La scolarisation des parcours des enfants au Burkina Faso grâce à la redéfinition de l’enfance
p. 47-58
Résumés
Étayé sur une enquête qualitative et sur la mobilisation des recherches antérieures, ce chapitre présente les déterminations économiques, culturelles et sociales de la scolarisation des parcours sociaux au Burkina Faso et argumente l’hypothèse d’une redéfinition de l’enfance en amont de ces facteurs. Inscrite dans le mouvement de modernisation et d’individualisation de la société burkinabé, une nouvelle conception de l’enfant comme être à instruire se développe sans toutefois se substituer à la conception précédente de l’enfant peu différencié. En se référant à l’une ou à l’autre, les parents agissent ou non en faveur de la scolarité selon les contraintes et leurs ressources. Lorsque les enfants ont construit un sentiment de « prise » sur leur existence, ils co-construisent leurs parcours de vie et son éventuelle scolarisation.
Based on original qualitative research and drawing on previous research findings, this chapter presents economic, cultural and social determinants of educational trajectories in Burkina Faso, arguing for a redefinition of childhood in response to these changing factors. In the modernization and individualization of Burkina Faso, a new concept of the child has developed, that implies their necessary education, though this concept has not replaced the previous one, namely that of the non differentiated child. By referring to either one or the other, parents will or will not act in favour of schooling, according to their constraints and resources. When children are able to exercise greater control over their lives, they also create possibilities for schooling within their life trajectories.
Texte intégral
Introduction
1Ce chapitre veut éclairer la scolarisation des parcours sociaux au Burkina Faso en soulignant l’importance d’une redéfinition de l’enfance dans l’accroissement rapide de la scolarisation et la diversité des parcours observés. Les données et l’analyse exposées s’appuient sur les travaux de sciences sociales relatifs à l’éducation et la socialisation en Afrique sub-saharienne et au Burkina Faso en particulier et sur notre enquête au Burkina Faso. Ce travail de terrain s’est déroulé en 2008 dans deux secteurs de la région de Sanmatenga, l’un urbain (quartier de Kaya, ville de 100 000 habitants environ à 100 km au nord de Ouagadougou), l’autre rural (village de 2 000 habitants), par observation dans les espaces publics et dans la cour et dans deux classes de l’école publique de chaque secteur, par interviews de dix familles, deux directeurs, trois enseignants et par entretien collectif auprès de cinq enfants de chaque école enquêtée1.
2À partir d’une analyse directe de notre enquête et de la mobilisation d’autres recherches, seront exposées les déterminations sociétales, de nature économique, culturelle et sociale, les déterminations micro-sociales et les actions des acteurs qui redéfinissent l’enfant comme être à instruire et façonnent des parcours différenciés.
État de la question
3Pour cerner la relation entre scolarisation, conception de l’enfance, transformations sociétales, plusieurs champs de recherche sont mobilisés : ceux de l’éducation, de l’enfance et du changement social.
4La sociologie de l’éducation en Afrique a orienté principalement ses travaux sur la scolarisation, la non-scolarisation et les déterminations sociales d’accès à l’école. Dans les années 1960-1970, les premiers travaux sur l’enseignement en Afrique paraissent2 et montrent l’arbitraire culturel de l’école importée en Afrique. Cette nouveauté apportée par l’autorité coloniale visait d’abord à former une élite puis ensuite à « civiliser » une frange plus large pour l’appareil administratif. Toutefois, les théories du Nord s’avèrent inadéquates pour analyser les pays du Sud : la notion de classe sociale est inopérante et les chercheurs vont alors s’intéresser aux effets de l’appartenance ethnique et aux déterminations coloniales de la scolarisation. Puis dans les travaux des années 1990, les déterminismes ethniques vont être délaissés, voire contestés, au profit de recherches sur les déterminations de genre. Actuellement, la sociologie de l’éducation en Afrique se focalise encore largement sur l’école et en particulier sur la mondialisation de l’enseignement et ses effets.
5Il faut cependant signaler des travaux qui s’intéressent à l’articulation de la socialisation scolaire vis-à-vis de la socialisation communautaire et familiale, aux décalages et aux effets de la scolarisation sur les autres processus éducatifs3. Parallèlement, Jack Goody4 a étudié les transformations des modes de transmission des savoirs par le passage de l’oralité à l’écriture, et les changements sociaux générés par les façons de penser liées à l’écrit.
6Mentionnons également une production de rapports sur l’école en Afrique commandités par des organismes internationaux et liant le développement économique à l’extension de la scolarisation. Ces démarches souvent statistiques et économiques stipulent qu’un développement de l’« offre scolaire » entraînera un accroissement de la scolarisation et ont influencé fortement les politiques scolaires imposées par les institutions internationales.
7Les sociologues africanistes de l’éducation qui tentent de relier les pratiques de scolarisation au champ social et aux politiques éducatives nationales et internationales ont en fait révélé l’incidence de plusieurs facteurs tels que l’« offre scolaire », la « demande scolaire », les « stratégies éducatives des familles » en Afrique subsaharienne, la capacité économique de scolarisation des familles (frais d’inscription, de fournitures, de vêtements ; possibilité de remplacer la main-d’œuvre enfantine soustraite par l’école…), l’insertion sociale de la famille et le genre de l’enfant5. Ces analyses soulignent que la scolarisation n’est pas mécaniquement déterminée par l’« offre scolaire » ni par la capacité économique des familles mais qu’elle se constitue entre différents déterminants politique, économique, idéologique.
8L’enfance, elle, encore moins au Sud qu’au Nord, n’a guère retenu l’intérêt des sociologues. Depuis les années 1990, quelques travaux s’intéressent au travail des enfants et aux enfants des rues. Le travail des enfants est divers et complexe, de l’exploitation sans limite, à l’aide familial (travail agricole, commercial, artisanal), en passant par le travail indépendant permettant à l’enfant de financer sa scolarité et ses soins6. Ces recherches soulignent que les pires formes d’exploitation, qui se traduisent par exemple au Burkina Faso par des enlèvements d’enfants et leur mise au travail forcé en Côte d’Ivoire7, résultent de la mondialisation économique focalisée sur le coût financier de production et faisant fi du coût humain. Rares sont les vraies recherches sur les enfants des rues8, un ouvrage récent expose ce phénomène au Burkina Faso9. Apparus dans des sociétés en transition quand la solidarité familiale et communautaire disparaît sans que la solidarité étatique la supplée, ces enfants s’organisent en groupe pour se protéger et assurer leur survie.
9Au final, les recherches sur les enfants au Burkina Faso, ou plus largement en Afrique subsaharienne, sont principalement constituées de travaux ethnologiques portant sur l’éducation traditionnelle. Contrairement aux culturalistes américains qui ont étudié l’enfance et la socialisation dès les années 1930, les ethnologues francophones ne s’y intéressent qu’à partir des années 1960-197010. Ils étudient l’éducation traditionnelle, envisagée comme le traitement des enfants existant depuis la période précoloniale jusqu’à là période actuelle dans la sphère familiale et communautaire, souvent comme si les sociétés africaines étaient préservées de toutes transformations sociales, comme si la colonisation puis la globalisation n’affectaient pas l’éducation : ce qui n’est pas perçu comme traditionnel est quasiment écarté de ces descriptions. On peut cependant retenir des travaux ethnologiques la conception traditionnelle de l’enfance inscrite dans la représentation traditionnelle du monde intriquant l’ici-bas et de l’au-delà. L’éducation traditionnelle opère par initiation pratique : les enfants observent, mettent en œuvre et intègrent les savoir-faire, les savoirs, les normes et les valeurs de leur environnement, par les pratiques, les propos, les proverbes, les contes11.
10Les transformations sociétales en Afrique subsaharienne, investiguées par l’anthropologie et la sociologie, s’avèrent paradoxales. Un processus de modernisation peut se lire dans la constitution d’un État, le développement d’une économie de marché, l’émergence de classes sociales concurrentes, une individualisation. Et en même temps la persistance de logiques communautaires aboutit au « despotisme politique » assurant l’intégration par la redistribution clientéliste et la solidarité communautaire. La mondialisation, les plans d’ajustement structurel ont accru les difficultés économiques qui se traduisent par un désengagement de l’État, une insuffisance des services publics de base, l’importance du chômage, de la précarité, de la pauvreté et qui revalorisent la solidarité communautaire12.
11Sans invalider ces explications par l’offre scolaire, les capacités économiques des familles, l’insertion sociale des familles, le genre de l’enfant, nous formulons sur la base de nos données de terrain l’hypothèse que la scolarisation des parcours résulte en amont d’une redéfinition de l’enfance inscrite dans un processus de transformation sociétale.
Le contexte des parcours des enfants étudiés
12Le Burkina Faso comporte 14 millions d’habitants sur 274 000 km2 dans l’Afrique subsaharienne et résulte du regroupement de plusieurs petits territoires autonomes par la colonisation française sous le nom de Haute-Volta ; il a accédé à l’indépendance en 1960. La population est souvent présentée et se présente elle-même en référence à une appartenance ethnique : la moitié de Mossis, et des Peuls, des Gourmantchés, des Gourounsis, les Lobi – au total, une soixantaine de groupes ethniques13. Plusieurs langues coexistent mais la langue officielle est le français. La population de la région étudiée est principalement mossi, parlant le moré, et la confession la plus représentée est l’islam – comme dans l’ensemble du pays. Selon le programme des Nations unies pour le développement, le Burkina Faso est l’un des pays les plus pauvres – classé avant-dernier en terme d’indice de développement humain : l’accès à l’eau potable, à l’électricité, aux soins, à la scolarité reste difficile pour nombre de familles.
13Constituant la moitié de la population, les moins de 15 ans sont très présents et très visibles. Dans les deux secteurs enquêtés, les enfants partagent les espaces et les activités communes avec les autres âges : travaux extérieurs agricoles, artisanaux ou commerciaux et travaux domestiques (rapporter l’eau, courses, lessive). Lorsqu’ils en ont le temps, ils jouent dans les espaces publics ou dans leur cour avec des objets récupérés (foot avec une canette en fer), ou fabriqués (poupée en chiffon, voiture en fil de fer…). On retrouve certains aspects de la conception de l’enfance décrite par les ethnologues. Ainsi le bébé est encore perçu comme lié au monde invisible : il n’est nommé qu’au bout d’une semaine et suscite une méfiance. L’idée de l’enfant réincarnation d’un ancêtre est écartée par les religions monothéistes mais les parents musulmans ou chrétiens restent souvent ambivalents :
« Je crois mais je ne peux pas croire avec la religion. On a perdu un fils qui est décédé parce qu’il était la réincarnation de notre papa, donc cet enfant ne pouvait pas rester en vie. Voilà, donc nous on ne croit pas à ça, on ne doit pas croire à ça. » (Père quincaillier en ville, musulman.)
14Pour autant, la conception de l’enfant et sa prise en charge se modifient : la circoncision devient un rituel familial et de moins en moins communautaire, l’initiation a disparu et ils sont de plus en plus nombreux à être scolarisés.
15À l’exception des enfants des rues qui ont gagné les villes, tous les enfants vivent en familles, monogames ou polygames, avec leurs pères et mères ou confiés dans un foyer de parents ou de relations. Le confiage dans une autre famille est très fréquent et peut résulter de l’initiative de parents en difficulté économique pour prendre en charge l’enfant, ou pour scolariser l’enfant quand l’école est trop éloignée ou trop coûteuse pour les parents. Il peut être de l’initiative des accueillants : l’enfant peut être sollicité par plusieurs ayant droits pour aider dans leur foyer, tel une grand-mère affaiblie ou un cousin commerçant – « L’enfant est l’enfant de tous », dit un proverbe mossi. L’enfant lui-même peut être à l’initiative du confiage pour éviter des relations difficiles avec ses parents, pour se rapprocher d’une école… Par ailleurs, la pluriparentalité est normale ; pour les Mossi par exemple la catégorie des pères comporte le père biologique et tous ses frères ; la catégorie des mères englobe la mère biologique, les co-épouses, les sœurs de la mère.
16Constituées de cases ou de maisonnettes en parpaing autour d’une cour commune, les concessions regroupent des personnes apparentées ou non. Les familles monogames vivent souvent dans un logement de deux pièces, l’une comme pièce d’accueil et de repas, l’autre pour dormir. Les sanitaires, où l’on se « douche » également, sont communs à tous les habitants de la concession. Dans les foyers visités, les habitants ont accès à l’eau par un robinet dans la cour en ville et grâce à une pompe collective au village. Beaucoup de foyers s’éclairent avec des lampes à huile le soir venu même si certains foyers urbains ont l’électricité de ville et certains foyers ruraux un groupe électrogène. En ville comme en campagne, les repas sont préparés sur un feu de bois dans la cour et sont constitués principalement de riz ou de bouillie de mil. Il n’est pas rare que des familles ne puissent faire qu’un seul repas, y compris les agriculteurs dont les récoltes sont insuffisantes.
17Dans ce contexte, les enfants sont très tôt responsabilisés, participent aux travaux familiaux et, pour une partie d’entre eux, travaillent pour eux ou pour un commerçant, un artisan ou un particulier (filles domestiques). Malgré la tension économique au Burkina, la moitié des enfants est scolarisée.
18Dans le secteur urbain étudié, la population a une offre scolaire plus nombreuse et plus diversifiée : dans la circonscription de Kaya 1 existent 23 écoles publiques (8 120 élèves) et 12 écoles privées (1 931 élèves) réparties en deux écoles catholiques (308 élèves pour les deux), une école protestante (306 élèves), une école musulmane (95 élèves) et sept medersas franco-arabes (1 194 élèves pour les sept) et une école spécialisée pour sourds (28 élèves)14. Dans le secteur rural enquêté, il y a une école primaire publique (212 élèves), une école catholique (229 élèves), une medersa franco-arabe (120 élèves). Selon la Direction régionale de l’éducation de base, le taux brut de scolarisation est de 64,4 % en 2007 dans la région de Sanmatenga15. Bien qu’imprécis et sans doute surévalués, ces taux témoignent que, comme pour le Burkina Faso dans son ensemble, une explosion scolaire a eu lieu en dix ans, amenant la population scolarisée d’un quart à la moitié des enfants.
Une redéfinition de l’enfance
19La scolarisation des parcours de vie est bien sûr à relier aux politiques nationales et internationales tels que l’accroissement de l’offre scolaire et les aides aux familles pour scolariser. Mais cette accessibilité pratique ne suffirait pas à expliquer l’essor de la scolarisation en l’absence d’une volonté des parents et des enfants.
20Tous les parents enquêtés, ayant ou non été scolarisés, tiennent un discours favorable à la scolarisation, en vue de l’insertion professionnelle : « Maintenant si on n’a pas été à l’école et si on n’a pas de diplôme, obtenir un emploi est un calvaire » (mère commerçante de la ville), et aussi pour une partie d’entre eux comme formation de l’humain : « Celui qui est parti à l’école, il s’exprime aisément et pour expliquer quelque chose, il n’a pas tellement de difficultés » (père agriculteur du village). Dans un pays pauvre où l’augmentation des matières premières de base paupérise encore la population, les parents rencontrés, paysans, petits fonctionnaires, commerçants, artisans, expriment une ambition scolaire pour que leurs enfants sortent de leur condition : « Je ne voudrais pas qu’ils deviennent agriculteurs. On les a inscrits à l’école. Par la grâce de Dieu, ils pourront réussir, avoir un emploi, s’autosuffir et nous venir en aide également » (mère agricultrice du village) ; « On grouille ( = on fait des efforts) seulement qu’au moins elle ne soit pas comme nous quoi » (père quincaillier de la ville).
21Les enfants interrogés expriment aussi ce souhait de fréquenter l’école : « Un enfant qui ne va pas à l’école n’a pas de chance » (garçon, 8 ans de Kaya) ; ceux qui sont scolarisés expriment leur contentement : « On apprend à lire et à écrire » (fille 12 ans de Bangassé) ; « En juin, juillet, août, septembre, on s’ennuie » (fille 8 ans de Kaya). Ceux qui ne le sont pas ou plus expriment leur regret : « Je ne peux plus aller à l’école parce que ma mère peut plus payer » (fille 9 ans de Kaya)16. L’observation en classe montre des enfants attentifs, participants, adhérant pleinement au fonctionnement scolaire.
22Dans cette société encore largement agricole et communautaire, l’inclination scolaire est corollaire d’une nouvelle conception de l’enfant : il n’est plus un petit humain qui apprend par les expériences avec ses pairs et avec les adultes mais devient un être différent des adultes, qui requiert un traitement particulier : « Nous on aimerait que tous les enfants partent à l’école pour pouvoir sortir de l’obscurité pour pouvoir comprendre. » (Père agriculteur au village.) Ce souhait parental de scolarisation est étayé par une distanciation avec la conception de l’enfant qui apprend dans la vie quotidienne ce qu’il a besoin de savoir. Élever ses enfants, les rendre humains par le modelage physique et mental, leur apprendre par le partage des activités adultes n’est plus suffisant, il faut dorénavant une attention, un traitement particulier, une instruction – par l’explication, par l’exercice – à la lecture, l’écriture, les connaissances abstraites. L’enfant est désormais pensé comme différent des adultes, à séparer donc, et à traiter spécifiquement, en particulier par l’instruction :
« C’est très important pour un enfant d’aller à l’école, d’apprendre à lire et à écrire. Ça éveille l’enfant, son intelligence et ça l’ouvre aux autres aussi. Vous voyez les avantages de l’enseignement : il peut être utile à lui-même et à toute la société entière. J’aurais aimé que tous les enfants puissent aller à l’école. Même s’ils ne réussissent pas tous, ils auront l’esprit plus ouvert que ceux-là qui n’auront pas eu la chance d’y aller. » (Mère nurse en ville.)
23Les liens parents/enfants se modifient : apparaissent une valorisation de l’enfant, des liens proches et affectueux, des relations moins hiérarchiques. « Avant et maintenant, ce n’est plus pareil. Les enfants sont moins obéissants. C’est la vie qui est devenue ainsi. On ne doit plus châtier corporellement un enfant et c’est ce qui les rend peu obéissants. » (Mère commerçante de rue à la ville.) Tous les parents enquêtés trouvent néanmoins normal de solliciter l’aide des enfants pour les travaux familiaux (domestiques, agricoles, commerciaux, artisanaux). Un père cite un proverbe mooré : « Si l’âne met bas, c’est pour pouvoir se reposer. » Mais il est désormais moins une aide qu’une charge économique :
« C’est difficile pour que l’enfant aille à l’école, pour le soigner, pour le nourrir, c’est pas facile, hein ! À l’époque, c’était pas aussi difficile, mais maintenant, ça demande beaucoup de moyens, beaucoup, beaucoup. Ah oui. » (Père agriculteur du village.)
24Si la plupart des parents s’inscrivent dans la perspective d’une grande famille (« On aura autant d’enfants que Dieu nous donnera », dit un père agriculteur au village), la nouvelle conception de l’enfant s’exprime pour trois familles sur les dix enquêtées dans la limitation et l’espacement des naissances : « pour mieux nous en occuper parce que c’est une responsabilité à part entière. Nous aurons à rendre compte de l’éducation de nos enfants […]. Nous sommes obligés de leur montrer le droit chemin. Mais lorsqu’ils sont nombreux c’est difficile », dit une mère de trois enfants, nurse en ville. Ces parents limitent les naissances pour assurer cet accompagnement du développement de leurs enfants.
25Cette redéfinition de l’enfant comme être à instruire, à encadrer, à entourer affectivement concerne les élites sociales (en nombre très limité), et au-delà des parents modestes eux-mêmes scolarisés et/ou insérés dans le secteur économique moderne ou de milieu urbain.
26Des processus macro et micro de nature économique, culturelle et sociale et des actions des acteurs expliquent les changements de conceptions et les parcours observés.
Les déterminations économiques, culturelles et sociales de cette redéfinition
27Des déterminations sociétales, découlant des politiques nationales et internationales, telles que mauvaise situation économique, importance des emplois précaires et du chômage, services publics de soin et d’éducation payants, entravent la scolarisation. Le problème environnemental qui génère un manque d’eau dramatique pour l’agriculture et accroît la pauvreté dans la région constitue une détermination méso-sociale qui s’ajoute aux contraintes économiques qui requièrent le travail des enfants.
28Pour autant, d’autres déterminations sociétales sont favorables à la scolarisation des parcours tels que l’accroissement de l’offre scolaire (construction de nombreuses écoles publiques et privées), la limitation des coûts de la scolarité publique pour les familles (frais d’inscription limités à 1 500 ou 2 000 F CFA dans les écoles publiques, gratuité de l’inscription pour les filles, don de fournitures, don de la nourriture du midi).
29Comme on l’a vu dans l’état de la question, les recherches montrent que l’éventualité d’une scolarisation en Afrique subsaharienne, et au Burkina Faso, dépend de cette offre scolaire dans l’environnement des familles et des capacités économiques de scolarisation des familles et aussi du genre de l’enfant. Le mari étant défini socialement comme responsable économique de la famille, la scolarité des garçons est perçue comme plus utile que celle des filles (Lange, 1998)17. De plus, l’insertion sociale des familles (insertion urbaine ou rurale, religieuse, économique ; la structure familiale ; les réseaux de parenté et de connaissance) favorise ou entrave la scolarisation18.
30Les parents enquêtés, ayant ou non été eux-mêmes scolarisés, veulent scolariser leurs enfants en vue de leur insertion professionnelle et pour certains comme formation de l’humain. Des facteurs exogènes et endogènes à la société burkinabé expliquent ce changement culturel. La colonisation puis la mondialisation ont introduit et développé l’école, la définition moderne de l’enfant, une valorisation des savoirs scientifiques et de l’instruction et une interrogation, voire une distanciation vis-à-vis des savoirs locaux et des conceptions traditionnelles du monde et de l’enfance. Plus largement, la mondialisation culturelle qui opère par les médias, en particulier par la télévision, par Internet, par le développement des migrations vers des pays voisins ou européens, véhicule cette nouvelle représentation de l’enfant à instruire.
31Des facteurs endogènes sont également à l’œuvre. Les rapports sociaux combinent les deux logiques communautaire et individualiste19. Un mouvement de modernisation, avec le développement d’une économie de marché et d’une domination rationnelle-légale sont à l’œuvre. Une individualisation accompagne ce processus en particulier parmi les scolarisés et les urbains20 et s’observe chez les jeunes générations dans des stratégies d’ascension sociale, dans la création d’une famille nucléaire réduite autonomisée vis-à-vis de la famille large et de la communauté. Ce type de famille instaure des relations plus proches entre parents et enfants et des relations plus distantes avec l’entourage et redéfinit en son sein l’enfant comme enfant à instruire.
Une redéfinition de l’enfance encore en cours
32Si l’on saisit le changement sociétal qui sous-tend l’essor de la scolarisation, il est encore en cours et n’est pas aussi complet qu’il éviterait la non-scolarisation et la déscolarisation. Malgré un discours favorable à la scolarisation, trois familles enquêtées n’ont scolarisé qu’une partie de leurs enfants et parmi les enfants scolarisés, rares sont ceux qui réalisent les six ans de scolarité primaire. L’offre scolaire n’est pas en cause ici dans cette non-scolarisation : tous les enfants qui se sont présentés avec leurs parents ont été inscrits même si les classes sont chargées21. Les effectifs décroissants témoignent des abandons ou des renvois en cours de scolarité primaire22. Pour expliquer la non-scolarisation ou la déscolarisation, les parents invoquent des difficultés matérielles telles que distance avec l’école, coût de la scolarisation, besoin de main-d’œuvre pour le travail domestique, agricole ou la garde des bêtes, maladie de l’enfant. Mais à situation comparable, la définition de l’enfant comme être à instruire va être déterminante. Les parents qui n’ont pas été scolarisés, qui n’ont pas migré, inscrits dans une économie d’autosubsistance, vivant dans la communauté villageoise, envisagent le développement physique et intellectuel de l’enfant comme un apprentissage : les enfants acquièrent les savoir-faire et les savoirs nécessaires par la pratique. Lorsque prévaut pour les parents la conception de l’enfant peu différencié, membre du groupe familial qui doit contribuer à la survie collective, les pratiques de scolarisation sont plus conjoncturelles, l’école est vue de façon plus instrumentale, éventuellement utile à l’insertion professionnelle, mais non nécessaire à la formation de l’humain. On constate alors des pratiques de « scolarisation réservée23 » : des choix différents d’un enfant à l’autre (scolarisation de certains, dans différents types d’établissements), des arrêts scolaires qui prennent sens et cohérence au niveau de l’ensemble familial et dans cette représentation de l’enfance.
33Peuvent être dessinés deux idéaux-types de conceptions du monde incluant deux définitions de l’enfance et deux attitudes face à la scolarisation : une conception communautaire qui valorise le collectif avec une représentation de l’enfance non spécifique et une conception moderne qui valorise l’individu avec une représentation de l’enfance comme âge particulier requérant une instruction. Ces deux conceptions sont observables au Burkina. Les parents plus âgés, non scolarisés, ruraux, sont plus souvent dans la première conception. D’autres, ayant été scolarisés ou côtoyant la conception individualiste dans leur emploi (marché économique moderne) ou dans leur voisinage (ville) sont dans la seconde. Et une grande part se réfère à l’une ou à l’autre selon les situations, sans adhérer totalement ni à l’une ni à l’autre, sans pouvoir créer une conception syncrétique de ces deux perspectives antagonistes.
34Dans ces préstructurations sociétales, les parcours se construisent par des déterminations microsociales et par l’action des acteurs. Les déterminations micro-sociales se constituent des contraintes et des ressources économiques, sociales, culturelles de la famille. Mais les familles ne sont pas totalement prisonnières des déterminations et co-construisent les parcours de vie et la scolarité de leur enfant : inscription et mise à l’école, acceptation des décisions des autorités scolaires ou tractations pour peser sur ces décisions (refus d’inscription, doublement, renvoi de l’établissement…). Les enfants sont également acteurs de leur parcours en s’impliquant plus ou moins fortement dans le travail scolaire, en acceptant, refusant ou négociant les décisions des autorités scolaires, en sollicitant leurs parents pour être confié à tel ou tel foyer qui facilitera la scolarisation, en travaillant pour payer les frais de scolarité, ou en refusant d’entamer ou de poursuivre une scolarité. Au sein des contraintes qu’ils connaissent, enfants et parents rencontrent des situations offrant des opportunités, génèrent eux-mêmes des situations favorables ou défavorables, et participent par leurs actions à leur scolarisation, déscolarisation ou non scolarisation. Néanmoins, il semble utile de souligner que les acteurs n’ont pas tous la même capacité d’action en fonction de leurs ressources et en fonction de leur sentiment de « prise » sur leur existence. L’enfant construit une capacité d’action plus ou moins grande selon celle de ses proches. Le fatalisme ou la passivité de l’entourage réduisent les chances de construction d’un sentiment de contrôle de sa destinée par l’enfant. Les expériences vécues peuvent aussi amener l’enfant à se construire lui-même comme acteur ou comme agent (agi par des facteurs extérieurs). Connaître une maladie grave, perdre ses parents, être placé dans une famille peu bienveillante développent chez certains enfants des ressorts d’action pour « s’en sortir ».
Conclusion
35Façonnés par des processus économiques, culturels et sociaux, les parcours sociaux des enfants enquêtés se construisent donc entre contraintes et actions des acteurs de la scolarisation, de l’enfant lui-même, de ses parents, du réseau familial et social. Sur la base de notre enquête qualitative, nous avançons que la scolarisation des parcours au Burkina Faso est liée à une redéfinition de l’enfance enchâssée dans un mouvement de modernisation et d’individualisation. Les situations économiques, sociales, culturelles des familles diffèrent fortement et constituent autant de contraintes ou de ressources d’action dans la constitution du parcours de l’enfant. Les situations d’action qui permettent un parcours scolaire varient depuis des situations quasiment « verrouillées » avec de très fortes déterminations à des situations plus ouvertes sur différents possibles. Les logiques d’action varient de positions de retrait, liées à un sentiment de déprise, jusqu’à une attitude d’acteur recherchant toutes les opportunités d’action. Les attitudes de passivité, liées à un fatalisme social ou religieux, et les situations de puissantes contraintes limitent fortement l’éventualité d’un long parcours scolaire. Au contraire, la conception de l’enfant comme devant s’instruire pour se former pleinement et accéder à une autre situation la développe.
Notes de bas de page
1 La population mossi et musulmane est majoritaire dans cette région mais nous avons rencontré dix familles résidentes et volontaires pour un entretien, mossi ou autres. Sur les dix familles enquêtées, huit sont musulmanes et deux catholiques. Selon le recensement de 1996, la population se partage entre 47 % d’animistes, 31 % de musulmans et 21 % de chrétiens – la question n’a pas été posée lors du recensement de 2006. Au village, tous les parents sont agriculteurs ; en ville, les enquêtés rencontrés sont commerçants, artisans ou fonctionnaires.
2 Voir Campion-Vincent V., « Système d’enseignement et mobilité sociale au Sénégal », in Balandier G. (dir.), Sociologie des mutations, Paris, Anthropos, 1970 ; Thanh Khoi L. (dir.), « L’enseignement en Afrique tropicale », Revue Tiers-monde, t. XXV, no 97, PUF, 1971 ; Martin J.-Y., « Sociologie de l’enseignement en Afrique noire », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LIII, Paris, PUF, 1972.
3 Voir en particulier, Mercier-Tremblay C. et Santerre R. (dir.), La quête du savoir. Essais pour une anthropologie de l’éducation camerounaise, Montréal, Presses de l’université, 1982 ; Erny P., L’enfant et son milieu en Afrique noire : essai sur l’éducation traditionnelle, Paris, L’Harmattan, 1987 ; Gérard E., La tentation du savoir en Afrique. Politiques, mythes et stratégies d’éducation au Mali, Paris, Karthala/Orstom, 1997 ; Bonini N., Éducation non scolaire et école primaire : les conséquences d’une rencontre. Une étude anthropologique de la transmission du savoir chez les Maasai de Tanzanie, thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1996.
4 Goody J., Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994.
5 Voir, Lange M.-F. et Martin J.-F. (dir.), « Les stratégies éducatives en Afrique subsaharienne », Cahiers des sciences humaines, 1995, vol. 31, no 3 ; Bonini N., op. cit., 1996 ; Gérard E., op. cit., 1997 ; Pilon M. et Yaro Y. (dir.), La demande d’éducation en Afrique. État des connaissances et perspectives de recherche, Dakar, UEPA/UAPS, 2001 ; Baux S., Les familles lobi et l’école : entre rejets mutuels et lentes acceptations, thèse de doctorat de sociologie, 2007 ; Compaoré F., Compaoré M., Lange M.-F. et Pilon M. (dir.), La question éducative au Burkina Faso. Regards pluriels, Éditions du CNRST, 2007.
6 Schlemmer B. (dir.), L’enfant exploité. Oppression, mise au travail, prolétarisation, Paris, Karthala/Orstom, 1996.
7 Cet exemple m’a été fourni par André Nyamba, professeur de sociologie à l’université de Ouagadougou.
8 Voir Taracena E. et Tavera L.-M., « La fonction du groupe chez les enfants de la rue à Mexico », in Tessier S. (dir.), À la recherche des enfants des rues, Paris, Karthala, 1998 ; Lucchini R., Enfants de la rue. Identité, sociabilité, drogue, Paris, Droz, 1993 ; Lucchini R., Sociologie de la survie : l’enfant dans la rue, Paris, PUF, 1996.
9 Maiga A. et Wangre N. J., Enfants de rue en Afrique. Le cas du Burkina Faso, Paris, L’Harmattan, 2009.
10 Moumouni A., « L’éducation en Afrique », Présence africaine, Paris-Dakar, 1974 ; Salifou A., « L’éducation traditionnelle africaine », Présence africaine, Paris-Dakar, no 89, 1974 ; Erny P., op. cit., 1987.
11 Badini A., Naître et grandir chez les Moosé traditionnels, Paris-Ouagadougou, Sepia-ADDB, 1992.
12 Marie A. (dir.), L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.
13 Mais plusieurs chercheurs considèrent que c’est l’idéologie coloniale raciste qui a produit l’étiquetage ethnique, ensuite réapproprié par la population comme support identitaire et de revendication politique. Cf. notamment Gallisot R., Kilani M. et Rivera A., L’imbroglio ethnique en quatorze mots-clés, Lausanne, Payot, 2000.
14 Ce que la population appelle « écoles coraniques » propose une formation des enfants qu’il semble difficile d’assimiler à la scolarisation en l’absence de programme scolaire, de lieu, et de personnel spécifiquement dédiés à l’enseignement : les enfants apprennent le Coran et doivent subvenir à leurs besoins sous l’autorité d’un marabout. La création des médersas vise à offrir un enseignement musulman moderne par opposition à ces « écoles coraniques ». Cf. Pilon, 2004.
15 Les taux bruts de scolarisation rapportent la population scolarisée/à la population scolarisable ayant l’âge officiel d’une scolarisation. Le taux brut de scolarisation était de 24 % en 1996, 47,7 % en 2005 dans cette région. Pour le Burkina Faso, il est passé de 38,4 % en 1996 à 56,8 % en 2005.
16 Au Burkina Faso, les relations entre enfants et adultes sont très hiérarchiques et les premiers ont beaucoup de retenue et de déférence pour les seconds. Ceci rend plus difficile les entretiens ou les échanges informels avec les enfants qui s’expriment peu face à l’enquêteur.
17 La question du genre dans la scolarisation a été largement traitée du fait des intérêts des chercheurs et du fait des financements de recherche internationaux orientant vers cette thématique à partir des années 1990. En conséquence, on ne développera pas cet aspect de nos données au profit de la redéfinition de l’enfance peu perçue dans les recherches.
18 Voir Lange M.-F. et Martin J.-F. (dir.), « Les stratégies éducatives en Afrique subsaharienne », Cahiers des sciences humaines, 1995, vol. 31, no 3 ; Bonini N., op. cit., 1996 ; Gérard E., op. cit., 1997 ; Pilon M. et Yaro Y. (dir.), op. cit., 2001 ; Baux S., op. cit., 2007.
19 Marie A. (dir.), op. cit., 1997.
20 Ibid.
21 Dans l’école publique urbaine enquêtée, il y a 7 classes accueillant en moyenne 50 enfants. Dans l’école publique rurale, le CP1 accueille 110 enfants, et les effectifs décroissent jusqu’à 15 au CM2.
22 Au village, 110 élèves en CP1 et 15 au CM2, en ville 95 élèves au CP1 et 54 au CM2.
23 Gérard E., op. cit., 1995.
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