Conclusion. Les manifestations sportives comme autres lieux du politique (bilan et perspectives)
p. 219-227
Texte intégral
1« Mises en scène » à caractère « politique » dans les « manifestations sportives nationales et internationales », tels sont les termes qui ont circonscrit notre objet d'étude. Ces éléments recouvrent des réalités très variables, à tel point que les manifestations examinées par les différents auteurs semblent, au premier abord, n'avoir guère de points communs au-delà du cadre posé en introduction. On pourrait donc craindre que les contributions qui ont été réunies ici ne forment pas un ensemble cohérent, et ne voir dans ce projet qu'une collection d'études de cas, choisies pour leurs vertus heuristiques. Il n'en est, en fait, rien.
2Une lecture attentive des conclusions énoncées par chaque contributeur permet de voir plusieurs facteurs d'homogénéité au regard de la problématique qui a animé ce projet et des hypothèses qui ont été formulées en introduction. Trois éléments relatifs à l'utilisation d'événements sportifs à des fins politiques doivent ainsi être soulignés : l'existence de catégories qui structurent les objectifs politiques des fêtes ; la place des manifestations sportives, en tout cas pour celles qui ont été analysées, dans les enjeux nationaux et internationaux, et enfin la présence de moyens assez homogènes, sans pour autant être figés ni identiques dans les détails, pour mettre en scène le politique.
Des catégories de manifestations sportives
3À l'issue des travaux engagés par chacun des contributeurs, les manifestations sportives étudiées peuvent être rangées en trois grandes catégories. La première regroupe les fêtes et compétitions à travers lesquelles des pouvoirs se mettent en scène ou sont mis en scène (les contributions de D. Abbassi, N. Bancel, D. Bolz, P. Dietschy, A. Gounot, B. Caritey et M. Krüger en donnent des exemples). Il s'agit de « fêtes de souveraineté1 ». Elles confortent le pouvoir en place en produisant une adhésion collective et en contribuant à construire une unanimité au sein de la population ; simultanément, elles constituent un outil pour apprécier ces éléments ; elles font la preuve de la supériorité d'un régime.
4Dans la deuxième catégorie, entrent les manifestations mises en œuvre par des forces politiques qui se définissent par leur opposition au gouvernement et/ou à la culture dominante. C'est notamment le cas pour le mouvement sportif ouvrier (évoqué par A. Bruns, A. Gounot), mais aussi, d'une certaine manière, pour le mouvement sportif catholique (F. Groeninger). Les « fêtes d'opposition2 » qu'ils organisent leur offrent une tribune pour exprimer les idéaux dont ils se réclament et donner à voir la société à laquelle aspirent leurs partisans ; elles apparaissent comme des systèmes d'expression du conflit (social entre autres) et du refus de l'unité.
5Un troisième groupe réunit les manifestations utilisées par les organisations sportives qui les ont instituées — et à travers elles, les groupes sociaux qui les animent3 — pour injecter leurs valeurs dans un ensemble plus large, rendre concrètes leurs idées, les diffuser, les légitimer (B. Caritey et M. Krüger, D. Jallat, Y. Morales), construire une unanimité et, ainsi, asseoir leur prestige et — éventuellement — leur domination dans l'espace social. Ces groupes sociaux ne sont pas au pouvoir ; ils n'inscrivent pas non plus leur action dans une opposition frontale et dure à ceux qui le détiennent. Cette situation d'entre-deux invite à caractériser ces manifestations de « fêtes d'influence4 ».
6À travers cette catégorisation, et pour reprendre la définition que Max Weber donne du politique, les manifestations sportives apparaissent bien comme autant d'efforts « faits en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État5 ». Ces « efforts » ont comme objectifs d'entretenir et/ou de renforcer la cohésion, l'unité et l'égalité entre les membres d'une même communauté (mouvement politique, classe sociale, communauté religieuse), voire auprès d'un public élargi (membres appartenant à d'autres groupes, communauté nationale, communauté internationale) ou particulier (autorités d'un État par exemple). Les travaux ont montré que seule variait l'importance relative accordée à chacune de ces finalités et que le politique pouvait, selon les cas étudiés, soit se réduire aux fonctions régaliennes des États, soit embrasser l'ensemble des activités des individus. Les contours du politique se déplacent selon l'époque, le pays où se tient la manifestation, les convictions de ceux qui l'ordonnent et/ou l'organisent.
7Néanmoins, il convient ici de nuancer le propos selon lequel toute manifestation sportive serait politique. Les cas pris en exemple s'appuient pour la plupart sur des manifestations assez ostentatoires et, pour celles qui se répètent selon un calendrier fixé, sur une édition particulière dont le choix a été opéré en fonction de la problématique : il fallait qu'elles aient revêtu un rôle « politique ». Les nombreux événements sportifs où l'influence du politique pèse peu, ont été délibérément laissés de côté. Par ailleurs les manifestations n'ont pas été observées dans leur globalité sportive, ni dans leur régularité (plusieurs éditions pour celles qui sont pluriannuelles ou quadriennales...) tant est forte l'hypothèse selon laquelle les événements sportifs ne sont pas politiques par essence, mais le deviennent au gré des contextes. Une autonomie relative6 du champ sportif par rapport au politique aurait pu être montrée, notamment dans les nations ou chez les groupes qui ont un besoin faible de s'affirmer vis-à-vis de l'extérieur ou de renforcer leur cohésion, à des moments où leur stabilité est assurée.
Le thème de la Nation et des relations internationales
8Au-delà de ce premier apport, les études réalisées dans le cadre de ce projet attestent l'omniprésence de l'idée de nation (à l'exception de la contribution d'A. Bruns qui montre à quel point l'Olympiade ouvrière de Francfort a été représentative de l'internationalisme défendu par les socialistes). Construction et affirmation d'une identité nationale, pensée nationale, nationalisation des peuples, cohésion nationale, diffusion de références collectives, sentiment d'appartenance, patriotisme, intégration à la nation, volonté de participer à la grandeur du pays, sont les déclinaisons d'une même thématique qui se donne à voir d'une manière ou d'une autre dans les fêtes sportives. Elle occupe souvent la place la plus importante parmi les idées exprimées par les organisateurs, qu'il s'agisse de fédérations (B. Caritey et M. Krüger, P Dietschy, F. Groeninger), de gouvernements (A. Gounot, D. Bolz, N. Bancel, D. Abbassi) ou de groupes sociaux (D. Jallat, Y. Morales). Les travaux ont montré que bien qu'internationales, les manifestations sportives pouvaient devenir des tribunes du national (et l'athlète son incarnation) à partir du moment où elles suscitent l'intérêt du public d'un pays ; ceci n'est d'ailleurs pas contradictoire avec les discours selon lesquels le sport serait universel. Par ailleurs, le degré d'utilisation dans une optique d'identité nationale dépend des contextes politiques des pays organisateurs. La mise en scène du national devient « plus lourde » quand un régime autoritaire ou totalitaire cherche à se légitimer et à démontrer sa supériorité (comme à l'occasion de la Coupe du monde de football en 1934 en Italie et lors des Jeux olympiques de Berlin en 1936), et « plus légère » quand le gouvernement du Front populaire conçoit l'Olympiade populaire de Barcelone en 1936 comme possibilité d'expression des revendications d'autonomie nationale du peuple catalan. Ceci n'empêche pas non plus d'autres idéaux ou d'autres valeurs de se développer (dans les domaines de l'économique ou du social par exemple) en arrière-plan de la question nationale.
9La référence à la nation masque aussi d'autres enjeux qui se jouent, entre autres, sur le plan des échanges entre nations, et permet de les rendre acceptables même si le sport, par nature, n'est pas le meilleur régulateur des tensions internationales (au sens de Mauss)7. En effet, cette revendication nationale est suffisamment générale et polysémique pour ne pas être en contradiction avec d'autres valeurs, voire — par association -pour favoriser leur diffusion. La période des xixe et xxe siècles est caractérisée de surcroît par une multiplication des échanges internationaux et une modification du sens et des objets sur lesquels ils portent. Le système de relations internationales se complexifie et se structure en réseaux d'influence au moment où les sociétés occidentales connaissent des poussées de modernité. La question de l'identité nationale devient alors un élément structurant. Entre les nations « modernes », rivalités et affrontements sont fréquents. La scène internationale est le théâtre d'oppositions militaires, diplomatiques et géographiques pour les plus visibles, mais aussi de concurrences dans les domaines culturel, social et surtout économique. Les compétitions sportives internationales ajoutent une dimension symbolique à la « guerre » que les pays se livrent dans d'autres domaines. Les manifestations sportives s'inscrivent donc dans le champ des fascinations et échanges géosymboliques8 et des rivalités « inter-nations ». Malgré, ou peut-être à cause d'une certaine homogénéité et universalité des sports, les manifestations sportives sont à la fois lieu de rencontre permettant d'annihiler les différences (entre, par exemple, métropolitains et colonisés, voir N. Bancel) ou les belligérances, et lieu de concurrence où les nations peuvent se mesurer les unes aux autres et affirmer la suprématie de leurs qualités nationales, leur prestige, la supériorité de leurs élites : dominer les autres dans le cadre des relations et des échanges entre États ou entre individus de pays différents (D. Jallat), dominer leurs institutions et dogmes idéologiques (A. Gounot), prouver la supériorité d'un régime politique (D. Bolz), préserver ses intérêts dans le cadre d'un paysage international qui évolue (D. Jallat), s'appuyer sur un prestige international pour légitimer un pouvoir national (D. Abbassi), ou enfin exprimer sa fascination pour un autre pays (P. Dietschy, D. Jallat).
10Tout se passe comme si les manifestations sportives permettaient d'agir sur la place et le rôle, au plan international, des structures d'une société (au sens large) ou du moins pouvait modifier les représentations en vigueur, voire bousculer des facteurs plus généraux d'ordre structurel, séculier ou conjoncturel. Les manifestations sportives, ou du moins « l'innocence » qui y régnerait, offrent un espace d'expression ou de revendications pour que des cultures, des valeurs, des idées se donnent à voir aux autres nations. Elles constituent des temps et des lieux où des positions en rapport avec les débats internationaux du moment sont données (c'est par exemple le cas des navigateurs français à propos des positions anglaises en Afrique du Sud), et où des négociations peuvent s'engager entre des États ou des individus.
Les éléments de la mise en scène
11Comme le cadre de travail l'avait fixé et le titre du projet annoncé, les recherches menées par les uns et les autres ont porté sur les moyens utilisés pour mettre en scène le politique dans les manifestations sportives. Plusieurs éléments ont été soulignés qui prennent ainsi un caractère moins anodin qu'il ne pourrait y paraître. Les différents points du programme des compétitions, les règlements, les rituels, la présence du chef de l'État ou de ses représentants participent à faire vivre le politique au sein des manifestations sportives. Ils sont progressivement élaborés au fil des ans, faits d'emprunts (aux manifestations politiques, aux revues militaires, aux cérémonies religieuses ou aux fêtes traditionnelles) et d'inventions, circulant d'un pays à l'autre, d'une manifestation sportive à l'autre. Ce façonnage n'est pas non plus le fruit du hasard ; il renvoie à des mécanismes de transfert culturel dont l'analyse minutieuse viendrait utilement compléter le travail que nous venons de réaliser. Par ailleurs, les lieux où se déroulent les manifestations sportives jouent, eux aussi, un rôle important dans la mise en scène, surtout lorsque les règles ou les aspects organisationnels sont figés. Le choix de villes symboles pour certaines fêtes de gymnastique en France et en Allemagne (B. Caritey et M. Krüger), de lieux chargés de sens (D. Abbassi, A. Gounot), de sites connotés (D. Jallat, Y. Morales) en est un aspect. L'enceinte où se déroulent les manifestations, lorsqu'elle existe (ce qui n'est pas le cas en voile et, dans une moindre mesure, dans les concours de ski), a retenu également notre attention. Son architecture, sa disposition (installation de tribunes, aménagement de terrains, forme du stade, choix des lieux où les concours sportifs se déroulent par rapport aux endroits où se tient la foule.), ne sont pas laissés au hasard. Comme le note Mona Ozouf à propos des fêtes révolutionnaires : « L'aisance du regard et le sentiment de la fête ne se séparent pas9. » Il s'agit moins de placer les spectateurs en situation de bien voir les concurrents que d'offrir à tous une scène où chacun sera en mesure de tenir le rôle qui lui est dévolu sous le regard de tous les autres. Les réactions des personnalités qui applaudissent, se lèvent, se découvrent ou saluent, les discours, les congratulations, les remises de récompenses et les cérémonies diverses, l'écho que ces éléments trouvent dans la foule (applaudissements, acclamations, silence de recueillement ou de réprobation, enthousiasme, soutien ou — parfois — hostilité), son empressement à assister, voire à agir dans la fête sont des procédés plus efficaces pour débusquer le politique que la référence au seul affrontement des sportifs.
12Un certain nombre de traits généraux, communs à toutes les manifestations, ont été repérés : présence systématique de défilés, de discours, de réceptions et de banquets, etc. Ces permanences sont-elles suffisantes pour conclure de l'existence d'une « grammaire rituelle commune10 » aux fêtes sportives ? Des variations de détail existent qui changent fondamentalement le rituel : un défilé avec pancartes ornées de slogans lors d'une Olympiade ouvrière ressemble davantage à une manifestation revendicative (A. Bruns) que le défilé des sociétés de gymnastique dont le modèle est la revue militaire (B. Caritey et M. Krüger). De même l'absence de certains éléments des rituels11 est tout aussi significative que leur altération (A. Gounot).
13Par ailleurs, la carence ou la minimisation des attributs de la mise en scène dans certaines pratiques (la voile, le ski, voir D. Jallat et Y. Morales), du fait de la configuration des lieux sportifs, mais aussi du fait d'un choix opéré par les organisateurs, n'est pas non plus sans intérêt. Une autre façon de mettre en scène existe, qui a également du sens. Le besoin de donner à voir et de diffuser sa vision politique est lié au public auquel on souhaite s'adresser et aux objectifs que l'on poursuit : la cohésion interne dans un groupe restreint n'engage pas les mêmes dimensions, ni les mêmes « outils » que la volonté d'exercer un contre-pouvoir par exemple. D'autant que d'autres voies que la répétition des éléments du rituel sont possibles. Des événements périphériques, des « à-côtés » du sport existent qui jouent eux aussi un rôle important. Fêtes foraines, agapes et réjouissances diverses (théâtre, concert, feu d'artifice), conférences, expositions, causeries, visites et excursions sont proposées en parallèle aux compétitions sportives et ne sont pas non plus à négliger.
14Ce sont bien les nuances dans l'agencement total, révélées par le regard comparatif, qui expliquent pourquoi la présence de drapeaux ou l'organisation de défilés prennent tour à tour, voire à la fois, le sens d'une soumission à un régime fasciste, celui d'une ode à Dieu ou, tout simplement, d'une liesse populaire traduisant la joie d'être ensemble, ou matérialisent l'idéologie des mouvements socialistes, mais aussi des valeurs et des identités différentes voire contradictoires.
15La méthode comparative montre aussi que le politique fonctionne sur des bases différentes d'un pays à l'autre. Toutes les nations ne sont pas organisées sur les mêmes fondements politiques ; toutes les sociétés n'ont pas le même mode d'expression politique, n'offrent pas les mêmes facilités de parole et ne placent pas la question idéologique au même niveau ; dès lors, l'opinion politique ne s'exprime pas de la même manière, ni dans les mêmes lieux. Ces différences peuvent créer « de la tension » entre les pays lorsqu'ils se rencontrent. Une fois encore une lecture géosymbolique des événements sportifs (les liens d'inspiration entre deux compétitions pourtant différentes en apparence établis par D. Jallat) et des rivalités entre les nations qu'ils engendrent (Y. Morales) permet d'expliquer bien des attitudes développées lors des manifestations.
16Enfin la présentation des conclusions à propos des éléments qui participent à la mise en scène ne serait pas complète si nous n'évoquions le rôle de la presse. Mona Ozouf disait de la fête révolutionnaire qu'elle était bavarde, qu'il semblait nécessaire du point de vue de ses organisateurs d'étayer « le montrer » par « le dire ». Cette affirmation semble également convenir aux manifestations sportives. La mise en scène politique, ou du moins l'expression du politique, passe par les médias12. Le compte rendu journalistique, la radio, amplifient l'ancrage du sport et de la manifestation relatée dans le domaine du politique ou tout simplement ils permettent à ce jeu d'exister, en véhiculant les messages, en orchestrant les passions. Selon les situations, selon le degré d'autonomie du chroniqueur par rapport à l'ordonnateur de la fête, selon les stratégies suivies par les organisateurs, selon les idéologies présentes et les effets escomptés, ce rôle est plus ou moins masqué au nom d'une soi-disant neutralité, plus ou moins consciemment ou plus ou moins volontairement. La presse est parfois obligée, servile, manipulable, mais la presse est aussi engagée, actrice, tactique et intéressée ; elle contribue à faire des manifestations sportives des moments politiques auxquels elle appartient. Elle joue un rôle important, comme en témoigne la confrontation des sources. Les archives internes des organisateurs ont donné à voir des discussions, des désaccords, des négociations et des revirements ; elles présentent la compétition sportive comme le résultat d'une série d'ajouts et de retranchements où l'improvisation, le bricolage et le compromis ont une place non négligeable. Ces éléments peuvent être présents dans la presse, mais bien souvent les journaux donnent de l'événement un récit plus lisse, où tout semble être à sa place, mais surtout qui autorise à mettre en lumière certains éléments précis. Dans les deux cas l'intention stratégique de la presse est réelle : le discours journalistique permet de réécrire la courte histoire de la fête, de lui donner un sens ; il souligne le « jeu politique », sa cohérence, l'intentionnalité des organisateurs ou au contraire masque ces éléments ; il contribue à « l'invention d'une tradition13 » sportive, processus de formalisation et de ritualisation, en nouant des fils — le plus souvent imaginaires ou grossis — entre passé et présent et en explicitant le sens des pratiques rituelles et des symboles qui complètent la partie strictement gymnique ou sportive du programme des manifestations évoquées. Envisagés sous cet angle, les liens d'une manifestation sportive à l'autre (emprunts, filiations...) prennent un sens particulier : ils s'inscrivent dans des stratégies visant à élaborer une tradition, à la perpétuer, la pervertir ou la redéfinir partiellement, par hybridation avec d'autres traditions (politique, religieuse, socioculturelle), elles-mêmes plus ou moins inventées.
Pour refermer ce projet de recherche
17Si des exemples ont été analysés dans lesquels le mouvement sportif apparaît « instrumentalisé », « récupéré » voire « manipulé », d'autres montrent que les acteurs du monde sportif eux-mêmes ont œuvré à la politisation de la gymnastique et du sport qui n'est donc pas aussi apolitique qu'ils le prétendent.
18Reste à soulever la question des effets. À ce sujet, Gerhard Hauk a formulé l'hypothèse que l'expérience des fêtes sportives ouvrières, combinée avec des discours mobilisateurs utilisant les métaphores militaires, a pu faciliter l'intégration des ouvriers allemands dans des modèles d'ordre et de comportement fascistes14. Hauk suppose que le caractère réglementé des mouvements du corps peut contribuer à une certaine intériorisation d'un esprit de discipline voire de soumission. Il omet cependant que les fêtes sportives ouvrières ont une teneur antimilitariste certaine ; de même qu'il accorde, sans doute, une place trop importante à ces événements au regard d'autres lieux et temps sociaux où se réalise l'acculturation des individus. Il n'en demeure pas moins que les manifestations sportives participent à leur mesure d'un ensemble au sein duquel on tente d'inculquer à l'individu des codes. Bien que construit sur des logiques différentes et sur des mécanismes plus fins, l'exemple de la voile va lui aussi dans un sens assez proche en démontrant comment l'intériorisation des références américaines qui supplantent progressivement le modèle anglais a permis de développer dans certaines franges de la société française des formes d'américanophilie. Dans la plupart des cas étudiés, les mises en scène agissent sur les participants et les spectateurs à travers, entre autres, des images mouvementées, des sons et des chants. Ces modes d'expression « pré-discursifs » font plus appel à l'émotionnel qu'au rationnel ; ils laissent plus de place à l'imaginaire des récepteurs que ne le font des discours politiques15. Le degré d'efficacité de la mise en scène dépend ainsi de la capacité des organisateurs à construire un ensemble symbolique qui « touche » un public large et qui lui corresponde mais dont les messages sont suffisamment clairs et adaptés pour que leur sens soit retenu, volontairement ou involontairement.
19Les événements sportifs servent donc, entre autres, à familiariser les individus avec des comportements qui peuvent être sollicités plus tard, dans d'autres circonstances ; une nouvelle fois, ce sont des mécanismes de transfert qui sont ici à l'œuvre et qui mériteraient d'être examinés en profondeur, dans un autre projet de recherche.
Notes de bas de page
1 Selon la terminologie adoptée dans Corbin A., Gérome N. et Tartakowsky D. (dir.), Les usages politiques des fêtes aux xixe-xxe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.
2 Ibid.
3 En témoigne la composition sociale de ces structures et les activités qu'elles proposent à leurs membres.
4 Cette catégorie s'ajoute aux deux proposées par Corbin A., Gérome N. et Tartakowsky D., op. cit.
5 Weber M., Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1963, p. 125.
6 Voir sur ce sujet Defrance J., « La politique de l'apolitisme. Sur l'autonomisation du champ sportif », Politix, vol. 13, n° 50, p. 13-27.
7 Voir sur ce sujet Mauss M., « La nation et l'internationalisme », Œuvres, Cohésion sociale et division de la sociologie, vol. 3, Paris, Les éditions de Minuit, 1969, p. 626-634.
8 Denis D., De la volonté de transformer l'institution scolaire ; Hypothèses d'école sur l'immobilité et le mouvement (1878-1911), vol. 1, diplôme d'HDR soutenu à l'université Paris V, 2002.
9 Ozouf M., La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 153.
10 Ihl O., La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996.
11 B. Caritey et M. Krüger posent par exemple la question de savoir si l'absence très ostensible de l'Empereur lors des fêtes allemandes de gymnastique n'est pas une façon pour le pouvoir de mettre en scène une souveraineté qui ne doit rien au peuple.
12 La presse constitue des sources importantes. Toutes les contributions n'ont pas utilisé comme seul corpus les journaux (presse fédérale mais aussi quotidienne, régionale ou spécialisée) ; néanmoins toutes les recherches ont conclu au rôle joué par la presse.
13 Au sens où l'entendent Hobsbawm E. et Ranger T., L'invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.
14 Hauk G., « Kollektive Symbole, Mythen und Körperbilder in Filmen und Festen der Arbeiterkultur-und Sportbewegung », dans Teichler H.-J. (dir.), Arbeiterkultur und Arbeitersport, Claustahl-Zellerfeld, DVS, 1985, p. 45.
15 Voir Alkemeyer T., Körper, Kultur und Politik : von der « Muskelreligion » Pierre de Coubertin zur Inszenierung von Macht in den Olympischen Spielen von 1936, Frankfurt a. M. et New York, 1996, p. 36.
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