Chapitre IX. Évolution de la situation des agents et des intérêts français jusqu’à la fin de la guerre
p. 481-513
Texte intégral
1La fin du conflit sino-japonais vient mettre un terme à des années d’isolement pour la quarantaine d’agents présents en Chine durant toutes ces longues années de guerre. À ceux déjà en poste lors du déclenchement des hostilités sino-japonaises, certains depuis de longues années déjà, sont venus s’y ajouter une vingtaine supplémentaire, arrivés par vagues successives pour pallier les départs définitifs. La guerre du Pacifique empêchant l’envoi de nouveaux agents, un seul quitte la métropole en 1943, Pierre Saintes. Les derniers arrivés avant la relève définitive étant deux jeunes attachés Pierre Landy et Pierre Pelen, en juin et juillet 1944.
Les agents de Chine piégés par la guerre du Pacifique
Suppression des congés et changements de postes fréquents
2Excepté ceux qui ont pu regagner la France à temps ou qui ont déjà rejoint d’autres postes, la plupart de ces agents vont se trouver piégés par l’évolution du conflit sino-japonais et le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Ceux qui sont mobilisables sont classés en affectation spéciale et restent sur place, c’est le cas de Guy Dorget à Shanghai puis à Pékin, Léon Jankélévitch à Chongqing, Pierre Mollard élève-interprète à Pékin, André Nègre à Nankin, Pierre Millet attaché à l’ambassade à Shanghai, Imbert de Laurent-Castelet à Chongqing puis à Shanghai, et Jean Camaly qui assure la gérance de Swatow en l’absence de Cadol, Nègre et Montoussé réussissent à gagner la France Libre,
3Durant ces années d’isolement, les agents sont interchangeables et vont d’un poste à l’autre, suivant les besoins du service. « Blondeau est allé à Amoy remplacer Roy qui est allé à Hankéou remplacer Reynaud qui est allé à Hong Kong (toujours le piston) remplacer Dupuis qui est allé à Split en Europe. Leurquin est revenu à Harbin et Germain est resté à Mukden tandis que M. Eynard qui était à Kobe est mort en France ; Salade qui était titulaire de la chancellerie que j’occupe est envoyé à la chancellerie de Hankéou », écrit René Waché à son épouse. Jules Leurquin, Lebocq de Feularde et bien d’autres sont envoyés d’un consulat à l’autre, d’une gérance à l’autre, baladés d’un bout à l’autre de la Chine. Leurquin s’en plaint amèrement dans une lettre du 12 février 1939 adressée à Frédéric Knobel, chargé d’affaires à Shanghai, qui veut le faire venir au consulat général pour quelques semaines :
« À mon âge et après 30 ans, bientôt, de service (dont 26 en intérims divers), on peut légitimement aspirer à un peu de stabilité et envisager sans enthousiasme une affectation à Shanghai pour quelques semaines seulement. Quand j’ai quitté Paris, l’année dernière, M. Hoppenot, sans que je lui demande rien, m’a déclaré que désigné pour la gérance de Kharbine, j’y serais titularisé si M. Reynaud n’y revenait pas. C’est dans ces conditions que j’ai pris avec plaisir cette nouvelle gérance que, sans cela, j’eusse demandé qu’on m’épargnât. »
4Ces changements de poste incessants entraînent des situations familiales parfois délicates. Serge Lebocq de Feularde qui était en poste à Yunnanfou est envoyé à Tianjin pour remplacer Waché nommé à sa place dans la capitale du Yunnan, de surcroît contre son gré. Lebocq est obligé de laisser son épouse qui vient d’accoucher, seule avec son bébé, pendant plusieurs mois, et lorsqu’il obtient l’autorisation de venir la rechercher, des inondations à Tianjin l’empêchent de quitter cette ville. Le sort de son remplaçant René Waché n’est guère plus enviable. Affecté dans un premier temps à Tianjin, il a beaucoup de mal à supporter d’être séparé de son épouse et son petit garçon restés en France. Durant tout son séjour il va leur écrire quotidiennement. Pour diverses raisons, essentiellement budgétaires, le ministère refuse qu’ils viennent le rejoindre à Tianjin. Il n’a même pas la possibilité de se rendre au chevet de sa femme, lorsqu’elle perd le troisième enfant qu’elle vient de mettre au monde. En raison de l’incertitude politique et des événements, comme Waché de nombreux agents laissent femme et enfants en France. En Chine même, la situation n’est guère facile. Lucien Colin envoyé à Hankou, est obligé également de laisser son épouse à Shanghai pendant plusieurs mois ; son successeur, Louis Reynaud, n’agit pas autrement. Quant à Fernand Roy qui a envoyé ses enfants en Indochine pour leurs études, le coup de force du 9 mars le coupera totalement de ces derniers, internés jusqu’à la capitulation du Japon.
5Lors de la déclaration de guerre en septembre 1939, tous les congés sont suspendus, sauf en cas de nécessité absolue. « Il parait que sauf raison majeure de santé (ou de piston) il n’y aura plus de congé pendant la durée de l’état de guerre […] Étant donné que les congés ont été supprimés, il y a surnombre d’agents et l’imprévoyance fait qu’évidemment à moins de se contenter de places inférieures, ou franchement mauvaises, il n’y a plus moyen de caser tout le monde », écrit le même René Waché. Ceux qui veulent absolument partir sont seulement autorisés à prendre deux mois sur place ou dans une région voisine. C’est le cas de Fernand Saugon au consulat de Canton. N’ayant pu rentrer en France en 1937, il renouvelle sa demande pour le début du mois de mai 1940, arguant de ses deux ans et demi de service, dont vingt et un mois à Canton. Mais au même moment, son supérieur hiérarchique Philippe Simon est obligé de revenir impérativement en métropole pour y subir une opération de la gorge qui ne peut être faite qu’en France et ne peut être retardée davantage. L’ambassadeur confie la gérance du consulat à Saugon, forcé de reculer le congé de deux mois qui vient de lui être accordé. Il doit attendre le retour de Simon, le 5 juin 1940, pour partir à Dalat en Indochine où il va se reposer seulement durant un mois. Il en est de même pour René Waché encore à Tianjin. Ne pouvant rentrer en France et pour être plus facilement joignable en cas de nécessité, il va passer quelques jours en Mandchourie dans la région de Harbin où il a l’habitude de se livrer à son passe-temps favori, la chasse et la photographie.
6En revanche, dès la fin du mois d’août 1939 les agents en congé en France sont invités à regagner la Chine dans les plus brefs délais en passant par le Canada ou les États-Unis. C’est le cas de Pierre Augé, Albert Cadol, Marcel Chaloin, Pierre Salade, Louis Le Roch, Jules Leurquin et Léon Jankélévitch, Pierre Salade qui avait débarqué le 18 mars à Marseille, est dans l'île d’Oléron lorsqu’il reçoit l’ordre de s’embarquer le 1er septembre pour rejoindre le consulat de Tianjin au plus vite. Laissant son épouse dans sa famille, il part seul et à Marseille retrouve Louis le Roch qui arrive de Montégut dans le Sud-Ouest, accompagné de sa femme, de son fils de 11 mois et de sa belle-mère. Le Roch ne reverra jamais la France. Augé, Jankélévitch et Leurquin sont également du voyage. Jules Leurquin parti en congé en mai, repart également seul, sa famille devant le retrouver au mois de mars 1940. Comme Le Roch, c’est son dernier voyage. Arrivés à New York quinze jours plus tard, ils prennent un autre bateau pour la Chine. Salade est obligé de s’arrêter à Kobe pour y être opéré d’urgence de l’appendicite et est seulement à Shanghai le 3 ovembre 1939, un mois après ses collègues. Albert Cadol repart un peu plus tard, le 27 octobre, avec deux de ses filles, laissant les deux autres et son épouse en France. Leur état de santé ne leur permettant pas de voyager dans l’immédiat, elles doivent le rejoindre au mois de novembre. Mais le ministère s’oppose à leur départ pour raisons budgétaires, justifiant son refus auprès de Cadol par ces mots : « Je fais appel à votre esprit de sacrifice et de devoir. » Ce sacrifice forcé lui vaudra pratiquement sept ans de séparation. Marcel Chaloin, rentré en France seulement depuis le 21 juillet, obtient un sursis. Il doit en effet subir une opération urgente à Marseille et ne repart que le 15 décembre, accompagné de son épouse et de ses trois enfants dont le dernier est âgé de 9 mois. Chargé de remplacer René Waché à Yunnanfou, il n’y a aucun logement dans ce poste pour héberger sa famille. Il est forcé de les laisser à Hanoi. N’acceptant pas d’être séparé des siens, il demande sa mutation et est nommé à Shanghai en juillet 1940. C’est dans cette ville que naît son quatrième enfant. Durant l’année 1940 quelques agents sont encore envoyés en Chine.
7À partir de décembre 1941, l’entrée en guerre des États-Unis et les opérations dans le Pacifique bloquent totalement les communications entre la Chine et la métropole. Les agents ne peuvent pratiquement plus envoyer, ni recevoir des nouvelles de leurs familles. Un système se met en place pour pallier ces inconvénients. Le 15 janvier 1942, le service du Personnel en fait part à Pierre de Boisséson, père de Robert :
« L’entrée en guerre de l’Amérique a bloqué la seule voie par laquelle il était possible à notre ambassade à Pékin et aux postes consulaires français en Chine de communiquer par lettre avec la France. Afin de rassurer nos agents et leurs familles, il a été décidé que notre Ambassadeur à Pékin enverrait chaque mois un bref télégramme dont la teneur sera communiquée aux familles des membres de l’ambassade, des attachés spéciaux et des consuls. D’autre part, je vous serais bien obligé de m’adresser, le 20 de chaque mois, un court message qui ne devra pas excéder 7 à 8 mots. Il sera transmis par la voie télégraphique à notre ambassadeur qui se chargera de faire savoir à ses collaborateurs les nouvelles importantes de leurs familles. »
8À chaque agent est attribué un numéro, et comme l’indique le télégramme, chacun n’a droit qu’à un nombre limité de mots – trois ou quatre – et en reçoit autant de ses proches chaque début de mois. Les envois se font collectivement. On imagine la frustration de tous, diplomates, consuls et membres de leur famille, de ne pouvoir se confier plus intimement en ces temps de période difficile. Mais ce système, bien que contraignant, leur permet au moins de ne pas se sentir complètement seuls, ne serait-ce que par un lien très ténu avec la métropole. Les nouvelles, extrêmement succinctes, se bornent à évoquer la santé des membres de la famille, mais annoncent aussi malheureusement les décès. À Pékin et Shanghai, l’ambassadeur Henri Cosme et Roland de Margerie, prévenus les premiers, sont chargés ensuite d’avertir leurs collaborateurs avec tous les ménagements de circonstance. La tâche n’est guère facile. Un jour malheureusement vient leur tour. Roland de Margerie apprend la mort de son père par Cosme lui-même, lors d’un bref séjour de l’ambassadeur à Shanghai. Le 3 juin 1942, ce dernier entre dans son bureau, lui parle de choses et d’autres, puis lui demande négligemment des nouvelles de la santé de son père. Les derniers télégrammes ne contenant rien d’inquiétant, Roland ne Margerie n’insiste pas. Mais devant les questions de plus en plus embarrassées de l’ambassadeur, il réalise alors qu’un malheur est arrivé. Pierre de Margerie est décédé subitement dans la soirée du 1er juin à Paris alors qu’il était en train de téléphoner à une parente. On peut imaginer quelle peut être la douleur d’un fils au moment où il doit affronter cette terrible nouvelle, à l’instar de tous les autres agents de Chine qui se trouvent dans la totale impossibilité d’accompagner les êtres aimés à leur dernière demeure. Roland de Margerie doit se contenter d’une messe célébrée par le Père Germain à Shanghai, à laquelle il assiste seul avec son épouse et ses enfants. Tandis qu’à Paris, outre quelques membres de la famille, son cousin Christian de Margerie assiste aux obsèques, accompagné de son ami Jean Chauvel. Le malheur frappe également d’autres agents. Pierre de Beaumont, qui grâce au concours institué sur place, venait d’être nommé attaché de consulat à Pékin, au début du mois de mai 1943 apprend par un télégramme de sa mère la disparition de son frère André sur le front, sans aucune indication, ni du lieu, ni des circonstances du drame. Ce système de télégrammes mensuels très brefs fonctionne jusqu’à la rupture totale des communications en mars 1944. Les agents vont ainsi rester pratiquement dix-huit mois dans l’ignorance complète du sort de leurs frères ou de leurs parents, dont ils n’apprennent souvent le décès qu’après la capitulation japonaise et la reprise des communications avec la France. Le 22 août 1945, Roland de Margerie demande à Jean Daridan, chargé d’affaires à Chongqing durant le voyage en France du général Pechkoff, de rétablir au plus vite le télégramme mensuel dont les agents ont été privés si longtemps. C’est alors qu’Imbert de Laurent-Castelet apprend par l’intermédiaire de sa sœur, les décès successifs de son frère, de son père puis de sa mère, et la destruction de la demeure familiale, Castelet, incendiée par les Allemands en août 1944. Cette succession de nouvelles accablantes le plonge dans un profond état dépressif. Après son retour en France en 1946, pendant plus d’une année, il se fera mettre en disponibilité. Marc Duval, averti du décès de sa mère survenu le 10 décembre 1945 à Paris, après celui de son père le 16 avril 1942, ne peut revenir en France pour les obsèques. Il lui faut attendre encore quelques mois avant de pouvoir quitter l’Extrême-Orient, malgré son mauvais état de santé. Quant à Madame de Boisséson, c’est seulement après son retour en métropole en 1946, qu’elle sera mise au courant de l’emprisonnement de son père et de son frère par les Allemands, pour avoir participé à la Résistance
De nouveaux moyens de recrutement sont mis en place en Chine occupée et parallèlement à Alger
9En raison de l’impossibilité de faire venir des agents de France suite à l’interruption des communications et des relations maritimes entre la métropole et l’Extrême-Orient, le 13 octobre 1943, un concours est organisé à Pékin pour le recrutement de secrétaires d’ambassade de 3e classe. C’est l’ambassadeur Henri Cosme qui en est l’initiateur. Dès le 12 mars 1941 il a proposé que le Centre sinologique, tout juste mis en place par Jean-Pierre Dubosc, devienne un organisme de recrutement des interprètes du cadre d’Extrême-Orient, grâce à l’institution de cours destinés aux jeunes gens qui se préparent à embrasser cette carrière1. Les futurs candidats feront un stage minimum d’un an, au cours duquel ils recevront une formation théorique et pratique, à la fois au centre d’études et à l’ambassade. Ils seront employés dans les différents services, et jugés selon leurs capacités et leur application. À la fin du stage, ils seront examinés par un jury présidé par l’ambassadeur lui-même. Cosme est vivement appuyé par l’amiral Decoux en Indochine. Ce dernier recommande d’ailleurs très chaleureusement un candidat, Édouard Hutte, officier de réserve et du chiffre dans la Marine. Decoux demande à Cosme que Hutte soit détaché au Centre d’études sinologiques de Pékin et qu’il fasse son possible pour faire entrer « ce candidat particulièrement intéressant à tous points de vue » dans le cadre des consulats de Chine. Le secrétaire général Charles Rochat donne son approbation à l’institution du concours, à condition que soient respectés les lois et règlements en vigueur, notamment les lois sur le recrutement de l’armée et celles établies à partir de 1940 et 1941 relatives aux sociétés secrètes (lois du 13 août 1940 et du 11 août 1941) et les lois raciales interdisant l’entrée des juifs dans la fonction publique (lois du 3 avril 1941 sur l’accès aux emplois dans les administrations publiques, et du 2 juin 1941 sur le statut des juifs).
10Cosme décide donc qu’un concours sera ouvert en octobre 1943, signalant que déjà trois candidats se sont présentés, Michel Thesmar âgé de 33 ans, Pierre de Beaumont 31 ans et un nommé Saint-Pol 36 ans, tous trois employés dans les services municipaux de la police de Shanghai. Thesmar est vivement recommandé par Roland de Margerie. Deux autres candidats se proposent également, Pierre Bouffandeau, fonctionnaire de la concession de Shanghai qui a perdu son emploi lors de la rétrocession le 30 juillet, et François Geoffroy-Dechaume qui est mobilisé jusqu’en février 1943. Le jury d’examen est composé du Père Breuvery, professeur à l’Aurore pour l’épreuve de géographie économique, Merlant professeur de rhétorique au Collège français de Shanghai, Brandt un sinologue connu pour ses ouvrages sur la langue chinoise, le docteur Hopli, consul de Suisse, pour l’épreuve d’allemand, et Madame Joelson pour celle d’anglais. Robert de Boisséson, le conseiller de l’ambassade, est chargé de l’histoire, et enfin Michel Blot, venu spécialement de Tianjin, des épreuves de droit. Jean-Pierre Dubosc du Centre sinologique est désigné comme secrétaire du concours. Cinq candidats sont ainsi recrutés sur les six présentés, Edouard Hutte, le premier des cinq devant Pierre Thesmar, Pierre de Beaumont, Pierre Bouffandeau et François Geoffroy-Dechaume. Ils sont nommés secrétaires d’Extrême-Orient de 3e classe stagiaires, avec la promesse d’être titularisés dans leurs fonctions lorsqu’ils auront fait leurs preuves.
11Rappelons également très brièvement le rappel des « retraités » remis en activité par Vichy. Et le recrutement de deux personnalités qui détenaient d’importantes fonctions dans la concession française de Shanghai et qui ont perdu leur emploi lors de sa rétrocession, Louis des Courtils, directeur de la municipalité, et son collègue aux finances, Olivier de Sayve. On a recours également à des jeunes auxiliaires déjà sur place. Grâce à son frère Jean, en poste en Indochine, Henri Brionval qui travaillait comme simple commis auxiliaire à la municipalité, est repris le 9 juin 1943 comme chef adjoint du secrétariat et directeur-adjoint du service des finances de la municipalité, avant d’intégrer les Affaires étrangères. Dans les années difficiles à venir, il va être appelé à jouer un rôle important.
12Comme cela a été également mentionné plus haut, parallèlement à Alger, le Comité Français de la Libération Nationale auquel succède le Gouvernement Provisoire, instaure sa propre représentation diplomatique, avec Pechkoff en Chine libre qui prend la place de la délégation mise en place par Escarra, tandis que Jean Royère est confirmé à Kunming. Des anciens agents de Chine se voient confier d’importantes responsabilités à Alger. Jacques Meyrier ancien consul à Shanghai est nommé directeur politique avec compétence pour les affaires d’Afrique et d’Asie, avant d’être nommé ambassadeur à la fin de l’année 1945, en remplacement de Pechkoff. En mai 1944, Jean Chauvel, est chargé du Secrétariat général du Comité français de libération nationale après avoir fui la France, où il avait constitué à Paris, à l’automne 1942, un Bureau clandestin des Affaires étrangères en rapport avec Alger, la Résistance, mais en même temps avec Vichy où il avait conservé des contacts secrets. Ce Bureau clandestin qui regroupait une vingtaine d’agents du Département avec notamment Jean Lescuyer pour les questions d’Asie-Océanie, et des anciens de Chine, Stanislas Ostrorog et Francis Lacoste parmi d’autres personnalités éminentes, a fonctionné jusqu’en mars 1944 sous la direction de Chauvel. Chaque section étant étroitement cloisonnée au cas où l’un de ses membres se ferait prendre. Jean Chauvel a été obligé de déménager chaque nuit pour éviter de tomber aux mains des Allemands et a fini par trouver refuge chez le général de Sévin, lui-même passé à Alger avec ses fils. « Pourquoi ce lieu offrait-il plus de tranquillité qu’un autre ? Il l’était pour une raison proprement accidentelle », racontera-t-il plus tard dans ses « Commentaires ». Alors que Madame de Sévin est à table avec ses filles, soudain des Allemands sonnent à la porte. Tout à fait fortuitement un miroir se décroche du mur, tombe sur la fille aînée et se brise sur sa tête « qui apparut posée sur un étrange plateau. Les Allemands ouvrirent la porte, virent ce spectacle, refermèrent la porte, partirent et ne revinrent plus… » Chauvel peut ainsi rencontrer tranquillement ses collaborateurs. Mais une nuit, il échappe de justesse à la gestapo et devant le mouvement d’élimination qui frappe la Résistance en mars 1944, à la demande de Massigli commissaire aux Affaires étrangères à Alger, il décide de rejoindre l’Afrique du Nord en compagnie de Jean Lescuyer et d’un autre collègue, tandis que Stanislas Ostrorog choisit Londres mais en empruntant la même filière par l’Espagne. Avant de quitter la France, Chauvel charge Francis Lacoste, rentré de Chine depuis fin avril 1939, de prendre soin de son épouse et de ses enfants restés à Paris, jusqu’à ce que Lacoste rejoigne la Résistance dans le Sud-Ouest. Munis de faux papiers, Jean Chauvel et ses collaborateurs partent séparément, traversent la France en train jusqu'à Toulouse, puis après bien des péripéties arrivent à Madrid où les accueillent leurs collègues de l’ambassade, notamment Renaud Sivan, premier secrétaire, qui sera ensuite appelé en Chine. Le 16 avril, ils s’envolent pour Alger par Gibraltar. Outre Massigli et les principaux responsables de l’entourage du général de Gaulle (Pleven, Catroux, d’Astier de la Vigerie, Henri Bonnet, Mendès-France, Fresnay, le général Béthouart, etc.), ils y retrouvent un certain nombre de leurs collègues, notamment Pierre Gilbert à la sous direction d’Asie-Afrique (qui va faciliter la nomination de Chauvel au poste de secrétaire général), Jean Paul-Boncour affecté au Commissariat des Affaires étrangères…D’autres encore peu connus sont présents, qui vont être ensuite nommés en Chine, Henri Gennatas responsable du service de liaison entre l’Intérieur et l’Assemblée consultative (composée des représentants des différents comités gaullistes de l’étranger et des divers partis de la Résistance), Jean Filliol, rallié à de Gaulle dès le 19 juin, affecté au service du Personnel, Émile de Curton, Georges Perruche… Tous se sont distingués durant les hostilités, soit dans la Résistance, soit dans des unités combattantes. Le 5 septembre 1944, Chauvel reçoit l’ordre de revenir le plus vite possible à Paris pour se mettre au service du Gouvernement provisoire. Au début de l’année 1945 il est à nouveau nommé secrétaire général et élevé à la dignité d’ambassadeur.
13Le 26 avril 1944, René Massigli a fait prendre un décret qui raye des cadres tous les agents diplomatiques et consulaires qui, occupant à partir du 8 novembre 1942 un poste dépendant de Vichy dans un pays étranger non occupé par l’ennemi, n’ont pas rallié la France combattante2. Une commission de reclassement établit un nouveau tableau d’ancienneté pour chaque grade. De plus, cette commission décide que les agents ayant quitté le service de Vichy avant le 11 novembre 1942 (date de l’occupation de la zone libre), recevront des bonifications d’ancienneté correspondantes, tandis que ceux restés dans ce gouvernement seront pénalisés. Pour le recrutement des diplomates et consuls, on démobilise certains agents, on a recours à des fonctionnaires d’autres ministères, à des volontaires venant de la Résistance ou à des personnalités qui se sont particulièrement distinguées. En effet pour récompenser ces derniers, un cadre complémentaire est créé par Guy de la Charbonnière. Le décret du 26 avril 1944 intègre tous ceux qui ont rendu d’éminents services durant la guerre par leur « participation active à la poursuite de la lutte contre l’ennemi et ses collaborateurs ». Aucun diplôme particulier n’est exigé. Mais ces nouveaux venus, après trois ans d’ancienneté, devront passer un examen de classement, afin d’être intégrés définitivement dans les cadres (dans la limite des vacances). Cependant, ils ne pourront être considérés comme des fonctionnaires et pourront être radiés. La commission chargée de se prononcer pour leur admission pourra les admettre à des grades autres que ceux du début de carrière et ils bénéficieront des mêmes avantages pour les promotions de grade et les traitements.
14Sans doute ces mesures ne sont-elles pas toujours appréciées des agents de carrière. Mais elles ont le mérite de faire entrer dans les services extérieurs du ministère des hommes jeunes venus d’horizons les plus divers, et par ce biais, de démocratiser la carrière. Les premiers sont désignés le 17 août 1944 à Alger, soit quatorze personnalités. Cinquante-cinq autres sont nommés en mars-avril 1945 puis cent vingt-cinq en novembre alors que les concours traditionnels ont été rétablis. Plusieurs agents qui vont être envoyés en Chine, font partie de ces premiers contingents. Deux arrivent dans le courant de l’année 1945. Jean Brethes, ex-professeur à Bordeaux puis à Marseille, responsable d’un réseau de Résistance dans cette région et qui a participé à la libération de la ville, est nommé deuxième secrétaire à Chongqing le 11 mai 1945, à la disposition du général Pechkoff. Il arrive à son poste le 9 septembre avec son épouse. Roger Lardy, engagé dans les Forces Françaises Libres en novembre 1940 puis nommé sous-préfet au Maroc, est chargé des fonctions de secrétaire-percepteur à Kunming le 28 mars 1945. Rapatrié en octobre 1949, il ne continuera pas sa carrière dans les Affaires étrangères. D’autres agents du cadre complémentaire viennent compléter le personnel de Chine dans le courant de l’année 1946 (voir infra, troisième partie, chapitres X et XI).
15Les concours traditionnels sont rétablis en 1945. Au mois de juillet 1945, la direction du Personnel et la direction d’Asie-Océanie ont décidé de réorganiser les postes consulaires en Chine occupée. Un décret du 15 juillet 1945 prévoit un concours spécial pour la deuxième quinzaine du mois de novembre. Ce concours est destiné aux élèves brevetés de l’École des langues orientales et aux boursiers du ministère. Il est également ouvert aux jeunes engagés volontaires qui désirent briguer le poste d’attaché de consulat : deux candidats se présentent le 15 novembre, Henri Dumont et Roger Establie. Le premier est envoyé au consulat de Shanghai à la disposition du baron Guy Fain, et le second au Japon avant d’être appelé à Kunming en 1949 puis à Canton où une rude tâche l’attend. Mais à partir de l’année 1947, de nouvelles modalités vont être mises en place pour les recrutements.
L’épuration ne touche pas les agents de Chine
16Au ministère des Affaires étrangères, comme dans les autres administrations de l’État, une commission d’épuration se réunit le 10 octobre 1944 pour juger le cas des agents soupçonnés de collaboration avec l’ennemi, allemand en Europe, japonais en Asie, et prononcer le cas échéant leur révocation. Outre son président, l’ambassadeur Emile Naggiar, elle est composée de trois membres, dont Pierre Gilbert, et doit rendre impérativement son verdict au mois de décembre suivant3. Pierre Salade, de Shanghai, le 22 novembre 1945, adresse un véritable plaidoyer pro domo, démontrant que tous ses collègues de Chine n’ont fait que leur devoir dans un contexte particulièrement difficile4 :
« Il serait injuste et déraisonnable de croire que les agents de Chine ont eu, en juin 1940, des réactions différentes de celles de tous les Français dignes de ce nom. Ils ont été douloureusement frappés par le désastre militaire, par l’invasion et par l’armistice. Leur premier mouvement fut de démissionner ; il existait en Extrême-Orient d’importants intérêts français qui devaient être défendus. Nous nous trouvions ici en pays sinon ennemi, du moins déjà hostile, et la protection des intérêts ne pouvait être assurée que par des agents acceptés par les autorités japonaises. Une démission collective aurait livré immédiatement le patrimoine français de Chine occupée à la "protection" des Japonais. De plus, les positions de Chine et d’Indochine étant étroitement solidaires, cette démission aurait enhardi l’armée nippone dans sa politique d’agression en Indochine et aurait risqué de provoquer un coup de force de sa part. En juin 1940, la Grande Bretagne et les USA étaient toujours représentés dans tous les postes de Chine, mais aussi à Nankin même, capitale de Wang Tsing Wei. Le groupe France Libre était un mouvement essentiellement combattant qui faisait surtout appel aux Français ayant des capacités militaires ou techniques. Le Gouvernement de Vichy, bien qu’ayant rompu avec l’Angleterre, était considéré par elle comme le gouvernement français ; il était reconnu par le Japon, les USA et Chongqing ; il était impossible sans être agent du Gouvernement de Vichy de défendre les intérêts français. Parmi ceux qui se joignirent à la France Libre, un certain nombre estimèrent qu’il était de leur devoir de rester au service du Département, soit en France, soit à l’étranger. C’est ainsi que plusieurs d’entre eux, dont quelques-uns vinrent en Chine, acceptèrent même de nouveaux postes à l’étranger. Le 8 décembre 1941 a fait des prisonniers de ceux qui se trouvaient en Chine occupée. Après cette date, ils n’avaient plus le choix et ne pouvaient que rester à leur poste. Les agents de Chine furent fortifiés dans leur conviction que la France Libre soutenait leur effort par le fait que des messages avaient été adressés par Margerie à des dirigeants du mouvement France Libre pour préciser leur position et qu’aucun signe de désapprobation ne leur était parvenu. Il eût été facile au Comité d’Alger puis au Gouvernement provisoire de leur faire savoir que l’on n’approuvait pas le rôle qu’ils jouaient ; les agents disposaient de récepteurs à ondes courtes qui leur permirent de suivre, au jour le jour, l’évolution de la situation politique et militaire dans le monde. Ils estiment que les intérêts français ont été bien sauvegardés et prient le Département de se prononcer sur leur cas avec compréhension. L’ambassade de France à Chongqing nous a fait savoir, par des télégrammes officiels et par des messages verbaux transmis par les délégués de De Gaulle, que nous devions rentrer en France au plus tôt pour y justifier de notre conduite devant une commission d’enquête et que soit examinée notre intégration dans les cadres du Département. Par contre, Filliol qui arrive de France, croit savoir, que cette intégration serait chose faite, et que le retour en France du personnel participe d’une mesure générale de relève indépendante du règlement de la situation administrative des agents. Ils ont fait de la résistance dans la mesure de leurs moyens, ils ont freiné les lois injustes de Vichy, ils ont été complices de l’immense grève perlée qui a limité à l’extrême la participation des entreprises française à l’économie de guerre japonaise. Ils ont diffusé les nouvelles favorables à la France et ses alliés, ils ont protégé des gaullistes menacés et, pendant la guerre du Pacifique, ils ont prêté assistance aux ressortissants alliés internés et surveillés par les Nippons. Ils l’ont fait malgré une atmosphère de suspicion et d’espionnage, à leur manière. »
17Lorsque les premiers Français débarquent au Havre venant d’Extrême-Orient sur l’Uruguay, l’épouse d’un des diplomates manifeste sa joie mêlée d’une grande émotion de retrouver enfin la terre natale après de si rudes épreuves. L’ambassadeur Cosme lui dit sèchement : « Pourquoi vous réjouissez-vous, ce sont les menottes qui vous attendent ! » Ces paroles excessives sont évidemment bien injustifiées. Aucun agent n’est démis de ses fonctions par la commission d’épuration du ministère. La majorité est nommée à des postes importants et certains reviennent même en Chine. Seul l’ambassadeur Henri Cosme est mis en cause dans un premier temps, et révoqué par un décret du 25 février 1945 signé par le général de Gaulle. Mais ce décret, qui n’a jamais paru au journal officiel, est annulé en 1953.
La vie quotidienne dans les différents postes
18En dépit de la guerre et de l’occupation japonaise, diplomates et consuls tentent tant bien que mal de mener une existence normale dans leurs résidences respectives. Tout dépend naturellement de l’endroit où se trouve leur poste, Chine libre ou Chine occupée. À partir du 9 mars 1945 et jusqu’à la capitulation du Japon, les conditions se durcissent, transformant certains représentants français en véritables prisonniers.
Pékin relativement épargné
19À l’ambassade de France à Pékin, le temps semble s’écouler calmement à l’écart des convulsions qui secouent l’ensemble du monde et les régions de Chine, à l’instar de Shanghai. Depuis le conflit sino-japonais et l’occupation nippone, l’ancienne capitale a perdu toute importance politique. La plupart des nations étrangères n’y conservent qu’une simple antenne, l’essentiel de leur représentation se trouvant à Chongqinq ou à Shanghai. Il n’y a plus beaucoup d’Européens à Pékin. Parmi les ressortissants français, seuls restent une quinzaine de fonctionnaires de l’ambassade et une petite communauté d’une quarantaine de personnes, banquiers, ingénieurs, journalistes, médecins et quelques rares commerçants. Dès l’automne 1940, l’ambassadeur a préféré faire revenir les services de l’ambassade dans la capitale du Nord, bien loin des intrigues de Shanghai et de Nankin. Passée la tempête de la rétrocession des concessions, excepté la bonne marche des consulats et leur ravitaillement financier, l’ambassadeur n’a plus grand-chose à faire, sinon se maintenir en évitant de mécontenter les Japonais. Selon Roland de Margerie, Pékin reste un « fool’s paradise » où la « Cour », comme l’a surnommée ironiquement Imbert de Laurent-Castelet, mène autour des époux Cosme une existence parfaitement irréelle à l’abri des tempêtes qui se déchaînent autour d’eux. On comprend que Cosme ait eu tant de peine à quitter cet endroit paisible pour se rendre à Tokyo où l’attend un sort beaucoup moins enviable…
20En dépit de la présence nippone, les Français jouissent d’une relative liberté, malgré quelques restrictions apportées à leurs déplacements. Suite à l’enlèvement d’un couple de diplomates italiens dans le secteur des tombeaux Ming, il leur a été formellement interdit d’aller s’y promener. Le couple de Boisséson en compagnie du directeur de la Banque de l’Indochine, Dautremer, et de Pierre et Betty Millet, bravant ces consignes, décide d’aller visiter ces prestigieux vestiges, à quelques kilomètres seulement de Pékin. L’émerveillement est toujours aussi grand que celui qu’éprouvait jadis Madame de Bourboulon, l’épouse du premier représentant de la France en Chine, devant la majestueuse allée bordée d’animaux de pierre veillant, sur le repos éternel des anciens souverains de l’Empire. À leur retour, l’ambassadeur les attend, furieux de leur imprudence. C’est Madame de Boisséson qui subit les foudres de sa colère, Henri Cosme n’ayant pas osé s’en prendre directement à son époux, son précieux collaborateur.
21Ils y reviennent au mois d’octobre 1941, mais cette fois officiellement, en compagnie de Roland de Margerie, en visite dans la capitale. Roland de Margerie raconte :
« À l’entrée d’un vaste cirque de montagnes violettes et dénudées, un premier Pai-lou nous accueillit : portail si large qu’il passe pour le plus important de toute la Chine. Une longue voie droite, de plusieurs kilomètres, commence là, bordée d’animaux en pierre, debout, assis, accroupis, lions, dogues, chameaux, éléphants, plus ou moins bien conservés. La voie était rompue en plusieurs points, et les ponts écroulés dans le lit des rivières heureusement à sec. Nous arrivâmes cahin-caha au tombeau central, celui de l’empereur Yung Lo, le seul qui fût en à peu près bon état. Deux cours, plantées d’arbres irréguliers, menaient à deux grands bâtiments ; nous fîmes un rapide déjeuner dans le premier temple… »
22Un autre lieu de promenade favori est un petit temple légué aux époux Boisséson par une américaine, Tillie Hoffman, après Pearl Harbour et le départ des Américains. Cette petite construction, qui porte le joli nom de « Perle de la grotte », est située au flan d’une montagne près de la Fontaine de Jade, à l’ouest de Pékin. Les membres de l’ambassade, accompagnés de leurs amis, s’y rendent souvent le dimanche pour y organiser des pique-niques. Il leur faut environ trois quarts d’heure pour y grimper à pied, depuis l’endroit où ils garent les automobiles. Mais certains préfèrent y monter à dos d’âne ou de mulet, ou en chaise à porteurs comme Madame de Margerie,
23L’effort en vaut la peine : une vue admirable s’étend jusqu’à Pékin. Sur la gauche, miroite le lac du Palais d’Été ; vers la droite, serpentent de petites rivières qu’on distingue à peine. À l’horizon, scintille le Pei Ho, venant d’une trouée dans les hauteurs, vers la Mongolie. Après un déjeuner sur l’herbe, les promeneurs descendent jusqu’au parc de chasse de l’empereur Qian Long, complètement désert et pelé :
« Dans le ravin de Pi Yung Tse, quelques arbres magnifiques s’étagent au long d’escaliers successifs, jusqu’au bâtiment final en marbre ouvragé, entouré de thuyas au parfum entêtant. On nous montra, dans un temple, un entassement de bodhisattvas, dont l’un baptisé Marco Polo par les bonzes pour attendrir les touristes. Le thé nous attendait en contrebas, près d’une source, dans un cadre pyrénéen de rochers et d’eau courante… »
24Pendant les journées chaudes de l’été, femmes et enfants rejoints, également par leurs compatriotes du consulat de Tianjin, se retrouvent à Peitaho, dans les villas louées en bord de mer. Les maris viennent les retrouver les week-ends ou les jours de congé. René Waché qui quitte Tianjin pour Yunnanfou croise à la gare JeanPierre Dubosc qui depuis Pékin conduit son épouse dans la station balnéaire.
25D’autres vont à Qingdao : Roland de Margerie, alors qu’il est encore en poste à Shanghai vient y passer une semaine avec des amis, et est accueilli par le colonel Tattarinoff, l’agent consulaire russe qui représente la France. Le quartier résidentiel, qui abrite les villas louées aux étrangers, est planté d’acacias et de tilleuls. De là, les visiteurs gagnent une immense plage située à quarante kilomètres ! :
« Ce fut comme si nous faisions irruption dans un paysage de Gauguin. Imaginez une large baie circulaire, où l’on pouvait avancer dans la mer jusqu’à deux cents mètres du rivage sans perdre pied, et qui se relevait aux deux extrémités de hautes barrières de rochers, jusqu’à fermer l’accès de cette baie. Sur le sable, devant les huttes des pêcheurs, de grands filets étendus séchaient au soleil et, sauf l’accueil, réservé, des indigènes qui contrastait avec la réception pleine d’exubérance ménagée aux blancs en Polynésie, on eût pu se croire sur un de ces rivages décrits par Meville et consacrés par Gauguin5. »
26Comme on l‘a vu plus haut, après le 9 mars 1945, la situation devient plus difficile. En réalité, les conditions draconiennes imposées par les Japonais ne sont pas totalement respectées, notamment l’interdiction de fréquenter des Chinois et des étrangers. La capitulation japonaise suivie de l’arrivée des Américains met un terme à cette quarantaine. En même temps, les Yankees apportent dans leurs bagages tous les produits alimentaires et autres qui faisaient cruellement défaut (voir supra, chapitre VIII, troisième paragraphe).
Situation délicate à Shanghai et dans les autres postes
27À Shanghai, la vie est bien différente et beaucoup moins paisible en raison des âpres rivalités qui opposent la communauté française, divisée entre partisans du général de Gaulle et Vichystes. Les consuls successifs qui succèdent à Roland de Margerie sont usés par les querelles et les problèmes. Il n’est pas étonnant que, dans cette ambiance délétère, quelques ressortissants français se soient suicidés, non seulement le chef de la police Fabre, mais aussi un simple père de famille fourvoyé par les partisans de Vichy. Quant aux distractions, elles sont rares. Avec l’occupation japonaise, finie l’insouciance du Paris de l’Orient. Le couvre-feu et les fréquentes coupures d’électricité interdisent toute la vie nocturne qui précipitait dans les boites de nuit, dancings, bars et tous lieux de plaisirs, des centaines de Shanghaiens et de résidents étrangers. Les salles de bal des grands hôtels qui attiraient des foultitudes de messieurs en smoking et d’élégantes en robes longues ont fermé leurs portes. Désormais, il faut se contenter de peu, quelques restaurants éclairés aux chandelles, ou des soirées privées très réduites et en petit comité. Il est préférable de ne pas trop s’aventurer le soir, à moins d’observer une extrême prudence. Les attentats se multiplient dans les concessions qui servent de refuge aux résistants chinois et aux organisations clandestines, avant que les Japonais ne les contrôlent totalement à partir de 1942-1943. Les étrangers n’y échappent pas, comme le président du tribunal Toussaint d’Hooghe et l’avocat d’Auxion de Ruffé.
28À l’extérieur, l’insécurité règne également. Roland de Margerie raconte qu’il ne faut guère s’amuser à sortir de la ville, tant les guérillas communistes tiennent la campagne dans les années 1940. Les seules excursions que les ressortissants français peuvent se permettre sont réduites à la visite de l’observatoire de Zikawei. Le consul général est allé également passer trois jours à Hangzhou, l’ancienne capitale de la Chine. Mais c’est à peu près tout. Comme il l’écrit dans ses souvenirs, à part ces rares distractions, la vie se poursuit bien monotone. Pour passer le temps, les Français se consacrent à des œuvres charitables destinées à porter secours aux villages français détruits par la guerre, et à soutenir les populations en détresse : épouses de diplomates ou simples citoyennes y vont de leurs aiguilles, tricotant ou cousant, tout en récoltant également des sommes d’argent. Cependant, ils ont également à leur disposition la bibliothèque de l’Alliance française et celle de Zikawei, dont une partie des livres ont été offerts jadis par l’impératrice Eugénie. Il y a également celle du Shanghai Club, pourvue surtout d’ouvrages en langue anglaise. Après sa nomination à Pékin, en juin 1944, la vie de Roland de Margerie change complètement. Comparée à Shanghai, la capitale du Nord est un havre de paix, loin des mesquineries de la colonie française de l’ancienne concession, où la vie devient un véritable enfer, après le 9 mars 1945, pour le baron Fain et ses collaborateurs. Même la capitulation japonaise est source de graves problèmes, en libérant toutes les rancœurs (voir supra, chapitre VIII, troisième paragraphe).
29À Tianjin, malgré l’occupation japonaise en vigueur depuis 1937, la vie se poursuit normalement dans les concessions, comme en témoignent les lettres quotidiennes que le secrétaire-interprète René Waché écrit à son épouse. Le matin, il commence à 9 heures, alors que d’autres en profitent pour ne venir travailler que vers 10 ou 11 heures. À l’heure du déjeuner, il quitte son bureau et flâne dans les boutiques qui restent ouvertes jusqu’à midi et demi. En fin de journée, après le travail, les amateurs de cinéma peuvent assister à la séance de 5h30. Les résidents se rendent également au Race Club et au Country Club, et le soir, au Cercle français où ils ont la possibilité de feuilleter quelques journaux. La seule différence sensible vient du fait, qu’en raison des barrages japonais, les indigènes ne peuvent plus aller au Race Club où il n’y a plus de courses. Quant au Country Club, il est pratiquement vide en semaine, mais pas le dimanche matin. La majorité des étrangers s’y réunissent après la messe, tandis que leurs enfants s’en donnent à cœur joie, en évoluant sur la patinoire. Cependant les résidents des concessions conservent la liberté de se rendre dans la ville chinoise ou même dans la concession japonaise. Le dimanche, Waché profite de sa journée pour visiter à pied les boulevards de la grande ville chinoise où ne vont presque jamais les Blancs, sauf les Belges de la Compagnie des tramways. Grand amateur de chasse et de vie au grand air, il passe ensuite dans la concession japonaise pour y faire ses emplettes. Tout cela, sans nulle contrainte.
30Lorsqu’en janvier 1939 le chargé d’affaires Frédéric Knobel vient en visite, accompagné de son épouse et d’André Nègre, les réceptions se succèdent : dîner en musique au consulat tenu par Charles Lépissier, réception au Cercle français, et soirée dansante au consulat le dimanche soir :
« Madame Lépissier a tenu à ce que je la fis danser, écrit René Waché, on a joué une valse et, à la moitié, la dame s’est demandée si elle pourrait tourner jusqu’à la fin. C’est tout juste si je n’ai pas été obligé de la ramasser. Quant à moi, je ne m’en suis pas trop mal tiré. »
31Waché aurait préféré la jeune madame Knobel, mais cette dernière a décliné toutes les invitations de valse, déplore-t-il…
32Les résidents de la concession sont libres de quitter Tianjin s’ils le désirent. Le même Waché se rend souvent en Mandchourie, à Harbin, pour s’y livrer à son passe-temps favori, la chasse et la photographie, et se recueillir quelques instants sur la tombe de l’enfant qu’il a perdu en juillet 1937 :
« J’ai déposé sur la tombe du cher petit une croix de cèdre et de pin que j’ai rapportée de bien loin dans la forêt vierge immaculée et resplendissante d’un aspect merveilleux que j’ignorais jusqu’à ce jour. J’ai entendu le superbe chant du loup le soir. J’ai vu les pistes des tigres et tigresses, des léopards, des grands cerfs, j’ai tiré des sangliers et vu une colossale mère et beaucoup de chevreuils et des gélinottes », rapporte-t-il à son épouse.
33Mais à partir du mois d’avril, la situation s’aggrave. Il signale que les étrangers sont de jour en jour plus inquiets et redoutent les enlèvements. Malgré le blocus et l’ambiance assez lourde, les Occidentaux conservent encore la liberté de se déplacer. Waché retourne à Harbin et est reçu par Jules Leurquin qui accueille en même temps Robert Germain et son épouse en poste à Mukden. Preuve que la circulation est encore libre, même en Mandchourie. Malgré la décision des Japonais, le 19 juin 1939, d’entourer les concessions de barbelés électrifiés, il semble, que par la suite, cette situation n’ait nullement empêché Waché de se rendre une dernière fois à Harbin avant son départ pour Yunnanfou.
34Dans les années qui suivent, la concession française ne semble guère avoir souffert, selon le témoignage d’Henri Cosme. Malgré les graves perturbations apportées par le blocus japonais, elle a pu non seulement demeurer intacte, mais même croître en prospérité. À la suite d’un voyage d’inspection qu’il effectue en octobre 1942, l’ambassadeur signale la parfaite discipline et l’ordre qui règne dans la colonie, et son excellente situation morale et financière, grâce au zèle et à l’intelligente activité de Lucien Colin, dont « la sage administration » constitue « un véritable modèle ». Lucien Colin ayant été rappelé à Pékin puis à Tianjin par Henri Cosme, Georges Cattand prend la direction du poste le 22 janvier 1944. Après la rétrocession des concessions, il doit faire face à l’entretien de cent quarante-quatre ressortissants Français, cent huit partiellement et trente-six entièrement, sans compter les trente-six autres passés au service de la municipalité chinoise (cent huit personnes en y comprenant leur famille). Le consulat ayant pratiquement épuisé toutes les ressources dont il disposait lors de la rétrocession, la situation devient très difficile.
35À Hankou, passés les premiers incidents dus à la méfiance des Japonais, le climat s’est peu à peu amélioré grâce à l’attitude conciliante de Colin. Juste avant de quitter son poste pour celui de Tianjin, il écrit en février 1939 à Henri Hoppenot6 :
« Je viens de passer ici sept mois de véritable misère : misère morale faite d’inquiétude constante et même d’angoisse, avec la sensation jamais ininterrompue de l’imminence d’un incident contre lequel nous serions pratiquement dépourvus de défense et d’aide. Et misère physique : absence d’hygiène, mauvaise alimentation, manque d’eau propre ; manque de charbon et emprisonnement sur les 36 hectares de la concession. Mais tout cela appartient déjà au passé : c’est un cauchemar qui se termine. La seule chose qui compte, c’est le résultat. Notre concession vient de traverser la crise la plus dangereuse de son histoire. Nous sommes dans le quatrième mois de l’occupation japonaise et nos droits sont intégralement respectés. La vérité est même que les circonstances extraordinaires que nous avons rencontrées ici, nous ont permis une reprise en mains de notre établissement. Depuis plusieurs années, notre intégrité territoriale n’était plus qu’un mythe : les soldats chinois avaient envahi la concession, les troupes en armes, les cortèges et manifestations politiques la traversaient en tout sens. Aujourd’hui, les soldats japonais en armes ne passent que sur le quai de France, et seulement pendant le jour. Dans les autres parties de la concession, les militaires n’entrent que sans armes et munis de passes que nous leur délivrons […] Malgré quelques ennuis, au début de l’occupation japonaise, due à la méfiance des militaires nippons, peu à peu, ils ont relâché leur pression, autorisant le transport des vivres, fournissant de l’eau claire et permettant même aux réfugiés de retourner chez eux. La dysenterie a sévi avec violence entre juillet et octobre, et a contraint un certain nombre d’étrangers à prendre quelques jours de repos à l’hôpital. Le pauvre colonel Rousselle en est d’ailleurs mort avec une extraordinaire rapidité. L’équipage de l’Amiral Charrier a eu 80 % de son effectif atteint par la bilharziose, à la suite de bains dans des eaux contaminées ; une gastro-entérite aiguë, due aux colibacilles des puits et aux débris organiques de l’eau du fleuve, a fait périr une centaine d’enfants chinois et de réfugiés… »
36Après le bref séjour de Louis Reynaud et de Robert Faure qui ont remplacé Lucien Colin et Jean-Baptiste Georges-Picot, puis de Fernand Roy, la cohabitation avec les Japonais s’est à nouveau détériorée avec Robert Germain. Ses excès de boisson et ses démêlés avec le chef de la police Broussouloux entraînent de fréquentes rixes entre les deux hommes. Les Japonais ayant exigé leur déplacement. Pierre Crépin, quoique âgé de 62 ans, est nommé en février 1943 à Hankou à la place de Germain. Dès la fin du mois de juillet, il doit faire face aux bombardements sino-américains qui endommagent sérieusement le consulat à plusieurs reprises et font des centaines de victimes parmi la population chinoise. En l’absence d’abris anti-aériens, il fait creuser des tranchées dans le jardin du consulat pour abriter les membres de la colonie française. Mais l’intensité et la fréquence des bombardements, les affaissements de terrain et les infiltrations du Yangzi rendent ces abris très peu sûrs et obligent le consul à effectuer des travaux de renforcement. Octobre 1944, Hankou est complètement isolé, faute de communications aériennes et fluviales. Crépin très éprouvé et souffrant, reste seul avec le jeune secrétaire-interprète Pierre Mollard. Ce n’est qu’au mois de mai 1945, qu’il pourra reprendre contact par le télégraphe avec Roland de Margerie à Pékin.
37C’est surtout dans les petits postes que les conditions sont les plus déplorables. La vie n’y est guère facile et, de plus, menacée constamment par les bombardements japonais puis alliés, pour ceux situés dans les provinces méridionales limitrophes de l’Indochine. On est sans nouvelle d’Albert Cadol qui a pris la direction du consulat d’Amoy le 12 mai 1941. Revenu en Chine avec deux de ses filles, il devait être rejoint par son épouse et le reste de la famille. Les événements et le ministère ayant empêché leur retour, Cadol se retrouve dans l’isolement le plus complet, coupé de tout et, ne recevant plus de fonds de l’ambassade, aux prises avec les pires difficultés financières. Lorsqu’enfin le 22 décembre 1945 l’ambassade reçoit pour la première fois de ses nouvelles, Cadol est très dépressif et malade, à la suite de ses quatre années d’isolement, et de tous les problèmes de subsistance auxquels il a dû faire face. En revanche, on ignore tout du sort de Jules Médard, bloqué à Hoihow sans aucun contact, ni avec l’ambassade, ni avec ses autres collègues. En Mandchourie, Jules Leurquin à Harbin est également dans la solitude la plus complète, dans un environnement particulièrement hostile. En 1939, il est revenu seul sans sa famille, espérant que ses proches pourraient le rejoindre. Vaines espérances. Il n’a même pas la possibilité de rentrer en France, ni pour le mariage de sa fille en février 1943, ni pour la naissance de son petit-fils. Et jusqu’au 13 février 1945 date de sa mort dans des conditions restées mystérieuses, on ne sait plus rien de lui jusqu’à son décès. À Mukden, même situation pour Charles Renner et sa famille enfermés dans le consulat, prisonniers des Japonais dans des conditions quasiment identiques, avant d’être expulsés sans ménagement par les Russes, conjointement avec le représentant américain.
38Pour finir, les conditions d’hébergement des agents se sont fortement dégradées, et pas seulement en raison des bombardements, mais aussi par manque de crédits. C’est le leitmotiv de tous les agents depuis le début de l’installation des consuls français en Chine, au milieu du XIXe siècle. La plupart vivent dans des conditions de confort très rudimentaires, excepté les responsables des postes importants comme Pékin ou Shanghai.
39Le cas de Léon Jankélévitch qui prend en main le consulat de Chongqing en novembre 1939, n’est qu’un exemple parmi d’autres7. L’hôtel consulaire et ses dépendances ayant été gravement endommagés par les bombardements, Jules Médard, son prédécesseur, a fait de son mieux pour parer au plus pressé. Le bâtiment comprend seize pièces réparties à l’étage comme au rez-de-chaussée en deux groupes de quatre pièces de part et d’autre d’un corridor médian. Celles du bas servent de bureaux et de pièces de réception, mais les fenêtres de la salle à manger donnent sur un endroit muré ! À l’étage, se trouvent trois chambres avec des « salles de bains » qui n’en ont que le nom car elles sont totalement dépourvues de tuyauteries et donc d’eau courante. Des bacs et des bassines de diverses grandeurs servent de baignoires. Il n’y a pas d’installations sanitaires : « Des sièges percés disposés en divers endroits stratégiques, et dont une vidangeuse assure le service, en tiennent lieu », signale Jankélévitch. Par deux fois, Médard a demandé l’installation de l’eau courante et l’aménagement de fosses septiques, mais il n’a jamais reçu de réponse. Le mobilier est assez humble jusqu’à la pauvreté, déplore le nouveau locataire : de simples lits de fer dans les chambres, des chaises aussi disgracieuses qu’inconfortables, des tables quelconques mal peintes, « tout sent le bon marché, le disparate, l’occasion ». Pas de linge et peu de vaisselle. Médard accepte de céder à Jankélévitch, à crédit, quelques assiettes et paires de draps. Heureusement Jankélévitch en a vu d’autres et a déjà connu des conditions analogues, voire pires, lorsqu’il a été nommé au consulat de Pakhoi en 1935. Ses successeurs dans ce poste vont subir des bombardements continuels qui vont considérablement endommager les bâtiments consulaires et obliger ses occupants à les évacuer pour se réfugier dans la caserne Odent, surnommée « la Bastille ».
40Philippe Simon qui prend le service du poste de Canton lors du départ en congé de Laurent Eynard, n’est pas mieux loti. Eynard menant une existence d’anachorète, Simon a la surprise de trouver le consulat en très mauvais état et presque vide de meubles8. Une seule pièce est convenable, le salon, et sur les quatre chambres, une seule est meublée. Il s’empresse, dès son arrivée, de demander des crédits pour donner à sa résidence un minimum de confort. Le 10 juin, lorsque l’ambassadeur Émile Naggiar lui rend visite, il lui cède sa chambre et va passer la nuit dans la véranda. Que dire de la vaisselle ! Le consulat ne possède que huit assiettes à soupe et treize plates dépareillées, trois verres à eau, deux à liqueurs et huit coupes à champagne. Aucun couvert. Il est obligé de les emprunter à l’hôtel voisin, ainsi qu’un minimum de vaisselle.
41Quant à René Waché, envoyé à Yunnanfou en juillet 1939 pour y remplacer Serge Lebocq, faute de logement pour le personnel, il prend pension à l’hôpital Calmette, qui sert d’hôtel pour les fonctionnaires français et leur fournit chambre, salle de bain, et couvert. Les conditions de logement et de nourriture ne lui convenant pas, Waché déménage dans le seul hôtel de la ville au bord du lac. Mais son traitement n’étant pas suffisant pour payer le loyer, il est contraint de se réfugier au consulat, et de vivre dans le minuscule réduit attenant à son bureau, avec un simple Butagaz pour y préparer ses repas. Excédé par ses récriminations, son supérieur hiérarchique Pierre Crépin le fait rappeler en France, sans que Waché ait rien demandé, prétextant qu’il est dérangé mentalement.
42Ces conditions de vie précaires sont le lot commun de pratiquement tous les agents de Chine. Les destructions causées par les bombardements ou les pillages viennent encore aggraver l’état de délabrement des immeubles consulaires. De nombreux postes ont subi de sérieux dommages. Outre le consulat de Chongqing, celui de Longzhou au Guangxi est pratiquement détruit. D’autres ont été également touchés et doivent être réparés sommairement comme à Hankou. Mais en ces périodes de guerre, comment blâmer le ministère de n’avoir pas investi dans ses immeubles en Chine ? Il consent cependant à accorder quelques subsides aux plus importants d’entre eux et notamment au consulat de Chongqing et celui de Hankou mais pour les autres, tout reste à faire. Il y a des problèmes plus urgents à traiter…
Renouvellement du personnel en 1945 et maintien des intérêts français
Roland de Margerie demande la relève de son personnel
43Depuis le mois de juin 1945, Roland de Margerie a tenté d’alerter le nouveau gouvernement sur les conditions difficiles vécues par lui et tous ses collaborateurs. N’ayant pas reçu de réponse, le 22 août 1945, il envoie une lettre à Jean Chauvel, secrétaire général, pour lui rappeler la situation matérielle désastreuse dans laquelle se trouve toute la représentation française de Chine9 :
« Voilà 18 mois que je ne sais rien de France, quinze que je me vois entièrement livré à mes propres forces pour défendre avec mes collaborateurs les intérêts français en Chine occupée. Rien n’est plus pénible que de se trouver ainsi entièrement en l’air, sans instructions, livré à son seul jugement… »
44Il rappelle cependant qu’il a reçu un premier message de René Massigli en décembre 1944, puis un second plus précis en mars 1945, et enfin un troisième du ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault et de Chauvel lui-même, l’encourageant à prendre toutes les décisions qu’il jugerait nécessaires sans en référer au ministère.
45En priorité, il demande le rapatriement de tous les agents de Chine très éprouvés par le long séjour rempli de dangers qu’ils ont effectué en Chine :
« Mes collaborateurs, je tiens à le redire en cette occasion, se sont montrés au-dessus de tout éloge, malgré un état de santé précaire chez tous, grave chez certains. J’espère qu’il pourra leur en être tenu compte […] Le plus urgent me paraît être d’organiser la relève rapide de tout ce personnel diplomatique et consulaire de Chine occupée par les Japonais : car tout le monde est à bout de santé, de nerfs et d’isolement. Les agents ne savent plus rien de France depuis 15 mois, n’ont pu s’occuper ni de leurs familles, ni de leurs intérêts, ni de l’éducation de leurs enfants depuis 1940. Ils vont apprendre sous peu, force deuils et force pertes. Ils ne se sont soutenus, ces temps derniers, que par l’espoir du retour prochain en France. Si le destin ne les avait pas emprisonnés en Chine occupée depuis l’ouverture des hostilités dans le Pacifique (qui nous a coupés de toute communication avec l’Univers civilisé), ils auraient tous gagné l’Afrique du Nord au début de 1943. Leur chance n’a pas voulu qu’ils fussent associés directement au mouvement de libération nationale, mais je puis vous certifier qu’ils n’ont pas songé à autre chose qu’à défendre ici les intérêts permanents de la France. J’ajoute que je me suis vu obligé depuis juillet 1944, de les mettre financièrement à la portion congrue, ce qui a obligé la plupart d’entre eux à consommer leurs pauvres économies ; le salaire qu’ils recevaient, calculé en francs suisses, étant tombé au vingtième de leurs droits : d’où de graves soucis matériels dont j’espère qu’on leur tiendra compte également… »
46Il n’hésite pas à parler également des résultats de leur action commune, malgré la restitution des concessions, de toute façon « inévitable », et de Guanzhouwan dont les négociations sont pratiquement terminées (le territoire est restitué le 18 août) :
« Je crois qu’étant donné les circonstances, ils ne pouvaient guère être beaucoup plus satisfaisants. Nous avons rétrocédé les concessions, soit ; mais nos alliés en ont fait autant, car c’était inévitable et je vois que nous poursuivons dans cette voie en restituant Kouang Tchéou Wan. Mais nos banques n’ont pas cessé de travailler et de faire vivre de nombreux Français ; nos établissements d’enseignement et de recherche sont intacts ; les biens des Français et leurs personnes ont été constamment protégés, ainsi que les missions, que nous avons soutenues financièrement de telle façon que, sans nous, la plupart des œuvres catholiques auraient dû cesser une activité séculaire. D’une façon générale, nous sommes à pied d’œuvre pour entreprendre ici l’action que le gouvernement jugera opportun de mener en Chine, au lendemain de la guerre… »
47Le 27 août 1945, le directeur du Personnel, Pierre Gilbert, adresse un message ordonnant que tout le personnel consulaire français de Chine occupée reste à son poste, jusqu’à leur relève par des agents envoyés de Paris. Ils seront rapatriés à la première occasion, le personnel diplomatique ayant la priorité. Après une nouvelle lettre, le 3 septembre, à Philippe Baudet, le 4 octobre 1945 Roland de Margerie demande le rapatriement immédiat du baron Guy Fain, consul général à Shanghai.
48Son cas est des plus préoccupants. Un an après son arrivée à Shanghai, Fain est à bout, épuisé par l’ambiance délétère de la concession et par la maladie :
« Fain est en Extrême-Orient depuis huit ans et mène une vie infernale à Shanghai depuis 1944 […] Il a su faire face à une situation extrêmement difficile : perpétuelles réquisitions de l’armée japonaise, révolte ouverte des Annamites du Corps d’occupation, intrigues frisant la haute trahison de la part des anciens policiers de la concession française. Il a bien mérité de quitter l’Extrême-Orient où il se trouve depuis huit ans… »
49Fain lui-même avoue ne plus avoir la force physique pour tenir le poste :
« Je me débats dans cette pétaudière avec dysenteries sur dysenteries qui m’ont tenu depuis juin jusqu’en septembre, date à laquelle je suis entré pour huit jours à l’hôpital. Mon premier soin en France sera d’aller à Vichy racler mes amibes10. »
50Il n’est pas le seul dans ce cas, ses collègues et collaborateurs, Marc Duval, Marcel Chaloin, Louis des Courtils, Jules Beauroy et Guy Radenac sont également à bout de forces. Lucien Colin est au plus bas moralement et physiquement ; souffrant de névralgies faciales et de migraines chroniques, il a été ramené de Tianjin sur Pékin et a fait plusieurs séjours à l'hôpital. Seul Pierre Salade, rapatrié de Nankin sur Shanghai tient bon. Alerté, l’ambassadeur Pechkoff à Chongqing dépêche Jean Fournier de Montoussé pour enquêter sur la situation à Shanghai et apporter son aide au baron Fain dès le 15 septembre 1945, en attendant l’arrivée de Jean Filliol, le nouveau consul général nommé par Paris. Le délégué français ne peut que confirmer la situation déplorable décrite par le baron Fain et l’extrême faiblesse de son collègue11. Mais Montoussé, lui-même malade, demande à regagner Chongqing. Devant son état alarmant, Pechkoff le renvoie en France par voie aérienne, le 25 octobre 1945. Ce même mois d’octobre, Pierre Crépin, à bout de forces, quitte son poste de Hankou pour aller se faire soigner à Shanghai et confie le service au jeune Pierre Mollard. Parti pour trois semaines, il va rester plus de six mois à Shanghai. Le 7 décembre 1945, Louis des Courtils, meurt usé par la maladie, la fatigue et surtout les basses intrigues dont il a été l'objet, comme bon nombre de ses collègues à Shanghai.
51Malgré les circonstances difficiles et périlleuses, deux agents seulement ont été les victimes directes de la guerre sino-japonaise : Jules Leurquin à Harbin (voir supra), mais également Louis Le Roch envoyé à Manille après avoir été en poste à Shanghai. Chargé des fonctions de premier secrétaire à Pékin à la place de Robert de Boisséson nommé au Japon, il n’a jamais pu rejoindre la Chine. Prisonnier des Japonais à Manille, il renonce à son statut de consul mais continue de défendre les intérêts de la colonie française. Le 5 février 1945, alors qu’avec son épouse il tente d’empêcher des soldats nippons de piller et de détruire les habitations de ses compatriotes et des résidents espagnols, il est tué de deux coups de sabre sur la tête. Sa femme est également blessée. Elle est rapatriée au mois d’août avec ses deux enfants et sa mère.
52Un premier contingent de nouveaux agents est envoyé en Chine dans le courant de l’année 1945. À Chongqing, l’ambassadeur Pechkoff bénéficie de troupes fraiches : Jacques Dastugue de Buzon ancien chiffreur promu secrétaire-interprète arrivé le 24 mars 1945, Jean Brethes le 9 septembre, puis à la mi-décembre 1945 Jean Lescuyer, ancien collaborateur de Jean Chauvel à Vichy qui après avoir suivi ce dernier à Paris puis Alger a été envoyé ensuite au Caire. Jacques Roux secrétaire de 1re classe vient remplacer le premier conseiller Achille Clarac, malade, rapatrié fin avril 1945. Le 18 mai, Jean Daridan, secrétaire-interprète qui a participé à la Résistance et à la campagne d’Alsace, arrive également à Chongqing pour seconder Jacques Roux et remplacer Pierre Pelen. Ce dernier est en effet depuis le 29 mai victime de la variole et a été transporté à l’hôpital canadien, avant d’être rapatrié en France. Pechkoff est obligé de faire vacciner et mettre tout le personnel de l’ambassade en quarantaine. Le1er août 1945, Jean Daridan, assisté de Jacques Roux en qualité de deuxième conseiller, est chargé d’affaires durant l’absence de l’ambassadeur, qui, fatigué, a pris quelques jours de congé en France (jusqu’au 27 août).
53Pechkoff a demandé la réouverture du consulat de Chengdu et, le 10 mai 1945, a obtenu également qu’un nouveau consulat soit ouvert à Guilin, mais aucun titulaire n’y est nommé. Le jeune Pierre Landy désigné pour le consulat de Chengdu y arrive le 25 juin, rouvre le poste le 1er juillet et en prend officiellement possession le 8 octobre 1945. Peu de jours après son arrivée, le 26 juillet il signe l’ordre de rapatriement d’Alexandra David-Néel et de son fils adoptif aux frais de l’état. La célèbre exploratrice doit sa délivrance à son ami Christian Fouchet, consul à Calcutta qui intervient en sa faveur auprès du ministère. Elle quitte Chengdu par avion le 27 juillet à destination de Kunming (après plusieurs jours passés dans la capitale du Yunnan, elle ne rejoindra Calcutta que le 23 septembre suivant et Paris le 1er juillet 1946). Pierre Landy récupère les bâtiments de la mission médicale et s’établit dans la maison occupée autrefois par le docteur Béchamp. Il expulse une famille chinoise d’un petit logement où elle s’était installée grâce à la bienveillance du docteur Husson, pour y établir les bureaux de la chancellerie. Le docteur Husson récupère l’ancien laboratoire transformé en habitation après le départ d’Alexandra David-Néel. Une partie des dépendances de la Mission doit servir de logement aux auxiliaires. À son arrivée, Landy est obligé de faire effectuer une réfection complète de l’ensemble des bâtiments avec ravalement intérieur et extérieur, réfection des toits et des installations électriques, peintures, remplacement des vitres brisées, nettoyage des pièces, réparation des chemins cimentés et du kiosque du jardin, etc. :
« Grâce à ces réparations, écrit-il le 25 mai 1946, le compound ne donne plus l’impression d’un ensemble délabré qu’il avait à mon arrivée où je trouvai la maison vide, les carreaux brisés, les fils électriques pendant tels des lianes à travers les pièces, les murs troués, les commutateurs arrachés, les parquets salis et endommagés, les plafonds laissant passer avec libéralité les grandes pluies de l’été… »
54Un crédit de 1800 roupies lui permet en outre de faire l’achat de divers meubles12.
Malgré les années de guerre, subsistance des œuvres et des intérêts français
55Au mois de septembre 1945, Roland de Margerie écrit à Pechkoff que les intérêts français à Pékin et à Tianjin ont retrouvé la même situation qu’en 1939.
56À Tianjin, malgré l’occupation japonaise, subsistent les missions lazaristes et jésuites. Ces derniers dirigent l'Institut des Hautes Etudes qui, avant la guerre, formait des milliers d’étudiants, surtout des techniciens, tandis que l’École franco-chinoise est tenue par les frères Maristes. Les Filles de la Charité française ont la responsabilité de l’Hôpital Général, dont la direction est assumée par un médecin français. Enfin le laboratoire Pasteur jouit d’une solide réputation et est le seul à faire des analyses sérieuses.
57À Pékin, la colonie française comprend cent quarante-quatre personnes, non compris les religieux et les militaires du Corps d’Occupation de Chine. En raison de la crise économique, l’ambassade est obligée de secourir une dizaine de ses ressortissants tombés dans l’indigence. Parmi les œuvres françaises, figurent l’hôpital Saint-Michel dirigé par un Français, et la Bibliothèque qui occupe le bâtiment de l’École française. La France possède également à Pékin, en dehors du vaste enclos de l’ambassade et de la caserne de la garde, quelques terrains et immeubles situés dans le quartier diplomatique. Malgré le coup de force du 10 mars, les agences de la Banque de l’Indochine et de la Banque franco-chinoise ont continué à fonctionner et à faire même des bénéfices.
58Quant à l’Université franco-chinoise qui a arrêté ses cours en 1938 à la suite de l’invasion japonaise, ses locaux ont été occupés par le Centre franco-chinois d’études sinologiques créé en 1941 avec l’assentiment du gouvernement de Chongqing et la Commission des œuvres chinoises, sous la direction d’André d’Hormon. Le centre sinologique est administré par Jean-Pierre Dubosc, premier secrétaire-interprète de l’Ambassade, qui a contribué à sa création, et s’est consacré totalement à son fonctionnement à partir du 1er juin 1941. En fait, la création de ce centre répond à un projet de longue date initié dès 1919 par Paul Pelliot, « afin de ne pas laisser péricliter la précellence de la sinologie française ». Grâce aux bonnes relations de Dubosc avec les milieux chinois, favorisées par son mariage avec une jeune métisse issue d’une riche famille d’antiquaires chinois, le Centre franco-chinois doit contribuer efficacement au développement de l’influence française. Il regroupe une dizaine de sinologues chinois et deux français. Son activité porte sur des recherches relatives au folklore, à la linguistique, l’histoire et les beaux-arts. Il organise des conférences, des expositions et fait des publications littéraires. Mais après le coup de force du 10 mars et la réquisition de ses locaux, les Japonais l’ont contraint à s’installer dans une partie de la caserne Voyron.
59L’autre partie est occupée par l’Institut de Géobiologie, dirigé par le Père Teilhard de Chardin depuis son retour en Chine en 1939. Auprès de lui, vivent le père Leroy, biologiste dont les recherches portent sur les problèmes de l’évolution, et un Jésuite. Depuis l’invasion de la Chine par les Japonais, il n’a plus été possible à ces brillants savants d’arpenter les déserts de Mongolie, à la recherche de nouvelles découvertes géologiques. Ils doivent se contenter de la vallée où reposent les empereurs Ming et des collines de l’Ouest, non loin de Pékin. En compagnie des membres de l’ambassade, les familles de Boisséson, de Margerie, Colin, Dorget, Cattand, et de quelques ressortissants français qui vont pique-niquer ensembles le dimanche, le père Teilhard, en short, armé d’un petit marteau, passe sa journée à frapper rochers et cailloux. Sa bonne humeur et sa gaîté font oublier à ses compagnons la rigueur de ces temps difficiles. Diane de Margerie, la fille de Roland, a la chance exceptionnelle de bénéficier des cours et des conseils de cet homme remarquable, ce qui a contribué sans aucun doute à faire naître chez elle la passion d’écrire jointe à un talent inné. Dans un premier temps, elle passe avec succès son baccalauréat de philosophie.
60À Shanghai, l’Aurore reste le fleuron des établissements français. Les professeurs viennent en majorité de France et dans les années 1940 sont environ une soixantaine (dont une vingtaine de Jésuites), contre seulement à peine quarante dans les années Vingt13. La Faculté des Sciences existe depuis 1909, mais a pris sa forme définitive en 1933. Des cours de médecine y sont organisés dès 1912, suivis par l’enseignement du droit en 1914. Avant les hostilités, les diplômés de cette prestigieuse université n’avaient aucune difficulté pour trouver une place correspondant à leurs études et à leurs capacités. En 1943, ils étaient environ 3800, qui, partout où ils se trouvaient, prolongeaient le rayonnement de leur établissement et donc de l’influence française. Les diplômés de droit ont embrassé des carrières diplomatiques, et ont été nommés consuls à Hanoi, Saigon, Haiphong, Le Caire, Cuba, ou diplomates à Paris, Madrid et Stockholm. Sortent également de l’Aurore la majorité des membres importants des ministères du Guomindang. L’un d’eux a été chargé de l’élaboration de la constitution de 1943. Les ingénieurs prennent la tête de grandes entreprises, la centrale électrique de Shanghai, le chemin de fer du Kinhan (Pékin-Hankou) et des tramways de Pékin. Quant aux médecins, entre 1937 et 1947, 4 % viennent de l’Aurore et travaillent dans les hôpitaux publics et ceux des missions, non seulement dans les grandes villes mais aussi dans les provinces. On en retrouve même en France, notamment un chef de neurologie à l’hôpital de Strasbourg. Réservée uniquement aux jeunes gens de familles aisées, à partir de 1938 l’Aurore accueille également les jeunes filles. Toutefois, le nombre des élèves reste peu élevé (à peine deux cents) par rapport à l’Université de Pékin, qui fondée en 1925, en compte plus de cinq cents.
61En revanche, l’Institut technique franco-chinois n’a cessé de péricliter depuis que sa direction a été partagée entre deux co-directeurs, l’un français, l’autre chinois. Le français Civet, ingénieur des Arts et métiers qui a succédé à Charles Maybon, s’est contenté d’un rôle d’administrateur, sans autorité. Chu Minyi docteur en médecine qui n’a jamais exercé sa profession, était beaucoup plus préoccupé par la politique, l’athlétisme et le théâtre chinois. Beau-frère de Wang Jingwei, il est devenu secrétaire général puis ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Nankin. Le nombre d’élèves de l’Institut n’a jamais dépassé trois cent trente, et le nombre de diplômés cent cinquante. Ces derniers sont devenus soit des ingénieurs de second ordre, soit de petits fonctionnaires dans les ministères et n’ont pas donné à l’Institut une renommée particulière. En outre, une partie des ingénieurs ont été envoyés, non pas en France, mais en Belgique pour parfaire leur complément d’études, et sont donc revenus comme ingénieurs des écoles techniques belges. L’institut est devenu une lourde charge pour le gouvernement français chargé de lui fournir une subvention importante, ainsi que le salaire du directeur français, égal à la subvention ! En 1938, le soupçonnant d’être un foyer d’intrigues, voire même d’être anti-français, la Commission mixte des Œuvres franco-chinoises a décidé de supprimer la subvention. Cosme après avoir demandé en vain de le réorganiser, a pris la décision de le fermer.
62Ses locaux ont été loués ou prêtés. L’atelier de machines-outils a été donné en location à une société française. Ce qui a permis d’éviter toute déprédation, la salle des machines et le laboratoire étant gardés par la police française. L’un des bâtiments a été prêté au Comité international de sériciculture, un autre à la Faculté de Pharmacie de l’Université franco-chinoise de Pékin, un autre encore à l’état-major de la garnison française de Shanghai. Au mois d’octobre 1943, Chu Minyi a demandé la réouverture de l’Institut, mais sous direction purement chinoise. Cosme, après discussion, a obtenu que l’établissement d’un corps professoral franco-chinois soit annexé à l’accord du 22 juillet sur la rétrocession de Shanghai. Les Chinois ont accepté, à condition que les traitements des professeurs français soient payés par le gouvernement français et que la direction soit purement chinoise, quoique placée sous le contrôle d’un conseil d’administration franco-chinois. Cosme a préféré favoriser les institutions purement françaises : l’Aurore, le Collège chinois, l’École franco-chinoise…
63Malgré la rétrocession des concessions au gouvernement de Nankin en 1943, la France a donc réussi à conserver bon nombre de ses établissements d’enseignement. Avec la fin de la guerre, la bonne entente avec Chiang Kai-shek et le rétablissement des relations diplomatiques, les Français espèrent conserver et même développer leur influence culturelle et intellectuelle. Les efforts semblent en effet prometteurs dans un premier temps. Après sa mission en Chine en décembre 1944, André Guibaut, au mois de juin 1945, multiplie les contacts à Paris pour faire aboutir la création de l’Association France-Chine qu’il vient de mettre sur pied et obtenir un local pour celle-ci. Cette association doit servir de relais et de correspondante, en France, à l’Association sino-franco-belgo-suisse déjà existante en Chine, et au Comité sino-français de coopération universitaire mis en place à Chongqing par Guibaut14. Mais les fonctionnaires français du Service des Œuvres qui ont été sollicités, s’en soucient peu et ne font guère d’efforts.
64Le 7 juillet 1945 a lieu à Paris, à la demande de l‘Ambassade de Chine, une grandiose commémoration du Double Sept, jour anniversaire de l’agression nippone au Pont Marco Polo, le 7 juillet 1937. Le matin, des cérémonies se déroulent à l’Arc de Triomphe, à Notre Dame, au Temple Saint-Esprit, à la Mosquée et à la Synagogue. L’après-midi, a lieu l’inauguration de l’Association France-Chine, à 17 heures, au Palais de Chaillot, avec l’ambassadeur de Chine, le chef du gouvernement provisoire Georges Bidault, et les principaux membres du Comité, le président Herriot, le vice-président Langevin, Paul Pelliot, Marius Moutet, et Duhamel qui prononcent une série de discours. Réciproquement, le gouvernement chinois s’engage à célébrer le 14 juillet à Chongqing avec l’ambassade de France. Une autre association, l’Association Amicale franco-chinoise, dont le président est Charles Lépissier ministre plénipotentiaire tient sa première assemblée générale le 15 juin 1945.
65Sur le plan économique, la mission de Georges-Picot au mois de décembre 1944 a également porté ses fruits. Le 25 juillet 1945, au cours du dernier entretien avec l’ingénieur Henri Maux qui a pris le relais de Georges-Picot, T.V. Song se déclare favorable à l’exploitation de la ligne du Yunnan par un « pool », une société française ayant la concession de la ligne en territoire indochinois et une société chinoise en territoire chinois, alors que la France désirait une société mixte franco-chinoise pour l’ensemble de la ligne. T.V. Song vient à Paris en septembre 1945, après avoir participé à la conférence de San Francisco et effectué un voyage éclair à Moscou. Paul Viaud, petit-fils de Pierre Loti, est désigné pour lui être attaché durant son séjour en France, avant d’être nommé en Chine. Le 19 septembre 1945, le ministre chinois déjeune avec le général de Gaulle'15. Sont présents également de nombreux anciens de Chine, l’ex-consul de Shanghai Jacques Meyrier directeur général au ministère et futur ambassadeur, les deux conseillers Guillaume Georges-Picot et André Guibaut, Philippe Baudet directeur d’Asie, Jean Chauvel secrétaire général, Pierre Gilbert directeur du Personnel, Paul Viaud, Jean Filliol à la Direction d’Europe, Émile Naggiar, Paul Pelliot et Maspero professeurs au Collège de France, enfin des représentants des banques françaises. T.V. Song quitte Paris trois jours plus tard pour rejoindre son pays. À Chongqing, on attend avec impatience son retour pour faire avancer les négociations commencées au mois d’août entre Pechkoff et le gouvernement nationaliste pour le retrait des troupes chinoises du Tonkin et qui sont dans une impasse (voir infra chapitre X, deuxième paragraphe).
66À la fin de la guerre, les espoirs de la France en Chine semblent tout à fait prometteurs. Chiang Kai-shek et T.V. Song font montre de dispositions favorables, aussi bien au point de vue commercial que culturel. De leur côté, les dirigeants français sont prêts à faire de gros efforts, en liquidant les concessions que la France est encore seule à posséder, contre la promesse du retour de la souveraineté française en Indochine. On attend l’arrivée d’un nouvel ambassadeur pour reprendre les négociations entreprises par Pechkoff. C’est sans compter avec la progression des communistes en Chine qui, en même temps, soutiennent leurs frères vietnamiens contre la présence française en Indochine. La situation des Français et de ses représentants en Chine va devenir de plus en plus tributaire de ces événements. L’interaction de tous ces éléments auxquels vient s’ajouter la guerre de Corée va contribuer à la ruine de la présence française en Chine puis en Indochine. Déjà au mois d’octobre quelques fausses notes se font entendre dans l’apparente bonne entente franco-chinoise. Des nouvelles quelque peu alarmantes parviennent de Chine. Le 1er octobre 1945, de Shanghai, le père Germain, président de l’Aurore écrit que « grisées par leur victoire » les autorités locales soutenues ou non par le gouvernement ont fait main basse sur le Général Hospital pour en faire un hôpital municipal, déclarant que le même sort était réservé sous peu à l’Hôpital Sainte-Anne, menaçant même d’occuper l’observatoire de Zikawei et l’Institut Pasteur : « Il semble qu’un vent de folie se soit levé. Ce n’est pas proprement anti-français, mais plutôt anti-étranger16. »
Notes de bas de page
1 MAE Guerre 1939-1945 Vichy -Asie, volume 84-85, Consulats, Cosme 1er mai, 27 juin, 2 juillet 1942 ; Rochat 12 juin.
2 Baillou Jean, Les affaires étrangères et le corps diplomatique français, tome 2, op. cit. p. 881-883.
3 Créée par un arrêté du 3 octobre 1944, outre le président, elle comprend un membre de l’Assemblée consultative, un représentant du CNR et un agent n’ayant jamais été au service de Vichy (Gilbert). Baillou, op. cit., Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, tome 2, p. 879.
4 MAE Dossier personnel de Pierre Salade.
5 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4, chapitre 57 « Octobre 1940-décembre 1941, Shanghai », p. 1539.
6 MAE Dossier personnel Colin Lucien.
7 MAE Correspondance politique et commerciale 1918-1940, Asie-Chine, volume 507, (fin août 1936-avril 1940), Jankélévitch 14 novembre 1939.
8 MAE Correspondance politique et commerciale 1918-1940, ibid., volume 507, lettre de Simon, 13 juin 1938.
9 MAE, Dossier personnel de Margerie ; voir aussi Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4, chapitre 63-65 ; et Asie-Océanie 1944-1972, volume 35, lettre 3 septembre 1945 à Gilbert où Margerie rappelle tous ces faits.
10 MAE Asie-Océanie 1944-1972, Chine, volume 14, Shanghai, rapport de Fain du 1er septembre.
11 MAE Asie-Océanie, 1944-1972, ibid., volume 14, long rapport sur la situation à Shanghai du 19 octobre 1945 au général Pechkoff.
12 MAE Asie-Océanie 1944-1972, Chine volume 25, Tchentou, Landy, 25 mai 1946 à Meyrier.
13 Girard Frédérique, « L’enseignement du français à Shanghai de 1911 à 1937 », in La France en Chine (1843-1943), Ouvrage collectif sous la direction de Jacques Weber, Presses académiques de l’Ouest, 1997.
14 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 207, 2 juin 1954, Association France-Chine.
15 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 209, déjeuner du 19 septembre, p. 191.
16 MAE Asie-Océanie 1944-1972, vol 323, Écoles françaises de Chine, Germain à Ministre Affaires étrangères 1er octobre 1945.
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