Chapitre XI. Imaginaire militaire et rupture mémorielle
p. 185-193
Texte intégral
« Il faut enterrer cette hache. »
1Mohamed est né le 22 mai 1965 à Saumur1. Marié, père d’un fils âgé de 17 ans, il travaille à la mairie de Saumur comme employé municipal (fonctionnaire territorial d’abord affecté aux espaces verts puis au service du patrimoine).
2Originaires d’El-Asnam en Algérie, ses parents, de culture arabophone, viennent d’un milieu pauvre et analphabète. Le père (né en 1937) et la mère (née en 19392) exercent alors le métier de gardiens de chèvres.
3Le récit de l’histoire familiale, avant, pendant et après la guerre d’Algérie, n’a pas été transmis par la famille (ni au sens étroit, ni au sens élargi) d’Ahmed. C’est tardivement (à l’âge de 25 ans) qu’Ahmed a entendu parler à Saumur de cette histoire de vie, grâce à des amis de la famille. La véracité de ce discours rapporté est donc sujette à caution. Mais c’est le seul dont il dispose pour recoller les morceaux de son identité narrative familiale.
4Si l’on reprend la typologie dressée par Hamoumou, les motivations et les circonstances de l’engagement dans la harka du père de Mohamed, alors jeune adulte au début de la guerre, relèvent du troisième (enrôlement forcé sous menace) et du quatrième type (motivation économique) :
« Ce que l’on a entendu, nous, c’est que mon père a été enrôlé de force, comme ça se faisait beaucoup : on les mettait de force dans le camion, on leur faisait faire le tour du village, avec les militaires. Une fois qu’on les voyait ainsi, c’était la révolte au village […]. Ils avaient faim aussi. Les Algériens avaient les terres les moins fertiles, les bonnes étaient dans les mains des Français. »
5En raison du caractère fragmentaire et rapporté de l’histoire familiale, Mohamed reconnaît savoir peu de chose sur les conditions concrètes dans lesquelles son père officiait dans l’armée française :
« Comme militaire, d’après les dires, mon père faisait de la reconnaissance pour l’armée française. Les militaires avaient besoin d’Algériens qui connaissaient le terrain. Toute ma famille s’est donc réfugiée dans un camp militaire. Les Français ne pouvaient se permettre de les laisser, sinon… »
6À la différence de la famille d’Ourdia (engagement par allégeance clanique), le père de Mohamed est le seul de sa famille à s’être engagé du côté de l’armée française. Du même coup, il reconnaît que les relations ont été très difficiles avec les autres membres de la famille (paternelle et maternelle) qui n’ont pas accepté cet acte de traîtrise. Ce n’est que très longtemps après la fin de la guerre que les rapports familiaux se sont pacifiés :
« Une partie de la famille restée au pays est venue nous voir en France. C’était en 1985. J’avais une vingtaine d’années. Ce sont surtout les oncles de ma mère qui sont venus. Elle le voulait pour qu’ils se fassent soigner en France. Là-bas, le niveau médical est catastrophique ; il n’y a pas de chirurgie en campagne […]. Ils n’en ont plus voulu après à ma famille. Le peuple algérien n’en veut pas aux harkis. Ce n’est jamais le peuple qui en veut. Le peuple a voulu tirer un trait sur le passé. C’est une vieille population désormais. »
7Mohamed ignore pour une large part les conditions du rapatriement et le temps passé dans les camps : « On leur a demandé de partir ; on a failli les laisser. Ils ont eu la chance d’être rapatriés par rapport aux autres. » Il sait seulement que ses parents ont débarqué à Marseille, pour ensuite se retrouver à Roubaix, puis à la caserne de Fontevrault, à proximité de Saumur. Mohamed ne doute pas que la guerre, l’exil, le rapatriement représentent pour ses parents un véritable choc traumatique. Mais sans que ce choc ait pu donner lieu à des mises en récit. Nous avons ici typiquement affaire à une mémoire empêchée. Si le mutisme du père harki relève, comme on l’a vu, d’une attitude typique, il est parfois compensé par la figure médiatrice et narratrice de la mère (qui parle de l’histoire du père). Ce n’est pas le cas dans la famille de Mohamed. La mère se mure dans le même silence sur son passé. D’une manière générale, la figure maternelle est relativement (au regard de la figure paternelle) peu présente dans le récit de vie de Mohamed. Sa présence est comme éloignée, toujours à l’arrière-plan de la trame narrative.
8Mohamed reconnaît qu’il n’a jamais surpris ses parents en train de parler de la guerre, même entre eux. Du même coup, le même tabou règne parmi ses frères et sœurs, au nombre de sept. Le grand frère, bien que né en Algérie, n’a aucun souvenir de son pays natal et de la guerre. Ce n’est pas seulement la guerre elle-même et les conditions du rapatriement qui sont passées sous silence, toute la vie au pays des parents est comme devenue muette. Mohamed avoue ne pratiquement rien savoir de la vie algérienne de ses parents. Tout se passe comme si Mohamed avait été confronté toute son enfance (et au-delà) à des parents sans passé. Ce n’est pas faute d’avoir tenté, à de nombreuses reprises, d’interpeller son père sur la vie là-bas, mais à chaque fois, regrette-t-il :
« Mon père détourne la question. Par exemple, mon père a une cicatrice sur le front. On a toujours voulu savoir d’où elle venait. On ne sait pas, on ne sait toujours pas. Ma mère non plus n’en parle pas. »
9Mohamed reconnaît cependant que jusqu’à la fin de l’adolescence il avait d’autres préoccupations que de s’interroger sur le passé de ses parents, préférant, dit-il, « les filles, les copains et les discothèques. » En fait, c’est surtout lorsqu’il a appris, par personnes interposées et étrangères à sa famille, des « choses sur la famille » que ses interrogations sur ses parents sont devenues plus lancinantes. Mais toujours sans réponses. Mohamed interprète ce silence massif comme une volonté de ses parents de se protéger et de protéger leurs enfants : « Eux ont envie d’enterrer tout ça, ils ont envie d’enterrer cette hache. » L’absence de transmission mémorielle est renforcée par la structure sociale et culturelle de la famille. Hormis les jours de fêtes ou de deuils, très rares sont les moments privilégiés où la famille réunie s’entretient avec elle-même : « Dans les familles musulmanes, les enfants ne mangent pas en même temps que les parents. Chez nous où on était sept enfants, chacun mangeait quand il voulait. »
10Le paradoxe est que le père de Mohamed ne dissimule pas publiquement son passé harki. Bien au contraire, il préside l’une des associations de harkis de Saumur. En tant qu’ancien militaire de carrière, son père est porte-drapeau lors des cérémonies commémoratives du 8-Mai ou du 11-Novembre : « À Saumur, mon père est connu comme le loup blanc. » Force est ainsi de constater l’extrême hiatus entre le silence de rigueur qui règne dans la sphère domestique sur le passé harki du père et la revendication de cette identification dans la sphère publique. Mohamed ne connaît et ne reconnaît le passé harki de son père que sur la place publique. Sans parler de transmission mémorielle, il y a néanmoins deux ritournelles dans la bouche du père qui renvoient au là-bas et à l’autrefois. D’une part, lorsque les enfants se plaignent de leur sort, la réplique paternelle est immédiate : « Ah, si vous aviez été là-bas ! » (sans en dire plus cependant, renforçant l’imaginaire du secret qui entoure le passé de la famille). D’autre part, Mohamed fait état de l’obsession paternelle, récurrente parmi la population de harkis : être enterré au pays. Son père ne peut espérer mourir dans la dignité, sans être enterré parmi les siens, dans le natal algérien. Cette inquiétude constante tout au long de son existence, en raison du rejet des harkis en terre d’Algérie, semble très récemment levée : « Mon père vient seulement de retourner en Algérie après 47 ans d’exil. » Tout se passe comme si ce voyage devait en même temps préparer une mort honorable.
11Qui dit absence de transmission parentale de souvenirs (mémoire explicite) ne dit pas nécessairement absence ou refoulement de dispositions acquises par la culture importée des parents (mémoire implicite ou mémoire-habitus). Si les parents de Mohamed ont cherché à tirer un trait sur les souvenirs de l’enfance au pays, de la guerre, et de l’exil (« pour enterrer cette hache »), ils ont transmis à leurs enfants un certain nombre de dispositions et d’identifications qui renvoient implicitement à la culture algérienne. La disposition religieuse est cependant faiblement transmise et donc contractée par les enfants. Hormis la pratique du ramadan et le respect des interdits alimentaires, les parents de Mohamed pratiquent peu et ne prient pas durant son enfance :
« C’est seulement avec l’âge qu’ils ont retrouvé le besoin de revivre la religion musulmane. Depuis qu’ils sont en retraite, ils prient ; mon père va à la mosquée. Ils ont mis du temps. La mosquée est tellement petite à Saumur qu’il n’y a que les hommes qui y vont. Les femmes prient chez elles. »
12Pour Mohamed, l’islam ne représente aucunement un facteur d’identification : ne pratiquant pas, il reconnaît que « cela ne [l]’intéresse pas ». Ce désintérêt ne provoque de conflit familial que lorsqu’il décide de se marier avec une « Française non musulmane » et lorsqu’il se résout à ne pas circoncire son fils : « Mes parents ont eu beaucoup de tristesse que leurs enfants se marient avec des non-musulmans. » Ce choix marital est vécu par les parents comme une véritable amputation de la continuité générationnelle, comme un échec, voire une trahison, dans l’espoir d’une réintégration dans la communauté imaginaire d’origine.
13La transmission de la langue arabe demeure – moins par choix initial des parents que par nécessité –, une disposition encore relativement acquise chez Mohamed. Par nécessité dès lors que les parents de Mohamed maîtrisent encore difficilement le français, l’arabe étant de fait la langue de l’univers familial : « Je comprends l’arabe, je le parle, mais difficilement. » Même si l’arabe est la langue parlée par sa mère, Mohamed reconnaît que sa « langue naturelle » est le français et regrette de ne pas maîtriser la langue de ses parents :
« Entre mes frères et sœurs, avec mes amis d’origine algérienne, on parle français. Il y a une désocialisation de ce côté-là. Si on part au Maroc ou en Tunisie, on parlera le français. Moi, je parle une sorte de patois, et non l’arabe littéraire qui est la langue du Coran. »
14Bien que ne maîtrisant pas entièrement cet héritage, Mohamed l’assume parfaitement, à la différence de l’islam. Au titre de la transmission de la mémoire implicite de la culture importée par sa famille, Mohamed évoque également la musique arabe (sa mère joue du tam-tam traditionnel), la recréation de rituels et de fêtes traditionnelles. Coupé de l’héritage des souvenirs de sa famille, Mohamed n’est donc pas coupé entièrement de la culture arabo-musulmane de ses parents, elle-même ayant subi des transformations importantes au contact de la société française.
15Mohamed déclare se sentir « pleinement Français » mais ressent comme d’autres enfants de harkis un double rejet qui pèse encore sur ses pôles d’identification. D’un côté, il se dit victime d’un racisme et d’une ségrégation anti-arabe :
« Combien de fois l’entrée en discothèque nous a été fermée parce qu’on est des Arabes ? Combien de fois des types bourrés dans la rue m’ont traité de sale bougnoule ? Même au travail, on me dit que je ne suis pas comme les autres. »
16De l’autre, il se dit victime d’une discrimination contre les harkis de la part des autres communautés d’origine algérienne : « À Saumur, chacun sait qui est harki et fils de harkis. Nous, on ne s’en cache pas. Mais les insultes ont fusé, “sale traître”, “sale collabo”. » Mohamed n’affirme pas ressentir cette stigmatisation en permanence et insiste à plusieurs reprises pour attester sa bonne intégration dans la ville3. Mais le double rejet creuse parfois en lui des abîmes d’identification :
« D’un côté, on n’est pas considérés comme pleinement Arabes parce que harkis. De l’autre, on n’est pas considérés comme pleinement Français parce que d’origine arabe. On ne sait pas qui on est. On est dans un milieu impossible. On ne sait pas où se placer. On n’est rien. »
17Force est donc de constater une tension entre ce sentiment vivace et le fait que Mohamed se reconnaisse comme intégré dans les réseaux sociaux, culturels et professionnels de la ville de Saumur. Cette intégration est moins due selon lui à un choix parental délibéré qu’à la politique de la ville. Certes, il met en exergue le fait que les familles de harkis ont été placées majoritairement dans des quartiers HLM, à côté du « Chemin vert » :
« Mais l’avantage qu’il y avait et qu’on ne trouve plus à notre époque, c’est que c’étaient des cités et non des ghettos. Il y avait du mélange, des immigrés du Maghreb, des Blancs. Il n’y avait pas une barre HLM avec que des harkis. On était tous dans le même quartier, mais pas tous dans le même bâtiment. C’est ça qui nous a aidés à nous en sortir, à comprendre notre voisin. »
18Sans adopter le discours de la revanche ou de la réussite sociale que l’on trouve chez Ahmed, Mohamed estime malgré tout avoir pu éviter nombre d’écueils (chômage, délinquance…) dans lesquels sont tombés beaucoup d’enfants de harkis de sa génération. Obtenir un emploi stable d’agent territorial, représente assurément une mobilité sociale pour un fils de parents immigrés, analphabètes, harkis et pour quelqu’un qui a connu l’échec scolaire :
« J’ai fait toute ma scolarité à Saumur, du primaire au secondaire, puis dans un LEP, avec une spécialisation comme tourneur-fraiseur. Mais je n’ai pas trouvé de job dans cette spécialité. Après, c’était le temps de l’électronique auto. Moi, je voulais travailler dans la mécanique auto. Mais ma formation initiale n’était pas adaptée. »
19Puis est venu le temps du décrochage et des petits boulots :
« Il y a eu un moment où j’ai zappé les études, moment des filles, des copains et des discos ; une déscolarisation en fin de compte. Après j’ai fait le ramassage de champignons pour gagner un peu d’argent. Après ma période sauvage et rebelle, j’ai fait une formation à l’AFPA. Et puis je suis entré à la mairie de Saumur à 23 ans. Maintenant j’ai quelque chose de stable, jusqu’à la retraite. »
20À la différence d’Ahmed avec sa « nounou », de Zahra avec sa bibliothécaire, d’Ourdia avec son institutrice, Mohamed n’a pas eu la chance de rencontrer une figure médiatrice extra-familiale au cours de son existence. L’école et le monde enseignant n’ont pas été de beaucoup d’aide :
« Il faut dire que l’on était plus de trente en classe. Les profs n’avaient pas le temps de s’occuper de tout le monde. Et puis, on avait des parents illettrés, personne pour nous aider à la maison. Mon frère aîné était militaire. Et puis les profs n’avaient pas envie de s’ennuyer avec des gens comme nous. »
21Outre la situation de la résidence familiale, la carrière militaire de son père a été un pôle de stabilité dans la trajectoire biographique de Mohamed. Comme on l’a vu, ce cas n’est pas isolé parmi les enfants de harkis : les enfants de militaires ont connu moins de désintégration sociale et économique que les autres :
« À la fin de la guerre, mon père a signé dans l’armée. Comme beaucoup de harkis, il s’est retrouvé dans la caserne de Fontevrault. Il faisait fonction de garde champêtre, les premières classes de l’armée. Mais il a arrêté au bout de 13 ans et demi de services, sans que je sache pourquoi. Ensuite, il a enchaîné les boulots pénibles que personne ne voulait faire : ramassage de champignons, maçonnerie… Ma mère aussi, en plus de s’occuper des enfants, a fait du ramassage de champignons. »
22Malgré la carrière écourtée de son père dans l’armée, malgré son petit grade, malgré l’absence de progression professionnelle dans un contingent privé de formation et d’alphabétisation, l’univers militaire demeure omniprésent dans la trajectoire familiale de Mohamed. Il s’agit d’un pôle central d’identification et de construction de soi. Non seulement parce que son père continue d’arborer fièrement, lors de cérémonies nationales, son appartenance au corps militaire, parce que son frère aîné a suivi la voie de la carrière militaire, mais aussi parce que Mohamed lui-même, plus que tout, aurait souhaité prendre ce chemin : « J’ai voulu m’engager. Mais à l’époque, la sélection était plus sévère qu’aujourd’hui. » Ce n’est pas l’imaginaire cosmopolite d’Ourdia, ce n’est pas l’imaginaire républicain de Louis, ce n’est pas l’imaginaire de l’entrepreneur d’Ahmed, ce n’est pas l’imaginaire religieux de Zahra, c’est l’imaginaire militaire qui enveloppe la construction de soi de Mohamed. Son propre fils de 17 ans, tiraillé également par des conflits d’identification, est décidé, après ses études au lycée, à s’engager dans l’armée. Bien que reconnaissant l’existence d’un racisme anti-arabe dans l’armée française, celle-ci n’en représente pas moins, aux yeux de Mohamed, un ordre de reconnaissance et d’estime de soi pour les harkis et leurs descendants : « Je suis réformé mais j’adore l’armée. L’armée a été un salut pour notre famille. »
23Le choix de se marier avec une Française non-musulmane ne témoigne pas seulement d’un choix d’intégration dans la société française. Car son épouse est également fille de militaire, de père en fils, depuis des générations. Ce mariage est aussi la rencontre entre deux lignées de familles de militaires, aussi contrastées soient-elles. Mohamed évoque cependant le sentiment initial équivoque de sa belle-famille à son égard dès lors que le père de son épouse est mort pendant la guerre d’Algérie. D’un côté, en tant que fils d’Algérien musulman, il représente symboliquement le meurtre du père de son épouse. De l’autre, en tant que fils de harkis, il incarne l’engagement du côté de l’armée française.
24L’imaginaire militaire, en tant que pôle d’identification de soi, permet à Mohamed de donner un autre sens à son récit de vie et de surmonter symboliquement les stigmates sociaux qui pèsent sur la biographie familiale. La valorisation sociale de l’armée contribue à donner à sa lignée un statut, une reconnaissance, une estime de soi, non seulement en tant que fils d’immigré, mais également en tant que fils de harki. L’identification « harki » inscrite dans l’imaginaire militaire peut légitimement devenir, à ses yeux et au su de tous, un motif de fierté, voire d’héroïsation. L’intégration dans l’imaginaire militaire est le meilleur remède pour Mohamed pour conjurer la part maudite du harki (jusqu’à notre entretien, Mohamed pensait que la signification originelle du mot harki désignait la figure du traître). L’univers symbolique de l’armée, associé ici à la droiture et à la discipline, reconfigure le spectre de la traîtrise qui pèse sur sa lignée. Pour Mohamed, il n’y a pas à avoir honte d’un père qui a été contraint de s’engager aux côtés de l’armée française :
« On n’est pas responsable de ce que nos parents ont fait. J’en veux pas à mes parents ; je n’ai pas à leur en vouloir ; je n’ai pas le droit de leur en vouloir. Je n’ai rien demandé. Je n’ai pas demandé à vivre. On veut simplement vivre dans le pays dans lequel on est né. »
25Il y a a contrario une fierté à être le fils d’un père qui a fait de ce non-choix un « choix » (mais avait-il en un sens d’autres choix s’il ne voulait pas connaître la désintégration économique et sociale ?) lorsque, après la guerre, il a fini par accepter de signer un contrat avec l’armée. Il y a une fierté à être le fils d’un père qui, à la différence d’autres immigrés, peut porter le drapeau sur la place publique, devant les autorités officielles, au moment des cérémonies nationales. Il y a une fierté à être le fils d’un père qui a toujours été « un modèle », nous dit Mohamed.
26Le discours de Mohamed, loin d’être univoque, oscille entre victimisation et héroïsation. Mohamed se considère comme une victime en raison des conflits d’identification qui continuent de le hanter, lui et nombre de harkis : « On ne sait pas où on est. » Il en veut aussi à l’État français du fait d’une reconnaissance jugée trop tardive, notamment en termes d’indemnisations. Même aujourd’hui, il regrette l’absurdité de certains registres d’indemnisation :
« À la Préfecture du Maine-et-Loire, il y a un service qui est consacré aux indemnisations des harkis. Mais pour que les enfants et les petits-enfants puissent y avoir droit, ils doivent vivre dans le foyer des parents et des grands-parents. Moi, je leur dis que j’ai plus de 40 ans, et que je me vois difficilement vivre avec mes parents. »
27D’un autre côté, comme on l’a vu, l’identification « harki », reliée à l’univers symbolique de l’armée, est l’objet d’une fierté et d’une franche héroïsation. Cette héroïsation de la figure du harki n’aurait sans doute pas pu voir le jour sous ce mode sans les dispositifs de reconnaissance, même tardifs, dont les harkis ont pu bénéficier4. Il y a toujours des conditions sociales, juridiques, et politiques de reconnaissance et d’estime de soi. Et Mohamed considère, comme sa famille, qu’il revient à la droite d’avoir permis une meilleure reconnaissance du sort des harkis. Alors que Mitterrand porte une image négative pour son jeu trouble pendant la guerre d’Algérie, de Gaulle est au contraire associé à « l’homme du rapatriement », et jamais, au contraire, à l’homme qui a laissé des milliers de harkis se faire massacrer. L’image positive du gaullisme est un argument de plus pour justifier la sympathie de la famille de Mohamed (sans être encartée) pour l’UMP. Mohamed n’est pas dupe cependant des manœuvres électoralistes qui président au fait que les familles de harkis à Saumur sont d’autant plus courtisées qu’approchent des échéances électorales : « Les élus PS et FN s’y mettent aussi, mais avec moins de succès. »
28L’héroïsation de la figure du harki, médiatisée par l’imaginaire militaire, est parfaitement en phase avec l’impératif généalogique (« Je suis fier de mon père », « je n’ai pas à lui en vouloir », « mes parents sont un modèle pour nous »…). Mohamed peut parfaitement assumer d’être le fils de son père, ne jamais renier sa filiation parce que son père a retrouvé un honneur, après l’avoir perdu malgré lui, dans l’engagement au sein d’une armée qui donne statut socio-économique et reconnaissance de la nation, quand bien même le père aurait-il connu une position de dominé au sein de cette institution. L’armée française a été à la fois (initialement) la cause de la chute et du malheur de la famille au moment de l’enrôlement forcé et l’une des causes de la rédemption sociale (une fois accompli l’engagement volontaire dans l’armée en métropole). De même l’identification « harki » est, d’un côté, la cause de tourments chez Mohamed en termes de stigmatisation sociale et de conflits d’identité et, de l’autre, un facteur de maintien et d’estime de soi, lorsqu’elle est reliée à l’univers symbolique de l’armée. Cette héroïsation est d’autant plus paradoxale qu’elle ne procède pas d’une mise en récit parentale.
29Mohamed sait cependant que la construction de cette estime de soi est d’autant plus fragile qu’elle est indissociable de la mémoire vivante de la génération qui en a été la protagoniste, celle de ses parents. Or, non seulement c’est une génération qui ne parle pas ou peu de son passé, mais, de surcroît, c’est une génération vieillissante dont la mort approche, et avec elle, la mémoire des harkis5 : « Que restera-t-il aux petits-enfants ? Quelques photos. Le reste, ils ne l’auront pas. Ils ne sauront pas. » D’où les espoirs placés par Mohamed dans l’histoire à prétention savante, lorsque la mémoire meurt, pour conjurer l’oubli6. Cette fragile identification affecte directement son intégration dans la ville de Saumur et dans la société française en général, conscient de l’impératif d’intégration (« Nous, on a toujours fait l’effort pour aller vers les autres »), conscient que cette identification « harki » peut se retourner, dans certaines situations contre lui, conscient que cette identification n’est pas toujours suffisante pour neutraliser les discriminations persistantes : « Avec l’histoire de la burka, on va encore nous assimiler à des fanatiques intégristes. »
Notes de bas de page
1 J’ai obtenu les coordonnées téléphoniques de Mohamed par l’intermédiaire d’Ahmed. L’entretien s’est déroulé dans un café du centre-ville de Saumur.
2 Notre interlocuteur précise que ces données d’état civil concernant les dates de naissance sont approximatives.
3 Au cours de notre entretien sur la terrasse d’un café, Place du théâtre à Saumur, Mohamed témoigne d’une certaine fierté (en termes d’intégration, de reconnaissance…) au fait d’avoir salué pas moins d’une dizaine de personnes (agent de police municipale, commerçants, patron de discothèque…).
4 Signalons notamment l’importance du décret du 31 mars 2003 qui instaure une journée nationale d’hommage aux harkis et aux membres des unités supplétives. La loi controversée du 23 février 2005 comporte également, en son article 1, une mention qui « reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés ».
5 À plusieurs reprises au cours de notre entretien, Mohamed évoque une auto-culpabilisation pour ne pas avoir su aider ses parents à mettre en récit leur passé.
6 C’est l’une des raisons pour lesquelles Mohamed nous a dit avoir accepté notre entretien. Il voit dans le type de recherches que nous menons le moyen de faire de l’histoire une suite à la mémoire. Mohamed regrette cependant qu’au cours de sa scolarité si peu de place ait été faite, dans l’enseignement de l’histoire, au sort des harkis.
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