Les képis face aux larmes, les gendarmes et la souffrance sociale
p. 195-211
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les recherches historiques et sociologiques menées sur la gendarmerie connaissent un essor depuis une décennie1. La création du Service historique de la gendarmerie nationale, la médiatisation d’événements comme les « grognes des képis » de 1989 et 2000 ou les débats sur la politique de sécurité intérieure intéressent des chercheurs en sciences humaines, politiques et juridiques. Chez les historiens, il convient de rappeler la tenue de deux colloques sur la gendarmerie aux xixe et xxe siècles à la Sorbonne à l’initiative de Jean-Noël Luc qui a, par ailleurs, dirigé un volumineux guide de recherche2.
2Le classement territorial des archives de la gendarmerie ne permet pas d’approche thématique directe, le dépouillement d’innombrables procès-verbaux ralentit le travail d’analyse sur un objet précis. Entreprendre une recherche approfondie sur un thème tel que la souffrance sociale rencontre rapidement des limites. Il est proposé ici à l’historien de raisonner par récurrence à partir de l’activité actuelle des gendarmes et de la sensibilité grandissante pour les questions sociétales, quitte pour le chercheur à en retrouver l’expression dans les sources archivistiques. La méthode employée adopte les chemins fréquentés par le sociologue dans la mesure où elle repose tout à la fois sur une source brute, une documentation récente et une enquête orale menée auprès d’un panel de personnels de différents échelons de commandement3.
3L’analyse des manifestations de la souffrance sociale rejoint une priorité actuelle du commandement de la gendarmerie (direction générale et commandants de régions) et des autorités d’emploi aux échelons local (corps préfectoral) et national (ministre de l’Intérieur) qui entendent mieux comprendre les causes de la hausse continue des atteintes volontaires à l’intégrité physique (AVIP) dans un contexte de diminution globale des autres formes de délinquance.
4Pour un gendarme, la responsabilité individuelle l’emporte sur les conditions sociales qui peuvent déterminer un individu à transgresser la loi. La pauvreté matérielle, intellectuelle, psychologique ou même physiologique ne constitue pas en elle-même une raison suffisante pour excuser ou minimiser une violence faite à autrui. Le gendarme constate des faits, il ne les apprécie pas. La balance des arguments, à charge et à décharge, est du ressort du magistrat ou des jurés pour les affaires criminelles passibles des assises. Toutefois, dans le cadre des procédures judiciaires délictuelles et criminelles, l’enquêteur de la gendarmerie est amené à signaler au magistrat du parquet ou de l’instruction les éléments qui lui paraissent intéressants pour cerner la personnalité de l’individu mis en cause dans une affaire. Aussi, sa définition de la souffrance sociale ne peut-elle guère être différente des 107 catégories de la grille d’analyse des crimes et délits établie à partir du code de procédure pénale. Lorsqu’une personne contacte la gendarmerie en vue de son intervention, c’est a priori qu’elle est dans une situation d’agression psychique ou physique au sens médical du terme. Elle est une victime, c’est-à-dire qu’elle vient de subir un préjudice. On rejoint alors la définition donnée par l’ONU dans sa résolution 40/34 du 11 décembre 1985 selon laquelle : « On entend par victimes des personnes qui, individuellement, ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou morale, une souffrance mentale, une perte matérielle ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux… » Le champ des souffrances couvertes par cette définition inclut les violences crapuleuses ou la violence routière en sus des violences non crapuleuses auxquelles on pense spontanément4.
La formation et le regard du gendarme sur les souffrances du corps social
5Force de police à statut militaire, la gendarmerie nationale compte environ 100 000 personnels d’active dont environ 6 % de femmes5.
6Elle bénéfice depuis toujours d’une réputation de proximité avec la population dont elle assure la protection et la surveillance. Présente sur l’ensemble du territoire national, la zone de compétence exclusive de la gendarmerie couvre environ 90 % du territoire et comprend la moitié des Français. Les professions en contact permanent avec les manifestations les plus aiguës de la souffrance sociale sont peu nombreuses : on peut y rattacher les pompiers, les médecins (au premier desquels les urgentistes et les généralistes), les forces de l’ordre (gendarmes, policiers) et dans une moindre mesure les infirmiers et les ambulanciers. Tous ces professionnels pénètrent dans l’intimité des foyers, sont amenés à connaître les détails de l’hygiène de vie (au sens large du terme) des personnes qui font appel à eux.
7La sélection des candidatures pour entrer en gendarmerie comprend différentes batteries de tests conçues par la sous-direction du personnel et le commandement des écoles6. Pour intégrer une école de sous-officier de gendarmerie (ESOG), les candidats doivent réussir six tests psychotechniques et, s’ils ont réussi les écrits, un entretien de motivation avec un officier spécialisé. Ces épreuves sont censées constituer un tamis efficace pour déceler les comportements déviants et les personnalités inadaptées aux exigences du service. Une réforme récente a rendu ces tests encore plus sélectifs, obligeant plus de la moitié des admissibles à subir un examen psychologique approfondi. Généraliste par essence, le futur gendarme sait qu’il aura à affronter des situations difficiles et la présence régulière de la mort dans son activité quotidienne. De nos jours, beaucoup de jeunes gens désireux de faire carrière dans la gendarmerie contractent un engagement spécial dans la réserve opérationnelle (ESR) ou se portent volontaires en signant un engagement renouvelable jusqu’à cinq ans. Ils deviennent alors gendarmes adjoints volontaires (GAV). Leur acclimatation aux manifestations de la souffrance humaine et sociale s’opère donc sur le terrain, sans formation initiale, mais en bénéficiant des conseils des personnels d’active. Les deux tests psychotechniques que passent les GAV sont plus limités que ceux passés pour entrer dans une ESOG et ils sont encore inexistants pour les réservistes, même si un projet est à l’étude. L’institution se fie donc essentiellement sur l’enquête de moralité qu’elle réalise auprès de l’entourage des candidats et qui constitue un filtre efficace.
8Lors de leur scolarité dans une ESOG ou à l’École des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN), les élèves suivent un cours intitulé Connaissances de la société française qui aborde des thèmes comme le chômage et ses conséquences, les difficultés de l’intégration des immigrés, les mutations de la famille, les manifestations du mal de vivre. À l’EOGN, les futurs officiers assistent à des conférences données par des universitaires, des magistrats, des hauts fonctionnaires venus de divers horizons. Toutefois, cette ouverture sociétale reste limitée, le cursus étant dominé par l’enseignement des matières juridiques ou la formation militaire.
9Au fil de leur carrière, certains gendarmes sont plus directement formés pour répondre à des situations spécifiques. C’est le cas pour des personnels des 39 brigades de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ), dont une des missions récemment renforcée concerne les maltraitances à enfant et les atteintes sexuelles sur mineurs7. Les militaires de la gendarmerie les plus sélectionnés en vue de leur capacité de gestion d’une situation particulièrement anxiogène sont naturellement ceux qui sont appelés à servir au sein de l’élitiste Groupement spécialisé d’intervention de la gendarmerie nationale (GSIGN). C’est au GSIGN qu’appartiennent la centaine d’hommes du Groupe d’intervention (GIGN) qui est la seule unité à être dotée de gendarmes négociateurs. Ces négociateurs passent plusieurs niveaux de qualification reposant sur de solides connaissances en psychologie et psychiatrie.
10Plus globalement, tous les élèves-gendarmes et gendarmes d’active sont soumis durant leur carrière à des évaluations visant autant à contrôler leurs capacités physiques et professionnelles que leurs émotions. Il suffit de penser aux entraînements au maintien de l’ordre et au parcours de risque pratiqués sur le site du Centre national d’entraînement de Saint-Astier, aux qualifications de parachutiste, plongeur, skieur, spéléologue, maître-chien, pilote d’hélico, pilote de voiture rapide, motocycliste… qui réclament toutes beaucoup de sang-froid.
11Le suivi psychologique des gendarmes ayant été confrontés à des événements graves est effectué par une cellule d’aide psychologique relevant de la direction générale, sans préjuger de leur passage devant des psychiatres spécialistes des chocs traumatiques du Service de santé des armées8. Cette aide est par exemple apportée après un cas d’usage des armes, la mort d’un collègue en service, une catastrophe meurtrière, un accident grave, un retour d’opération extérieure durant laquelle le personnel a été en confronté à des situations pénibles (ex-Yougoslavie par exemple). Soit la cellule d’aide est envoyée à l’initiative du commandement pour l’ensemble des personnels concernés par l’événement grave, soit elle se déplace sur demande individuelle d’un militaire. Sans même l’intervention de ces psychologues, les commandants d’unités connaissent depuis longtemps l’importance du « débriefing », moment privilégié de prise de parole destiné à évacuer le stress et les émotions accumulées lors d’une opération. Cette pratique commune à toutes les armées, prend naturellement une tournure particulière en gendarmerie du fait de la nature des opérations menées. L’institution pratique en effet « sa guerre » au quotidien contre des adversaires, et non des ennemis, ce qui constitue une différence fondamentale, car il faut apprendre à maîtriser sa force. C’est donc à la brigade ou à l’escadron que la plupart des personnels parviennent à se décharger de leur stress9. En revanche, les gendarmes insistent sur le cloisonnement qu’ils pratiquent avec leurs proches pourtant logés à proximité immédiate dans la caserne. Ils n’abordent quasiment jamais les aspects les plus affligeants de leur métier avec leur conjoint et naturellement avec leurs enfants. Le noyau familial de la caserne fait bloc, en revanche, dès lors qu’une famille est dans la peine à la suite d’un accident en service.
12En fonction de leur subdivision d’arme (gendarmerie départementale ou mobile, gendarmerie spécialisée) et de leur emploi, les gendarmes sont amenés à découvrir bien des manifestations et des comportements à rattacher à la souffrance sociale. Les gendarmes départementaux (60 % des effectifs) sont indéniablement ceux qui sont le plus en prise directe avec les souffrances de la population. Ils interviennent au plus près des violences et des souffrances qu’elles soient physiques ou morales. Ils sont chargés des tâches les plus pénibles : découvertes de cadavres en tous lieux et à toute heure (accidentés de la route, suicidés, décédés d’une mort naturelle ou criminelle). Ce sont eux qui annoncent une mort violente à une famille en accompagnant un élu, qui interviennent au sein des cercles familiaux. Ils côtoient la misère humaine dans toutes ses dimensions et sont confrontés à toute la gamme des situations de détresse.
13Chez les gendarmes spécialisés, la perception de la souffrance comporte des spécificités, mais reste néanmoins très présente, il suffit d’ailleurs de penser à la médiatisation des interventions pour s’en convaincre. On peut penser pêle-mêle aux accidents d’altitude auxquels doivent faire face les gendarmes des pelotons de gendarmerie de haute montagne (PGHM), aux noyés retrouvés par les plongeurs, aux accidents de spéléologues secourus par l’unité spéléo basée dans les Pyrénées. Dans le domaine judiciaire, les plus exposés à la morbidité sont les Techniciens en identification criminelle (TIC), relayés par les gendarmes scientifiques de l’Institut de recherches criminelles de la gendarmerie nationale (IRCGN). C’est ce pôle de police technique et scientifique qui comprend en son sein l’Unité de gendarmerie d’identification de victimes de catastrophes (UGIVC) dont les personnels volontaires travaillent sur les pires scènes de mort (carambolages, crashes aériens, attentats, tsunami…).
14En comparaison, les gendarmes mobiles sont moins en contact avec ces souffrances du quotidien. Jusqu’à la zonalisation des forces de maintien de l’ordre décidée en 2002, les mobiles n’intervenaient pas ou peu à proximité de leur lieu de résidence. Force spécialisée dans le maintien de l’ordre, la gendarmerie mobile est naturellement exposée aux expressions de la souffrance économique et sociale à l’occasion de cortèges, d’occupations de sites de production, mais elle n’a pas vocation à entrer en contact avec les manifestants pour entendre leurs doléances et leurs angoisses. L’encadrement se borne à une vision technique du rassemblement de personnes et aux tactiques d’intervention. Cela ne signifie pas que le gendarme mobile se désintéresse des problèmes sociaux bien au contraire, mais il en subit plutôt les conséquences violentes en tant qu’incarnation d’un État contesté.
15Ce sont également les escadrons qui sont appelés en renfort de sécurisation dans certaines banlieues difficiles, il y a là l’apprentissage d’autres réalités sociales et de nouvelles formes de violence. Les gendarmes mobiles ont également une bonne connaissance des spécificités des populations de l’outre-mer où ils sont parfois confrontés à des situations extrêmement tendues. Enfin, ils sont en contact avec les détenus pour les transfèrements en région parisienne, avec les clandestins qu’ils gardent dans les centres de rétention administrative (CRA du Mesnil-Amelot près de Roissy). Concernant la forme de souffrance sociale traduite par l’immigration clandestine, elle est également connue par les gendarmes de la gendarmerie des transports aériens (GTA) qui sont par ailleurs concernés directement par les conséquences humaines des accidents d’aéronefs civils.
16Les membres des autres formations spécialisées de la gendarmerie connaissent une exposition variable à la souffrance sociale. Elle est tout à fait réelle pour les membres du Groupement central des forces aériennes de gendarmerie (GCFAG), car ils interviennent fréquemment pour des urgences vitales (noyades, accidentés graves).
17Pour les gendarmes de l’armement, la principale souffrance sociale a trait à l’évolution de l’emploi dans les usines nationales d’armement, mais ils ont aussi à connaître de toutes les difficultés morales et physiques des personnels des arsenaux et manufactures d’armes dans la mesure où ces dernières peuvent avoir un retentissement sur leur travail ou la sécurité nationale.
18Les gendarmes de l’air partagent ce type de préoccupations. Leurs compétences s’exercent vis-à-vis des militaires et personnels civils de l’armée de l’air. Ils enquêtent sur les accidents d’aéronefs militaires, les affaires de suicides, d’addictions, de rixes, les affaires de mœurs, crapuleuses… C’est aux mêmes types de problèmes que s’attèlent les gendarmes maritimes envers les personnels militaires et civils de la Marine nationale. Leurs missions les conduisent aussi à être en contact permanent et direct avec les toutes les catégories de marins (pêcheurs, marine marchande, plaisanciers). Ils sont donc particulièrement avertis des difficultés du monde maritime et interviennent dans les opérations de sauvetage ou d’enquêtes consécutives à des naufrages. On retrouve là, avec les spécificités du monde maritime, des missions proches de celles des gendarmes départementaux.
L’engagement de la gendarmerie nationale dans la politique d’aide aux victimes
19La justice, dont le fonctionnement reposait depuis toujours le triptyque investigation – connaissance de l’auteur des faits – sanction, porte une attention nouvelle à la victime et à sa reconnaissance par la société. La politique de protection des victimes a été entamée par la loi du 31 décembre 1951 instaurant le Fonds de garantie automobile chargé d’indemniser les victimes d’infractions au code de la route causées par un auteur inconnu ou insolvable10. Cette garantie a été étendue à d’autres victimes au fil des ans. En 1977, une loi a prévu l’indemnisation des victimes d’infractions pénales. En 1985, la « loi Badinter » a étendu la liste des risques devant être assurés, a imposé des procédures et des délais d’indemnisation aux assurances. Les dispositifs législatifs se sont succédés sous la pression de faits divers ou d’événements (loi du 6 septembre 1986 indemnisant les victimes d’actes terroristes11, loi du 31 décembre 1991 indemnisant les victimes du sang contaminé par le virus du SIDA, loi du 6 juillet 1990 sur la réparation intégrale des dommages résultant d’une atteinte à la personne humaine, loi du 10 juillet 1991 améliorant l’attribution de l’aide juridictionnelle12).
20En 1998, Élisabeth Guigou, garde des Sceaux, signe une circulaire enjoignant les parquets à généraliser les dispositifs d’aide aux victimes. À l’issue d’une séance d’une séance du conseil de la sécurité intérieure (CSI) d’octobre 1998, Lionel Jospin va demander à Marie-Noëlle Lienemann de lui remettre un rapport sur l’aide aux victimes. Le groupe interministériel présidé par madame Lienemann va travailler avec les représentants de onze ministères. Le rapport de la parlementaire est remis au Premier ministre le 26 mars 1999. La majeure partie de ses préconisations sont reprises dans la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la présomption d’innocence et les droits des victimes. Ce texte stipule que lors du dépôt de plainte, la victime doit être informée de son droit d’obtenir réparation du préjudice subi. La loi impose également l’obligation de recevoir les plaintes d’infractions non commises dans le ressort territorial compétent. Enfin, le nouveau code de procédure pénale exige du procureur qu’il fixe le délai de l’enquête préliminaire13.
21La direction générale de la gendarmerie a répondu à ces dispositions législatives par la circulaire n° 6700 du 26 septembre 2001 traduisant les directives du Conseil de la sécurité intérieure du 19 avril 1999. Dans les écoles, les élèves-gendarmes participent désormais à des mises en situation réalistes. Des stages de perfectionnement sont également organisés dans les écoles spécialisées pour les personnels les plus exposés à l’émotion publique : commandants d’unités territoriales, opérateurs des Centre opérationnels de gendarmerie (COG).
22Le groupement de gendarmerie départementale a logiquement été reconnu comme le meilleur échelon pour l’organisation et la coopération entre la gendarmerie et les autres administrations assistant les personnes en difficulté. Il a été demandé au commandant de groupement de désigner un officier adjoint « correspondant aide aux victimes » qui représente la gendarmerie au comité de pilotage spécifique pour l’aide aux victimes au sein du Conseil départemental de la prévention de la délinquance. Il s’agit le plus souvent des officiers en charge de la communication ou de la police judiciaire. La fonction d’interface exercée par l’officier du groupement est relayée au niveau des compagnies par des gradés des brigades de recherches. Dans les dix départements les plus peuplés, des sous-officiers référents pour les violences conjugales ont également été désignés, car il s’agit là d’un sujet sensible ayant longtemps été passé sous silence14.
23L’institution a entamé une démarche visant à améliorer l’accueil téléphonique. Les plantons et opérateurs des COG doivent être capables d’orienter les victimes vers les associations d’aide les plus proches, de les accompagner et de leur assurer un soutien psychologique. D’autre part, la nécessité d’assurer une meilleure confidentialité a été incluse dans le volet des affaires immobilières du plan « gendarmerie 2002 » en prévoyant un accueil spécifique du public dans les nouvelles brigades. La direction générale de la gendarmerie a instauré le « récépissé de dépôt de plainte », non prévu par la loi, qui laisse une trace écrite rassurante pour la victime. En 2000, le sous-préfet détaché à la DGGN, qui avait participé au rapport Lienemann, estimait possible de trouver à court terme des moyens pour assurer les victimes du suivi de doléances n’ayant pas fait l’objet d’un dépôt de plainte, mais aucun dispositif n’a été validé depuis. Enfin, les unités doivent être en mesure de donner à toutes les victimes les coordonnées des associations conventionnées par les présidents de cours d’appel ou reconnues d’utilité publique au niveau national, comme l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM) qui dispose d’un numéro vert15. Les militaires ont également été autorisés à transporter à bord des véhicules de service les victimes en état de faiblesse ou de détresse lorsque leur prise en charge apparaît souhaitable.
24Depuis 2002, avec le rattachement pour l’emploi de la gendarmerie au ministre de l’Intérieur et le vote de la loi d’orientation et de programmation de la sécurité intérieure (LOPSI), les préfets disposent de moyens de coordination accrus pour favoriser la prise en charge des victimes. Le pilotage de la politique d’aide aux victimes est passé de la place Vendôme, de la Chancellerie, à la place Beauvau. Le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy estime que l’aide aux victimes doit être rattachée au plus près des enquêteurs, qu’elle constitue un critère de leur évaluation dans la culture de résultat qu’il a promue. La nouvelle délégation aux victimes instaurée à compter du 1er octobre 2005 comprend à parité six membres des forces de l’ordre (police nationale – gendarmerie nationale) qui travaillent avec les associations de victimes.
Mesure, spatialisation et représentations de la souffrance sociale en Poitou-Charentes
25La section police judiciaire du bureau emploi/renseignement de la région de gendarmerie de Poitou-Charentes s’est intéressée début 2006 aux atteintes volontaires à l’intégrité physique (AVIP) comprenant les violences physiques non crapuleuses, les violences physiques crapuleuses, les menaces ou chantages et les violences sexuelles. Ces agressions sont en constante augmentation depuis de nombreuses années, mais le phénomène est devenu d’autant plus visible qu’il est le seul à progresser dans une délinquance en diminution. Pour la zone gendarmerie des quatre départements picto-charentais, la hausse entre 2002 et 2005 s’établit à 26,06 % d’après la base statistique de la gendarmerie Infocentre16. Près de 50 % des AVIP sont des coups et blessures volontaires qui ont progressé de 27,40 % en quatre ans. Cette augmentation est plus forte dans la moitié nord de la région de gendarmerie, mais les gendarmes notent que « l’outil Infocentre, dans sa version actuelle, ne permet pas une analyse fine des données relatives à ce phénomène, notamment en matière de violences intra-familiales pour lesquelles aucun index ou incrimination spécifiques n’existent ». De même, la catégorie des menaces et chantages a crû de 52,77 % depuis 2002 avec une situation géographique « plus diffuse, malgré quelques concordances avec celle concernant les coups et blessures volontaires ». Les violences à dépositaires de l’autorité (+ 41,46 %) connaissent aussi une progression notable sans point noir particulier. Enfin, les gendarmes du section PJ de la région insistent sur la progression de 160 % des vols contre des particuliers à leur domicile entre 2004 et 2005 (42 faits contre 16), les principales victimes étant les personnes âgées, donc vulnérables17. En revanche, les violences sexuelles sont en légère diminution.
Graphique : Répartition mensuelle des AVIP traitées par la gendarmerie en Poitou-Charentes (2002-2005).
Source : Région de gendarmerie Poitou-Charentes.
26L’analyse des statistiques met en évidence le caractère cyclique des violences qui connaissent des pics réguliers pendant ou immédiatement après les vacances scolaires (voir graphique). Si la forte augmentation des violences physiques durant la période estivale s’explique en partie par l’afflux touristique sur le littoral charentais et son cortège de délinquance saisonnière, les causes des spasmes secondaires sont plus difficiles à interpréter. L’étude pointe du doigt le facteur aggravant de l’empire alcoolique dans les violences intra-familiales et les différends sur la voie publique, un facteur connu de tous temps mais sans doute sous-estimé dans la politique de Santé publique depuis plusieurs décennies.
27La ventilation géographique du nombre d’AVIP entre les quatre départements coïncide avec le classement de la délinquance générale. Les départements charentais ont des taux d’agressions physiques rapportés à la population supérieurs aux départements poitevins18. La fréquentation touristique peut accentuer la différenciation départementale, mais elle n’est pas exclusive. Doit-on établir une corrélation entre le taux d’AVIP et la consommation départementale d’alcool par habitant ? La question mérite d’être posée dans la mesure où les départements charentais sont de plus grands producteurs de boissons alcoolisées que les départements poitevins. Il faudrait croiser cette hypothèse avec le taux d’infractions pour conduite sous un état d’imprégnation alcoolique au niveau des compagnies. D’autres facteurs socio-économiques pourraient être pris en considération pour expliquer les différences locales, en s’appuyant par exemple sur la cartographie fiscale des cantons, les taux de chômage par bassin d’emplois, les pourcentages d’allocataires du RMI et de la CMU, de prestations pour famille monoparentale, de divorces, la pyramide des âges, les statistiques scolaires et judiciaires… Il serait sans doute possible d’affiner les liens entre l’intensité des violences physiques et la qualité du lien social local.
28La gendarmerie n’a jamais développé une approche sociologique de son renseignement, laissant l’interprétation des facteurs économiques, politiques et sociaux aux Renseignements généraux, y compris dans sa zone de compétence exclusive. De fait, si la région de gendarmerie est capable d’établir une carte faisant ressortir les communes les plus concernées par les AVIP au cours des dernières années, le bureau des opérations et de l’emploi n’est pas en mesure d’en tirer une application pratique, car l’analyse des affaires passées ne permet pas d’anticiper la survenue d’événements (voir carte). Tout au plus, cette cartographie peut-elle permettre au corps préfectoral de mobiliser les services de l’État (DDASS, inspection d’académie, police, gendarmerie…) et d’alerter les élus locaux pour mettre en œuvre les moyens classiques de médiation et de prévention. Cet avis est partagé par un chef de communauté de brigades des Deux-Sèvres qui connaît, aussi bien que les élus et les services sociaux, les familles à risques de sa circonscription, et qui estime qu’un drame familial majeur survient presque toujours dans des foyers jusque là sans histoire. Il s’agit le plus souvent de l’enclenchement d’une spirale infernale à partir d’un licenciement économique (chômage, dépression, mésestime de soi, alcool, surendettement, violences, divorce, suicide voire meurtre).
Carte : Communes de la zone gendarmerie de Poitou-Charentes les plus concernées par les AVIP (2002-2005).

Source : Région de gendarmerie Poitou-Charentes.
29L’analyse des engagements nocturnes déclenchés par les COG en janvier et février 2006 dans la région Poitou-Charentes donne un aperçu satisfaisant des types d’expressions de souffrance sociale auxquelles les gendarmes sont le plus fréquemment confrontés, en dépit d’une séquence chronologique restreinte (voir tableau). Les souffrances imputables au psychisme et à l’état médical, aux addictions, aux violences physiques non crapuleuses et aux activités économiques représentent 43,70 % des engagements. Si on y ajoute les traumatismes émotionnels des victimes d’actes crapuleux et des accidents de circulation, les pourcentages atteignent vite les trois-quarts des interventions. Ces proportions confirment le sentiment des gendarmes qui affirment qu’ils font de « l’assistanat social » jusqu’à 1 heure du matin avant de basculer vers le secours routier et la chasse aux délinquants en seconde partie de nuit.
Tableau : Les engagements nocturnes de la gendarmerie en Poitou-Charentes, début 2006



30Le volume des souffrances psychologiques, physiologiques et des addictions révèle le degré d’implication des forces de l’ordre dans des problèmes à forte connotation médicale (malaises, suicides, pathologies psychiatriques et phobies, alcoolisme chronique, addiction médicamenteuse et toxicologique…). La désertification médicale annoncée dans les années à venir dans les zones rurales est déjà réelle pour les gardes de nuit. Elle conduit trop souvent des familles désemparées à alerter les gendarmes au lieu d’un médecin, surtout pour les problèmes psychiatriques. Quelques relations d’interventions traduisent cette réalité. Ainsi, les gendarmes trouvent-ils sur une route départementale un homme « pas ivre mais perturbé psychologiquement en cette période de pleine lune, [et qui] a déjà fait [l’]identique il y a 3 jours ». Dans un autre cas, un adolescent imagine être poursuivi par des agresseurs car il est perturbé depuis le suicide de son père. Le COG et une patrouille éprouvent bien des difficultés à cerner une jeune fille qui dénonce des coups de la part d’un ami. L’opérateur du COG consigne qu’ » alcoolisée, l’appelante serait handicapée. Les deux protagonistes parlent en même temps, ce qui rend la compréhension du problème très compliquée ». Rendue sur les lieux, la patrouille confirme que l’ » appelante a tenu propos complètement incohérents, dépressive depuis l’âge de 16 ans, [sa] situation empire depuis 2001, elle a multiplié des stages en hôpital psy ». En fait, l’ami accusé a tenté de la raisonner mais il a fini par partir, ce qui a déclenché un appel pour dénoncer des coups imaginaires.
31Dans les affaires de violences et querelles intra-familiales, d’amitié ou de rixes sur la voie publique, l’alcool est presque toujours la cause déclenchante des faits. Dans un exemple, ce sont des enfants qui avertissent les gendarmes que leur père alcoolique a pris telle direction à telle heure afin qu’ils puissent le contrôler. Les situations de violences conjugales sont difficiles à démêler lorsque les deux époux sont en état d’ébriété, elles débouchent sur la garde à vue systématique de l’homme lorsque les coups sont avérés. Parfois, les détails rendent compte du climat tendu de l’intervention. Tel homme « veut étrangler le chien et tout casser dans la maison ». Dans d’autres cas, « la femme tombe inconsciente à terre après avoir heurté le capot de la voiture », « le poing de l’individu est passé au travers de la vitre du conducteur », le voisin est « défoncé comme un terrain de manœuvre ». La patrouille tombe sur quatre voisines « dont deux ivres, une sourde muette déchaînée et une hystérique ».
32Les gendarmes sont aussi appelés pour arbitrer des différends familiaux liés à la sexualité débridée d’adolescentes, ou bien des cas d’adultères voire des dépits amoureux. Les militaires déploient alors des trésors de diplomatie pour apaiser les esprits dans des scénarios qui oscillent entre le vaudeville et la tragédie. En comparaison, leur présence obligatoire lors des découvertes de cadavres suivant des suicides ou des morts naturelles ou accidentelles est nettement plus pénible. Pour les gendarmes, les 10 000 suicides annuels ne sont pas un chiffre désincarné, de même que la mort dans la solitude de nombreux vieillards, un phénomène uniquement médiatisé durant la canicule de 2003 mais toujours réel.
33Creuset de la société française par la diversité de son recrutement et ses possibilités d’ascension sociale, la gendarmerie n’est pas déconnectée des difficultés vécues au quotidien par l’ensemble de la population. Les gendarmes ne sont pas épargnés par les souffrances liées à la maladie, au divorce, au chômage des jeunes, etc. On ne peut même pas affirmer que le fait de mieux connaître que d’autres les aspects les plus noirs de la société confère aux gendarmes une quelconque immunité à la souffrance. Dans l’exercice de leurs fonctions, leur perception de la souffrance sociale se traduit en faits judiciaires ou en événements intéressant l’ordre et la sécurité publics. Leurs constatations permettent donc de retrouver de manière « neutre », sur la longue durée, des phénomènes que la médiatisation de certains événements tend à présenter comme inédits. Il paraît très difficile d’engager le travail de la gendarmerie dans une démarche d’anticipation des violences chez des individus, ou des groupes « à risques », qui ne sont pas encore passés à l’acte. En revanche, il lui est sans doute possible d’améliorer sa connaissance globale des types de violences et des souffrances qu’elles engendrent en recherchant à croiser des renseignements que le cloisonnement de la statistique judiciaire a imposé, en cherchant à les compléter auprès des ses partenaires naturels (élus, administrations, travailleurs sociaux, magistrats…)19.
Notes de bas de page
1 Sur les éléments sociologiques voir la production de François Dieu (IEP de Toulouse).
2 Jean-Noël Luc (dir.), La gendarmerie, État et société au xixe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne, 2002, La gendarmerie au xxe siècle, actes du colloque de juin 2003 à paraître. Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie, guide de recherche, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, 1105 p.
3 La source utilisée est constituée par les comptes rendus des engagements de patrouilles déclenchées par les centres opérationnels de gendarmerie des quatre départements de la région Poitou-Charentes pour une décade du mois de février 2006. Ces comptes rendus n’ont pas vocation à être conservés au-delà de deux mois, ils constituent un exposé brut des faits, rédigé sur les terminaux portables embarqués à bord des véhicules d’intervention. Ce document n’est pas une pièce judiciaire, mais une trace consultée par le commandement (bureau opération-emploi-contrôle de la région) ou par l’inspection générale en cas d’enquête sur la régularité du service. Pour la présente communication, pas moins d’une dizaine d’officiers et de sous-officiers ont été interrogés au sein de la direction générale de la gendarmerie, de la région de gendarmerie de Poitou-Charentes et du groupement des Deux-Sèvres.
4 Jean-Pierre Bouchard, Valérie Moulin, « Les conséquences psychologiques des agressions », dans La revue de la gendarmerie nationale, 1er trimestre 2000, n° 194.
5 En 2003, les femmes représentaient déjà 24 % des candidates au concours d’entrée en école de sous-officier.
6 La visite médicale obligatoire auprès du Service de santé des armées juge l’aptitude physique générale, dont l’aptitude psychique.
7 Les BPDJ n’ont pas de filiation directe avec les brigades pour mineurs qui existaient dans les années 1950 et qui étaient plus particulièrement chargées de la surveillance de la jeunesse délinquante ou en difficulté.
8 Capitaines Béatrice Mathieu, Nathalie Durckheim, « Aider les gendarmes victimes : le soutien psychologique », dans La revue de la gendarmerie nationale, 1er trimestre 2000, n° 194.
9 Groupement de la Manche, Commission locale de prévention de Basse-Normandie, sondage sur les situations fragilisantes en légion de gendarmerie de Basse-Normandie, 2001, 15 p. et annexes. Étude sur les difficultés rencontrées par les personnels (relations internes, environnement civil, fonction de gendarme, tensions au travail, aide psychologique).
10 Chef d’escadron Patrick Mabrier, « La victime : une priorité pour la gendarmerie », dans La revue de la gendarmerie nationale, 4e trimestre 2001, n° 201.
11 Entretien avec Françoise Rudetzki, « Les victimes du terrorisme », dans La revue de la gendarmerie nationale, 1er trimestre 2000, n° 194.
12 Maître Martine Bouccara, « Aux côtés de la victime : l’avocat de la partie civile », dans La revue de la gendarmerie nationale, 1er trimestre 2000, n° 194.
13 Sous-préfet Pierre Derrouch, « Pour une nouvelle politique publique d’aide aux victimes », dans La revue de la gendarmerie nationale, 1er trimestre 2000, n° 194.
14 Chiffres des violences conjugales mortelles en zone gendarmerie comptabilisés (observatoire national de la délinquance). Les hommes victimes peuvent être des violents tués par leurs compagnes.
15 Ces coordonnées sont généralement affichées dans l’espace d’accueil des brigades et des dépliants mis à la disposition des visiteurs.
16 Pour le fonctionnement voir : colonel Serge Maier, « Les systèmes d’information et de la statistique dans la gendarmerie », dans Rapport Observatoire national de la délinquance 2006, partie 7C, 10 p.
17 « Les personnes vulnérables », dans La revue de la gendarmerie nationale, 2e trimestre 2002, n° 203.
18 Pour 1 000 habitants : 6,31 en Charente ; 6 en Charente-Maritime ; 5,51 en Vienne ; 3,77 en Deux-Sèvres.
19 « L’action partenariale », dans La revue de la gendarmerie, 4e trimestre 2005, n° 217.
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