Chapitre VIII. Du coup de force des 9 et 10 mars 1945 à la capitulation japonaise et ses conséquences
p. 453-480
Texte intégral
1Un fait inattendu précipite le cours des événements : la mainmise brutale des Japonais sur l’Indochine, qui entraîne en même temps l’éviction totale des autorités françaises civiles et militaires. Le même phénomène se reproduit en Chine occupée où, malgré la présence des Japonais, les Français jouissaient encore d’une certaine liberté, en vertu des accords passés avec le gouvernement de l’Indochine. Désormais, la situation devient beaucoup plus difficile pour tous les résidents, diplomates, civils et militaires. Une grande instabilité s’installe, principalement dans la concession de Shanghai minée par les conflits dus à la révolte des bataillons annamites, et par une ambiance délétère où les suspicions d’espionnage viennent se mêler aux rancœurs contre les autorités françaises. Le tout aggravé par une crise économique désastreuse. La capitulation japonaise et la fin de la guerre n’y mettent pas fin pour autant, mais viennent changer complètement la donne sur le plan intérieur en Chine, entre communistes et nationalistes, et surtout en Indochine.
Le coup de force du 9 mars 1945
Les prémices
2Même bénéficiant des ordres directs du général de Gaulle, l’organisation de la résistance en Indochine suscite de vives inquiétudes en Chine libre. Une lettre du conseiller de Pechkoff, Achille Clarac, à Jean Chauvel du 26 décembre 1944, en témoigne. Comme il l’avait déjà dénoncé au mois de mai, Clarac soupçonne certains éléments de la Résistance de collaborer avec les Américains au détriment et à l’insu des responsables nommés par de Gaulle :
« J’avoue que je ne suis nullement rassuré sur l’organisation de la Résistance. Le caractère presque administratif qui lui a été donné, le choix de ses chefs, et une position à mon sens trop peu nette à l’égard de l’amiral Decoux, risquent d’en enlever l’efficacité. Certes il est important que l’armée marche, en corps, tout entière lorsque l’ordre lui en sera donné. Mais il est certain que la partie la plus active, la plus mordante de la Résistance, par méfiance envers Pierre, Narcisse et Compagnie, travaille, non pas avec nous, mais avec les Américains. J’ai appris que ce sont les Américains qui ont fait sortir les six aviateurs qui ont atterri à Mongtseu. Il s’agissait d’une sorte de récompense pour les services que leur avaient rendus ces jeunes gens. Comme vous le voyez, nous sommes en pleine anarchie et cette fois non seulement parmi les civils mais au sein même de l’armée. Cette situation est préoccupante… »
3Selon Decoux, certains réseaux mis en place avant la désignation de Mordant à la tête de la Résistance, continueraient effectivement de travailler avec les services américains. Quant à l’amiral lui-même, il a perdu tout pouvoir, servant uniquement de « paravent » à Mordant vis-à-vis des Japonais. Comme on l’a vu plus haut, le 6 décembre 1944, il a institué un Conseil de l’Indochine dont il a confié la vice-présidence au général Mordant pour couvrir ses activités. Decoux est totalement tenu à l’écart, Mordant ne lui communiquant aucune des décisions reçues de Paris et lui cachant l’essentiel de sa mission1. Le directeur d’Asie-Océanie, interrogé par l’ambassadeur de Chine sur le rôle précis de Decoux dans la Résistance, affirme catégoriquement n’avoir aucun rapport avec l’amiral que le gouvernement français ne connaît pas et qu’il considère comme un agent de Vichy2. On lui refuse même la possibilité de correspondre directement avec le gouvernement, toute communication de sa part devant passer par Mordant. Decoux s’insurge à plusieurs reprises contre cet ostracisme, exigeant d’être tenu au courant des actions en cours :
« Je comprends bien l’utilité d’un mouvement de résistance, mais demeurant investi par les textes en vigueur de lourdes responsabilités touchant le maintien de l’ordre et l’action diplomatique, je vous demande instamment d’être tenu au courant de toutes les actions parallèles, afin que la mienne ne se trouve plus gênée dans l’un ou l’autre domaine. Si des pouvoirs ont été confiés à des tiers, je demande à en connaître exactement la nature et la portée3… »
4Moins d’un mois avant le coup de force japonais, Decoux se plaindra de n’être toujours pas informé de la nature exacte des pouvoirs délégués à Mordant. Une meilleure entente et une action coordonnée entre tous les acteurs en Chine et en Indochine auraient-elles pu éviter l’attaque du 9 mars 1945 et le massacre de plus de 3 000 civils et militaires français, comme l’affirmera plus tard l’amiral ?
5Suite à cette situation conflictuelle entre les différents responsables, à l’indiscipline et au manque de discrétion de jeunes résistants, lycéens et étudiants le plus souvent, des imprudences ont été commises qui ont mis en alerte les Japonais. Comme l’avouera Jean Sainteny, les bavardages allaient bon train et les secrets des Blancs en Asie étaient bien difficiles à garder4 ! Les lieux de parachutage des hommes et du matériel sont connus de tous, y compris des Nippons. Après leur découverte du mouvement de Résistance, dès septembre 1944, ils envisagent l’éventualité d’un coup de force pour éliminer les troupes franco-indochinoises et s’assurer le contrôle direct du pays. La reconnaissance du GPRF et du Général de Gaulle par les Alliés et Chongqing ne fait que renforcer leurs inquiétudes. Ils durcissent leur attitude en octobre 1944. L’ambassadeur Yoshizawa, qui était relativement courtois et modéré, est rappelé, et remplacé par un homme beaucoup plus brutal et grossier, Matsumoto. Quinze jours après son arrivée, les Japonais mettent la main sur quatre aérodromes réservés jusqu’alors aux appareils français. Ils sont également de plus en plus alarmés par la reconquête progressive des Philippines par les Américains, et les assauts des Anglo-Indiens en Birmanie qui repoussent leurs troupes toujours plus loin. Matsumoto déclare à Claude de Boisanger : « Si nous perdons les Philippines, notre politique à l’égard de l’Indochine devra être révisée. »
6Dans le Pacifique, depuis la fin de l’année 1943, les Américains reconquièrent peu à peu les positions perdues en 1942 : les 19 et 20 juin 1944, la bataille aéronavale des îles Mariannes est une sérieuse défaite pour le Japon qui est le prélude à bien d’autres. La conquête de l’île de Saïpan au mois de juillet suivant, marque la fin du gouvernement de l’amiral Tojo, âme damnée du parti de la guerre. En Birmanie, en août 1944, la reprise de la ville et du terrain d’aviation de Myitkyina sécurise la liaison aérienne entre l’Inde et Chongqing. La route birmane est de nouveau ouverte à partir de Ledo : au début du mois de février 1945, le premier convoi allié parvient en Chine. Le 30 avril, les Japonais évacuent Rangoun. En Europe, les Allemands sont sur le point d’être vaincus. Anglais, Américains et Russes sont en marche vers Berlin. Très alarmé par la succession de tous ces événements défavorables, le gouvernement nippon a décidé de réagir dans un dernier sursaut.
7En Chine, beaucoup redoutent une double offensive japonaise vers Chengdu et Kunming, où ont été mises en place, au mois de mars 1944, les bases principales de l’aviation américaine d’où partent leurs puissants bombardiers B295. Depuis le mois d’avril 1944, les Japonais ont déplacé les corps d’élite basés en Mandchourie, pour les faire descendre vers le sud de la Chine. Rien ne peut enrayer leur progression, malgré un succès relatif des Chinois qui les ont fait reculer sur près de cent kilomètres. Les troupes nippones prennent Guiyang, nœud routier capital entre Chongqing et le Yunnan, et le 20 juin 1944, Changsha la capitale du Hunan. En conséquence, tout le monde craint maintenant une offensive sur Guilin et Liuzhou, en direction du Guangxi, pour permettre aux troupes japonaises d’opérer leur jonction avec celles d’Indochine. C’est exactement le scénario qui va se produire. Guilin et Liuzhou tombent les 10 et 11 novembre. Les autorités américaines et britanniques évacuent tous leurs ressortissants résidant au Hunan et au Guangxi, et les regroupent à Kunming, où ils attendent de partir en avion pour les Indes…
8Fin novembre 1944, les Japonais envahissent le Guangxi par le nord pour s’assurer la région frontalière, et pouvoir passer ensuite au Tonkin. Le 23 novembre 1944, Joseph Siguret responsable du consulat de Longzhou, décide d’évacuer les lieux. Après avoir prévenu le même jour les autorités chinoises, il emballe tous les documents, archives, codes, sceaux, cachets, registres des télégrammes et des actes d’état civil, sans oublier les drapeaux ainsi qu’une partie du linge, quelques assiettes et quelques verres. La plus grande partie de la vaisselle et des verres qui ne peuvent être emportés, sont enterrés dans le jardin potager du consulat. Les coffres-forts sont vidés, seul le mobilier, intransportable, est laissé sur place. Quelques jours auparavant, par précaution et en prévision de ces événements, Siguret a fait partir son épouse en Indochine à Cao Bang, en lui confiant la majorité des archives, l'argenterie, une partie du linge, la machine à écrire et le matériel de bureau… Il donne le choix à son personnel, soit de le suivre, soit de se disperser dans les montagnes, pour éviter de tomber entre les mains des Japonais. Cinq de ses domestiques choisissent de se cacher dans les montagnes, les autres et le personnel de bureau décident de le suivre. Un seul serviteur, trop âgé (il a plus de 80 ans), impotent et presque retombé en enfance, refuse de quitter la chambre qu’il occupe au consulat : Siguret lui laisse un sac de riz et 200 piastres à titre de gardiennage. Le 25 novembre, suivant dans leur retraite les autorités locales, Siguret quitte Longzhou en compagnie de ses collaborateurs et domestiques. Après un voyage pénible par des sentiers de montagne, il arrive à Jingxi (Tsin-Tsi) où il passe le service du consulat à Georges Thiercy (des services civils de l’Indochine) qui demeure dans cette ville pour garder le contact avec les autorités chinoises et avec l’Indochine. De Jingxi, Siguret gagne la petite cité de Baise (Po-seh) d’où, après treize jours d’attente, il s’envole pour Kunming6.
9Le 28 novembre, les premiers éléments de la Vingt et unième division du général Mikuni franchissent la frontière à Dong Dang, pour se porter à la rencontre de l’armée de Canton. La jonction est faite le 7 décembre. Tout le Guangxi est tombé. Le 30 décembre 1944, à Tokyo, la « Conférence suprême » approuve le principe d’un coup de force en précisant le jour, ce sera le 1er février 1945. Début janvier, la Vingt et unième armée repasse la frontière et rejoint sa garnison au Tonkin. Laissant son quartier général à Hanoi, elle se porte au sud du Fleuve Rouge, tandis que la Trente-septième division du général Nagano franchit à son tour la frontière, et s’installe au nord du fleuve Rouge de Cao Bang à Haiphong. La Trente-quatrième se déplace dans la région de Hué -Tourane. Ainsi, peu à peu, l’armée nippone investit toute l’Indochine.
10L’invasion du Guangxi par les troupes nippones a obligé également Zhang Fakui et son quartier général à se replier de Nanning sur Baise. C’est là, qu’au mois de décembre 1944, Hô Chi Minh prend pour la première fois contact avec les Américains, en leur remettant un aviateur tombé non loin de Pac Bo. Ce n’est qu’un premier pas vers une entente beaucoup plus fructueuse…De Baise, il se rend à Kunming où, à l’insu du consulat français, se trouve depuis 1943, un de ses relais communistes dans un café baptisé… Indochine ! Puis il regagne le Tonkin. Au mois d’août 1944, Hô Chi Minh s’est installé dans une petite localité entre Thai Nguyên et Bac Son au nord d’Hanoi, dans les collines de Tan Trao, suivi par plus de deux cents de ses partisans. Son second, Vo Nguyen Giap, a constitué une « Brigade de propagande armée pour la libération », embryon de ce qui sera bientôt « l’Armée Populaire de Libération ». Ses camarades vietminhs étaient prêts à soulever les régions de Cao Bang, Lang Son et Bac Son, quand l’offensive japonaise sur le Guangxi est intervenue et y a mis un terme. Ils se bornent, pour le moment, à lancer quelques attaques contre des petits postes français frontaliers et attendent leur heure…
11Le 12 janvier 1945 des avions américains bombardent Saigon et la zone côtière, envoyant par le fond quarante bateaux japonais. Un débarquement est-il en préparation ? Le 15 janvier, le général de Gaulle qui est tenu dans l’ignorance totale de la stratégie américaine, télégraphie à Mordant d’observer une stricte neutralité. La résistance indochinoise ne doit se déclencher que sur l’ordre formel du gouvernement français, même dans le cas d’une action localisée des Américains sur les côtes d’Indochine :
« En effet les Japonais pourraient vous demander d’agir contre les Alliés en vertu de l’accord de défense commune franco-japonaise. Dans ce cas, il entrerait dans le rôle de Decoux de prononcer la neutralité des troupes françaises. Si les Japonais n’admettaient pas cette neutralité et cherchaient à vous désarmer, vous retomberez dans l’hypothèse A (attaque japonaise). »
12Ordre confirmé le 23, par le Comité d’Action7.
« Dois-je donc comprendre que dans l’hypothèse envisagée les forces des Armées de terre, de mer et de l’air qui constituent 99 % de la Résistance devront garder la neutralité ; autrement dit, n’apporter aucune aide directe ou indirecte aux troupes débarquantes, interdire toute installation militaire ? », répond Mordant incrédule. « Je saisis les raisons d’une telle conduite mais il ne faut pas se dissimuler combien délicate serait son application, car elle causerait plus que de la surprise chez les exécutants, surtout parmi les civils et les indigènes. Je vous demande des instructions fermes. Actuellement aucun indice ne permet de penser à une opération des Américains vers nous. »
13De Gaulle lui confirme ses instructions précédentes, tout en n’excluant pas la possibilité d’entamer des négociations. Mais celles-ci ne devront en aucune façon compromettre sa liberté d’action pour la mise en œuvre du plan de défense qu’il se prépare à lui envoyer (il est approuvé le 26 janvier par le Comité de Défense nationale). « À aucun prix, les forces françaises de l’Indochine ne doivent se laisser mettre hors d’état de combattre. Je tiens à vous assurer, mon général, de mon entière confiance », ajoute de Gaulle. Un mois plus tard, ce sera bien l’hypothèse A. Mais personne, ni en Indochine ni en Chine, n’aura le temps de réagir. Pour l’heure, fin janvier 1945, les Américains sont maîtres des Philippines, Manille tombe le 5 février. Le maréchal Tarauchi rapatrie son quartier général de Singapour sur Saigon.
14Malgré ce climat de guerre et des risques encourus, des consuls français parviennent cependant à regagner la France. Le 6 février 1945, Pierre de Beaumont attaché de consulat à Pékin, quitte la Chine à bord d‘un navire britannique avec trois de ses enfants, en même temps que le consul Charles Renner et sa famille, et la veuve du consul Reynaud décédé à Hong Kong. L’épouse de Beaumont reste à Pékin avec son fils malade, et ne pourra regagner la France qu’en avril.
15Début mars 1945, 62 000 Japonais sont présents en Indochine, contre plus de 65 000 soldats franco-indochinois, dont 30 000 au Tonkin avec le général Sabattier (ces chiffres varient quelque peu selon les auteurs). Les Français espèrent encore à ce moment une intervention sino-américaine en Indochine appuyée par les forces alliées, comme en témoigne un télégramme du Comité d’Action du 7 mars 1945, qui ne parviendra jamais à Mordant en raison des tragiques événements qui vont suivre. De même qu’arrivera trop tard, celui que le général de Gaulle lui envoie le 10 mars 1945 pour lui prodiguer ses instructions et ses encouragements. Mais pour l’heure, personne ne soupçonne encore l’imminence du désastre qui les menace. Le 5 mars, les services australiens des écoutes radio interceptent un message japonais, signalant qu’une attaque aura lieu le 9 mars. L’attaché militaire français à Sidney en fait part au général Juin à Paris, qui à son tour avertit De Gaulle. Mais les services de Calcutta ne sont pas alertés. Un parachutage a encore lieu dans la nuit du 3 au 4 mars sur le sol indochinois. Ce sera le dernier…
16Ce même 5 mars à Cao Bang, l’épouse du commandant Reul, chef du territoire, est invitée à dîner par les femmes des commerçants chinois de la ville. C’est un repas d’adieu. Dans la nuit, toutes les familles chinoises quittent la cité et, sur leur route, informent le chef de poste de Trung Khan Phu, le capitaine Fraîche, qu’un coup de force japonais est sur le point de se produire dans la nuit du 6 au 7 mars. L’information est transmise sur le champ à Cao Bang puis à Hanoi. Le 8 mars, le commissaire Fleurot, de la Sûreté d’Hanoi, reçoit des informations plus précises : le déclenchement des opérations doit avoir lieu entre le 8 et le 10 mars. Des distributions de vivres et de munitions ont été faites aux troupes japonaises, qui ont acheté également quantité de lampes et de piles électriques. Des exercices d’attaque de maisons et de combats de rues ont été signalés, tandis que les civils nippons ont fait des provisions d’eau et ont évacué les habitations à proximité de la citadelle et des casernes. Le commissaire Fleurot avertit tous ses chefs. Seul le général Sabattier au Tonkin prend au sérieux les renseignements donnés par la Sûreté, et prévient le général Alessandri. Les services de contre-espionnage, eux-mêmes, négligent ces avertissements, les qualifiant de fantaisistes. Les généraux Aymé et Mordant leur accordent également peu de crédit, Mordant répond qu’il s’agit uniquement de préparatifs de défense de la part des Japonais, en prévision d’un éventuel débarquement américain, et que ces opérations ne sont nullement dirigées contre les Français…
17C’est l’opinion qui prévaut également en Chine. À Shanghai, des signes avant-coureurs inquiètent les consuls français et étrangers, qui alertent leurs gouvernements respectifs. Le 24 février, le baron Guy Fain, qui a remplacé Roland de Margerie, comme ses collègues, signale le débarquement de nouvelles troupes japonaises venues en renfort, suivi de mesures diverses et de préparatifs pour la mise en défense de la ville. Dans le territoire de l’ex-concession française, jusqu’alors presque totalement dépourvue d’installations militaires, des immeubles sont brutalement réquisitionnés par les autorités nippones, qui somment les locataires d’évacuer leur domicile avant le 13 mars. Tout le monde croit à une attaque imminente des Alliés sur Shanghai. Au soir du 8 mars à Hanoi, seul le général Sabattier, accompagné de quelques officiers, quitte la ville pour gagner la brousse.
Les événements des 9 et 10 mars en Indochine et en Chine
18Les 9 et 10 mars 1945, les Japonais passent à l’attaque dans toute l’Indochine et en Chine, mettant fin à l’existence de toutes les autorités françaises, civiles et militaires. Les Français, pris de court, sont incapables de réagir. En Indochine, la totalité des forces armées réparties sur tout le territoire se fait brutalement surprendre. À Saigon, à 20 heures, l’ambassadeur Matsumoto se rend au palais Norodom, où réside le Gouverneur général. Il lui remet un ultimatum, exigeant que les forces françaises passent immédiatement sous commandement japonais. Decoux tergiverse pour gagner du temps. Les Japonais se saisissent de lui et de tout son personnel, et les emprisonnent dans un camp établi dans la plantation de Loc-Ninh, tandis que les troupes sont désarmées et également enfermées avec les généraux Mordant et Aymé. Le consul chinois Yin Fengzao à Saigon, sa famille et son personnel sont également arrêtés alors qu’ils se trouvaient à Bac Giang.
19À Hué comme à Saigon, les militaires qui tentent de résister sont massacrés. À Hanoi, où se déroule une réception réunissant autorités civiles et militaires, la résidence est attaquée de l’extérieur et de l’intérieur, par un groupe d’invités japonais, avec le commandant Sawano à leur tête. Le capitaine Bernard, qui tente de se défendre, est exécuté au sabre. Cinquante sous-officiers français sont tués à coups de pioches ou de gourdins… Des frontières du Yunnan à la pointe de Ca Mau, les soldats français dans leurs postes ou citadelles, les civils dans leurs villas, immeubles ou maisons, sont faits prisonniers ou massacrés. À Dong Dang, les Japonais admiratifs devant l’héroïsme des Français, leur rendent les honneurs avant de les décapiter au sabre. À Lang Son, au cours d’un dîner offert en son honneur dans la demeure du commandant d’armes nippon, le colonel Robert est arrêté et décapité sur le champ devant les convives. Le résident Auphelle et le général Lemonnier, qui refusent de donner l’ordre aux hommes de la garnison de se rendre, sont décapités. Quatre-vingts pour cent des effectifs français présents à Lang Son sont exécutés.
20Cinq à six mille soldats et officiers avec les généraux Sabattier et Alessandri, après avoir passé plusieurs mois dans la jungle, parviendront à passer la frontière et à se réfugier au Yunnan. Aucun appui aérien ne vient des alliés américains de Chine. Seul le général américain Claire Chennault tente quelques sorties avec ses Tigres volants, mais le crachin continuel qui couvre le Tonkin est défavorable aux opérations aériennes. De plus, il en est vite dissuadé par ses supérieurs, auxquels se sont joints les états-majors chinois. Les ordres du général Wedemeyer de ne pas aider les Français proviennent directement du département de la Guerre. Jamais le général de Gaulle n’en a été informé directement, malgré sa réception par Roosevelt à l’été 1944. La mort de Roosevelt, le 12 avril 1945, met fin à cette politique d’exclusion de la France. Harry S. Truman, qui prend les rênes du pouvoir, prend le contre-pied de cette politique, mais seulement par pure tactique.
21À Pékin, le 10 mars 1945, à 3 heures du matin, deux automobiles arrivent devant l’immeuble de l’ambassade8. Le chargé d’affaires Roland de Margerie est brutalement tiré de son sommeil. Le chef boy de l’ambassade fait irruption tout tremblant dans sa chambre, et lui annonce que le colonel Yvon l’attend avec deux officiers japonais, accompagnés d’un interprète. Roland de Margerie enfile ses vêtements en toute hâte, et prend le temps de donner des instructions pour mettre en lieu sûr les tables de chiffres, certains documents secrets et l’encaisse de la chancellerie. Il fait ensuite monter Yvon qui l’informe que le général Shimomura, commandant de l’armée de Chine du Nord, veut les voir immédiatement en raison de la situation en Indochine. Ils sont conduits séparément dans deux automobiles au quartier général, assez éloigné du centre de Pékin, et y arrivent à trois heures et demie. Des officiers d’état-major, couverts de décorations et d’aiguillettes, les font entrer dans un salon, où on leur sert du thé et des petits gâteaux secs. Quelques minutes plus tard, apparaît le général Shimomura qui les accueille très courtoisement en français. Devant leur étonnement, il leur apprend qu’il a passé plusieurs années en stage à l’École militaire à Paris, et a fait partie en 1918 de l’état-major interallié du maréchal Foch. Et commente Roland de Margerie : « Visiblement, il conservait de cette époque de sa vie, comme de son séjour à Versailles et au Trianon-Palace, un très grand souvenir. Il m’en parla, pendant quelques minutes, sur le ton le plus aimable. » Puis, soudain, son visage change et se durcit : il annonce à ses deux interlocuteurs qu’il a une communication à leur faire « au nom de S.M. l’Empereur du Japon » et, qu’à partir de cet instant, il s’exprimerait dans sa propre langue. Il les fait passer dans un bureau voisin, et les fait asseoir d’un côté d’une longue table recouverte d’un tapis vert. Le général prend place en face d’eux, en compagnie de son chef d’état-major, le général Takahashi, de deux autres généraux, porteurs de volumineux dossiers, et d’officiers tout chamarrés, auxquels vient se joindre, un peu plus tard, le conseiller de leur ambassade. Cette fois, en japonais, avec traduction simultanée par l’interprète Okagi, il leur lit la sommation faite à l’amiral Decoux de se joindre au Japon dans la guerre contre les Anglo-Américains. L’amiral ayant refusé, le gouvernement impérial se voit obligé de désarmer les forces militaires et de police françaises en Indochine et en Chine, leur annonce-t-il. En conséquence, cette mesure doit être appliquée au Corps d’Occupation de Chine, et les établissements militaires doivent être réquisitionnés pour y héberger les troupes nippones. Dans l’immédiat, cela concerne la caserne Voyron à Pékin et l’arsenal de l’Est à Tianjin, et plus tard les postes de Tanggu et Qinhuangdao. En raison de la traditionnelle amitié entre le Japon et la France, les forces françaises resteront sous les ordres de leurs chefs, jouiront de leur liberté, mais seront considérées comme une communauté civile. Tout homme qui s’avisera de résister sera traité en prisonnier de guerre. Le général leur annonce que les opérations de désarmement sont déjà commencées.
22Margerie est contraint de prendre acte de la situation, et n’a d’autre choix que d’élever seulement une vaine protestation. Au même moment, le colonel Yvon le tire subrepticement par la manche. Margerie se penche vers lui, et ce dernier lui chuchote de demander à ses interlocuteurs japonais l'autorisation pour les officiers français de conserver leur épée. Un des généraux japonais lui répond que cela ne peut se faire sans l’approbation de Sa Majesté l’Empereur. Le général Shimomura indique ensuite qu’il agit en qualité de commandant en chef de Chine du Nord, et que, seules, les forces françaises de Pékin, Tianjin et Shanhaiquan le concernent. Il se fait ensuite préciser que le colonel Yvon est bien attaché à l’ambassade, et n’exerce aucun commandement. En conséquence, les mesures de désarmement ne s’appliquent pas à lui, et il peut donc conserver son épée. Le conseiller de l’ambassade japonaise indique ensuite à Margerie qu’il sera reçu, à 11 heures, par le ministre du Japon Kusumoto, qui le mettra au courant de ce qui a été prévu pour les civils. Le général Shimomura, s’adressant de nouveau à Margerie en français, ajoute alors que ces mesures sont « extrêmement libérales », et qu’il n’a pas à s’inquiéter…
23Margerie et Yvon sont ensuite reconduits à l’ambassade. Il est quatre heures quarante du matin. En arrivant dans le quartier diplomatique, ils constatent que tome la partie Est est entourée d’un cordon de troupes japonaises armées de fusils mitrailleurs. Les abords de la caserne, où sont cantonnés les cinquante hommes du détachement français chargé de la garde de l’ambassade, sont également étroitement gardés. Margerie est dans l’impossibilité de communiquer avec leur chef, le capitaine Quélennec. Dès son retour dans l’ambassade, Margerie réunit ses proches collaborateurs dans son bureau, pour les mettre au courant des événements et les inviter à prendre les mesures nécessaires. Comme on l’a vu ci-dessus, avant son départ précipité au petit matin, il a juste eu le temps de leur dire de mettre en lieu sûr les tables de chiffres, les documents secrets et l’encaisse de la chancellerie. Ce n’est pas tout. Bien avant ces événements, Quélennec et Margerie ont aménagé en secret dans la caserne Voyron une cache sous le plancher d’une chambrée, où ils ont placé toutes les armes modernes et utilisables du détachement. Cette cache a été ensuite cimentée et après l’occupation de la caserne, une section japonaise a dormi pendant six mois dans cette pièce, sans soupçonner ce qu’elle contenait.
24Pour l’heure, à 8 heures du matin, le secrétaire de l’ambassade du Japon vient chercher Margerie, en automobile, pour le mener à son bureau, où le colonel Onno, commandant du Corps d’Occupation de Chine du Nord, demande, depuis Tianjin, à lui parler au téléphone. Quelques instants plus tard, le colonel Onno le met au courant des événements analogues survenus à Tianjin, ajoutant qu’il n’a rien voulu entreprendre sans prendre au préalable son avis. Un peu avant 11 heures, le secrétaire Sato revient prendre Margerie pour le conduire auprès du ministre du Japon, Kusumoto. Margerie est accompagné d’Arnaud d’Andurain, le premier secrétaire, et de Bonmarchand, le premier interprète qui parle parfaitement japonais. Toujours avec une extrême courtoisie, un officier vient leur annoncer, dans le salon où ils attendent, que le voeu précédemment exprimé par Margerie au sujet des officiers est agréé, et que ces derniers sont autorisés à conserver leur épée et leurs armes. Ils sont reçus sans tarder par le général-ministre, entouré de ses collaborateurs. Après une brève introduction, toujours très courtoise, indiquant que la nouvelle situation résultait de circonstances indépendantes de leurs volontés réciproques, le ministre lit en japonais le document fixant désormais le statut des citoyens français en Chine occupée. Une traduction anglaise leur est remise aussitôt.
25Le gouvernement de la République chinoise ayant décidé de suspendre les fonctions jusqu’ici exercées par les autorités françaises, les autorités japonaises ne leur reconnaissent plus l’exercice de leurs fonctions en Chine. Autrement dit, l’immunité diplomatique est retirée à tous les représentants de la France. L’emploi des appareils émetteurs de télégraphe sans fil est interdit, tous les postes radios sont confisqués et devront être remis aux autorités japonaises. Bien que les Français soient libres de sortir au dehors, ils devront s’abstenir d’entrer en contact avec les ressortissants des autres Puissances étrangères. Des mesures d’internement sous surveillance seront prises à l’encontre des contrevenants. En raison des relations d’amitié qui ont existé jusqu’ici entre la France et le Japon, les autorités ne souhaitent pas apporter de modifications à la situation actuelle concernant les biens et intérêts publics et privés. Non plus qu’à l’existence des Français, excepté les mesures de surveillance rendues nécessaires par la répression de l’espionnage et la nécessité militaire. En conclusion, les Français n’ont qu’à bien se tenir : il ne leur sera fait aucun mal (de fait, aucun ne subira de dommage physique).
26Par l’intermédiaire de Bonmarchand, Margerie s’inquiète de savoir s’ils seront privés de toute protection. On lui répond que les consuls resteront, à titre officieux, chargés de la défense des intérêts français, et de la représentation des différentes colonies françaises auprès des autorités nippones ou chinoises. Lui-même pourra continuer à communiquer avec les différents consulats par télégrammes en clair, mais une traduction chinoise en triple exemplaire devra être annexée à ses messages. Ses ressortissants seront autorisés, dans les mêmes conditions, à faire usage du télégraphe. En ce qui concerne les relations avec les étrangers, fait observer Margerie, la vie quotidienne impose des contacts quotidiens avec les gens de maison et les fournisseurs, indigènes ou autres. On lui répond que ces relations ne sont pas visées par l’interdiction portée au 3e paragraphe. Pour terminer, Margerie fait dire au général Kusumoto qu’il va inviter tous ses compatriotes à se comporter avec calme et modération, et annonce l’envoi d’un télégramme à tous les consuls pour leur faire part des instructions qui viennent de lui être communiquées. À son retour à l’ambassade, le capitaine Quélennec l’informe que les opérations de démontage de la station de TSF et de désarmement ont pris fin, et que toute surveillance japonaise a disparu des abords de la caserne et de l’ambassade. Estimant, d’accord avec ses collaborateurs, que la protection des intérêts et des ressortissants français doit être assurée le plus longtemps possible, malgré les mesures restrictives imposées par les Japonais, Roland de Margerie rédige et envoie à tous les consuls un télégramme d’instructions à cet effet.
27Cette même nuit du 9 au 10 mars, sans que personne ne le sache dans l’immédiat, Tokyo subit le pire bombardement que la ville ait jamais connu. C’est l’opération Meetinghouse. Plus de trois cents bombardiers partis de Guam, Tinian et Saïpan, avec chacun sept tonnes de bombes, en vagues successives de minuit à 3 heures 30, déversent sur la capitale un déluge d’engins incendiaires à base de magnésium, napalm et phosphore. Un vent violent s’est levé qui attise les incendies. Asphyxiés par le feu, noyés dans les canaux où ils se réfugient pour échapper aux flammes, plus de cent mille Japonais périssent en une seule journée. Au matin du 10 mars, c’est un véritable spectacle d’apocalypse qui s’offre aux yeux des survivants : les deux cinquièmes de la ville sont entièrement détruits. Les époux Boisséson ont du mal à retrouver leur maison, complètement rasée, et ne peuvent en repérer l’emplacement que grâce à des poignées de porte restées sur le sol et quelques mosaïques. Des fragiles maisons de bois et de papier japonaises, il ne reste plus rien, excepté les coffres-forts dont s’était équipé presque chaque foyer, et qui, fichés ça et là, sont les seuls vestiges de l’existence d’un habitat à cet endroit. Henri Cosme qui a passé toute la nuit dans son jardin dans la neige pour éviter d’être enseveli sous les décombres de l’ambassade, est convoqué le matin même du 9 mars par le vice-ministre des Affaires étrangères. Il est informé qu’il est envoyé en résidence forcée à Karuizawa dans la montagne, ainsi que tout son personnel, tous les Français de Tokyo et le consul à Kobé, Hauchecorne. Interdiction leur est faite de communiquer avec l’extérieur (le chiffre leur est supprimé), et avec les autres étrangers et les Japonais. Cosme est logé avec sa femme, sa fille et son bébé, et deux jeunes servantes japonaises, dans une maison de bois aux cloisons de papier, sans eau, sans chauffage par manque de charbon et de bois. Le thermomètre dans les chambres est en permanence au-dessous de zéro. Deux policiers assurent leur garde, l’un vit dans la cuisine, l’autre fait les cent pas dans la rue. L’ambassadeur français et les siens vont rester dans ce lieu jusqu’à la capitulation japonaise. Seul Robert de Boisséson sera rappelé à Tokyo par le général Leclerc pour régler les problèmes de l’après-guerre avec les Américains et les Japonais, à la place de l’ambassadeur.
Figures 37 : Ambassade de Tokyo avant et après sa destruction (Collection Madame de Boisséson).
Conséquences en Chine occupée et en Chine libre
Situation relativement acceptable à Pékin et Tianjin
28À Pékin, le 26 mars, comme cela lui a été annoncé, des officiers de l’état-major japonais se présentent chez Roland de Margerie, de la part du commandant en chef, pour lui remettre un ordre de réquisition de la caserne Voyron à Pékin, et de l’arsenal de l’Est de Tianjin. Le 27, Margerie envoie une lettre au général Shimomura, et obtient le maintien des Français et de leurs familles dans la caserne Contai à Tianjin, et dans deux bâtiments de la caserne Voyron à Pékin, occupés depuis plusieurs années déjà, l’un, par les maisons des officiers, l’autre, par l’Institut de géobiologie des pères Jésuites. Ces deux bâtiments sont laissés à la disposition du capitaine, commandant le détachement français, et de quelques sous-officiers. Roland de Margerie envoie les colonels Yvon et Onno à Tianjin pour essayer de soustraire et de vendre le matériel stocké à l’arsenal de l’Est, avant que les Japonais ne s’en emparent. Du 10 au 14 avril, Yvon retourne à Tianjin pour vendre ce matériel pour 31 millions de dollars chinois, et accélérer l’évacuation du détachement et des familles à envoyer sur Shanhaiquan. Roland de Margerie a en effet obtenu également que soit épargné le domaine de Shanhaiquan, sur lequel se réfugient les quatre cents hommes du Bataillon mixte d’infanterie coloniale de Chine du Nord, après avoir cédé l’arsenal de l’Est de Tianjin aux Japonais, qui comptent l’occuper, au plus tard, le 15 juillet. Ces « libéralités » sont dues au général Shimomura qui, visiblement, selon Margerie, tient à s’acquitter de sa mission dans les conditions les moins pénibles pour ses interlocuteurs, en souvenir de son séjour en France.
29Malgré les instructions du 10 mars interdisant aux Français de n’avoir aucun contact avec des étrangers, cela n’est finalement pas respecté. À Pékin, les Français continuent à fréquenter les ressortissants des pays neutres, ainsi que des Chinois. C’est ainsi que Margerie continue d’avoir des relations avec le consul de Suisse, chargé également des intérêts américains, britanniques et hollandais, et avec le consul de Suède. Le consul helvétique met complaisamment au service de Margerie sa valise diplomatique, lui permettant d’être renseigné sur les événements de Shanghai, et notamment la révolte du bataillon supplétif tonkinois. De mars à août, les relations sont très difficiles avec le consul général Fain à Shanghai, les communications sont coupées durant plusieurs semaines, pour aboutir, à partir du mois de juin 1945, à une rupture complète. En dehors de la valise suisse, Margerie en est réduit à correspondre avec le sud, par l’intermédiaire de voyageurs bénévoles de toutes nationalités, et surtout grâce aux missionnaires. Roland de Margerie peut seulement communiquer avec le consul Georges Cattand à Tianjin, où se trouve le Corps d’Occupation de Chine. Il est totalement coupé des postes de Chine libre. C’est seulement au mois de mai 1945 qu’il reçoit les premières nouvelles du consul Pierre Crépin à Hankou, lui apprenant que, malgré les nombreux bombardements, tous les Français sont sains et saufs. Des autres postes, rien ou presque. Quelques rares télégrammes lui parviennent de Canton où se trouve Philippe Simon ; un seul de Jules Médard à Hoihow ; rien de Joseph Cadol à Amoy, ni de Robert Jobez à Hong Kong.
30Cependant banques et établissements divers restent ouverts. Les Japonais ne coupent pas les transferts de fonds destinés aux postes de Chine venant de la Yokohama Specie Bank de Tokyo qui approvisionne périodiquement les chancelleries, celles-ci ne disposant pas de réserves. Mais ces transferts se font avec beaucoup de retard, mettant notamment le consulat général de Shanghai dans une position très délicate (c’est lui qui distribue les fonds à tous les autres postes), aggravée par la crise économique sévissant en Chine du Centre et du Sud et la disparité entre les monnaies du Nord (dollar FRB) et du Sud (dollar CRB). D’autres arrangements sont également trouvés pour maintenir la liaison avec Tianjin et Shanhaiquan.
31Mais il n’est plus question d’adresser des télégrammes au Gouvernement par l’intermédiaire de l’ambassade de Berne comme cela se faisait précédemment. Cependant les communications sont maintenues grâce aux chargés d’affaires d’Espagne à Pékin, et de Suède à Shanghai. Après de longs mois de silence, c’est par cette voie que, le 16 mars 1945, un télégramme de René Massigli, plus précis que celui de décembre, parvient enfin à Roland de Margerie :
« Je suis autorisé par l’autorité compétente à vous faire savoir qu’il est nécessaire dans toute la mesure et aussi longtemps que cela vous sera possible, que vous demeuriez à vos postes de telle manière que puissent être conservées les positions que la France a toujours eues. C’est en raison des services qu’ils auront rendus pendant la période où ils ont été abandonnés à eux-mêmes, que la situation de nos agents sera considérée9. »
32On imagine avec quel profond soulagement le chargé d’affaires et ses collaborateurs accueillent la réception de ce message. Bien des années plus tard, Roland de Margerie, déplorera encore le silence des Affaires étrangères à l’égard des agents de Chine :
« Il faut se représenter l’isolement total où nous nous trouvions, depuis juillet 1944, pour comprendre le profond soulagement avec lequel ce câble fut accueilli par mes collaborateurs et moi-même […] Aujourd’hui (en 1977), je m’explique toujours mal ce silence obstiné, et cette volonté de nous ignorer, si ce n’est par le soin apporté par certaines autorités subalternes à étouffer nos communications… »
33Le 29 mars, Roland de Margerie, tout en remerciant Massigli de son message, lui répond que lui-même et tous les agents restés à leur poste s’efforceront, suivant les instructions reçues, de continuer à défendre les intérêts et les ressortissants français. Sans attendre les instructions, il a réintégré certains agents dans le service, notamment David Rhein. Au milieu du mois de juin, Margerie tente d’envoyer un nouveau message pour prévenir le gouvernement des conditions difficiles vécues par lui et ses collaborateurs en Chine occupée, et demander de nouvelles instructions.
34Vers le mois de juillet, les Japonais deviennent plus exigeants, et demandent la jouissance des terrains de la Marine française à Tanggu et du poste de Qinhuangdao, où se trouve un détachement symbolique de trois hommes. À Pékin, ils veulent également occuper le Centre franco-chinois d’études sinologiques10.
Situation plus difficile dans les autres postes
35Dans les deux autres postes du Nord, Harbin et Mukden en Mandchourie, la situation est plus délicate. Depuis décembre 1941, date de l’ouverture des hostilités dans le Pacifique, il est très difficile de savoir ce qu’il s’y passe. Les deux représentants français, le consul de Harbin Jules Leurquin et celui de Mukden Charles Renner, sont tenus en résidence surveillée par les Japonais et privés de tout contact extérieur. Cependant vers le 10 février 1945, l’ambassade française à Pékin est prévenue, qu’à Harbin, Jules Leurquin est dans un état extrêmement grave. Roland de Margerie dépêche le vice-consul de Tianjin, Pierre Bouffandeau, qui arrive juste quelques heures avant le décès de Leurquin. Le malheureux rend le dernier soupir le 13 février 1945. Les conditions de sa mort demeurent très mystérieuses. Officiellement, le consul français a succombé à une crise cardiaque, à la suite d’une crise d’asthme ou de diabète ; on a évoqué aussi une grave dépression nerveuse. Les opinions divergent. En réalité, selon sa fille Marie, Jules Leurquin aurait été empoisonné par les agents de la mission militaire japonaise, avec lesquels il semblait avoir de sérieux problèmes, en raison de son refus de collaborer (ces révélations auraient été faites tardivement après la libération d’un prêtre expédié dans un camp en Sibérie par les Russes et qui était à Harbin au moment des faits). À peine a-t-il rendu le dernier soupir que des soldats nippons se ruent sur le consulat et se livrent au pillage. Seul face à eux, Bouffandeau est bien incapable de s’y opposer. Lors du coup de force du 10 mars, il est encore sur place. Il est expulsé sans ménagement par les Japonais qui lui créent en outre toutes sortes de difficultés pour son voyage de retour vers Pékin. Il faut toute la diplomatie de Roland de Margerie pour le tirer de ce mauvais pas, et lui obtenir les autorisations nécessaires auprès des autorités militaires de Pékin pour pouvoir rentrer à l’ambassade. Le poste de Mukden est aussi isolé que celui de Harbin. Son titulaire Charles Renner est comme Jules Leurquin, en résidence surveillée dans le consulat avec sa femme et ses deux enfants depuis décembre 1941, et on n’a pratiquement pas de nouvelles d’eux.
36À Nankin, il semble que les conditions soient plus dures qu’à Pékin et Tianjin. Le consul français, Pierre Salade, n’est plus reconnu par les Japonais et, comme ses collègues britannique et américain en 1941, il est soumis à résidence surveillée, avec interdiction d’avoir des relations avec les non Français. Pierre Salade demande à Roland de Margerie l’autorisation de se replier sur Shanghai, emmenant avec lui Choplin le secrétaire-auxiliaire du consulat. Il laisse au vice-consul, Édouard Hutte, qui n’a aucune charge de famille, la garde des immeubles de l’ambassade et du consulat qui ne sont pas propriétés de l’état. Il doit attendre deux mois l’autorisation des Japonais de pouvoir quitter Nankin, et arrive à Shanghai le 16 mai 1945. Il est alors mis à la disposition du consul général, le baron Fain,
37À Shanghai, la situation déjà très difficile avant le 9 mars, devient insupportable après cette date fatidique, la colonie française de Shanghai étant réputée la plus difficile de tout l’Extrême-Orient. C’est le baron Guy Fain, arrivé en septembre 1944 qui doit y faire face. Déjà, au mois de mars 1944, Roland de Margerie signalait que le renchérissement du coût de la vie et surtout des denrées de première nécessité était considérable en raison de l’insécurité croissante. Ainsi le riz avait augmenté de 25 % en deux jours ! Malgré une première augmentation de salaire de 40 % en février, le personnel chinois du consulat général demandait une revalorisation immédiate. La Compagnie française des tramways était en grève comme les autres entreprises de la ville, ainsi que la Poste chinoise. Les grévistes réclamaient des hausses de salaires, qui dans tous les secteurs d’activité, étaient en dessous du minimum vital, constatait Margerie. Depuis l’occupation japonaise en 1940, le moral était déplorable au sein de la colonie française, coupée de la métropole et des autres postes de Chine, et décimée par toutes sortes de maladies, dysenterie, typhus, tuberculose, syphilis malaria… Cependant les Français étaient relativement privilégiés. Contrairement aux autres ressortissants étrangers, ils étaient les seuls à n’avoir pas été internés. Mais la rétrocession avait privé de leur travail les 384 employés municipaux et policiers de l’ancienne concession française. Le coup de force des Japonais vient aggraver encore plus cette situation.
38Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, les 20 000 Japonais somment le Corps d’Occupation français, réduit à l’inaction depuis 1940, de déposer les armes, sous peine d’employer la force (environ 2 000 hommes dont 509 Européens et 1476 Indochinois). À partir du 11 mars, le personnel du consulat et les résidents français vivent dans une atmosphère malsaine de suspicion et d’espionnage, les dénonciations se multiplient. Les Japonais réquisitionnent le Collège français, le Cercle sportif, tous les grands immeubles et appartements, expulsant plusieurs centaines de résidents français, dont certains sont forcés de déménager au moins six ou sept fois. Fain est obligé de trouver des solutions pour les reloger, même les plus abracadabrantes : « J’en ai logé partout, y compris dans les chenils du Canidrome », écrira-t-il au mois de septembre 194511. À partir de juin et jusqu’à la capitulation japonaise, Fain est seul face à ses responsabilités, ne pouvant plus communiquer avec Roland de Margerie à Pékin. Dès mars 1945, il essaye d’organiser la communauté française, en formant des groupes de travail destinés à documenter le consulat général dans différents domaines, afin qu’il puisse prendre les mesures adéquates. Ainsi cinq groupes sont constitués, le premier pour le relogement des familles, le second dit de la défense passive, celui de l’hygiène qui fusionne ensuite avec le précédent, le quatrième pour le ravitaillement chargé de constituer des stocks de vivres de réserve, et le groupe du personnel de l’ancienne concession française12. Leur activité cessera avec la proclamation de l’armistice.
39Un profond désespoir s’installe parmi les officiers français. Incapable de supporter l’humiliation de la défaite, le 19 juillet, le lieutenant-colonel Fabre, responsable de la police de la concession, se tire une balle dans la tête. Comme on vient de le voir, la situation économique est catastrophique. La vie matérielle devient de plus en plus chère à Shanghai, beaucoup plus qu’en Chine du Nord. La Société de bienfaisance, qui en décembre 1944, secourait une cinquantaine de personnes en difficulté, en a maintenant plus de 400 à sa charge. En plus des indigents, le consulat doit loger, fournir des médicaments et soutenir financièrement les 384 ex-fonctionnaires et ex-policiers de l’ancienne municipalité. Cela suffit à peine à leur assurer de quoi se nourrir, mais ne leur permet pas de remplacer vêtements, linge et chaussures. À leur désespoir s’ajoute une violente rancœur contre les vaines promesses de Cosme qui avait affirmé que la rétrocession ne changerait rien à leur niveau de vie.
40Un autre problème se pose : que faire des Annamites de la police et de l’armée, dont plus de la moitié se laisse influencer par la propagande des Japonais. Lors de la rétrocession des concessions, ils ont été incorporés dans une formation militaire, le Bataillon supplétif tonkinois, cantonné à l’Institut franco-chinois. Au mois de mai, 368 des 948 ex-policiers, et 303 des 628 hommes du bataillon mixte se révoltent contre leurs officiers français. Retranchés dans l’Institut franco-chinois, ils arborent le drapeau rouge et jaune du Vietnam libre. La situation devient explosive. Tous les mécontents, poussés par un ancien président du tribunal consulaire, rendent le consul général Fain, responsable de leur infortune. Cependant Fain peut compter sur le petit groupe de Français demeurés fidèles aux idées de la Résistance, (notamment Charles Grosbois l’un des chefs gaullistes de Shanghai, responsable du mouvement France quand même, avec René Pontet) qu’il regroupe au consulat en un organisme consultatif.
Les rescapés d’Indochine se réfugient en Chine libre, envoi de la « mission 5 » au Yunnan
41Au même moment, en Chine libre, d’avril à juin 1945 arrivent peu à peu d’Indochine les rescapés des massacres du 9 mars avec leurs chefs, les généraux Alessandri et Sabattier, le colonel Vicaire et d’autres encore. L’un des premiers à atteindre la Chine, est le général Sabattier, qui s’étant replié sur Yen Bay puis dans d’autres localités, en suivant la rive gauche de la rivière Noire arrive à Lai Chau le 23 mars puis passe la frontière. Les autres tentent de résister jusqu’à l’épuisement. Alessandri parti de Tong, aboutit le 24 mars à Dien Bien Phu. Cinq jours plus tard, le commandant de Langlade et Dewavrin, venant de Calcutta, sont parachutés pour lui venir en aide. Ils ont pour ordre de rester au Tonkin pour combattre les Japonais. Mais il leur est impossible de tenir. Après avoir parcouru des kilomètres et des kilomètres en territoire ennemi, sans cesse harcelés par les Nippons ou le Vietminh, épuisés de fatigue, décimés par la dysenterie et les fièvres, les malheureux atteignent péniblement le Yunnan en mai. À leur arrivée, tous ces rescapés sont dépouillés de leurs armes et des quelques chevaux qui leur restent encore par les autorités chinoises, très peu satisfaites d’être obligées de les recevoir sur leur territoire.
42Le gouvernement de l’Indochine prend en charge leur regroupement puis leur rapatriement, le consul de Kunming, Jean Royère, prêtant occasionnellement son aide. Des camps d’hébergement sont installés dans des petites villes chinoises, Mengzi, Kaiyuan, Caoba. Les missionnaires et les sœurs de l’hôpital français de Pakhoi recueillent les civils, et en installent dans l’immeuble du consulat. Un certain nombre de réfugiés sont évacués chaque jour par des avions américains depuis Simao jusqu’à Kunming. D’autres arrivent à pied par la route. Le colonel Vicaire est l’un des derniers à rejoindre la Chine, le 7 juin avec une poignée d’hommes, seul rescapé des trois colonnes qui combattaient avec lui. Parmi les rares chanceux qui ont échappé aux massacres, le jeune légionnaire Cron, miraculé de Dong Dang : sur le point d’être décapité comme les autres prisonniers par les Japonais, au moment où le sabre nippon va l’atteindre, il baisse la tête et est seulement scalpé par la lame. Simulant la mort, il tombe dans la fosse au milieu de ses camarades. Il attend plusieurs heures pour se dégager des cadavres, et malgré la gravité de ses blessures réussit à franchir la frontière et arrive à Kunming. Il est sauvé, pense-t-il. Mais après avoir survécu à l’horreur de l’exécution, il meurt dans la chute de l’avion qui le ramène en France13…
43Après le 9 mars, intervient une complète réorganisation du Corps expéditionnaire d’Extrême-Orient. La Direction Générale des Études et Recherches (DGER) à Paris se substitue à la SLFEO à Calcutta, regroupant sous ses ordres le Service de renseignement, le contre-espionnage et le Service d’action. Le poste de Kunming devient son antenne en Chine sous le nom de « Mission 5 ». On décide d’envoyer des renforts au Yunnan. Il faut en effet reconstituer et continuer tout le travail de renseignement en Chine et Indochine, pour bouter les Japonais hors de la colonie. À cet effet, au mois d’avril 1945, Jean Sainteny arrive à Kunming pour y prendre le commandement de la « mission 5 », en remplacement du capitaine Milon accusé de s’être engagé avec les Américains dans des tractations qui risquaient de favoriser leur pénétration en Indochine14. La mission comprend une trentaine d’officiers répartis en plusieurs antennes le long de la frontière afin de multiplier les moyens d’intervention en territoire indochinois. Ces petits groupes, portant les noms de provinces françaises, Anjou, Poitou, Béarn, etc., comprennent chacun, deux ou trois officiers. Ils sont en liaison avec leur base de Calcutta et le colonel Roos qui a remplacé Léonard (François de Langlade, muté au Comité interministériel de l’Indochine, a été parachuté clandestinement le 29 mars). Ils sont également en rapport avec le consul de Kunming Jean Royère mais aussi avec le général Pechkoff à l’ambassade de Chongqing. La mission reçoit l’appoint de nombreux renforts au mois de juillet, en prévision de l’assaut final contre le Japon en Indochine avec l’aide des Alliés. Il faut en effet agir avant la saison des pluies. Tous ces plans vont être à nouveau bouleversés par un événement inattendu qui surprend le monde entier…
La capitulation japonaise du 15 août et ses conséquences
Situation en Chine
44Peu à peu, au fil des mois, la situation change au détriment des Japonais. Comme le raconte Roland de Margerie, les dernières semaines du printemps et le début de l’été 1945 sont marqués par la conquête méthodique des îles qui protègent les abords du Japon15. Le 10 juin, l’armée américaine s’empare de l’île d’Okinawa. Cette prise lui assure désormais la maîtrise absolue de la mer et du ciel, les pertes navales et aériennes des Japonais ayant été tellement écrasantes qu’elles ne leur permettent plus de réagir, ni d’être reconstituées. La flotte des États-Unis bombarde sans arrêt les côtes japonaises, l’aviation détruit les voies de communication, survole la capitale et les grandes villes, préparant l’invasion de l’archipel.
45En Chine, au début de l’été, suite au retrait des Japonais, les troupes nationalistes reviennent au Guangxi, et reprennent Liuzhou, le 27 juin, et Guilin, le 27 juillet. À Pékin, la tension monte peu à peu dans les milieux nippons, raconte Roland de Margerie. Les officiers de la gendarmerie, chargés de la surveillance des étrangers, viennent tous les jours, et même plusieurs fois par jour, demander aux Français les communiqués anglais et américains, et se les font expliquer. D’une part, parce qu’ils sont incapables de les traduire, ne parlant pas anglais, et d’autre part, parce qu‘ils sont privés totalement d’informations par leur état-major. Ce dernier craint, en laissant passer les nouvelles de plus en plus désastreuses, de démoraliser son armée et d’inciter la population chinoise à la révolte. Les Français de l’ambassade ne se privent pas de leur communiquer, sans ménagements, l’annonce de nouvelles défaites, tout en s’enquérant de l’attitude de leur pays devant de tels désastres et des catastrophes, pires encore, qui les attendent. Leurs réponses sont invariables : résistance à outrance face à l’envahisseur, et jusqu’à la mort. Devant une telle détermination, il ne fait aucun doute que la guerre va se prolonger encore plusieurs mois, avec son cortège de morts et de destructions de plus en plus nombreux. Les marchands chinois « plus soucieux de gains que de lutte, s’arrachent les lingots d’or dont les prix montent sans cesse ».
46Mais subitement, le 6 août, une nouvelle incroyable et inattendue prend tout le monde de court. La radio annonce qu’un terrible bombardement a détruit Hiroshima. On ignore tout d’abord sa véritable nature. Les Japonais parlent de « bombes d’une puissance exceptionnelle ». Aux officiers de gendarmerie venus s’informer comme à l’accoutumée de ces événements, les Français de l’ambassade leur expliquent, suite aux nouvelles transmises par les radios américaines, que la guerre vient de changer de dimension, et que les destructions causées par la bombe atomique sont sans commune mesure avec les bombardements précédents. Les Japonais refusent tout d’abord ces explications, et qualifient de mensonges les informations données. Ils affirment qu’il ne peut être question de cesser les hostilités. Trois jours plus tard, après le bombardement de Nagasaki, ils ne veulent toujours rien entendre, et se déclarent pour la guerre à outrance, malgré les avertissements des Français sur l’inutilité de toute résistance. L’un des membres de l’ambassade leur ayant demandé ce qu’ils feront si l’Empereur leur demande de cesser le combat, ils répondent avec véhémence que jamais ce dernier ne s’y résoudra. Puis, après un long silence, ils murmurent « obey ». Ce qu’ils ne vont pas tarder à faire…
47Le 15 août, une déclaration radiophonique de l’Empereur du Japon appelle à cesser le combat. Les suicides sont nombreux dans l’armée nippone mais rien ne se passe à Pékin où le calme règne. Au moment où est faite la lecture de l’acte de capitulation dans la caserne Voyron, où sont cantonnés des soldats japonais, un officier s’évanouit de désespoir. Mais le désespoir s’arrête là. En revanche, dans de nombreux endroits, au Japon ou dans les territoires encore non libérés par les Alliés, de nombreux suicides collectifs se produisent, les hommes ne voulant pas survivre à un tel désastre. La signature de la capitulation aura lieu le 3 septembre sur le Missouri au large de Tokyo. Les armées japonaises reçoivent l’ordre de ne se rendre qu’au gouvernement de Chongqing, qui récupère la plus grande partie de leur matériel. Cependant, dès le 15 août, elles sont chargées par Chiang Kai-shek de maintenir l’ordre, avec le concours de l’armée du général Peng Bingxun (Pang Ping-chun), qui deux ans auparavant s’était rendu à Nankin.
48Quelques jours après la reddition du Japon, un matin, le consul de Suisse, tout excité, déboule chez Roland de Margerie. Il lui annonce qu’un officier américain a été parachuté sur un terrain d’aviation près du Palais d’Été, au milieu des Japonais complètement abasourdis. Dans leur surprise, ces derniers ont arrêté ce géant tombé des airs, et l’ont conduit dans le quartier diplomatique, à l’hôtel des Wagons-lits, seul hôtel du secteur, où il est maintenu au secret. Aussitôt prévenu, Roland de Margerie s’empresse d’aller le trouver et de le délivrer. C’est un sympathique major, originaire de Bâton Rouge en Louisiane, qui a pour mission d’assurer le désarmement progressif de l’armée japonaise du général Shimomura. Les premiers avions américains atterrissent dans la semaine du 22 au 31 août. L’état-major nippon s’empresse de collaborer avec eux et, sur la recommandation de Roland de Margerie, s’adresse au vicomte Kano, ancien directeur de la Yokohama Specie Bank à Londres pour qu’il serve d’agent de liaison entre eux et les officiers américains. Parlant parfaitement l’anglais et doté d’une épouse diplômée d’Oxford, il est l’homme parfaitement idoine. Avec l’arrivée du corps des Marines, commandé par le général Rockey, et de la division des généraux Jones et Worton, la vie à Pékin change du tout au tout, raconte Roland de Margerie. Les officiers yankees sont accueillis à bras ouverts, notamment par les Français qui se les arrachent. L’ambassade de France devient quasiment leur quartier général. Le diplomate français et sa femme en profitent pour organiser le plus grand dîner qu’il leur ait été jamais de donner durant toute leur carrière diplomatique, « cent vingt personnes festoyèrent à la fois dans les salons de l’ambassade, au son de l’orchestre prêté par les Marines ». L’amiral Barbey, qui commande l’escadre des mers de Chine, est venu tout exprès de Tianjin pour la circonstance. Et, ajoute Roland de Margerie, « la fête fut singulièrement facilitée par les magasins de l’armée américaine qui nous comblaient soudain de tous les produits dont nous manquions depuis si longtemps ». De nombreux généraux et officiers assistent à la soirée, mais la difficulté fut plutôt de trouver des danseuses. Aussi fallut-il « battre le rappel du ban et de l’arrière-ban des jeunes femmes et jeunes filles disponibles jusqu’à Tianjin, et sans limite d’âge, puisque des adolescentes de quinze ans finirent par y assister ».
49La fin du mois d’août et de septembre 1945, est occupée à héberger et à réconforter les internés alliés libérés par les missions américaines des camps de concentration de Mandchourie et des environs de Pékin, au nombre desquels se trouvent les chefs de toutes les grandes administrations et entreprises alliées de Shanghai. Roland de Margerie profite de ses bonnes relations avec le vicomte Kano pour se faire restituer, par le général Wedemeyer et le major Nichols, les bâtiments qui avaient été réquisitionnés par les Japonais. Il récupère ainsi la caserne de la rue Labrousse, où il avait caché, dix mois plus tôt, sous une couche de béton, quantités d’armes sur lesquelles avait dormi, sans le savoir, un bataillon de soldats japonais. Le 12 septembre 1945, la caserne Voyron est réoccupée par les Français qui exhument les postes de TSF qui y avaient été enterrés. Le trafic télégraphique peut ainsi reprendre, notamment avec Tianjin. Les Français récupèrent, en outre, des approvisionnements considérables que leur abandonne le commandement japonais, contre une indemnité minime. Le poste de Qinhuangdao est également réoccupé par les troupes de Shanhaiquan, tandis que l’arsenal de l’Est et le poste de Tanggu sont laissés à la disposition des troupes américaines. Toutes les armes et le matériel saisis, le 10 mars, à Pékin et à Tianjin, sont rendus ou remboursés aux troupes françaises. Les Japonais remboursent même la coupe de bois qu’ils ont faite dans le domaine de Shanhaiquan.
50Le 11 septembre, Roland de Margerie reçoit avec un immense soulagement les premières instructions télégraphiques du général Pechkoff mettant fin à son isolement. Le chargé d’affaires à Pékin s’empresse de mettre à la disposition de l’ambassadeur, en lingots d’or, les sommes considérables qui ont été mises de côté pour assurer la marche des différents postes diplomatiques et consulaires en cas de prolongation de la guerre. Mais ce geste désintéressé n’est suivi d’aucun effet, déplore Margerie, car tous les agents en poste « restent rétribués de façon pitoyable », alors que les nouveaux arrivants, qui viennent les relever, touchent des salaires trois ou quatre fois supérieurs. Petit détail qui mérite d’être mentionné, quand on connaît toutes les souffrances endurées par les agents de Chine…
51L’ambassadeur Pechkoff ordonne également au colonel Yvon de se mettre à la disposition du général américain Worton, chef d’état-major des Marines, ce qui est fait le 25 septembre. Le 3 octobre, a lieu, à Tianjin, la reddition de l’armée japonaise de Chine du Nord, puis la même cérémonie se déroule deux jours plus tard à Pékin. Toutes les délégations étrangères y sont conviées, Roland de Margerie, le colonel Yvon et le commandant de la garde représentent la France. La cérémonie se déroule dans l’immense cour du Palais d’hiver, raconte Roland de Margerie. Les vainqueurs attendent les vaincus au sommet de l’escalier. Un étroit passage a été ménagé pour le passage des officiers japonais. À peine paraissent-ils à l’extrémité de la cour, qu’une furieuse clameur haineuse s’élève de l’immense foule chinoise massée dans la cour et les gradins. Et c’est au milieu des crachats et des insultes qu’ils gravissent lentement les escaliers, portant tout le poids de leur humiliation, mais aussi de la souffrance du peuple chinois. Après avoir franchi les dernières marches, ils atteignent péniblement la table sur laquelle ils signent l’acte de reddition, et y déposent leurs sabres. Ils s’en retournent ensuite, tête basse, privés de leurs épées, sous les huées. Une parade de l’armée chinoise suit la cérémonie. Des chars d’assaut, livrés par les Japonais, défilent. De chaque tourelle, émerge un superbe guerrier chinois, casqué, le poing et la mitraillette sur la hanche, aux acclamations enthousiastes de la foule. Ce qu’ignorent les badauds, et avec eux tous les autres assistants, y compris les représentants étrangers, c’est qu’en réalité, à l’intérieur, les chars sont manœuvrés par des Japonais, les Chinois étant totalement incapables de les faire marcher. Ce n’est pas tout…
52Le lendemain, Roland de Margerie, rendant visite au consul de Suisse, le découvre entouré d’un invraisemblable amas de sabres de samouraïs, éparpillés partout dans son bureau. En réalité, les généraux nippons, plutôt que de livrer ces armes ancestrales aux vainqueurs, ont préféré acheter au marché aux puces des sabres de pacotille qu’ils ont déposés sur la table du Palais d’hiver. Les Américains qui eurent connaissance de ce tour de passe-passe quelques jours plus tard, ne s’en montrèrent aucunement offusqués, raconte le représentant français. Il accueille ensuite le colonel Weymel qui reprend en main le corps expéditionnaire, puis deux agents des services spéciaux qui se préoccupent davantage de ficher les Français de Pékin, déplore le chargé d’affaires, que d’obtenir des renseignements sur la situation des forces de Chiang Kai-shek et des communistes de Mao. Il reçoit également la visite du sinologue et historien Vadime Elisseeff qui, le premier, apporte à la colonie française des nouvelles de France, et l’informe de ce qu’a été sa situation et celle de la Résistance de 1942 à 1945.
53La fin brutale du conflit sino-japonais a changé la donne. Le 18 septembre 1945, l’ambassadeur Pechkoff fait part au colonel Yvon à Pékin de son intention de liquider le Corps d’Occupation en Chine et de procéder au rapatriement des troupes et de l’armement16 :
« La position internationale actuelle de la Chine, la situation présente de la France dans ce pays, telle qu’elle résulte de l’abrogation par la quasi-totalité des Puissances des traités dits inégaux, ne nous permet pas, même provisoirement et jusqu’à la signature de nouvelles instructions diplomatiques, d’élever avec quelque chance de succès actuellement des prétentions au rétablissement du statu quo militaire antérieur au 10 mars 1945. Il n’est pas question, après le départ des Japonais, d’une réinstallation des Forces françaises d’occupation mais plutôt d’une liquidation de notre position militaire, tant dans la région de Pékin que de Shanghai. Nos troupes et leur matériel seront, dès que les circonstances le permettront, embarquées et ne seront pas remplacées. La tâche présente du commandement des troupes d’occupation en Chine, consiste à préparer cette liquidation : entretien du personnel dans des conditions physiques et morales acceptables, récupération, recensement, stockage et entretien de notre armement et du matériel militaire de toute nature dont ces troupes ont la garde. Il convient, en un mot, de poursuivre dans le domaine militaire toutes les mesures conservatoires intéressant nos personnes et nos biens. En ce qui vous concerne, et jusqu’au jour où les possibilités de rapatriement permettront votre retour en France, je vous demande de me renseigner sur l’évolution de la situation militaire en Chine du Nord depuis Pékin. »
54Le 5 octobre 1945, accompagné du secrétaire-interprète de l’ambassade Geoffroy-Dechaume, Yvon rend visite au général Wang Hongshao, chef d’état major et secrétaire général de la Commission des affaires militaires de Chine du Nord, qui doit être remplacé par le général Li Zongren du Guangxi, ami de la France (et surtout de Pierre Pasquier gouverneur de l’Indochine). Le 10 décembre 1945, le colonel Yvon est lui-même remplacé par le colonel Meyer, et le colonel Onno par le commandant Girard. Il faut attendre un an avant que les soldats français quittent Qinhuangdao, le 10 juin 1946, à destination de Saigon.
Conséquences sur le conflit entre communistes et nationalistes et en Indochine
Dernières tentatives de conciliation américaines entre communistes et nationalistes
55Les contacts entre communistes et nationalistes qui avaient repris en janvier 1945 grâce aux Américains, puis avaient été à nouveau rompus après le 9 mars, venaient d’être rétablis au début du mois de juillet. Un comité de sept membres, désignés par Chongqing, s’était rendu à Yan’an le 1er juillet et en était revenu, quatre jours plus tard, porteur de nouvelles propositions communistes. Ces derniers demandaient la convocation d’une conférence politique comprenant à nombre égal, des communistes, des membres du Guomindang, de la Ligue démocratique et des partis indépendants (trois par parti). Mais la capitulation japonaise renverse complètement la situation. Dès le 8 août, sitôt connue la nouvelle du bombardement d’Hiroshima, les Soviétiques entrent en guerre contre le Japon, conformément aux accords du 11 février 1945 à Yalta. Profitant de la déroute des Japonais, le 9 août, Mao lance une contre-offensive générale avec la complicité tacite des Soviétiques. Le 10 août, Zhu De demande aux troupes japonaises et aux armées chinoises de Wang Jingwei de déposer les armes… Mais les Japonais refusent d’obtempérer, le Commandement allié leur ayant ordonné de n’effectuer leur reddition qu’aux troupes gouvernementales et de maintenir l’ordre en attendant. Le 11, les troupes soviétiques envahissent la Mandchourie et désarment les troupes nippones, laissant l’armée de Lin Biao s’emparer des munitions, du matériel militaire et des arsenaux, suscitant la plus vive inquiétude des États-Unis et de ses représentants en Chine.
56À Mukden, après des années d’enfermement par les Japonais, le consul Charles Renner et sa famille, croyant pouvoir enfin respirer et recouvrer un peu de liberté, accueillent avec un véritable soulagement les troupes soviétiques. Dès leur arrivée, le 19 août, le représentant français s’empresse de rendre visite à plusieurs généraux qui, dans un premier temps, lui font très bon accueil. Les Soviétiques paraissent en effet favorablement disposés envers la colonie française, à laquelle ils fournissent vivres et combustibles. Mais leur général en chef invite Renner à solliciter d’urgence du Département une attestation le confirmant dans ses fonctions consulaires à Mukden, en lui offrant de transmettre son télégramme en France, via Moscou. Le télégramme part le 23 août, mais le consul ne reçoit pas de réponse. Cette situation devenant préjudiciable aux intérêts français et risquant de devenir dangereuse pour sa sécurité et celle de sa famille, Renner, sans attendre la réponse du Département, décide de s’adresser à l’ambassadeur Pechkoff pour obtenir une confirmation de ses pouvoirs. Son message, transmis par l’intermédiaire de la mission américaine, parvient au général dans les premiers jours d’octobre. Mais avant que Pechkoff n’ait eu le temps de répondre, le 5 octobre 1945, Renner est contraint de quitter Mukden par les Soviétiques, en même temps que le représentant américain.
57Est-ce déjà le début de la guerre froide ? Les Soviétiques déportent les prisonniers japonais dans des camps en Sibérie où ils vont passer plusieurs années. Ils refusent l’entrée du port de Dairen aux Américains qui transportent les troupes nationalistes, et occupent les ports de Hulutao et Yinkow. Les troupes américaines débarquent à Tianjin, Yantai, Pékin et Qingdao : 90 000 Marines occupent les villes de la côte et de la Chine du Nord, et y transportent 110 000 nationalistes. Les communistes tiennent les montagnes autour de Pékin et tentent des incursions de nuit. Du 12 au 15 août, des bandes entrent en ville, et tentent de piller les magasins et les stocks entreposés à l’intérieur et aux alentours de la capitale. Les Rouges mènent des opérations de guérilla et, après avoir détruit les voies ferrées, occupent les campagnes mais ne peuvent mettre la main sur les villes importantes Pékin, Tianjin, Jinan, du fait de la présence des troupes japonaises chargées du maintien de l’ordre par le gouvernement nationaliste. Ce dernier récupère la plus grande partie du matériel nippon qui s’ajoute aux trente-neuf divisions que les Américains sont en train de réorganiser et de réarmer. Chiang Kai-shek peut désormais disposer d’un formidable potentiel militaire : 199 divisions et une aviation complètement rénovée, 500 appareils dont 200 chasseurs, 60 bombardiers moyens, 30 lourds, 15 avions de reconnaissance, 120 appareils de transport (les communistes n’auront pas d’aviation opérationnelle avant 1950 après le départ des nationalistes).
58La capitulation japonaise du 14 août, mais surtout le traité « d’amitié et d’alliance » conclu entre l’Union soviétique et Chongqing ont mis Mao Zedong et son parti dans une situation délicate. Chiang Kai-shek propose au leader communiste de venir à Chongqing pour discuter de la paix. Il est obligé de s’exécuter. Le 28 août, Mao, que l’ambassadeur américain Hurley est allé chercher personnellement dans son avion, arrive à Chongqing, en compagnie de Zhu De et Wang Ruofei, et y demeure jusqu’au 11 octobre. Il est également assisté de Zhou Enlai. Il semble prêt à faire des concessions, acceptant notamment que Chiang Kaishek soit président d’un gouvernement dans lequel le Guomindang serait prédominant, du moins provisoirement. Un communiqué commun est conclu le 10 octobre, mais les illusions sont de courte durée. Les communistes s’alarment des mouvements militaires des troupes gouvernementales vers la Chine du Nord, le long du Kinhan, qu’ils jugent comme une menace pour les régions qu’ils ont eux-mêmes occupées. Les engagements sont de plus en plus fréquents. Fin octobre 1945, deux armées nationalistes qui cherchent à ouvrir la voie ferrée du nord du Henan, sont taillées en pièces malgré la supériorité de leur armement. Prétextant la dégradation de la situation, les communistes refusent de siéger à la Conférence consultative qui doit se tenir le 20 novembre 1945. L’ambassadeur Hurley, totalement impuissant, présente sa démission.
59Le 27 novembre 1945, le président Truman envoie le général George Marshall, ancien conseiller de Roosevelt, qui vient de prendre sa retraite du poste de chef d’état-major des Forces américaines. Les débuts de cette mission semblent prometteurs… Le 1er décembre les communistes consentent à participer à la « Conférence politique consultative ». Wang Ping-an, collaborateur de Zhou Enlai, est dépêché à Chongqing pour connaître les intentions des Américains. Marshall arrive le jour de Noël, porteur d’une déclaration du président Truman, exigeant le cessez-le-feu et la réunion immédiate de la Conférence politique pour mettre fin au gouvernement d’un seul parti. Le 10 janvier 1946, l’accord de cessez-le-feu est signé, tandis que s’ouvre le même jour la Conférence. Au bout de trois semaines, on aboutit à un accord comprenant cinq résolutions : réorganisation du gouvernement (le Guomindang n’aura plus que 40 membres dans le conseil de gouvernement), réorganisation des armées (dissociées des partis politiques ; la commission des affaires militaires cédera la place à un ministère de la défense), reconstruction nationale fondée sur les trois principes du peuple de Sun Yat-sen, une assemblée nationale de 2050 membres devra se réunir le 5 mai 1946 chargée d’adopter une nouvelle constitution qui remplacera celle de 1936. Le 25 février est signé, en outre, un accord de réorganisation militaire et de redéploiement des armées par le général Marshall, le général nationaliste Zhang Zhizhong et Zhou Enlai. Toutes les troupes gouvernementales et communistes devaient voir leurs effectifs réduits, cinquante divisions pour les nationalistes, dix pour les communistes. Mais la méfiance de part et d’autre, et surtout la question de la Mandchourie, vont ruiner tous les efforts accomplis. Les Russes avaient prévu de se retirer en octobre et novembre, pour laisser la place aux communistes. À la demande du gouvernement central, ils consentent à retarder leur départ jusqu’en avril 1946.
Proclamation de la République Démocratique du Vietnam et ses conséquences en Chine
60En Indochine, la défaite du Japon laisse un vide soudain, d’autant que, depuis le 9 mars précédent, il n’y a plus ni armée, ni administration françaises. Dès le 11 mars, les Japonais en ont profité pour faire proclamer par l’empereur Bao Dai l‘indépendance de l’Annam, et par le roi Sihanouk celle du Cambodge. Même scénario au Laos. Bao Dai abolit tous les traités conclus avec la France. Au Tonkin, un délégué impérial est désigné. Toutes les rues de Hanoi qui jusqu’alors portaient des noms français sont débaptisées, tandis que le pays prend le nom de Vietnam…
61Mais le 2 août 1945 la conférence interalliée de Potsdam dont la France a été une nouvelle fois exclue, a partagé l’Indochine en deux zones délimitées par le 16e parallèle, le Nord étant attribué aux Chinois, le Sud aux Anglais. Bien entendu, pas plus que les Français, les Vietnamiens n’ont pas été consultés sur le sort réservé à leur pays. Pour Hô Chi Minh et le Vietminh, la capitulation japonaise est une aubaine. Ayant regagné le Tonkin depuis le mois d’août 1944, ils attendaient l’occasion favorable pour agir, après avoir préparé le terrain en organisant l’Armée Populaire de Libération du Vietnam. Hô Chi Minh avait réussi à contenir l’ardeur de ses camarades qui voulaient agir dès ce moment. N’ayant pu entrer en contact avec les représentants de la France Libre, trop préoccupés par leurs querelles, il s’est tourné vers les Américains et, après le 9 mars 1945, a rencontré le major Patti, chef des services spéciaux. Ce dernier lui promet l’aide d’instructeurs et des armes du dernier modèle à partir du mois de juillet. Ce même mois de juillet, des délégués du Vietminh viennent à Kunming rencontrer Sainteny, et lui proposent l’indépendance du Vietnam dans un minimum de 5 ans et un maximum de 10 ans. Sainteny revient à Paris porteur de ces propositions pour le gouvernement et est de retour début août (l’ambassadeur Pechkoff, à ce moment en France, aurait déclaré qu’il était pour l’indépendance immédiate !). Mais la capitulation japonaise change complètement la donne. Installé à Tan Trao, petit village au nord de Hanoi, depuis début mai 1945, Hô Chi Minh est l’un des premiers à apprendre les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, grâce à la radio américaine. Il comprend que la capitulation japonaise est toute proche. Dès le 13 août, l’ordre du soulèvement général est lancé. Le 17 août, est instauré à Hanoi un « Comité de libération du peuple vietnamien », tandis qu’est arboré le drapeau rouge à étoiles d’or. Le 20 août, Saigon tombe à son tour sous le contrôle du Vietminh. Cinq jours plus tard, l’empereur Bao Dai abdique sur les injonctions d’Hô Chi Minh.
62Pris de court par la capitulation japonaise, les membres de la Mission 5 décident de franchir la frontière et de rejoindre Hanoi. Après bien des péripéties et des entraves, venant aussi bien des Chinois que des Américains pour les empêcher de rentrer au Tonkin, Jean Sainteny, accompagné de ses principaux collaborateurs réussit à s’envoler de Chengdu le 22 août17. Le major Patti des services spéciaux américains les accompagne, officiellement pour enquêter sur les prisonniers de guerre disparus et rapatrier les corps des aviateurs abattus, en réalité pour mieux contrôler les Français. Arrivés à Hanoi, ces derniers s’installent dans le palais du Gouvernement général à la barbe des Japonais encore en place et chargés par les Américains de maintenir l’ordre comme en Chine. Le 27 août, Sainteny rencontre secrètement le second de Hô Chi Minh, Vo Nguyen Giap. Cette première approche est le prélude à plusieurs entrevues clandestines avec le leader vietminh lui-même. Les 28 et 29 août, Hô Chi Minh constitue un gouvernement provisoire dont il prend la présidence et les Affaires étrangères, avec Bao Dai, devenu Vinh Thuy, comme « conseiller » suprême, puis le 2 septembre proclame l’indépendance de la République démocratique du Vietnam (RDV). Ayant jusqu’alors vécu dans la clandestinité, il est encore très peu connu de ses compatriotes qui découvrent son nom pour la première fois, et reconnaissent en lui l’ancien révolutionnaire des années Trente, Nguyen Aïc Quoc.
63Parallèlement, début septembre, conformément aux accords de Potsdam, plusieurs armées chinoises fortes de 130 000 hommes, s’empressent de passer la frontière et occupent le Tonkin, l’Annam et le Laos au nord du 16e parallèle, avec le général Lu Han du Yunnan, qui a remplacé Long Yun écarté en octobre 1945, car trop favorable aux Français (?), et Xiao Wen du Guangxi, l’adjoint de Zhang Fakui. Les premiers détachements chinois qui arrivent au Tonkin recueillent Pierre Messmer et l’un de ses compagnons, tous deux évadés des geôles vietminhs (le troisième est mort dans sa cellule, sans doute empoisonné). Parti en avion de Calcutta le 22 août, Messmer, qui devait prendre les fonctions de Commissaire de la République à Hanoi, s’est fait parachuter au nord de la ville, mais a été arrêté par le Vietminh. En conséquence, Jean Sainteny a pris la direction du Commissariat de la République à la place de Messmer qui a demandé à être rapatrié. Après l’arrivée des Chinois, Sainteny est obligé d”abandonner le palais du gouverneur pour leur céder la place, et s’installe, rue Jauréguiberry, dans la maison du directeur de l’enseignement. Il ne dispose en réalité d’aucun pouvoir, et n’a même pas l’autorisation d’arborer le drapeau tricolore…
64Le 12 septembre, venant des Indes, les Anglais à leur tour débarquent au sud avec à leur tête, le général Douglas Gracey. En même temps que les premières troupes anglaises, arrive à Saigon le Cinquième Régiment d’infanterie Coloniale. Le 21, la loi martiale est proclamée. Dans la nuit du 22 au 23 septembre, soldats français et anglais réoccupent les postes de police et les bâtiments publics et en chassent les représentants du Vietminh. En représailles, la nuit suivante, une foule furieuse envahit la cité Héraut, massacre cent cinquante Français, femmes et enfants compris, et en enlève trois cents autres (pour Thierry d’Argenlieu ce massacre marque le début du conflit franco-vietnamien). Le 5 octobre 1943, un corps expéditionnaire commandé par Leclerc entre à Saigon. Leclerc n’a qu’un seul but, reprendre Hanoi dans les plus brefs délais, avec la connivence de Gracey. Le 25 septembre, il a en effet reçu une lettre du général de Gaulle : « Votre mission est de rétablir la souveraineté française à Hanoi et je m’étonne que vous ne soyez pas encore là-bas. »
65Redoutant les visées des Chinois et des Américains sur son pays, Hô Chi Minh, très prudent, se décide à jouer plusieurs cartes à la fois. Sur les conseils de Moscou, il se tourne vers les Français et, dès le 6 octobre, rencontre secrètement à plusieurs reprises Jean Sainteny, nommé officiellement le 2 octobre, Commissaire de la République pour le Tonkin et le Haut Annam. Leclerc, de son côté, compte sur Sainteny pour permettre aux troupes françaises de revenir à Hanoi, mais ce dernier se garde bien de dévoiler les desseins du général au président vietminh. À la fin de l’année 1945 et après le débarquement de la Neuvième Division d’infanterie Coloniale du général Massu, toute la Cochinchine est occupée, suivie par l’Annam. Seules quelques régions restent aux mains du Vietminh. Le 28 janvier 1946, le général Gracey remet ses pouvoirs aux Français. Reste pour ces derniers à revenir au Tonkin dans les plus brefs délais. Mais il leur faut l’accord de Hô Chi Minh avec lequel Sainteny est en négociation depuis bientôt six mois. Et surtout celui du Chiang Kai-shek pour le retrait des troupes chinoises. Les pourparlers ont été entamés le 18 août 1945, lors de la signature de la convention franco-chinoise relative à la rétrocession du territoire à bail de Guanzhouwan.
66Cette convention signée par Jean Daridan (chargé d’affaires en l’absence de Pechkoff), est le prélude à la renonciation définitive par la France à tous ses droits d’exterritorialité, dont un projet préparé dès la fin janvier 1944 a été proposé ce même mois d’août au gouvernement chinois. Le texte, comportant douze articles, suit de très près le traité sino-britannique de 194318. Mais les Chinois refusent catégoriquement plusieurs paragraphes des articles 6 et 8, l’article 10 dans sa totalité, ainsi que différents points de détail dans les autres articles. Dans le premier paragraphe de l’article 6, au droit de voyager, résider et de se livrer au commerce dans toute la Chine qui ne pose pas problème, les Français veulent y ajouter l’établissement d’écoles, la liberté de réunion, d’association, de publication, de conscience et de culte, en accord avec les lois et règlements des pays. Dans les paragraphes relatifs aux biens et aux personnes, ils exigent plus de droits, notamment d’être traités conformément au droit commun international, et permettre à leurs sociétés d’être soumises aux lois nationales pour leur constitution, leur droit d’ester en justice, etc. L’article 8 proposant la non-abrogation de l’article 3 du traité de Tientsin du 9 juin 1883 et des conventions relatives à la délimitation de la frontière des 26 juin 1887 et 20 juin 1895, est également vivement contesté. Enfin les Chinois rejettent formellement l’article 10 sur la restriction du droit d’aliénation des droits et titres de propriétés immobilières (déjà présent dans l’article 5)19. Outre ces divergences et la contestation de nombreux autres points, le texte proposé par les Chinois est plus court, l’article 12 étant totalement absent.
67Le projet d’accord en 6 articles au sujet de l’Indochine fait également l’objet de nombreuses discussions20. Tout d’abord, les Chinois exigent que la France déclare de la façon la plus formelle sa volonté d’accorder aux Chinois d’Indochine le même traitement qu’à ses nationaux, et refusent que cette déclaration soit noyée dans un traité général comportant une clause de réciprocité. Les protagonistes ne réussissant pas à s’entendre, les pourparlers traînent en longueur. Fin novembre, le gouvernement français fait savoir à Pechkoff qu’il est prêt à accepter le contre-projet chinois, en y apportant cependant quelques modifications. Pechkoff répond que le Wai Kiao-pou hésite encore à signer, avant qu’un accord soit trouvé sur la question de l’Indochine (affaires civiles, financières et économiques). En fait, selon l’aveu du ministre des Affaires étrangères chinois lui-même, le peu d’empressement de son gouvernement à conclure, serait surtout motivé par le désir d’obtenir des avantages économiques très substantiels en Indochine. C’est du moins ce que révèle une note destinée au ministre des Affaires étrangères français, en date du 16 janvier 194621. Pechkoff ayant été désigné à l’ambassade de Tokyo auprès de Mac Arthur, son successeur Jacques Meyrier est chargé de continuer les négociations (voir infra, troisième partie, chapitre X, second paragraphe).
Notes de bas de page
1 Huguier Michel, De Gaulle, Roosevelt et l’Indochine de 1940 à 1945, L’Harmattan, 2010, p. 195-196.
2 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 207 op. cit., note confidentielle 26 décembre 1944.
3 MAE PAAP Decoux 214, télégr. de De Gaulle à Mordant 23 janvier 1945 et Decoux à Colonies, 23 février 1945.
4 Sainteny Jean, Histoire d’une paix manquée, Paris, Fayard, chapitre I, p. 27.
5 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1352, dépêche de Pechkoff à Diplofrance, avril 1944.
6 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 23, Longtcheou et Nanning (août 1944-juin 1945), Royère à Pechkoff 15 janvier 1945 ; mars 1945 : procès verbal d’évacuation du consulat de Longtcheou par Siguret ; 5 juin 1945, Pechkoff.
7 MAE PAAP Decoux, op. cit., Voir aussi Grandjean Philippe, L’Indochine face au Japon 1940-1945 : Decoux-De Gaulle, un malentendu fatal, L’Harmattan, 2004, p. 147-155.
8 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4, chapitre 64, 10 mars 1945, Le coup de force japonais. Le même récit fait par le colonel Yvon peut être retrouvé aux Archives du SHAT à Vincennes, et au MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 31 Pékin, Roland de Margerie à Bidault 11 mars 1945.
9 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 2, Ambassade (1er janvier-30 avril 1946), rapport de Roland de Margerie du 20 janvier 1946.
10 MAE Asie-Océanie 1944-1972, Chine, volume 31, Pékin, rapport de Roland de Margerie du 20 janvier 1946.
11 MAE Asie-Océanie 1944-1972, Chine, volume 14, Shanghai (août 1945-décembre 1945), Fain à Pechkoff, 15 septembre 1945.
12 MAE Ibid., volume 14, Shanghai, Fain, 18 octobre 1945.
13 Sainteny Jean, Histoire d’une paix manquée, op. cit., « Mission militaire de Kunming ».
14 Hesse d’alzon, op. cit., La présence militaire française en Indochine, chapitre XVII « Les derniers sursauts, L’achèvement des opérations actives ».
15 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4, chapitre 65, « 2 septembre 1945, La Capitulation du Japon ».
16 Service Historique de la Défense SHAT, Dossier Colonel Yvon GR BP110.
17 Salan Raoul, Mémoires, t. 1, chapitre VIII ; voir aussi De Gaulle et L’Indochine 1940-1946, ouvrage collectif de l’Institut Charles de Gaulle, chapitre I, « Souveraineté française sur l’Indochine », Plon 1982.
18 MAE Asie-Océanie 1944-1972, Chine volume 316, Accords de Tchongqing, Traités de renonciation à l’exterritorialité (juillet 1943-décembre 1945), série de lettres de Pechkoff d’août à fin novembre 1945.Voir aussi Dictionnaire biographique des diplomates français en Chine 1918-1953, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
19 Cet article stipule que ce droit « devra être appliqué par les autorités chinoises d’une manière équitable », précisant en outre que, « si le gouvernement chinois refuse son assentiment à un projet de transfert, il assumera […] la prise en charge des droits et titres en question contre le paiement d’une compensation adéquate ».
20 Ibid,, volume 316, Note pour le secrétaire général, Paris 16 novembre 1945 ; télégramme à Pechkoff, 20 novembre 1945, p. 113-124.
21 MAE, Asie-Océanie, Chine, volume 318 (Exterritorialité-Juridiction).
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