Générations et parcours de vie sous la révolution de la longévité
p. 31-40
Résumés
L’allongement de la vie et la mutation anthropologique qui caractérisent le XXIe siècle ont transformé les parcours de vie. Les lignes de vie sont individualisées, flexibles et variables. La « maturescence », la plus longue et la plus significative période de l’existence, se prolonge dans les premières années de retraite, lieu de création d’un imaginaire de liberté et d’autonomie. Son anticipation contribue à la quête de développement de soi qui caractérise les nouveaux modèles d’individuation, tout au long de la vie. L’évolution des rapports entre générations dans le temps scande le déroulement des existences et contribue à les façonner. La désinstitutionalisation des parcours de vie concourt sans doute à donner plus de poids à l’action individuelle, mais participe aussi de la fragilisation de l’individu, plus dépendant des relations interpersonnelles et intergénérationnelles, et plus sensible au déclin corporel dû au vieillissement. Ces évolutions, tout en étant produites par un ensemble complexe de facteurs sociétaux, résultent aussi de l’allongement de la vie, inaugurant une ère d’« abondance de vie ».
The increase in longevity and the anthropological mutations which characterize the 21st century have transformed the life course. Life lines are individualized, flexible and variable. The “maturescence”, the longest and most significant period of one’s existence, continues into the first years of retirement, a time to create an imaginary space of freedom and autonomy. Its anticipation contributes to the quest for a development of the individual, which characterizes the new models of individuation, throughout one’s life span. The evolution of intergenerational relationships, in time and place, punctuates the progress of biographies and contributes to shaping them. The “deinstitutionalization” of the life course allows more room for individual action, but it also weakens the individual, more dependent on interpersonal and intergenerational relations, and more sensitive to the physical decline of ageing. These evolutions, while being produced by a complex set of societal factors, also result from the extension of life expectancy, inaugurating an era of “abundance of life”.
Texte intégral
Introduction
1L’étranger, le roman d’Albert Camus1, commence par l’annonce de la mort de la mère de Meursault, le personnage principal. Une mort qui ne suscite pas d’émotion, c’était une vieille femme, qui vivait en maison de retraite : elle avait 62 ans ! Aujourd’hui l’espérance moyenne de vie des femmes est d’environ 85 ans et 85 ans est aussi l’âge moyen d’entrée en maison de retraite. L’allongement de la vie a véritablement révolutionné le rapport des individus à leur propre existence. C’est l’ensemble du parcours de vie qui en a été transformé. Marcel Gauchet y voit une des origines du jeunisme qui caractérise notre époque : « Rester jeune est très normalement l’idéal de l’existence, dès lors que vous avez un long temps devant vous et que vous entendez exploiter ses ressources, c’est-à-dire garder du possible devant vous2. » Cet impératif de rester jeune contribue à brouiller la distinction des âges et à dévaloriser le modèle de la vie adulte3. Certes, la longévité ne joue pas seule dans cette mutation, elle se combine à d’autres tendances lourdes, l’individualisation, l’évolution de la famille, du monde du travail, de la protection sociale…
2Dans les profondes transformations du parcours de vie (life course), marquées par l’allongement de la jeunesse et le recul de la vieillesse, la retraite joue un rôle majeur et a des répercussions sur l’ensemble des étapes de la vie. Elle prolonge la durée de la maturescence4, qui s’inscrit dans l’émergence de l’aspiration au développement de l’individu, tout au long de sa vie, sous l’effet de l’individualisation croissante. Cette hypothèse sous-tend notre analyse des conséquences de l’allongement de la vie sur le parcours de vie, en relation avec l’évolution des rapports de générations. L’allongement de la vie permet en effet la coexistence d’un plus grand nombre de générations et affecte les modalités de leur succession et leurs interactions. Les transformations de ces rapports au cours de la vie participent à la construction du parcours de vie.
3Rappelons que l’une des dimensions de l’analyse du life course, telle qu’elle a été formalisée par Glen Elder5 se rapporte aux liens étroits qui s’établissent entre les individus et leurs proches : leurs vies sont reliées entre elles (linked lives). Dans ce mouvement d’enchaînement des existences, les destins des générations sont liés, entremêlés, dans le cadre de la famille, du travail, de la protection sociale et de nombreuses institutions. Les changements continuels des rapports entre générations scandent les étapes qui marquent le déroulement même de la vie.
4Dans la sphère privée, nombreux sont les exemples d’événements survenant dans une génération et entraînant des changements dans la génération antérieure ou postérieure.
5Naissance d’enfants, divorce, maladie…, ce qui arrive à un jeune couple peut conduire leurs parents à changer de lieu d’habitat, d’emploi, de modes de vie. La perte des parents, la réception d’un héritage peut induire des changements décisifs dans les choix de vie, etc.
6Les analyses et théories sur le life course, le cours de la vie, ont constitué un véritable champ d’études qui a, d’une certaine façon, pris le relais de l’étude du vieillissement.
7Dans un premier temps, et jusque dans les années 1980, ces travaux se sont attachés à la mise en évidence de la structuration du parcours de vie de la vie en périodes distinctes, bien délimitées, par des rôles, des événements de vie, comme l’a fait Bernice Neugarten6, ou par le développement de la personnalité et de la responsabilité sociale, selon des étapes conduisant à son accomplissement, telles que les a définies Erik Erikson7.
8L’approche sociologique développée par M. Kohli8, s’inscrit dans le cadre de « la société du travail », une société qui valorise fortement le monde du travail et façonne les déroulements des existences en rapport avec la participation au marché du travail. Martin Kohli a développé par la suite l’idée d’une désinstitutionnalisation du cours de vie, avec des frontières de plus en plus floues entre travail et non travail, analyses que partagent la plupart des chercheurs dans ce champ9.
9Malgré les contraintes historiques et sociales qui s’exercent sur lui, le sujet ne subit pas passivement les déterminations sociales, il est aussi acteur de sa vie. Les théoriciens du life course l’ont souligné, l’action humaine est déterminante. Les décisions individuelles ont des conséquences importantes pour soi et pour les autres, même si ces conséquences sont souvent imprévisibles et échappent à la maîtrise du sujet. C’est surtout dans les périodes de transitions que les choix sont décisifs, comme cela est évident au cours de la jeunesse et surtout à l’entrée dans la vie adulte. Mais, tout au long de l’existence, il se présente des moments où les choix individuels peuvent faire basculer la vie dans un sens ou dans l’autre. Et avec l’individualisation croissante, la capacité d’action des individus en est accrue et la vie ne se déroule plus dans des moules préétablis, mais selon une « ligne de vie individualisée ».
Une ligne de vie individualisée
10C’est l’approche qui prévaut désormais, pour rendre compte de la plus grande diversité et flexibilité dans la perception et la conception par les individus de leur propre parcours de vie10. L’individualisme s’affirme notamment par l’impératif de vivre sa vie de façon autonome, de la vivre par soi-même, en étant son propre maître, de vivre sa vie à soi. Les calendriers de vie autoconstruits sont valorisés par rapport à ceux qui se conforment aux prescriptions culturelles. Le rejet des normes est érigé en valeur ; autogérer son temps est devenu un idéal. La retraite (ou plutôt sa représentation) tend à se rapprocher de cet idéal. Elle n’est plus synonyme de vieillesse, comme il y a encore trois ou quatre décennies. Elle est devenue une nouvelle étape de vie, entre la fin du travail et le début de la vieillesse, repoussée au grand âge, grâce à l’augmentation de la longévité.
11La retraite représente désormais une promesse de vie à soi, pour soi. Cette représentation, disons aussi cet espoir et cet imaginaire de la retraite, ont transformé l’ensemble du parcours de vie, et affectent toute la vie professionnelle qui y puise justification et rétribution.
12Mais autogérer son temps de vie est un privilège des catégories relativement favorisées, et peu accessible à ceux qui ont un travail contraint, envahissant leur temps et leurs années. Pour eux, la perspective de la retraite prend d’autant plus d’importance qu’elle a une fonction compensatoire et aide à supporter le sentiment de malheur au travail. C’est pourquoi les réformes des retraites visant à retarder l’âge de la retraite suscitent de si vives oppositions.
13Ces questions sont aujourd’hui au cœur de l’actualité, en France et dans les pays européens, et suscitent des mouvements sociaux d’envergure. Ce qui est en jeu, dans ces réformes, c’est le redécoupage institutionnel des parcours de vie. On pourrait certes objecter que déplacer par exemple de deux ans l’âge du droit à la retraite n’est pas un changement si important qu’il soit de nature à bouleverser l’organisation du cours de vie.
14Mais ce serait ne pas voir l’immense fossé qui s’est creusé entre, d’un côté, la vision politique et technocratique des âges de la vie et de l’autre les lignes de vie individualisées, telles qu’elles sont vécues et perçues par les différentes couches de la population.
15Affirmer que l’allongement de l’espérance moyenne de vie légitime le recul de l’âge de la retraite est un discours abstrait, dans sa rationalité administrative et financière : il est inaudible surtout des catégories laborieuses qui ont une espérance de vie moins longue et une entrée dans le monde du travail plus précoce que les classes moyennes et un travail plus pénible.
16Les problèmes du monde du travail ne se limitent pas aux risques aggravés de chômage et de précarité de l’emploi, ils portent aussi sur la nature du travail et sur la qualité de la vie. Tous les observateurs admettent l’existence d’un malaise au travail, amplifié par les transformations des modes de production liées au capitalisme global. Alain Ehrenberg11 y voit une des principales sources de la souffrance sociale. En cause notamment l’intensification du travail, accentuée par la compétition mondialisée, la révolution technologique, le rythme incessant des changements qui bousculent les repères au travail, la diminution des effectifs et la multiplication des emplois où les principaux interlocuteurs sont des machines ou des écrans12. Dépersonnalisation des rapports au travail, dureté des relations sociales, délitement des solidarités, mal vivre ensemble et finalement absence de reconnaissance et perte d’estime de soi font partie des risques accrus dans la vie professionnelle.
17Cette évolution dans le travail est en contradiction avec la quête croissante d’épanouissement personnel propre à l’individualisation, ce qui rend plus insupportables de telles conditions, et la menace de dépersonnalisation qu’elles comportent. Ce mal-être n’affecte pas seulement le personnel d’exécution, mais aussi et de plus en plus, la maîtrise et l’encadrement13, ce qui a contribué à le rendre plus visible.
Une longue « maturescence », de la fin de l’adolescence aux premiers temps de la retraite
18Ces premiers temps de la retraite, ce que l’on a appelé le troisième âge, s’inscrivent aujourd’hui dans la prolongation de la maturité ou plutôt de la maturescence. Cette notion se différencie de celle de maturité, en ce qu’elle évoque plus un mouvement qu’un état stable et rend mieux compte de la réalité changeante de cette longue période de vie.
19Alors que la maturité suggère l’idée d’une sorte de plateau dans le cours du développement humain, la maturescence renvoie à un processus inachevé et continu ; la psychologie du développement avait longtemps considéré la maturité comme l’aboutissement du processus de croissance se déroulant au cours de l’enfance et de la jeunesse, à la fois dans la personnalité et dans le parcours de vie. En réalité, et cela a été bien établi depuis des décennies, les changements dans le développement humain se poursuivent au cours de la vie adulte, même s’ils sont moins rapides et moins spectaculaires que dans la phase précédente.
20La montée de l’autonomie individuelle et la norme de réalisation de soi donnent une importance nouvelle au développement de soi tout au long de la vie adulte pour tenter d’atteindre cet objectif. Certes, il peut aussi être vécu sous forme d’impératif pesant, provoquant « la fatigue d’être soi14 ».
21Il reste que la retraite apparaît alors comme la promesse d’une autre vie, contrastant avec ces difficultés croissantes dans le monde du travail et apportant l’occasion d’approcher cet objectif de réalisation de soi. La signification de la retraite a en effet changé avec l’augmentation de l’espérance de vie et surtout de l’espérance de vie en bonne santé. Elle représente une nouvelle phase de vie marquée par une liberté inédite dans laquelle les sujets se projettent durant leur vie de travail. Cette perspective ouverte est patente dans l’anticipation du futur et elle aide à supporter les insatisfactions du présent. Que la vie à la retraite tienne ces promesses, ou que celles-ci soient illusoires, c’est une autre question…
22La réforme des retraites représente, pour certains, une atteinte à un temps de vie fortement investi et aux espoirs qu’il contient. La perspective de travailler plus longtemps peut être perçue comme le risque de réduire l’espérance de vie, l’espérance de retraite, ou de compromettre les chances de profiter d’un temps de retraite en bonne santé. C’est pourquoi, quand la santé est invoquée comme motivation de départ à la retraite, ce n’est pas nécessairement en raison d’une incapacité physique à travailler, mais cela peut traduire le désir de partir en bonne santé, avant de voir sa santé se dégrader et de peur d’être dépossédé de cette tranche de vie à soi. La question de la santé est à replacer dans ce contexte, car la retraite ne remplit une fonction de liberté et d’opportunité de réalisation de soi qu’à la condition d’arriver en bonne santé au moment de la fin d’activité. Cette préoccupation concerne surtout ceux qui ont exercé des métiers physiques ou pénibles et qui savent que l’espérance de vie est très inégale selon les professions et les niveaux de vie.
Les métamorphoses du corps et la fin de la vie
23L’importance cruciale que prend la santé tient aussi à l’individualisation, qui entraîne une plus forte identification de l’individu à son existence corporelle15. L’importance du corps, de sa performance et de son apparence contribue à la fragilisation des individus, le vieillissement physiologique prenant une importance croissante dans l’identité individuelle. Le déroulement du parcours de vie en est plus étroitement lié aux métamorphoses du corps.
24La fin de la vie est devenue le lieu de profondes transformations. La souffrance est combattue. La mort n’est plus taboue et cachée, comme c’était le cas au cours de la seconde partie du XXe siècle, elle est socialement assumée. Le développement des soins palliatifs, les débats sur l’euthanasie, les associations défendant le droit de mourir dans la dignité, sont les signes d’une nouvelle éthique de la mort en cherchant à respecter les besoins de l’individu mourant. Un nouveau modèle de la mort s’impose, sous l’effet de l’individualisation et de la valorisation de l’existence corporelle, une bonne mort, entourée de ses proches ou de personnels bienveillants, une mort douce et sans souffrances.
Des changements dans les rapports de générations qui structurent le parcours de vie
25La maturescence évoque aussi une transformation dans les rapports entre générations. Notion forgée par analogie avec « adolescence », elle a plus qu’une correspondance symbolique avec cet âge, mais aussi un lien direct, dans le cadre des rapports de générations. Une véritable interaction se produit entre adolescents et adultes, dont l’enjeu est une mutuelle transformation.
26Dans l’univers familial, les parents confrontés à leurs enfants devenant adolescents, sont amenés eux-mêmes à évoluer, parallèlement à eux. Les interactions entre générations matérialisent, d’une certaine façon, le déroulement du temps. Face aux adolescents, dans leur action de séparation, les adultes, à leur tour, s’éloignent de leur propre jeunesse pour amorcer une nouvelle étape dans leur vie. Adolescence et maturescence, ces deux âges « critiques » sont précisément ceux des protagonistes en présence dans un temps fort de la confrontation enfants/parents. Les enjeux de cette confrontation, plus ou moins éprouvante, plus ou moins conflictuelle, sont importants. Les jeunes se rallient à une nouvelle génération dont on ne sait pas encore ce qui la définit, au-delà des signes de reconnaissance, modes, musique, réseaux numériques…
27Il y a certes toujours une prise de distance, sinon une opposition par rapport à la génération précédente, pour acquérir l’autonomie. Mais il y a aussi affirmation des différences, d’ordre culturel et historique. Les nouvelles générations qui ont grandi avec Internet montrent que leur référence n’est pas seulement une contre référence, un besoin de s’émanciper de la génération antérieure. Elles inventent aussi de nouvelles appréhensions du monde.
28Dans la génération antérieure, les parents vont percevoir leur vieillissement, à la faveur de l’affirmation de la nouvelle génération. Le défides jeunes leur fait prendre conscience de leur génération et c’est de ces derniers qu’elle reçoit une image d’elle-même, mais ce qui la constitue appartient déjà au passé. L’affirmation contre elle de cette nouvelle génération la définit tout en la reléguant.
29Tout au long de la vie, le processus de maturescence se réalise à travers des interactions permanentes avec les générations antérieures ou successives.
30Dans l’univers familial, les différents rangs générationnels définissent des phases de vie distinctes. À la naissance d’un enfant, surtout quand c’est le premier dans un couple, il se produit une permutation de l’ordre des générations, les enfants deviennent parents, les parents, grands-parents et les grandsparents, arrière-grands-parents. Ce turn over n’est pas que formel, il s’accompagne de changements dans les identités et statuts respectifs, dans les relations entre générations bien sûr, mais aussi dans l’organisation de la vie, dans les activités liées aux échanges, dans les budgets, parfois dans l’habitat, bref dans tous les aspects de la vie. C’est un tournant dans le déroulement des existences.
31Le plus grand nombre de générations en présence a produit le phénomène de la génération pivot16, une génération en relation à la fois avec la génération qui la précède et celle qui la suit, et qui exerce une fonction de lien et souvent de soutien pour ces deux ou trois autres générations.
32Les pivots sont en effet le plus souvent des grands-parents, dont les petitsenfants sont en bas âge et ils ont souvent des parents ou beaux-parents, ayant besoin d’aide, mais ils peuvent être aussi simplement des parents qui ont à s’occuper à la fois des enfants et des parents. Avec le recul de l’âge auquel les parents âgés commencent à perdre l’autonomie, leurs besoins d’aide interviennent plus tard et leurs enfants sont généralement devenus des grands-parents, à moins de maternité ou paternité tardives.
33L’apparition de la fonction de « pivot » ne tient pas seulement de l’allongement de la vie, elle est aussi significative des changements dans les formes de solidarité entre générations.
34La protection sociale a inversé la direction des solidarités : les aides financières, autrefois ascendantes (les familles prenant en charge les parents âgés et mettant les enfants au travail) bénéficient désormais, sous l’effet de la protection sociale, aux plus jeunes tandis que les plus vieux reçoivent plutôt des soins personnels, quand ils deviennent dépendants. D’après les résultats d’une enquête européenne réalisée auprès des personnes de plus de 50 ans, leur implication dans les transferts intergénérationnels (en termes de dons d’argent ou de temps) est plus importante pour les personnes dont l’inscription dans la ligne générationnelle est celle de pivots que pour ceux qui sont soit en tête de lignée soit en fin de lignée (sans enfants)17.
35La relation d’aide, par la qualité nouvelle du lien qui se noue entre les enfants « aidants » et les parents dépendants peut aussi favoriser l’accomplissement personnel à cette période du milieu de la vie, sous la forme de ce que Margaret Blenkner18 a appelé la maturité filiale (filial maturity) et participer ainsi au processus de maturescence.
36Dans ces échanges intergénérationnels, hommes et femmes se différencient, les premiers intervenant davantage dans les dons financiers tandis que les soins à apporter aux petits-enfants, aux parents âgés, au conjoint, reposent davantage sur les femmes.
37Il faut souligner à ce propos que les réflexions sur les âges de la vie ont été surtout inspirées par l’observation des modèles de parcours masculins. Et pourtant, les hommes et les femmes ont un rapport différent au temps, à l’âge et au cycle de vie familial19, même si les genres ont tendance à se rapprocher dans la vie professionnelle, avec la plus grande participation des femmes au marché du travail.
38Ayant été traditionnellement plus fortement liés à la sphère économique et politique, plus ancrés dans le temps linéaire, les hommes sont plus contraints par l’âge chronologique, tandis que les femmes se rattachant davantage à la sphère familiale, dont la temporalité n’est pas linéaire, mais plutôt discontinue, subiraient moins la contrainte de l’âge chronologique, à l’exception de l’horloge biologique de la procréation20. Ces différences restent toujours actuelles même si de plus en plus de femmes ont des parcours professionnels qui les rapprochent du modèle masculin. Il reste que, du fait de leur plus longue espérance de vie, les femmes ont plus de risques de connaître une période de solitude et de dénuement dans leur grande vieillesse.
39La variabilité des parcours de vie a de multiples facteurs, dont le genre et la catégorie sociale sont les plus évidents. L’inscription dans la filiation est aussi un facteur déterminant bien que généralement sous-estimé. Vivre en couple ou en célibataire, avoir ou non des enfants, les avoir eu de façon précoce ou tardive…, changent le déroulement de la vie, comme les modalités du vieillir. Par exemple, les personnes sans enfant n’ont pas la même conscience du temps et du vieillissement que celles qui voient grandir leurs enfants, miroirs de leurs propres changements.
40Dans l’entreprise, le jeu des rapports de générations, s’il est moins évident que dans la famille, peut affecter néanmoins le déroulement de la carrière. La cadence des changements rythme aussi la succession des générations, qui se différencient par leur expérience du monde du travail et en particulier du milieu de l’entreprise. Mais l’expérience, qui fait l’avantage des anciens, a tendance à perdre de sa valeur avec l’accélération du rythme des changements dans les nouveaux modèles de travail et d’organisation. De plus, il s’est produit une « fracture numérique » entre les générations, les jeunes étant bien plus à l’aise dans la maîtrise du numérique, ce qui contribue à accélérer l’obsolescence de l’âge dans le milieu du travail. Si l’âge de 50 ans marque le début du vieillissement dans l’entreprise, selon les enquêtes d’opinion, c’est entre 70 et 75 ans que la population situe le commencement de la vieillesse. Le décalage est impressionnant, il montre bien la relativité sociale de l’âge mais aussi la perception négative du vieillissement au travail, un des problèmes majeurs pour l’emploi des seniors.
L’inéluctable inégalité des générations
41Les générations qui composent la société appartiennent à des époques et à des temps sociaux différents, elles sont d’une certaine façon, comme le notait Karl Mannheim, « incontemporaines ». Leur différence est aussi une inégalité et même une double inégalité. Elles sont les produits de temps inégaux et elles coexistent à un moment donné dans des phases de vie différentes, qui n’offrent pas les mêmes possibilités. La dissymétrie fondamentale des générations les positionne dans des rapports toujours inégaux, qui engendrent de multiples disparités face à la santé, à la vie sociale, au statut social, à l’argent et au pouvoir. La dépendance et la fragilité des enfants et des vieux les mettent en position de désavantage « naturel » par rapport aux autres. De même, l’inégalité des destins des jeunes des années 1940 et de ceux des années 2000 est une fatalité de l’histoire. Y a-t-il pour autant conflit de générations ? Les conflits opposant jeunes et adultes, qui ont culminé avec les mouvements de 1968 et dont l’actualité s’est maintenue (bien qu’atténuée) jusqu’aux années 1980, ont fait place à une controverse tout à fait inédite sur l’équité entre générations, opposant non plus deux, mais trois générations, dont celle des retraités. À la différence des années 1960, l’enjeu n’est plus culturel et politique, il est principalement économique. La polémique ne porte plus sur la hiérarchie (ou la domination) entre générations et entre sexes dans les familles ou les universités, mais sur leurs inégalités, avec pour enjeu le partage des ressources publiques entre les générations. Le sous-emploi des jeunes pose de profonds et urgents problèmes ; les attribuer à tort à la génération des baby-boomers et au poids financier des retraites, risque d’en masquer les véritables origines qui tiennent autant à la conjoncture économique mondiale qu’aux politiques éducatives, économiques et sociales des États. Le débat sur l’équité entre générations risque aussi d’occulter la réalité des inégalités sociales générales sous la question générationnelle. Or, les inégalités intragénérationnelles sont bien plus importantes que les inégalités intergénérationnelles, qui sont en partie compensées par les transferts privés entre générations21. Enfin un tel débat ne peut qu’accentuer les représentations négatives de la vieillesse, qui ont la vie dure.
Conclusion
42Nous sommes entrés dans une période de mutation anthropologique rapide et profonde qui affecte les individus dans leur parcours de vie et dans leur accomplissement personnel. Les lignes de vie sont individualisées, flexibles et variables. La « maturescence », la plus longue et la plus significative période de l’existence, se prolonge dans les premières années de retraite, lieu de création d’un imaginaire de liberté et d’autonomie. Son anticipation contribue à la quête de développement de soi qui caractérise les nouveaux modèles d’individuation, tout au long de la vie. Les changements des rapports entre générations structurent le déroulement des parcours de vie et contribuent à leur construction ainsi qu’au développement des individus. La désinstitutionnalisation des parcours de vie donne sans doute plus d’espace à l’action individuelle, mais a aussi pour effet de fragiliser l’individu, plus dépendant des relations interpersonnelles et intergénérationnelles, et plus sensible aux métamorphoses corporelles qui accompagnent le vieillissement. Ces évolutions, tout en étant produites par un ensemble complexe de facteurs sociétaux, résultent aussi de l’allongement de la vie, inaugurant une ère d’« abondance de vie ».
Notes de bas de page
1 Camus A., L’étranger, Paris, Gallimard, 1952.
2 Gauchet M., « La redéfinition des âges de la vie », Le débat, no 35, novembre-décembre 2004.
3 Deschavanne E. et Tavoillot P.-H., Philosophie des âges de la vie, Paris, Hachette, 2007.
4 Attias-Donfut C., Sociologie des générations : l’empreinte du temps, Paris, PUF, 1988. Et aussi, Attias-Donfut C., Générations et âges de la vie, Paris, PUF, 1991.
5 Les trois autres dimensions dégagées par Glen Elder sont : l’influence du temps historique ; l’action individuelle ; la scansion des biographies en étapes socialement déterminées. Elder G. H., Jr., « The life course and human development », in Lerner R. M. (dir.), Handbook of Child Psychology, t. 1: Theoretical models of human development, New York, John Wiley & Sons, 1998, p. 939-991.
6 Neugarten B., « Time, Age and the life cycle », American journal of psychiatry, 36, 1979, p. 887-894.
7 Erikson E., Enfance et société. Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1963.
8 En particulier: Kohli M., « The World we forgot: a historical review of the life course », in Marshall V. (dir.), Later Life, Beverly Hills, Sage, 1986, p. 271-303.
9 Cf. notamment Guillemard A.-M., Les défis du vieillissement. Âge, emploi, retraite. Perspectives internationales, Paris, Armand Colin, 2010 ; Gaullier X., La deuxième carrière, Paris, Le Seuil, 1986, qui développe l’idée d’une deuxième carrière.
10 Settersten R. A., Jr., Lives in Time and Place. The Problems and Promises of Developmental Science, Amityville, Baywood Publishing Company, 1999.
11 Ehrenberg A., La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010.
12 Alter N., Sociologie du monde du travail, Paris, PUF, 2006.
13 Dupuy F., La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Paris, Le Seuil, 2005.
14 Ehrenberg A., La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.
15 Gauchet M., op. cit.
16 Attias-Donfut C. (dir.), Les solidarités entre générations : vieillesse, familles, État, Paris, Nathan, 1995. Et aussi, Attias-Donfut C., « Rapports de générations. Transferts intrafamiliaux et dynamique macrosociale », Revue française de sociologie, vol. 41, no 4, 2000, p. 643-684.
17 Attias-Donfut C., Ogg J. et Wolff F. C., « European patterns of intergenerational financial and time transfers », European Journal of Ageing, 2 (3), 2005, p. 161-173.
18 Blenkner M., « Social work and family relationships in later life with some thoughts on filial maturity », in Shanas E. et Streib G. F. (dir.), Social Structure and the Family Generational Relations, Englewood Cliffs, Prenctice Hall, 1965.
19 Hagestad G. O., « Trends and dilemmas in life course research: an international perspective », in Heinz W. R. (dir.), Theoretical advances in life course research, Weinheim, Deutscher Studien Verlag, 1991, p. 23-57.
20 Settersten R. A., Jr., Lives in Time and Place…, op. cit.
21 Attias-Donfut C., Les solidarités entre générations…, op. cit.
Auteur
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