dépendre d’une femme constitue un signe de faiblesse au regard des exigences qui instituent l’identité masculine. La masculinité se construit de manière relationnelle par différenciation et opposition au féminin13. La paternité ne fait en aucun cas accéder au statut d’homme. Il faut déjà l’être pour pouvoir être père. Pour cela il faut avoir fait ses preuves dans l’espace professionnel et être en mesure d’assurer la responsabilité économique de sa famille. À l’inverse, la maternité fournit une définition possible de la féminité. À ce titre, les positions des hommes et des femmes sont difficilement réversibles au sein du couple. La parentalité cristallise ainsi la permanence des rapports de genre avec des effets diamétralement opposés pour les hommes et pour les femmes. La comparaison de la situation au regard de l’emploi des jeunes parents est éloquente à cet égard.
8Dans l’enquête « Génération 98 » du Cereq, trois ans après la fin de leur formation, les jeunes pères sont plus fréquemment en emploi que les autres hommes alors que les jeunes mères sont peu qualifiées et moins fréquemment en emploi que l’ensemble des jeunes femmes. De plus, les niveaux de qualification supérieurs (I et II) sont surreprésentés au sein du groupe des pères : 16 % des hommes de niveaux I et II sont pères trois ans après leur sortie de formation alors que ce n’est le cas que pour 8 % de l’ensemble des hommes de la « Génération 98 ».
9Quel que soit le milieu social, la stabilité économique est un préalable à la paternité, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour la maternité. Or, le coût de la paternité est faible. Elle affecte peu les trajectoires professionnelles ultérieures des hommes. Celles-ci suivent leur rythme propre. Les charges de famille ont même tendance à accentuer leur rôle de principal pourvoyeur de ressources, accentuant la division sexuée du travail entre conjoints. Ainsi, parmi les 6 % d’hommes qui connaissent des changements professionnels après les naissances, 23 % d’entre eux augmentent leur activité ou leurs responsabilités14.
10Les temporalités professionnelles rythment les transitions masculines, les autorisant ou les freinant. L’origine sociale et la qualification jouent sur les marges de manœuvre dont disposent les hommes mais n’infléchissent pas ce modèle. Sa permanence au fil des ans masque néanmoins une évolution des codes biographiques15. L’institutionnalisation des transitions (avec des étapes bien définies et ritualisées) décroît au profit d’une intériorisation des normes par les individus eux-mêmes. Même lorsque les frontières de la division sexuée du travail se déplacent, ce qui est le cas de Paul et Sandra, les identités sexuées résistent. Ainsi, contrairement à de nombreux discours, « ce n’est pas la crise de la masculinité qui est le phénomène significatif, c’est sa permanence identitaire par-delà les formes euphémisées qu’elle revêt16 ». Qu’en est-il du côté féminin ?
Une association étroite entre la féminité et la maternité
11C’est sans conteste du côté féminin que les changements majeurs interviennent. La translation des calendriers familiaux se traduit par un recul régulier de l’âge à la première maternité depuis les années 198017. Ce report est hautement significatif. La maternité est en effet au cœur de la sujétion des femmes18. Celle-ci s’incarne au niveau matériel dans la division sexuée du travail mais aussi dans les représentations que les jeunes femmes ont de la féminité.
12Au niveau matériel, il est indéniable que les naissances continuent à avoir un coût professionnel élevé pour les femmes dans la mesure où la charge du jeune enfant repose principalement sur elles. Les naissances entraînent majoritairement des changements professionnels pour les femmes et ceux-ci croissent avec le rang de l’enfant (40 % après le premier enfant, 63 % après le troisième). Ceux-ci sont de nature différente selon le niveau de qualification. Les femmes cadres moyens et supérieurs sortent peu du marché du travail. Dans 31 % des cas, les ajustements s’opèrent par recours au temps partiel (18 % des cas) ou par des changements d’emploi ou d’horaires (13 % des cas)19. Les employées, et plus spécifiquement les ouvrières, disposent de peu de marges de manœuvre pour négocier un aménagement de leurs horaires et de leurs conditions de travail. Plus du quart d’entre elles s’arrêtent de travailler à la deuxième naissance avec un effet de rémanence sur leurs trajectoires professionnelles ultérieures.
13À la sortie du système scolaire, l’ordre de succession des événements est dès lors déterminant. Inaugurer les transitions par l’emploi ou par la maternité configure le parcours ultérieur. La maternité précoce pénalise fortement l’insertion professionnelle des femmes et favorise à terme l’inactivité. De cohorte en cohorte, les recherches aboutissent toutes au même constat20. L’effet d’éviction des jeunes mères du marché du travail tend même à croître depuis 1994 en raison du jeu combiné des politiques publiques (allocation parentale d’éducation) et de la flexibilité du marché du travail.
14Le mode de transition est, en outre, révélateur de la permanence des liens qui existent entre la maternité et la féminité. Pour les mères précoces, ce lien est étroit. Sandrine, 27 ans, relate le contrôle strict de ses sorties par ses parents, alors que son frère bénéficiait au même âge d’une grande autonomie. L’interdit portait en particulier sur le droit à une sexualité adolescente en dehors d’un couple stable. Dans ce contexte, l’information sur la contraception diffusée à l’école n’est pas relayée par une discussion mère-fille. Par goût ou par défi, Sandrine s’est orientée à l’issue de la classe de troisième vers une seconde technologique industrielle. Seule fille de sa promotion, elle est vite marginalisée au sein de sa classe. Parallèlement, les conflits avec ses parents au sujet des sorties s’exacerbent. Sandrine décroche peu à peu de l’école. Le lycée ne réussit pas à la retenir jusqu’à ce qu’enceinte, elle abandonne sa scolarité à seize ans. Huit ans après, lorsque je la rencontre, elle vit avec le père de son premier enfant avec lequel elle a eu deux autres enfants. Sandrine a travaillé successivement comme serveuse puis comme employée à domicile avant de solliciter l’APE après la troisième naissance. Les parcours des mères précoces interrogées sont tous ponctués par des attentes scolaires déçues, voire par un échec précoce, qui s’associent à un mode de socialisation sexué qui dénie aux filles le droit à une sexualité adolescente. Cependant, en dépit de l’interdit verbal opposé à la sexualité adolescente, tout dans l’attitude de leurs mères valorisait la maternité. Dans ces familles, la maternité est la voie modale du devenir femme. Les jeunes femmes s’identifient au modèle de la génération précédente en devenant mère au même âge que leur propre mère.
15Les mères précoces constituent aujourd’hui un groupe marginal par son faible niveau de qualification et l’absence de pratique contraceptive21. Nous voudrions émettre néanmoins l’hypothèse que ces situations, aujourd’hui atypiques, sont révélatrices de la persistance d’une association entre la féminité et la maternité qui va bien au-delà du groupe des mères précoces.
Les enjeux d’une dissociation entre la féminité et la maternité
16Les techniques contraceptives donnent aux femmes la possibilité de dissocier la sexualité de la procréation, ce qui permet à la majorité d’entre elles de se distancier d’une définition de soi par la maternité. Dans certaines familles, le modèle éducatif ouvre aux filles des horizons alternatifs à la seule maternité. Dans d’autres cas, les jeunes femmes expérimentent elles-mêmes un parcours d’autonomie. Cela suppose néanmoins qu’elles puissent disposer de ressources lors de cette étape importante qu’est la transition à l’âge adulte. La réussite scolaire est un levier puissant d’émancipation féminine, notamment en milieu populaire22. Nous voudrions nous centrer ici sur d’autres situations, celles où des événements, tels la migration, infléchissent un parcours antérieurement prévisible. La migration est une transition majeure qui introduit une rupture avec le mode de vie antérieur. Elle ouvre de nouveaux horizons et entraîne une redéfinition des liens antérieurs avec la famille d’origine restée au pays.
17Vinia a vingt et un ans. Sa mère ainsi que deux sœurs aînées, mariées et mères de famille, vivent au Sri Lanka. Son père travaille depuis sept ans en France et apprend par une nièce, femme de chambre dans l’hôtellerie, qu’une embauche au sein de l’établissement est possible. Il propose à sa dernière fille Vinia, encore célibataire, de le rejoindre. Vinia est embauchée dans l’hôtel et y travaille à temps partiel depuis deux ans. Sur son revenu de 840 euros, la moitié est envoyée au Sri Lanka et elle verse 250 euros de pension à son père. Il lui reste 170 euros disponibles. Les conditions de travail sont difficiles : elle se plaint de douleurs récurrentes à la nuque et au dos. Néanmoins, elle est heureuse. Elle ne souhaite pas se marier mais sait que lorsqu’elle atteindra vingt-cinq ans, son père ne lui laissera guère le choix. En attendant, elle « est bien ». Son projet est d’avoir « deux enfants grand maximum » et de continuer à travailler. Pour l’instant, Vinia vit au jour le jour et profite de sa liberté présente même si le travail est dur et le revenu résiduel faible… c’est le prix à payer pour son autonomie.
18Ce sont les événements qui font découvrir à Vinia des marges d’autonomie qu’elle ne soupçonnait pas jusqu’alors. Elle s’en empare et entend les préserver. La migration la place dans une position masculine de soutien économique à sa famille restée au Sri Lanka. Le mariage ne modifiera pas cette position. Et c’est précisément au nom de la solidarité avec sa famille d’origine qu’elle entend défendre son droit à l’emploi vis-à-vis de son père et de son futur conjoint. Vinia fait pendant quelques années l’expérience d’une autonomie qui modifie son rapport à l’avenir et son rapport aux hommes. Elle a la volonté de ne pas dépendre d’eux et entend limiter les naissances. Le report des engagements familiaux n’est que temporaire, elle le sait. Cette parenthèse a néanmoins une irréversibilité relative23 car elle autorise une projection de soi dans un avenir autre qu’exclusivement maternel.
19D’autres femmes se situent dans un parcours d’autonomie dès la sortie du système scolaire. Leur objectif est prioritairement professionnel. L’insertion puis l’amorce d’une carrière demandent aux femmes une mobilisation d’autant plus forte qu’elles sont plus exposées à la flexibilité que les hommes. Ultérieurement, elles bénéficient moins souvent de promotions que leurs homologues masculins24. Pour progresser, elles doivent toujours en faire plus que les hommes. Ainsi que le remarque Élise, réceptionniste dans l’hôtellerie : « Il faut montrer en long, en large et en travers ses qualités pour qu’elles soient reconnues ! » Les femmes doivent également prouver leur disponibilité car un soupçon d’indisponibilité pèse toujours sur elles. L’hôtellerie-restauration est un secteur fortement créateur d’emplois depuis une vingtaine d’années qui offre des possibilités d’insertion aux débutants peu diplômés. Y faire ensuite carrière requiert une intense mobilisation qui soumet la vie privée, ce qu’illustre le parcours de Sophie.
20Comme beaucoup de jeunes, Sophie débute dans l’hôtellerie par un emploi saisonnier. Peu après son échec au bac, un emploi de réceptionniste à plein-temps se libère dans l’hôtel où elle travaille l’été. Elle se laisse « appâter par le gain » et renonce à redoubler sa terminale, ce qu’elle regrette aujourd’hui. Elle gravira peu à peu les échelons au prix d’un rythme de travail intense, treize à quinze heures par jour ces dernières années, et de deux mobilités géographiques. Dix ans après, sa réussite professionnelle est incontestable : elle est adjointe de direction d’un grand établissement et est en passe de devenir directrice. Lors de l’entretien annuel, elle tergiverse longuement puis renonce finalement à postuler à un poste de direction. Elle fait aujourd’hui son bilan : « J’ai trente ans, je n’ai que trente ans professionnellement et j’ai déjà trente ans personnellement ! » La barre des trente ans fonctionne comme un seuil symbolique. Sophie se sent rattrapée par l’horloge biologique. Alors que la période de fertilité des femmes couvre une période de plus de trente ans25, leur temps fécond est régi par des normes sociales qui l’enserrent dans une fourchette d’années restreintes26. En deçà c’est trop tôt, au-delà d’une certaine limite (trente ans ou plus selon les milieux sociaux) c’est risqué et peut-être trop tard…
21Sophie est ambivalente face à sa carrière. Elle est passionnée par son travail, et en particulier par la gestion d’une équipe. Mais pendant ce temps « rien n’avance au niveau affectif et familial… ». Elle évalue le coût inégal de la carrière :
« Si je fais le constat, parmi tous les directeurs que je connais, à 99 % ils sont mariés avec des gamins et leur femme qui est à la maison ou à temps partiel. En termes de mobilité géographique, ça ne leur pose pas de problème : la femme et les gamins sous le bras et tout le monde s’en va ! Par contre toutes les femmes que je connais sur des postes de direction, toutes sont célibataires sans enfant ! »
22Sophie décide de faire une pause dans sa carrière, ce qui creusera inéluctablement les écarts avec ses collègues masculins. Certes les contraintes sont fortes dans l’hôtellerie et l’absence de qualification les accentue ; néanmoins dans tous les secteurs d’activité, la dissociation entre la féminité et la maternité est normée par une chronologisation qui rappelle à l’ordre les femmes qui sortent du cadre. Là encore, cette force de rappel est profondément intériorisée. La « crise des trente ans » que relate Sophie lors des entretiens successifs est intérieure. Il s’agit d’un dilemme entre deux définitions de soi par la vie privée ou par la carrière professionnelle qu’elle vit comme alternatives.
L’anticipation d’un cumul entre travail professionnel et domestique
23Dans un contexte de forte sélectivité du marché du travail, la progression du niveau de certification est un enjeu décisif pour les femmes. Le différentiel de qualification par rapport à leurs collègues masculins ne compense néanmoins qu’en partie la discrimination dont les femmes sont l’objet en entreprise. Avant trente ans, les écarts en termes de salaire et de progression dans l’échelle des emplois sont marqués entre hommes et femmes27. Or, cette période est celle où se jouent les premiers choix d’orientation professionnelle ; c’est également celle où se met en place la division sexuée au sein des couples. Les hommes et les femmes ne s’orientent pas vers les mêmes secteurs et adoptent des filières de mobilité différentes. Il en résulte une division sexuée du travail professionnel et domestique dont les effets sont cumulatifs. Clara est titulaire d’un master en management hôtelier. Elle est embauchée à l’issue d’un stage comme réceptionniste dans un hôtel de chaîne. Un homme titulaire du même diplôme vient d’accéder à un poste d’encadrement au sein du même groupe hôtelier. Il est perçu dans le milieu comme un peu jeune pour occuper ce type de poste, ce qui l’amène à surinvestir l’activité professionnelle. Clara n’est pas prête à effectuer ce choix : « Il ne voit plus sa copine, plus de sorties… moi j’ai quand même une vie à côté… je préfère évoluer à mon rythme. » Clara a le souvenir de sa mère qui s’est investie sans compter dans sa carrière, passant d’infirmière à directrice de maison de retraite – « elle a même oublié de me fêter mes dix-huit ans ! » –, avant de « craquer » (dépression puis préretraite) à cinquante ans. Clara se donne les moyens de préserver sa vie privée en minorant considérablement son rythme de progression. Elle sait néanmoins que son diplôme est un atout pour une carrière interne comparativement à ses collègues réceptionnistes qui sont au plus titulaires d’un brevet de technicien supérieur. Au sein du couple que forment Clara et Thomas, âgés tous deux de vingt-quatre ans, le choix de la carrière masculine s’effectue précocement. Il en est de même au sein de nombreux autres couples rencontrés dans l’hôtellerie-restauration. Clara souhaite d’ores et déjà avoir des enfants. Thomas, qui travaille dans le même groupe hôtelier, n’a pour l’instant que des projets professionnels. Il vient d’obtenir une promotion assortie d’une mutation, heureusement dans la même région ce qui ne sera pas nécessairement toujours le cas à l’avenir. Clara constate : « S’il avait une super occasion, je ne pense pas qu’il dise non pour des raisons familiales en tout cas, c’est comme ça que je le sens en ce moment. » L’asymétrie entre conjoints fait que Clara se sent responsable des ajustements nécessaires à la constitution d’une famille et à son équilibre futur, ce qui l’amène à en anticiper les contraintes, alors que Thomas a des visées prioritairement professionnelles. Clara envisage de s’orienter vers une carrière administrative aux horaires moins contraignants ou vers du consulting.
24Le secteur de l’hôtellerie, qui durcit les contraintes temporelles et les exigences de mobilité dans les chaînes, évince ceux qui souhaitent construire un couple plus symétrique. Ce secteur constitue, à cet égard, un miroir grossissant des arbitrages de genre qui s’effectuent au sein de nombreux jeunes couples. Les jeunes femmes, même si elles ont parallèlement des projets professionnels, continuent à se définir précocement par la maternité alors que les hommes n’ont à cet âge qu’un horizon professionnel. Il en résulte la persistance d’une asymétrie qui préside aux orientations lors de la formation et en début de carrière. Or, par un effet de rémanence, ces orientations impriment leur marque sur les trajectoires professionnelles ultérieures.
25Lorsque la qualification des femmes est supérieure à celle de leur conjoint, elles bénéficient d’un atout qui modifie leur rapport à l’emploi par rapport aux femmes de niveau de qualification similaire : maintien en emploi après les naissances pour les employées et ouvrières, en temps plein pour les diplômées du supérieur. Seules 27 % d’entre elles connaissent des changements professionnels après les naissances (contre 50 % pour l’ensemble des femmes). Une plus grande stabilité professionnelle les différencie des autres femmes de même niveau de qualification, néanmoins leur carrière est plus limitée que celle des hommes. Ainsi au sein de l’échantillon de l’enquête famille employeurs, parmi les couples où la femme a un diplôme supérieur à celui de son conjoint (soit 13 % des couples)28, la probabilité pour qu’elle ait une situation professionnelle supérieure à celle de l’homme est inférieure (34 % des cas) à celle où il y a une égalité de situation (61 % des cas)29. La surqualification féminine a plus pour effet de compenser que d’inverser la hiérarchie de genre qui s’exerce conjointement sur le marché du travail et au sein des couples hétérosexuels.
Conclusion
26Au terme de cette analyse, le constat est mitigé. Les calendriers masculins de transition deviennent progressivement la norme pour une majorité des garçons et des filles de milieu populaire. Les modes de transition féminins évoluent, sans que ceux des hommes subissent une quelconque altération. Sous l’effet de la sélectivité croissante du marché du travail cette norme tend à s’institutionnaliser, reléguant aux marges les mères précoces qui y dérogent. Le genre continue néanmoins à hiérarchiser les parcours des jeunes. La parentalité n’a pas la même signification pour les hommes et les femmes. La masculinité se construit à l’extérieur au sein des groupes des pairs. Elle est un préalable à la paternité. La maternité constitue, en revanche, une définition possible de la féminité. Elle n’est certes aujourd’hui plus la seule voie du devenir femme mais elle continue à exercer une force de rappel sur les trajectoires féminines, y compris sur celles qui apparaissent les plus autonomes. La dissociation entre la féminité et la maternité est un processus encore inachevé qui continue à sexuer les parcours des jeunes.
Notes de bas de page
1 Kohli M., « Le cours de vie comme institution sociale », Enquête, no 5, 1989.
2 Beck U. et Beck-Gernsheim E., Individualization, Londres, Sage, 2002.
3 Beck U., La société du risque, Paris, Aubier, 1986.
4 Galland O., Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, 2004.
5 Beck U., op. cit., 1986.
6 Mathieu N. C., L’anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, Côté-Femmes, Paris, 1991, p. 71.
7 Guillaumin C., Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, Paris, Côté-Femmes, 1992.
8 Collectif, Le sexe du travail, Grenoble, PUG, 1984.
9 Exploitation de l’enquête famille employeurs de l’INED : Testenoire A. et Trancart D., Couples bi-actifs, effets du cumul du travail professionnel et domestique. Éléments de différenciation sociale, Communication aux Journées internationales de sociolgie du travail, Londres, 2007.
10 Enquête Cereq « Génération 88 ».
11 Bidart C. et Lavenu D., « Se dire adulte en France : le poids des origines sociales », in Bidart C. (dir.), Devenir adulte aujourd’hui, perspectives internationales, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 163-180.
12 Bourdieu P., La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.
13 Schwartz O., Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.
14 Pailhé A. et Solaz A., « Vie professionnelle et naissance : la charge de la conciliation repose essentiellement sur les femmes », Population et sociétés, no 426, 2006.
15 Kohli M., op. cit., 1989.
16 Löwy I., L’emprise du genre, Paris, La Dispute, 2006, p. 36.
17 Les femmes nées entre 1940 et 1945 ont eu leur premier enfant en moyenne à 24 ans, alors que celles nées en 1970 l’ont eu en moyenne à 27 ans. (Toulemon L., « Combien d’enfants, combien de frères et sœurs depuis cent ans ? », Population et sociétés, no 374, 2001.)
18 La pensée féministe a toujours été divisée sur la question de la maternité entre une pensée matérialiste radicale, incarnée par C. Delphy et N. C. Mathieu, et un féminisme différencialiste, peu présent en France, qui voit dans l’expérience maternelle une alternative à l’adoption du modèle masculin, productiviste et techniciste. Pour une analyse détaillée des débats : Descarries F., « La maternité au cœur des débats féministes », in Descarries F. et Corbeil C. (dir.), Espaces et temps de la maternité, Montréal, Les Éditions du remueménage, 2002.).
19 Testenoire A. et Trancart D., op. cit., 2007.
20 Cohorte 1947 : Blöss T., Frickey A. et Novi M., « Modes d’entrée dans la vie adulte et trajectoires sociales des femmes mariées », Population, 3, 1994, p. 637-656 ; cohorte 1960 : Marry C., Fournier-Mearelli I. et Kieffer A., « Activité des jeunes femmes : héritages et transmissions », Économie et statistique, 1995, p. 283-284, p. 67-79 ; Battagliola F., Brown E. et Jaspard M., « Être parent jeune : quels liens avec les itinéraires professionnels ? », Économie et statistique, 1997, p. 304-305, p. 191-207 ; cohorte 1970 : Testenoire A., op. cit., 2006.
21 Daguerre A. et Nativel C., « Les maternités précoces au sein des pays de l’OCDE », L’essentiel, 2004, p. 22.
22 Terrail J.-P., La dynamique des générations, Paris, L’Harmattan, 1995.
23 Grossetti M., « L’imprévisibilité dans les parcours de vie », Cahiers internationaux de sociologie, CXX, 2006, p. 5-28.
24 Couppié T., Gasquet C. et Lopez A., « Les sept premières années de vie active de la Génération 98 : entre insertion et débuts de carrière », Bref Cereq, 2006, p. 234.
25 Qui de plus tend à s’accroître en raison de l’avancement de l’âge à la puberté.
26 Langevin A., « Régulation sociale du temps fertile des femmes. », in Collectif, Le sexe du travail, Grenoble, PUG, 1984.
27 Dupray A. et Moullet S., « Les salaires des hommes et des femmes : des progressions particulièrement inégales en début de vie active », Bref Céreq, 2005, p. 219.
28 Évaluation en retenant un écart de n + 2 entre conjoints.
29 Guichard-Claudic Y., Testenoire A. et Trancart D., « Distances et proximités conjugales en situation d’homogamie et d’hétérogamie », in Pailhé A. et Solaz A. (dir.), Entre famille et travail : des arrangements de couple aux pratiques des employeurs, Paris, La Découverte, 2009, p. 187-207.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011