Chapitre VII. De la mission militaire à l’ambassade du général Pechkoff 1943-1945
p. 425-452
Texte intégral
1En vue de la reconquête de l’Indochine, début janvier 1943, le général de Gaulle délègue à Chongqing le colonel Pechkoff, promu général pour la circonstance. De la Mission Militaire à l’instauration de l’Ambassade en novembre 1944, les conflits d’intérêts et les rivalités entre les différents acteurs français en Indochine et en Chine engendrent une véritable cacophonie qui menace l’existence même de la Résistance que le général de Gaulle tente d’organiser dans la colonie. En même temps se met en place, après la reconnaissance du GRPF puis le rétablissement des relations diplomatiques franco-chinoises, une politique de consolidation de l’influence française en Chine, économique et culturelle.
Janvier-novembre 1943 : de la Mission Militaire à la Délégation
Deux missions concurrentes : Pechkoff et Meynier, et le début d’organisation de la Résistance en Indochine
2Comme on l’a vu ci-dessus, après le retour d’Alger du capitaine Milon, les réseaux de renseignement et les officiers d’Indochine, sur ordre du CFLN, sont subordonnés à la Mission Militaire de Chine dirigée par le général Pechkoff. Tandis que le Service de Renseignement d’Extrême-Orient, SREO, est confié au lieutenant-colonel Emblanc. Capitaine responsable du secteur de Lai Chau, ce dernier a franchi la frontière sino-indochinoise, le 20 novembre 1941, pour rejoindre les FFL, et a été condamné à mort par contumace, avec dégradation militaire et suppression de la Légion d’honneur pour désertion par l’amiral Decoux. Arrivé à Beyrouth, le 27 février, il a été mis à la disposition du commandant en chef des FFL du Levant et promu lieutenant-colonel, le 25 juin 1942, avant d’être renvoyé en Extrême-Orient.
3Quant à Pechkoff, c’est une personnalité extrêmement originale, véritable personnage de roman1. Fils adoptif ou naturel de Maxime Gorki, personne n’a résolu la question, il s’est mis à la disposition de la France dès la première guerre mondiale. Blessé très grièvement, il a perdu un bras, ce qui ne l’empêche pas de continuer brillamment sa carrière. Il remplit diverses missions, en Russie auprès du général Janin pour aider les Russes Blancs, aux États-Unis puis au Maroc. Il écrit même un livre sur la Légion étrangère, préfacé par André Maurois, The Bugle Sound, Life in the Foreign Légion, qui défend la colonisation française au Maroc et à partir de cet ouvrage rédige le scénario d’un film, tourné dans ce pays, sous son contrôle, par la Métro Goldwyn Mayer. Au service du Haut Commissariat au Levant de 1930 à 1937, il est commandant de légion au Maroc lorsque le gouvernement de Vichy le met à la retraite. Il s’engage alors dans les Forces Françaises Libres et est nommé représentant du général de Gaulle en Afrique du sud et à Madagascar, avant d’être nommé chef de la Mission militaire en Afrique Occidentale Française en 1943. Lorsqu’il arrive à Chongqing c’est déjà un homme mûr, avec une forte personnalité et une vie bien remplie. Voici la description qu’en donne l’attaché militaire Jacques Guillermaz2 :
« Taille médiocre, traits réguliers, crâne rasé, vif et mobile d’allure, c’était un personnage mystérieux dans ses origines dont il ne parlait jamais. Esprit mobile, insaisissable même, il engageait plus souvent son opinion par de soudaines remarques que par des développements argumentés, mais savait ce qu’il voulait ou plutôt ce qu’il ne voulait pas. Il parlait avec un accent russe marqué et n’écrivait pas sans faiblesses de syntaxe et de style. Son officier chiffreur, le lieutenant d’Irribarne manchot comme lui, et moi-même devions reprendre la rédaction de ses messages […] Bon chrétien, il disait lire chaque jour l’Imitation de Jésus Christ… »
4Mais peu après, le 27 août 1943, arrivent d’Alger, en avion et dans le plus grand secret, sept officiers et une vingtaine d’hommes, recrutés par les services américains (avec l’accord de Giraud), et envoyés auprès du commandant Claire Lee Chennault3. De Gaulle en aurait été informé au dernier moment et serait secrètement convenu avec Giraud, de la subordination de cette mission à la Mission Militaire Française. Néanmoins, elle conserverait « en apparence une certaine autonomie » vis-à-vis des Américains qui en ont payé le transport et l’équipement, espérant en tirer tout le bénéfice. Dirigée par le capitaine de corvette Meynier, elle est basée au Guangxi, à Longzhou-Nanning (où se trouvent les capitaines Cortadellas et Rousset de la MMF et le consul Siguret), et entre tout de suite en relation avec les réseaux indochinois et le général Dai Li. Meynier aurait dès l’abord attiré la sympathie du chef des services de renseignement chinois, grâce à la personnalité de son épouse, Do Hu Vi, issue d’une très grande famille vietnamienne. Mais en revanche, il suscite la plus grande méfiance des gaullistes, en raison du vif intérêt de Madame Meynier pour les nationalistes annamites. En définitive, au lieu de s’entendre avec Pechkoff et Emblanc, la mission entre en concurrence avec eux, d’autant que les réseaux indochinois, se défiant des officiers gaullistes, privilégient immédiatement les contacts avec Meynier et ses hommes. Ce dernier rencontre en effet le capitaine Mingant et le colonel Robert.
5Malgré les efforts de Marcel Levain pour que la MMF ne soit pas abandonnée au profit de Meynier, très vite, ce dernier se détache de la Mission Militaire, n’échangeant ses informations qu’avec les Chinois et les Américains, notamment avec le très important réseau Gordon. On peut en imaginer les conséquences. Pour éclaircir la situation, le 30 septembre, Pechkoff se rend à Alger en compagnie de Jacques Guillermaz. Arrivés le 18 octobre, ils retrouvent Jean Paul-Boncour et André Guibaut. Tous quatre exposent la situation politique et militaire de la Chine au responsable des Affaires étrangères du CFLN, René Massigli, et demandent des moyens plus efficaces (un nombre plus élevé d’officiers pour étoffer le service de renseignement, notamment deux officiers ayant étudié le chinois). Ils exigent surtout une politique plus cohérente en ce qui concerne l’Indochine.
6Parallèlement, en Indochine, c’est seulement le 12 septembre 1943 que Marcel Levain met le général Mordant au courant des résultats de la mission Milon, qu’il a envoyée secrètement à Alger au mois de juin précédent. Mis devant le fait accompli, le général promet cependant à Levain de lui laisser carte blanche dans ses relations avec la France Libre. De son côté, Levain pousse le général et l’amiral Decoux à entrer en liaison avec le CFLN à Alger. Au mois de novembre, au moment où Pechkoff revient à Chongqing, M. François, ancien industriel et agent de la Banque franco-chinoise en Chine déjà présent dans ce pays depuis les années 1920 (supra, première partie, second paragraphe), part pour Alger, dépêché par le gouvernement de l’Indochine et en particulier par Boisanger, chef du Bureau diplomatique du gouverneur général. Dès le mois d’octobre, ce dernier est entré en contact avec les Chinois à la frontière, grâce à Joseph Siguret, pour pouvoir faciliter le passage puis le voyage en Chine de l’envoyé du gouverneur général. François a pour mission de passer d’abord à Chongqing pour informer Chiang Kai-shek que Decoux et l’Indochine n’ont jamais reconnu le gouvernement de Nankin, et dissuader en conséquence le généralissime d’envahir la colonie. Il y arrive le 11 novembre, puis le 20, repart en direction d’Alger, pour informer le CFLN de la situation en Chine et en Indochine, et prendre ses instructions. Le général de Gaulle ne le reçoit pas et il rencontre seulement Giraud qui a mandaté en Chine la mission Meynier avec le soutien logistique des Américains. Le général Mordant est plus enclin à privilégier les contacts avec cette mission, qu’avec celle du général Pechkoff et du lieutenant-colonel Emblanc envoyés par De Gaulle, Mordant n’a nulle confiance dans Emblanc et lui voue une rancune tenace depuis qu’il a « déserté », en novembre 1941, qui plus est, en enlevant la femme de son capitaine ! De plus, il est convaincu que la France Libre ne peut rien faire pour l’Indochine, tandis qu’il espère tout de l’aide américaine, et surtout l’envoi de renforts importants en hommes et en matériel. L’exemple du débarquement en Afrique du Nord n’a fait que conforter cette conviction. Elle est partagée par de nombreux autres responsables militaires en poste à la frontière indochinoise, qui sont en relations avec les services secrets sino-américains et les militaires yankees établis à Chongqing. Or le but assigné à ces derniers par leur gouvernement est de s’opposer à tout maintien de la souveraineté française sur l’Indochine après la guerre…
Le général Pechkoff prend la tête de la Délégation, 13 novembre 1943
7Le 2 octobre 1943, le général Giraud accepte enfin de céder la place à De Gaulle qui reste seul président du CFLN, remanié le 9 novembre suivant. Le 13 novembre, le général Pechkoff est nommé Délégué à la place de Jacques Coiffard, plutôt mécontent de ce brusque rappel :
« Mes deux collaborateurs (Pierre Laurin et Robert Jobez) m’ont tous les deux spontanément demandé d’être relevés de leurs fonctions. Jobez souhaite obtenir dans les cadres de la police un poste équivalent à celui qu’il occupait à Shanghai au moment de son ralliement ; il me paraît souhaitable d’envoyer en Chine un personnel nouveau et le général Pechkoff pourrait profiter de son séjour à Alger pour recruter ses collaborateurs4. »
8Le lieutenant-colonel Louis Emblanc remplace Pechkoff à la tête de la Mission Militaire, tout en conservant la direction du renseignement. Le 8 décembre 1943, à Alger, le général de Gaulle affirme sa détermination de poursuivre la lutte contre le Japon, jusqu’à la libération totale de tous les territoires de l’Union indochinoise ; et de leur accorder un statut politique nouveau où, dans le cadre de l’organisation fédérale, leurs libertés seront étendues. Mais le CFLN espère encore que les Alliés vont mettre sur pied une opération sur l’Indochine, à partir de la Birmanie, ou sous la forme d’un débarquement. Dans cette optique, dès le mois d’août 1943, Alger a décidé l’envoi d’un corps expéditionnaire en Extrême-Orient. Puis, le 18 septembre, De Gaulle et Giraud ont proposé à Churchill, Roosevelt et Staline une participation substantielle de troupes françaises à la libération de l’Indochine, bien que Roosevelt soit totalement opposé à la reprise de la colonie par la France. Ce même mois de décembre, en raison des problèmes avec la mission Meynier, Marcel Levain avertit Emblanc de l’absolue nécessité d’établir une liaison unique avec les services de renseignement indochinois. Début janvier 1944, Pechkoff s’adresse directement au général Donovan, chef de l’OSS à Washington, pour exiger le départ de Meynier. Il faut attendre 1944 et la fin des opérations en Europe pour qu’une véritable politique en Indochine soit définie par le général de Gaulle, et que se mette en place un réseau de résistance officiel, disposant de tous les moyens nécessaires.
9Le 23 janvier 1944, Pechkoff reçoit de René Massigli des instructions pour lui préciser sa nouvelle mission5. Il s’agit avant tout d’assurer la continuité des relations franco-chinoises, en défendant les intérêts culturels, économiques et financiers de la France en Chine. Tout en essayant de les étendre et de les consolider, « en les présentant comme les éléments essentiels de la collaboration matérielle et morale de la Chine avec la France sur un pied d’égalité ». Comme De Gaulle l’avait déjà prescrit à Escarra et Coiffard, Pechkoff a surtout pour consigne de ne rien faire quant à l’abrogation des traités inégaux, de gagner du temps, et de faire patienter le gouvernement chinois en déclarant :
« Les circonstances présentes ne sont pas favorables au règlement immédiat de la question […] mais (que) dans le principe, le Comité reconnaît le bien fondé des désirs du gouvernement chinois et (que) dans la pratique, il est disposé à rechercher avec ce dernier, les accommodements de fait qui permettront d’établir un modus vivendi satisfaisant pour les parties en cause. »
10Si cette position d’attente semble devoir retarder le resserrement des relations franco-chinoises, Pechkoff devra répondre aux invites qui pourront lui être faites pour entamer une négociation « orientée dans le sens d’un inventaire général des conventions passées entre la France et la Chine, la caducité des traités inégaux devant être obligatoirement complétée par la confirmation des conventions qui fixent les frontières entre la Chine et l’Indochine ». L'abandon par la France des traités inégaux devra être suivi « d’un arrangement destiné à liquider d’une manière satisfaisante et équitable les situations matérielles créées par ces actes au profit de la France, ainsi que par une convention consulaire et d’établissement sur la base de la réciprocité ».
11Il lui faut aussi régler la question du chemin de fer du Yunnan dont les Chinois se sont emparés lors de la rupture des relations diplomatiques :
« À nos yeux, la réquisition militaire du réseau et des installations dont nous n’avons pas qualité pour discuter la nécessité, ne porte aucune atteinte à la propriété ni au statut de l’entreprise. Nous ne nous refuserons cependant pas à examiner avec le gouvernement chinois, lorsque les circonstances, redevenues normales, cesseront de justifier la réquisition, la question du chemin de fer, dans le cadre auquel elle appartient, à savoir celui de l’établissement de rapports économiques confiants et fructueux entre la Chine et l’Indochine. »
12Mais il s’agit surtout de préparer la restauration de la souveraineté de la France sur l’Indochine, après le départ des troupes japonaises. À cet égard, le rôle de Pechkoff déborde largement les frontières de Chine et s’étend à la colonie indochinoise. Sa mission lui prescrit même de se présenter aux autorités chinoises comme le représentant des autorités de la Résistance en Indochine. Pour ce faire, il devra s’efforcer de sonder les dispositions de la colonie et de l’administration française, celles des populations indigènes en Indochine, d’encourager leur lutte contre l’envahisseur japonais, de diriger et de contrôler ce mouvement : « Votre parole aura d’autant plus de poids à Chongqing que vous y parlerez, non seulement au nom de la France qui combat de l’extérieur, mais aussi de celle qui lutte à l’intérieur sur le territoire limitrophe de la fédération. »
13En conséquence, Pechkoff est le pilier principal de toute cette action, auquel devront se subordonner tous les services français de Chine et les attachés militaires. Y compris le responsable du service de renseignement d’Extrême-Orient, qui devra collaborer totalement avec lui, en attendant l’arrivée du corps expéditionnaire, chargé de la délivrance de l’Indochine :
« Lorsque le chef du Corps expéditionnaire français se trouvera en Extrême-Orient, vous le ferez bénéficier pendant la période préparatoire de sa mission de tous les renseignements militaires que vous pourrez recueillir sur l’Indochine. Réciproquement, le chef du corps expéditionnaire vous tiendra exactement informé de l'élaboration de son plan d’action. Il vous renseignera également sur les entretiens et les échanges de vues qu’il aura avec les autorités étrangères qu’il lui sera donné d’approcher. Lorsque les troupes françaises pénétreront dans le territoire de la fédération indochinoise, le Général en chef du corps expéditionnaire se chargera de l’action politique nécessaire à la conduite des opérations tout en vous tenant informé du développement de la campagne au fur et à mesure de son évolution. »
14Ces instructions vont être modifiées à la fin de l’année 1944 par Georges Bidault et le Gouvernement provisoire, après la mise en place du Corps expéditionnaire aux côtés des forces anglaises à Ceylan, et la nomination de Pechkoff au poste d’ambassadeur.
15À Shanghai, en Chine occupée, après la mise en place de la mission Pechkoff, l’un des responsables de la France libre, Charles Grosbois, au début du mois de mai 1944, fait parvenir au général un message de la part de ses compatriotes lui demandant d’organiser une liaison avec eux. Les deux mille soldats de la concession française, toujours armés et encadrés, sont prêts à faire le coup de feu dès que l’ordre leur en sera donné, signale Grosbois. La vie est très difficile à Shanghai où les prix ont augmenté de 325 % en dix mois, alors que les quelque trois cents Français passés au service de la municipalité chinoise touchent un salaire égal à celui des Chinois. L’ambassade et le consulat sont obligés de leur faire des versements pour compléter le minimum nécessaire à leur subsistance. Une centaine de compatriotes survivent uniquement grâce au secours de la Société de bienfaisance instituée par le consulat. De nombreux produits manquent. La ville étant occupée par les Japonais, les Français sont très étroitement surveillés. Le consul général Roland de Margerie très fortement soupçonné de collaboration avec les gaullistes par les Nippons, est obligé d’observer la plus grande prudence. Mais le général Pechkoff n’ose rien tenter sans l’approbation et l’aide des services de renseignement chinois6.
16Au mois d’avril 1944, le gouvernement de Chongqing accepte d’accréditer le général Pechkoff comme Délégué du Comité Français de Libération Nationale. C’est enfin la reconnaissance tant attendue depuis de longs mois : Pechkoff est reçu en audience, le 1er mai 1944, par Chiang Kai-shek, en compagnie de son conseiller Achille Clarac, du commandant Klein (attaché militaire) et de Jean Fournier de Montoussé (secrétaire de 2e classe). Outre Achille Clarac et Jean Fournier de Montoussé, pour étoffer le personnel de la mission, Pechkoff reçoit également le concours des jeunes vice-consuls Pierre Landy et Pierre Pelen, qui arrivent respectivement les 3 juin et 8 juillet à Chongqing. Les deux jeunes gens ont été reçus au concours d’attachés de consulat en même temps le 15 août 1941, et se sont engagés dans les FFL. Pierre Landy, en avril 1943, comme officier de réserve interprète et du chiffre (ORIC) sur différents bâtiments de guerre avant de se retrouver à Alger. Pierre Pelen, en septembre 1942, avant d’être détaché auprès de la Mission Militaire Française de Washington en qualité d’attaché de presse du général Béthouart. C’est lui-même qui a demandé à être affecté en Extrême-Orient.
Mise en place d’une délégation militaire et politique et d’un mouvement de résistance « officiel » en Indochine : conflits d’intérêts avec les représentants de la France Libre en Chine
17En vue de la reconquête de l’Indochine, conformément aux instructions données à Pechkoff et parallèlement à sa mission, une délégation militaire, commandée par le général Blaizot, est mise en place au quartier général de l’amiral Mountbatten à Candy (Ceylan). Elle comprend les premiers éléments d’un Corps Léger d’intervention avec le général Huard, et ceux d’un Service d’Action sous les ordres du commandant de Crèvecoeur, basé auprès de la Force 136 (organisation anglaise d’opération en territoire ennemi). Une délégation politique est également mise en place, avec, à sa tête, deux hommes qui ont fait partie de la mission Escarra, François de Langlade, nommé commandant à titre militaire et qui assure aussi le commandement de la SLFEO (section de liaison française en Extrême-Orient) et, comme adjoint, le commandant Léonard, auparavant en poste à Kumning. De Langlade a pour but de préparer le retour d’une nouvelle administration française en Indochine, dont les premiers éléments attendent aux Indes. La SFLEO, chargée de la recherche et de la centralisation des renseignements civils et militaires, est dissociée de la Mission Militaire Française de Chongqing et est basée à côté de la Force 136 qui lui confie la direction de toutes les opérations spéciales en Indochine.
18En Indochine, le général de Gaulle décide d’organiser un mouvement de résistance « officiel », à la tête duquel il nomme le commandant en chef des troupes françaises, le général Mordant, sous le pseudonyme de Narcisse. À cet effet, et surtout à l’insu de Decoux en qui il n’a aucune confiance, le 29 février 1944, il lui envoie une lettre lui demandant de préparer la participation de la France à la libération de l’Indochine. Deux hypothèses sont envisagées : le plan A dans lequel les Japonais prennent l’initiative de l’offensive, le plan B dans le cas d’un débarquement allié en Indochine. Le moment est venu pour l’Indochine de se subordonner à l’autorité du CFLN, représenté en Chine par Pechkoff et Emblanc, avec qui Mordant doit se mettre en rapport. Le général de Gaulle termine sa lettre par ces mots : « C’est de l’efficacité de cette Résistance intérieure de l’Indochine, que dépendra le retour de l’Indochine à l’Empire français. » Selon le témoignage de Marcel Levain, par suite de difficultés d’ordre technique et politique, cette lettre ne parvient à Hanoi qu’à la mi-juin par radio, trois mois et demi après sa signature7. Le général Mordant ne prend connaissance de la fameuse missive qu’après l’annonce du débarquement en Normandie et son retour à Hanoi (le 3 juin, il rencontrait en effet l’amiral Decoux à Dalat). Mais comment Mordant peut-il se subordonner à des hommes en qui il n’a nulle confiance ? Comme on l’a déjà dit, en Chine libre, l’ambiance est de plus en plus délétère. Pechkoff, ses collaborateurs et surtout le lieutenant-colonel Emblanc, soupçonnent Decoux de mener sa propre politique et de conclure des accords avec Chongqing dans leur dos, par l’intermédiaire de Joseph Siguret à Longzhou, de connivence avec les Américains8.
19Au mois de décembre, Decoux a chargé Siguret d’avertir Chiang Kai-shek qu’il était prêt à reprendre des relations économiques, dès la fin de la guerre et le départ des Japonais (voir supra). Les représentants gaullistes, qui ont eu vent de ces tractations sans en connaître la teneur exacte, poussent les hauts cris. Ils accusent Decoux et Siguret de travailler contre eux, et de faire le jeu du gouvernement de Chongqing, qui veut mettre la main sur le Tonkin avec l’aide des États-Unis. De plus, les services de renseignement yankees et ceux du général Dai Li privilégient essentiellement la mission du commandant Meynier. En conséquence, les rapports sont devenus extrêmement conflictuels entre les deux missions françaises et leurs collaborateurs respectifs.
20Cette cacophonie est extrêmement nuisible à toute efficacité. Le conseiller de Pechkoff, Achille Clarac, le 9 mai 1944, avertit Alger de cette situation embrouillée :
« Le général n’a pas encore touché la question d’Indochine dans un rapport d’ensemble, parce qu’en un peu plus d’un mois, nous n’avons pas encore pu éclairer suffisamment les nuées qui nous entourent. Tant d’éléments sont si flous qu’on ne saurait sans danger rien affirmer de positif. Le premier point sur lequel nous sommes insuffisamment renseignés est la conclusion des accords entre Decoux et la Chine. Il est si urgent de tirer cette affaire au clair que le général envoie Montoussé à Longzhou sans attendre les agents que le Département nous a annoncés. M.Emblanc qui voit rouge quand il parle de Siguret assure cependant que toute cette histoire est une invention de mégalomane et qu’il n’existe pas d’accord. Ceci contredit le texte même du dernier télégramme que nous avons reçu de Siguret ainsi que les affirmations du commandant Meynier, »
21Depuis janvier 1944, Joseph Siguret a envoyé une série de télégrammes à Laurin, l’adjoint de Coiffard (prédécesseur de Pechkoff), lui annonçant que des affaires importantes étaient en train de se traiter par son intermédiaire et qu’il regrettait de ne pouvoir le rencontrer. Et il ajoutait :
« Je ne puis en confier le sujet au CFLN à moins d’être en possession code très sûr et avoir certitude que mes télégrammes parviennent directement à destination. Pour le moment, j’exprime étonnement de ce que Mission militaire Chongqing n’ait réussi obtenir aucun crédit ni aide matérielle urgente que réclamaient combattants français. Cet échec paraît d’autant plus grave que, sur le plan diplomatique, toutes difficultés sont aplanies… »
22Selon un témoignage cité ci-dessous, Siguret a même sollicité auprès de Coiffard, son ralliement au CFLN. Le 19 février, Siguret revenait à la charge :
« D’autres liaisons plus impérieuses m’obligent à demander une liaison directe avec Alger. Je vous les exposerai de vive voix et je suis persuadé que vous estimerez alors indispensable de vous rendre à Alger au plus vite pour prendre contact avec Massigli, »
23Laurin n’ayant pu quitter Chongqing, à nouveau un troisième message de Siguret lui parvient le 11 avril :
« Comme suite à mes précédentes communications à Chongqing d’Alger, je crois devoir insister sur la nécessité d’une décision urgente pour permettre au CFLN de faire participer notre mission militaire aux événements qui se préparent […] CFLN ignore affaires déjà conclues ainsi que les événements en préparation. »
24Enfin un autre message est expédié le 23 avril :
« Envoi télégraphique de textes comportant engagements politiques et économiques brûlerait présent code […] En outre la situation actuelle présente telle complexité qu’un exposé compréhensible n’en peut être fait que verbalement. Venue urgente Montoussé est seule solution convenable. Je remettrai à mon collègue tous documents importants et lui donnerai tous renseignements qu’il se réservera en connaissance de cause de communiquer sous forme de rapports, télégrammes ou de transmettre de vive voix. »
25Mais l’appel de Siguret est resté sans réponse, les responsables de la France Libre à Chongqing, particulièrement Emblanc, n’ayant pas pris la peine de déléguer le descendant de d’Artagnan, deuxième secrétaire de la Délégation :
« Ainsi depuis janvier, poursuit Clarac, Siguret nous a averti de ce qui se tramait, et sur ce point on ne peut lui reprocher d’avoir failli à son devoir. Quant au rôle qu’il a joué dans les négociations […] il faut comprendre qu’il représente l’administration indochinoise à Longzhou, et que toute conversation entre la Chine et Hanoi passe par lui […] Il n’avait donc qu’à informer la délégation. C’est ce que, sans succès, il a essayé de faire pendant quatre mois. Certes la Mission militaire aurait pu transporter les documents et les rapports à Chongqing, mais qu’il s’agisse d’Emblanc ou de Meynier, les relations de la mission sont si embrouillées de considérations personnelles que Siguret, manquant de confiance, n’a rien voulu lui confier. Le général a envoyé à Longzhou des instructions interdisant formellement à Siguret de prendre aucune initiative personnelle sans notre approbation. Mais il est évidemment hors de notre pouvoir de l’empêcher d’exécuter les ordres qu’il reçoit de Hanoi […] Il faut donc que nous sachions d’abord ce qu’il y a dans ces fameux accords. D’après Meynier, qui en sait sans doute plus qu’il n’en dit, ce sont des textes très généraux ne comportant aucun engagement précis. Dans ce cas, l’intérêt que Decoux et les Chinois ont vu à les signer est problématique. Le gouvernement général, se croyant menacé d’une invasion chinoise, a-t-il voulu gagner du temps en amusant les voisins ? L’amiral Decoux espère-t-il ainsi se ménager une porte de sortie, en se réservant pour plus tard une possibilité de traiter avec le Comité, les Chinois et les Américains ? Quant aux Chinois, qui s’exposent au reproche du double jeu de notre part, on ne voit pas non plus ce qu’ils auraient recherché en signant un accord, si celui-ci ne leur avait pas apporté d’avantages substantiels […] Le rôle joué par les services américains de renseignements est assez trouble. En dépit des affirmations contraires de Meynier, il paraît difficile de croire qu’ils n’ont pas connu et encouragé les négociations. Le commodore Miles, dans une lettre dont il a communiqué la copie au général, écrivait le 4 mai à Siguret : "Je suis heureux de savoir que vous avez réussi à éliminer la possibilité d’une bataille entre les troupes françaises et chinoises. Je vous en félicite. Certes la phrase n’apporte pas une preuve irréfutable de collusion, mais elle donne au moins à penser que les Américains ont suivi les activités de Siguret avec sympathie. Les conversations que nous avons eues avec l’ambassadeur américain en Chine ont permis de redresser la situation. C’est ainsi que le commodore Miles a envoyé au général et à moi-même des lettres très cordiales nous assurant de son désir sincère de collaborer avec nous à la libération de l’Indochine française." »
26Promesses illusoires comme l’avenir prochain le démontrera…
27Cependant dans les propos qui suivent, Clarac reconnaît que si la situation est embrouillée, la faute en est imputable à la mauvaise image donnée par la mission gaulliste, en raison de ses nombreuses dissensions et incohérences :
« Le spectacle de division et d’incohérence que nous avons donné jusqu’ici en Chine n’a certes pas encouragé nos compatriotes à diriger vers nous leurs efforts. C’est sans doute pourquoi, ils se sont efforcés de toucher plutôt les Américains qui eux disposent d’une force militaire solide et à leur défaut, les Chinois. La tâche la plus urgente consiste donc à prendre en main, la conduite de la Résistance à l’intérieur de l’Indochine. Mais comme je le disais plus haut, cette tâche sera longue. Je ne sais si nous aurons le temps de la mener à bien […] en effet, le jour, peut-être prochain où le régime de Vichy s’effondrera, les Japonais prendront sans doute une décision brutale pour liquider l’administration française… »
28C’est exactement ce qui se passera, un an plus tard, le 9 mars 1945, mais bien avant la disparition du gouvernement de Vichy,
29Ainsi que nous l’avons vu, les gaullistes, et particulièrement Emblanc, ont délibérément tenu Joseph Siguret complètement à l’écart, l’enfermant dans une véritable quarantaine en raison de leur hantise de voir les Américains et les Chinois se substituer à eux en Indochine avec sa complicité et celle de Decoux, Joseph Siguret semble au contraire avoir fait preuve de bonne volonté, comme le démontre le rapport de Clarac, ci-dessus, et le contenu d’une lettre adressée par le capitaine Cortadellas (à Longzhou) à Emblanc, le 27 mai 1944. Le capitaine reproche à ce dernier de ne l’avoir pas informé, ni lui, ni les autres officiers, des diverses tentatives de Siguret pour rallier la France Libre, et de les accuser de s’être laissé complètement manipuler par le consul. Il proteste vivement contre ces accusations et l’ostracisme forcené du chef de la Mission Militaire à l’égard de Siguret et s’emploie à le réhabiliter :
« Je comprends le ressentiment qui l’anime (Siguret) à votre égard, car il a très bien saisi que tous les officiers qui sont passés par Longzhou ont cherché à mettre fin à son isolement, et que l’espèce de conspiration du silence qui s’est organisée autour de lui a été dirigée de Chongqing. C’est fortuitement que j’ai été mis au courant des relations de Siguret avec Coiffard et de son acte de ralliement. Il aurait été pourtant normal que, chef de poste à Longzhou, je sois mis au courant par vous de cet acte important pour mes rapports avec lui. De ce jour, mon opinion a été faite et j’ai déployé tous mes efforts pour faire cesser son isolement. Ses appels ont été entendus par le général Pechkoff, M. de Montoussé le verra bientôt […] Le général Pechkoff adoptera ou n’adoptera pas les propositions de Siguret, peu importe, je n’ai pas à juger le politique de mes chefs, mais M. Siguret représente un gros groupe de Français et non des moins influents qui appellent à l’aide et offrent leurs services. Nous devons leur répondre, pas d’exclusion a dit notre chef. Dès que M. de Montoussé aura vu Siguret, je ne demanderai plus à ce dernier que de m’aider dans l’obtention de renseignements et de liaisons militaires et je ne m’occuperai plus de son activité consulaire que si j’en reçois l’ordre de l’Ambassadeur. Je considère dorénavant M. Siguret comme un agent du CFLN et estime que ne suis pas venu en Chine pour surveiller ceux qui travaillent à mes côtés. Je vous demande de bien vouloir considérer que tout ce qui précède est décrit sans passion et en dehors de toute influence. Mon opinion et mon attitude sont basées sur des documents et sur de nombreux contacts personnels. Je puis me tromper et ne demande qu’à le reconnaître. Je ne lance pas l’anathème contre l’équipe adverse… »
30Cette lettre confirme que les propres hommes d’Emblanc contestent ses décisions et son attitude. Emblanc s’est également brouillé avec le commandant Coudrais en raison des contacts qu’il a eu, à son insu, avec Boisanger et Siguret (Coudrais repart en mai 1944 à Alger). En Indochine, comme nous l’avons dit, il est aussi très mal vu du général Mordant. Le puissant réseau Gordon ayant montré du doigt le danger qui pouvait résulter de toutes ces chicaneries et mésententes, les Chinois demandent le départ d’Emblanc, tandis que Meynier quitte la Chine et regagne Alger à la fin du mois de juillet (Pechkoff a demandé son rappel en janvier). Selon Christophe Babinet, le général Dai Li, furieux, aurait menacé de liquider Pechkoff de ses propres mains. Le remplacement d’Emblanc est décidé et le service de renseignement directement rattaché à la Direction des services spéciaux à Alger9. Les Chinois profitent de l’éclatement de la Mission Militaire pour confisquer les postes radio.
L’instauration du Gouvernement Provisoire et ses conséquences
En Chine occupée : désarroi des agents de Vichy
31Le 3 juin 1944, le CFLN a fait place au Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF). En France, trois jours après, survient le débarquement. Le 14 juin, De Gaulle est en Normandie, à Bayeux, et prononce un bref discours dans lequel il impose l’autorité du GRPF sur le territoire français avant de repartir sur Isigny. Après la libération de Paris, le 31 août le GPRF s’installe dans la capitale, rue Saint Dominique et, le 9 septembre est formé un gouvernement « d’unanimité nationale ». Par l’intermédiaire du général Pechkoff, le 28 août Chiang Kai-shek envoie une lettre de félicitations extrêmement cordiale à De Gaulle10 :
« Pendant quatre ans nous avons suivi avec une sympathie et une admiration profonde la bataille dans laquelle les Français se sont engagés sous votre brillante direction. La délivrance de votre vénérable capitale de l’occupation nazie, prélude à la libération complète de votre patrie, est la récompense bien méritée de vos nobles efforts. »
32En retour, le général de Gaulle lui adresse sa photo dédicacée, ainsi qu’à T.V. Song qui en a fait également la demande. La victoire alliée en Europe et la reconnaissance de De Gaulle par les Américains ne sont évidemment pas étrangères à la volte-face du généralissime à l’égard de celui qu’il considérait auparavant comme peu crédible, voire comme un factieux, à l’instar de Roosevelt. Mais ce n’est pas là l’unique raison. Chiang Kai-shek a un autre plan en tête, qu’il ne va pas tarder à dévoiler dès le mois d’octobre… En Indochine, l’amiral Decoux, s’est arrogé des pouvoirs spéciaux dès le 20 août, en application d’une loi secrète édictée le 18 février 1943 par le gouvernement de Vichy, en prévision d’un changement de régime et de la rupture totale des communications.
33Après la mise en place du Gouvernement Provisoire, les agents du régime de Vichy sont dans une douloureuse expectative. Ils attendent avec impatience des signes du nouveau pouvoir pour leur indiquer leur ligne de conduite. Depuis le 20 juin 1944, Roland de Margerie est chargé d’affaires à Pékin, en remplacement d’Henri Cosme envoyé au Japon. En effet, le 14 novembre 1943, la mort soudaine de l’ambassadeur Charles Arsène-Henry à Tokyo a modifié totalement la situation. Cosme est désigné pour lui succéder. Le 22 novembre, il convoque d’urgence le consul général de Shanghai à Pékin et lui propose de prendre la direction de l’ambassade, en qualité de chargé d’affaires. Dans un premier temps, Roland de Margerie refuse cette offre, persuadé que son rôle est plus utile dans la grande métropole économique du Sud-Est, où se trouvent l’ensemble de ses compatriotes et des intérêts français. De plus, à Pékin, en présence des Japonais, aucune action diplomatique positive n’y est possible. Après dix jours passés dans la capitale, Margerie est de retour le 6 décembre à Shanghai.
34Cosme, de son côté, est au désespoir de quitter la Chine, mais comme le souligne Roland de Margerie, il est en même temps très flatté de son envoi à Tokyo, persuadé qu’il va pouvoir jouer un rôle diplomatique de premier plan. Alors comment concilier deux situations contradictoires ? Cosme trouve une parade, et demande à conserver également la direction de l’ambassade de Pékin :
« Notre représentation en Chine occupée tient à une fiction qui ne repose que sur ma personne et parce que j’ai de sérieuses raisons de craindre qu’en investissant solennellement un nouvel agent de la direction de cette ambassade, le Département ne pose, ipso facto, la question de la reconnaissance par la France du gouvernement de Nankin. Le gouvernement français ne souhaite pas s’engager dans cette voie. En me conservant la direction nominale de Pékin, je suis assuré du dévouement personnel de mes collaborateurs et je sais qu’ils ne modifieront pas leur attitude, tant que je demeurerai leur chef. »
35À Vichy, on l’envoie littéralement promener. En définitive, Roland de Margerie est désigné comme chargé d’affaires dans l’ancienne capitale, et est remplacé à Shanghai par le baron Guy Fain qui doit quitter Tokyo dans quelques mois, après avoir pris auparavant un congé sur place. Son épouse est en effet enceinte et, le 15 juillet, met en monde une petite fille, Claude-André. En attendant leur arrivée, Marc Duval prend la gérance du consulat général.
36Cosme obtient cependant satisfaction sur deux points. À son expresse demande, ses deux précieux collaborateurs, Robert de Boisséson et Imbert de Laurens-Castelet, sont autorisés à l’accompagner au Japon. Il sollicite également la mise à sa disposition de son gendre, l’enseigne de vaisseau Trégomain, pour assurer la liaison avec Hanoi. Le destin va en décider autrement… Nommé officiellement à Tokyo par décret du 19 février 1944, Cosme, avant de rejoindre sa nouvelle destination, décide, au début du mois de mars, de se rendre en Indochine pour s’entretenir avec l’amiral Decoux de la politique à suivre en Extrême-Orient. Ce petit voyage, selon Roland de Margerie, lui permet surtout de gagner du temps. Mais, dans la nuit du 29 au 30 avril, son gendre disparaît en mer avec le Tahure, torpillé par les Américains. Ce tragique accident affecte douloureusement Cosme dont la dernière entrevue avec Decoux est des plus orageuses, l’amiral ayant également perdu son épouse, le 6 janvier précédent, dans un accident d’automobile. De toute manière, leurs avis sont totalement divergents, Decoux étant passé sous l’influence de son conseiller diplomatique Claude de Boisanger, tandis que Cosme en est resté à l’accord de défense commune, conclu avec les Japonais en décembre 1942. Le 10 mai, Cosme revient à Shanghai avec sa fille enceinte puis rejoint Pékin.
37Le 3 juin, Roland de Margerie, après avoir fait ses adieux à la communauté française de Shanghai et pris un dernier déjeuner au consulat avec ses proches collaborateurs, s’envole pour Pékin. Ce n’est pas sans une certaine émotion qu’il redécouvre les locaux de l’ambassade qu’il a connus enfant, lorsque son père y était en poste en 1911. Il retrouve Cosme qui prépare très mollement son départ pour Tokyo. Mais après le débarquement du 6 juin en Normandie, il est évident que la défaite allemande n’est plus très loin et que cela va entraîner de très graves conséquences pour le Japon. L’ambassadeur ne peut plus différer son départ. Le 20 juin 1944, il passe le service de l’ambassade à Roland de Margerie et arrive à Tokyo, le 22, avec sa famille et Robert de Boisséson, À sa grande satisfaction, il est reçu le 20 juillet par l’empereur. Cette réception lui fait un peu oublier Pékin. Il ne se doute pas du sort qui l’attend dans les prochains mois…
38La position de Roland de Margerie est bien différente et bien moindre de celle qu’il occupait à Shanghai. Toute activité politique lui est interdite. Tout dépend des autorités chinoises dirigées par Wang Yingtai, marié à une Allemande, et père de quatre filles, dont l’une a épousé un Français. Le rôle du chargé d’affaires se borne à contrôler et à assurer la bonne marche et le ravitaillement financier de la dizaine de consulats situés en Chine occupée. Cependant, Roland de Margerie n’est pas privé d’informations. Un journal français paraît tous les jours. De plus, il reçoit des nouvelles grâce à un système d’écoutes radio, installé dans la caserne, qui fournit un compte-rendu détaillé des communiqués anglais, américains et russes, grâce auxquels il peut être tenu au courant des événements. En outre, il a la possibilité de communiquer librement par télégrammes chiffrés avec la France, l’Indochine et l’ambassade de Tokyo.
39Mais, peu à peu, les câbles provenant de Vichy se raréfient, laissant présager que bientôt il n’y aura plus de gouvernement en France. Cosme, Decoux et Roland de Margerie se mettent d’accord pour « tenter de survivre au maréchal », et d’expédier seulement les affaires courantes, en attendant la constitution du nouveau gouvernement et d’en connaître les intentions. Dès le 12 août, Cosme propose à Roland de Margerie et à Decoux d’adresser à Alger un message commun pour exposer leur volonté et leurs raisons de maintenir le statu quo diplomatique en Extrême-Orient. À partir de ce moment, les trois hommes décident de se concerter régulièrement pour adopter une politique commune, et d’adresser à Alger et Paris des messages communs. Il ne leur reste plus qu’à attendre les événements, en maintenant entre Hanoi, Tokyo et Pékin la liaison la plus étroite possible, et en cherchant la définition d’une attitude commune aux deux ambassades et au Gouvernement général de l’Indochine.
40Après l’installation du général de Gaulle et du Gouvernement provisoire rue Saint-Dominique à Paris, et l’arrestation du maréchal Pétain, le 28 août, Cosme prévient Roland de Margerie qu’il a décidé de faire parvenir une lettre collective aux nouvelles autorités. Son but, est de leur exposer la situation en Extrême-Orient, connaître leurs instructions, mais surtout leur recommander de se garder de toute initiative militaire ou diplomatique contre l’Indochine, pour éviter de mécontenter les Japonais et compromettre les intérêts français. Cette initiative est approuvée également par l’amiral Decoux qui propose lui-même le texte11. Le même jour, Roland de Margerie fait parvenir un télégramme à Massigli, par l’intermédiaire de Boisanger et de Chongqing, pour transmission à Paris (ce message parviendra à destination seulement le 10 octobre 1944). Comme le déplore Roland de Margerie, le silence absolu d’Alger puis de Paris, qui se prolonge pendant vingt mois, les affectent douloureusement :
« Il n’eût pas été difficile de nous faire envoyer par une voie neutre, quelques mots d’encouragement, mais on semblait avoir rayé de la carte et de l’allégeance française, les Français d’Extrême-Orient, écrira-t-il dans ses souvenirs, bien plus, les radios nationales et étrangères ne cessent de répandre sur la situation en Indochine des nouvelles inexactes, accompagnées de commentaires qui rendent plus difficile encore et de façon complètement inutile notre tâche de protection de nos ressortissants et de nos intérêts. Boisanger s’en montrait dans ses télégrammes inquiet et peiné. »
41Fin septembre, Decoux envoie à Paris un émissaire, Bertrand de Lesseps (du Crédit foncier d’Indochine), chargé d’exposer la situation de la colonie. Ce dernier parvient à franchir la frontière du Yunnan, le 11 octobre. De son côté, Roland de Margerie, le 26 octobre, adresse un message à Massigli par l’intermédiaire de la légation de Suède :
« En l’absence de toute réponse aux diverses communications que j’ai envoyées au Département depuis deux mois par Chongqing ou par l’intermédiaire des gouvernements suisse et suédois, je viens vous demander votre appui et votre conseil. Les intérêts français en Chine occidentale sont encore intacts. L’ambassade, dix consulats comprenant quarante agents, un corps expéditionnaire de 3 000 hommes protègent nos innombrables œuvres d’enseignement et d’assistance ; d’importantes entreprises industrielles qui emploient un grand nombre de nos compatriotes, 300 Français restés au service des municipalités chinoises après la rétrocession de nos concessions, et nos missions catholiques qui maintiennent leurs activités et ont même réussi à assurer aux religieux anglo-saxons, belges ou hollandais qui, sans nous, seraient internés, un traitement de faveur […] J’ai prescrit à nos collaborateurs, en attendant les instructions du Département, de continuer à protéger nos intérêts et nos ressortissants dans toute la mesure où le leur permettraient les autorités locales. Cette politique a l’approbation de tous les éléments français, et particulièrement de ceux qui étaient en contact avec Londres ou Alger […] Nos agents ne songent ni à leurs intérêts, ni à leur avenir. Depuis de longues années, dans un exil pénible et souvent au prix de leur santé, ils défendent le prestige de la France dans les conditions parfois les plus difficiles […] Je vous serais donc extrêmement reconnaissant d’insister auprès du Département et du général de Gaulle, qui n’a pas oublié, j’en suis sûr, certains moments tragiques que nous avons vécus ensemble en 1940, pour que me soient envoyées par l’intermédiaire de la légation de Suisse ou de Suède à Shanghai, des directives que M. Cosme est d’ailleurs aussi impatient de recevoir. En attendant, je vous demande, en toute amitié, de m’éclairer sur la situation et de me donner votre avis personnel : dans l’isolement où je me trouve, votre conseil me sera particulièrement précieux. »
42Aucune réponse ne leur étant parvenue, Cosme envoie à nouveau un message, le 17 novembre 1944 :
« À la date du 28 août, l’amiral Decoux, M. de Margerie et moi-même, nous avons appelé l’attention de M. Massigli sur l’intérêt qui s’attacherait à ce que la position de la France à l’égard du conflit du Pacifique ne soit pas modifiée. En effet, toute altération apportée à notre attitude diplomatique entraînerait la perte peut-être irrémédiable de l’Indochine, l’effondrement à coup sûr définitif de nos florissants établissements de Chine, notamment de nos vicariats apostoliques et de nos écoles, seuls et derniers témoins de l’influence blanche, la liquidation enfin des 8 milliards de francs entreposés au Japon, annulant ainsi 4 années d’efforts et de patience. À cet égard, la position prise par le gouvernement nippon, dès la libération de la France, mérite d’être notée. Le ministre des Affaires étrangères m’a assuré qu’il était disposé à pratiquer, vis-à-vis de la France, une politique d’expectative, et qu’en tout état de cause, il ne prendrait aucune initiative qui nous fut contraire. Je crois devoir appeler l’attention de Votre Excellence sur les difficultés qui résultent pour nos missions respectives de l’isolement où les circonstances nous placent, et insister très particulièrement auprès d’Elle pour que je sois informé, fût-ce dans la forme la plus laconique, des dispositions du gouvernement français. Les directives de Votre Excellence nous seront à la fois une règle et un réconfort12. »
43Le 23 décembre, Roland de Margerie reçoit enfin un premier message de René Massigli, dans lequel ce dernier lui confirme que ses précédentes dépêches ont bien été reçues, mais que le Département ne peut y donner de réponse. Tout en apportant cette précision : « Je ne crois pas, qu’à l’heure actuelle, d’autre ligne que celle que vous suivez puisse être choisie. Cependant je ne crois pas que le Gouvernement puisse apprécier dans le même esprit libéral l’attitude de M. Cosme13. » Les autorités françaises ont à ce moment d’autres priorités bien plus importantes que de s’occuper des agents de Vichy en Chine occupée. En effet, après la libération du territoire français, le général de Gaulle et le gouvernement provisoire mettent au point l’organisation de la Résistance en Indochine, en vue de la reprise de la colonie.
Juillet 1944 : vers la reprise de l’Indochine ?
Organisation officielle de la Résistance en Indochine
44C’est avec la venue clandestine de François de Langlade et du capitaine Milon à Hanoi, au début du mois de juillet 1944, que la Résistance en Indochine s’organise véritablement. Depuis la conférence du Caire dont il a été écarté par Roosevelt, De Gaulle a parfaitement pris conscience du sort que les Alliés réservent à la colonie française. François de Langlade est chargé de prendre contact avec les différents réseaux de résistance, aussi bien civils que militaires. Le général le charge de rencontrer Mordant, commandant en chef des forces françaises, et l’amiral Decoux, pour les informer de son intention d’unifier la résistance intérieure et de préparer en secret l’intervention des troupes françaises d’Indochine, en liaison au nord, avec les forces sino-américaines, au sud, avec l’armée de l’amiral Mountbatten et le corps expéditionnaire français. De leur côté, le capitaine Milon et le sergent-chef Marmont, opérateur-radio, sont chargés de mettre en place un Service d’action, et d’établir la première liaison radio entre Hanoi et Calcutta. Ils doivent rejoindre François de Langlade à Kunming. Ce dernier arrive de Chongqing, où il est allé régler avec le général Pechkoff « les différends qui opposent les uns aux autres, les membres de la Mission militaire », en lui proposant la candidature de Milon en remplacement du lieutenant-colonel Emblanc dont les autorités nationalistes ont exigé le renvoi. Mais les Chinois et les Américains s’opposent formellement à leur départ de Kunming par avion. Grâce à Emblanc, encore à Chongqing, en liaison avec le capitaine Levain et le lieutenant Soclet, Langlade réussit à prévenir par radio clandestine le général Mordant de leur arrivée. Dans un premier temps, Mordant refuse tout parachutage en Indochine, pour ne pas éveiller les soupçons des Japonais. Langlade lui envoie un deuxième télégramme, lui annonçant que la mission aura bien lieu, et qu’il sera prévenu de l’endroit où lui et ses deux compagnons seront largués.
45Finalement le choix se porte sur un terrain près de Lang Son. Le 5 juillet, à 22 heures 15, les trois hommes touchent le sol indochinois, et sont accueillis par le colonel Robert qui leur offre l’hospitalité. Le lendemain, à Hanoi, François de Langlade a une entrevue avec Mordant. Après avoir mis en place la première liaison radio avec Calcutta, le 9, Milon est reçu à son tour par Mordant, en présence également du général Aymé. Les deux généraux refusent, pour raisons de sécurité, que les émissaires du général de Gaulle rencontrent Decoux, qui se trouve à Dalat. Langlade et Milon les informent de l’organisation à Ceylan du corps d’intervention sous la direction du général Blaizot, assisté des colonels Huard et de Crèvecoeur, tous anciens d’Indochine, et des plans prévus pour la reconquête de la colonie, en liaison avec la Résistance sur place. Mordant est d’abord réticent, mais Milon parvient à le convaincre. Ils mettent sur pied toute l’organisation nécessaire à ces opérations, assistés des responsables des services de renseignement, le colonel Robert (alias Négrier) pour le Tonkin, le capitaine Mingant (alias Médéric) pour le Nord-Annam, le capitaine Soclet (alias Pavie) pour le Centre, ainsi que le capitaine Levain et d’autres militaires et civils. Le colonel Cavalin est chargé de la direction de l’ensemble. Le 22 juillet, Langlade et Milon repassent la frontière et s’envolent pour Calcutta.
46François de Langlade revient à Alger, porteur d’un dossier de Mordant où ce dernier expose les grandes lignes de son action, en application des directives données par le général de Gaulle dans sa lettre du 29 février. Bien que le général Mordant, atteint par la limite d’âge, ait passé son commandement au général Aymé, il continue à jouer un rôle actif. Le 23 août, il est en effet nommé délégué général du GPRF, chargé de coordonner l’action de l’armée avec celle des civils. Au même moment, le général Blaizot est désigné officiellement délégué militaire à Candy, François de Langlade délégué politique et responsable de la Section de Liaison française en Extrême-Orient à Calcutta. La SLFEO dispose d’une base à Kunming où le capitaine Milon « Ornite » remplace Emblanc et l’ancien SREO, à partir d’octobre.
47Le 27 octobre, le général Aymé se décide à mettre l’amiral Decoux au courant de la situation et de la nomination de Mordant comme chef « occulte » de la Résistance par le gouvernement provisoire. Furieux d’avoir été tenu à l’écart, Decoux écrit à de Gaulle le 29 octobre14 :
« Cette situation m’apparaît comme extrêmement grave, elle ne peut conduire en effet qu’à la confusion des pouvoirs, à l’anarchie, donc à la catastrophe. Je confirme au gouvernement que ma politique n’a jamais eu d’autre but que de conserver l’Indochine à la France. Il importe que je sache d’urgence si j’ai la confiance du gouvernement et si je suis toujours le chef, et le seul chef de l’Indochine. Dans ce cas, je dois être obéi de tous, à commencer par l’autorité militaire. J’estime également indispensable que je puisse communiquer directement et librement avec le gouvernement. Dans le cas contraire, je demande à me démettre de mes fonctions. J’informe donc le gouvernement que si, dans un délai de trois semaines, je ne reçois pas les apaisements indispensables, et si je ne suis pas confirmé dans mes pouvoirs, je remettrai la charge de gouverneur de l’Indochine au général commandant supérieur qui a la confiance du gouvernement (Aymé). »
48Le général de Gaulle répond le 14 novembre par l’intermédiaire de René Pleven qu’il accepte l’assurance de l’amiral que sa politique est guidée par le seul souci de garder l’Indochine à la France. Dans ce but, il doit « maintenir provisoirement et par tactique une façade qui permette de protéger et de garder tous nos moyens en Indochine, armée, marine, administration, résistance ; tous ces moyens n’entreront en action que le jour J fixé par le gouvernement, à moins que les circonstances imposent une action inattendue. » Decoux reçoit l’ordre formel de ne pas se démettre tant qu’il n’en recevra pas l’ordre du gouvernement. Mais il doit ignorer l’existence de Narcisse (Mordant), et le contact de Pierre (Aymé) avec ce dernier. En revanche, Pierre reste sous ses ordres et il devra le tenir au courant de toute action ennemie de nature à nuire à la mise en œuvre de nos moyens. L’amiral ne pourra conserver ses fonctions après le jour J, Narcisse ou Pierre devront assurer sa sauvegarde et son évacuation. Pour finir, il doit reconnaître que « sous armature officielle, il est nécessaire de maintenir une organisation occulte sous peine de voir nos moyens paralysés par une action brusque de l’ennemi ».
49Decoux, qui reçoit ces instructions le 23 novembre, ne décolère pas et déclarera ultérieurement que « ce télégramme inénarrable organisait en Indochine l’indiscipline et l’anarchie cinq mois avant le coup de force ». En réalité le texte a été totalement « trafiqué » par François de Langlade. Ce dernier refusait en effet de communiquer des instructions à l’amiral qui lui donnaient des pouvoirs que jamais la Résistance n’aurait acceptés, en raison de sa politique vichyste15. Sommé par le Comité d’Action pour l’Indochine de restituer le télégramme initial à Decoux, de Langlade refuse, se sachant couvert par de Gaulle qui déteste Decoux (ce dernier a osé le traiter lui et ses partisans de « triste légion d’égarés »). Quant à l‘amiral, se conformant aux instructions reçues, il met en place un Conseil de l’Indochine dont il prend la présidence et confie la vice-présidence au général Mordant qu’il a nommé « inspecteur général des forces de terre, de mer et de Pair pour régulariser les pouvoirs occultes dont il a été investi à son insu. » Le général Aymé et Claude de Boisanger entrent également au Conseil.
Chiang Kai-shek reconnaît le GPRF : 23 octobre 1944
50En Chine libre, il est indispensable de coordonner les efforts déployés en Indochine avec une action concertée du gouvernement nationaliste, des alliés et des représentants français à Chongqing. Depuis le débarquement en Normandie et l’installation du Gouvernement provisoire à Paris, l’autorité du général de Gaulle n’est plus contestée et, au contraire, parfaitement légitimée. Dès lors, Chiang Kaishek décide de se tourner vers le gouvernement français. Le 10 octobre, il invite le général Pechkoff à venir le voir. Il faut préciser, qu’en raison de toutes les difficultés dont on a parlé précédemment, le généralissime rechignait à rencontrer « ce Russe blanc des terres noires16 ». Pechkoff est le premier surpris, et surtout très flatté de cette audience privée tout à fait imprévue. Les deux hommes se voient pendant un peu plus d’une heure. Chiang Kai-shek déclare à son interlocuteur qu’il désire reprendre et surtout développer les relations sino-françaises le plus vite possible, reprenant la vieille antienne de l’amitié séculaire entre la France et la Chine. Sans oublier l’identité « presque parfaite entre l’esprit français et chinois » : « L’esprit français est plus proche de la mentalité chinoise que l’esprit anglo-saxon. La Chine désire que la France continue à former les spécialistes dont la Chine a besoin. » Concernant l’Indochine, le généralissime confirme à nouveau qu’il n’a aucune visée sur son territoire, et que si les Chinois peuvent aider la France à restaurer son autorité sur la colonie, ils le feront volontiers. Pour finir, Chiang Kai-shek affirme regretter ne pas connaître le général de Gaulle dont il admire la sagesse et l’énergie et charge Pechkoff de lui transmettre sa photo dédicacée.
51Pechkoff envoie aussitôt un rapport à Paris pour relater cette entrevue. Au même moment, le généralissime a décidé de se séparer du général Stilwell dont il n’apprécie, ni sa prise de position en faveur des Rouges, ni son caractère trop abrupt. Selon certains, ce regain d’intérêt pour la France ne serait qu’un moyen de faire pression sur Roosevelt pour obtenir satisfaction17. Mais étant donné que l’audience accordée à Pechkoff précède de quelques jours la reconnaissance du GPRF, ne faut-il pas plutôt chercher là, la véritable raison de cette réception ? Chiang Kai-shek souhaitant avoir la primeur d’annoncer cet événement au général de Gaulle ? C’est en effet le 23 octobre 1944, que les États-Unis, l’Union soviétique, le Royaume Uni suivis par la Chine, reconnaissent officiellement le Gouvernement Provisoire. T.V. Song prévient Pechkoff que son gouvernement s’apprête à nommer un ambassadeur chinois à Paris. Le général rentre en France pour informer ses dirigeants et y recevoir de nouvelles instructions. Deux jours plus tard, le 25 octobre, Chiang Kai-shek demande à Roosevelt de rappeler « Vinegar Joe » (Stilwell). En même temps qu’il accorde sa reconnaissance au Gouvernement Provisoire, Chiang Kai-shek renouvelle l’assurance à la France qu’il n’a aucune visée sur l’Indochine.
52Ces paroles sont confirmées par T.V. Song, le 2 novembre, lors de l’audience qu’il accorde au conseiller de Pechkoff, Achille Clarac qui remplace provisoirement ce dernier lors de son voyage en France18. Questionné au sujet de la légitimité de l’amiral Decoux en Indochine, Clarac se contente d’une réponse dilatoire, alléguant que le GPRF ne reconnaît que les éléments de la Résistance qui continuent la lutte contre l’envahisseur japonais. Toujours cette méfiance persistante des représentants du général de Gaulle envers l’amiral Decoux. Clarac reprend également les conversations entreprises par Pechkoff et le gouvernement chinois relatives aux traités inégaux. Le Wai Kiao-pou considère que le débarquement de l’armée japonaise à Guanzhouwan en février 1943 avec l’assentiment du gouvernement de Vichy, a, ipso facto, délié la Chine des clauses des conventions franco-chinoises. Clarac rétorque que le gouvernement de Vichy n’ayant jamais eu d’existence légale, rien de ce qui a été fait par cette administration n’engage la France. La Chine refuse cette thèse, soutenant que de 1940 à 1943, elle a entretenu des relations diplomatiques régulières avec Vichy et que le Maréchal Pétain a été légalement représenté à Chongqing. Clarac insiste sur le fait que la reconnaissance du Gouvernement Provisoire par la Chine va permettre d’entreprendre immédiatement la négociation de nouvelles conventions commerciales ou consulaires. La conclusion de ces actes entraînera d’elle-même la caducité des traités antérieurs, sans que le Gouvernement Provisoire soit obligé de les dénoncer expressément.
53Après la reconnaissance officielle du GPRF, la France et la Chine reprennent officiellement leurs relations diplomatiques. À cet effet, le 10 novembre 1944 Pechkoff est nommé ambassadeur tandis que Chiang Kai-shek délègue en France le docteur Qian Tai (Tsien Tai), qui depuis le 27 août 1943, occupait déjà les fonctions de représentant de la Chine auprès du CFLN. Ce même 10 novembre, on apprend la mort de Wang Jingwei, décédé de maladie au Japon. Tout un symbole.
Novembre 1944 : Pechkoff ambassadeur
Reprise des relations diplomatiques, économiques et culturelles
Les nouvelles fonctions de Pechkoff
54Le 22 novembre 1944, Pechkoff reçoit de Georges Bidault des nouvelles instructions qui annulent celles du 25 janvier19. Début août 1944, le Comité d’action pour l’Indochine a été mis en place au niveau gouvernemental, et a réparti les compétences de chacun.
55Pechkoff est avant tout chargé de renouer officiellement les relations diplomatiques avec le gouvernement de Chiang Kai-shek, mais aussi de préparer le traité de renonciation aux droits d’exterritorialité que les gaullistes ont promis depuis le 22 janvier 1942, assorti d’un accord sur les relations sino-indochinoises. Il ne s’agit plus de tergiverser comme précédemment, mais de passer aux actes, la libération de l’Indochine par les Alliés se précisant (du moins, c’est ce que l’on croit). Pechkoff est également chargé de renouer des relations économiques avec la Chine, qui, après la fin de la guerre, aura besoin de se reconstruire. Les Américains ont déjà pris une sérieuse avance et jouissent d’un quasi-monopole. Pour retrouver une place conséquente, les entreprises françaises devront étendre leur activité et s’adapter aux nouvelles conditions chinoises. Dans ce but, la France développera son action à partir de l’Indochine et, précise le texte : « Il va de soi que nous sommes prêts à examiner dès maintenant les modifications à apporter aux errements suivis dans ce territoire, pour répondre aux légitimes préoccupations de l’économie chinoise et aux besoins particuliers des provinces du sud-ouest (port franc, facilités de transit et d’entrepôt, etc.). » À cet égard, Pechkoff est invité à aborder à nouveau la question du chemin de fer du Yunnan dont les Chinois se sont emparés. Le nouveau texte reprend exactement les instructions précédentes du 23 janvier.
56Mais le but suprême de la politique française en Extrême-Orient est la libération de l’Indochine. Pechkoff est invité à collaborer avec les différents acteurs qui sont envoyés en Extrême-Orient à cet effet : le responsable du Corps expéditionnaire des Forces françaises d’Extrême-Orient, le général Blaizot, François de Langlade représentant du Comité d’action auprès de la Résistance indochinoise, et les services de renseignement basés aux Indes. Le texte précise enfin que Pechkoff est chargé de « guider les relations éventuelles de la Résistance indochinoise avec les autorités chinoises, centrales et provinciales ». Par l’intermédiaire des postes consulaires sous son autorité, il lui faudra recueillir des renseignements, tant sur les révolutionnaires annamites réfugiés en Chine, qu’occasionnellement sur les milieux indigènes du Tonkin. Il les communiquera directement au général Blaizot, à François de Langlade et au délégué des Services Spéciaux aux Indes, en même temps qu’au Département :
« L’accomplissement de la double tâche que le Gouvernement Provisoire vous confie par les présentes instructions nécessite la cohésion parfaite de tous les services français installés en Chine. Placés sous votre autorité politique, quel que soit le département ou l’organisme duquel ils dépendent administrativement, vous assurerez, ainsi qu’il sied à un Ambassadeur, la conformité de leur attitude aux nécessités de la politique française. Vous jouirez sur vos attachés militaires des prérogatives normales de tout chef de mission diplomatique à l’étranger. Ils vous communiqueront tous les rapports qu’ils adresseront à Paris et toutes les instructions qu’ils en recevront. C’est en tenant le compte le plus soigneux de vos observations et de vos directives qu’ils devront agir. »
57Muni de ces instructions, Pechkoff repart de Paris le 24 novembre, et passe par Londres, avant de rejoindre la Chine et Chongqing le 17 décembre 1944. Tandis que le nouvel ambassadeur chinois le docteur Qian Tai, docteur en droit de l’université de Paris, réinstalle l’ambassade de Chine dans les anciens locaux de l’Avenue Georges V, qui avaient été réquisitionnés par la Croix Rouge, peu avant la libération de la capitale.
58Le 9 janvier 1945, Pechkoff remet ses lettres de créance à Chiang Kai-shek dans une atmosphère très cordiale20. Dans l’allocution qu’il prononce, Pechkoff met l’accent sur les liens matériels et moraux qui unissent la France et la Chine, en insistant sur la cause commune dans laquelle les deux pays sont engagés. Il termine son discours en disant qu’il compte, pour l’élaboration des traités qui définiront les futurs rapports de la France et de la Chine, « sur la bienveillante sagesse et la rectitude de jugement du Maréchal ». Chiang Kai-shek répond d’une manière fort aimable, en rappelant les fonctions de Pechkoff déjà remplies à Chongqing, en qualité de chef de la Mission Militaire, puis de délégué du Comité de Libération Nationale. Et pour conclure, il affirme « qu’il était assuré du succès avec lequel il s’acquitterait de la tâche nouvelle qui lui est confiée ». Après les discours, Pechkoff remet la Grand-croix de la Légion d’honneur au généralissime, qui paraît très touché de l’attribution de cette distinction. Le maréchal s’enquiert de la santé du général de Gaulle, prie Pechkoff de le remercier, et de lui faire part des vœux qu’il forme pour son bonheur personnel et la prospérité de la France. Après une courte réception dans les salons de la présidence, une photo officielle est prise sur les marches du palais. Le soir venu, Pechkoff est invité à dîner par le président avec Achille Clarac, Jean Fournier de Montoussé et Jacques Guillermaz, son attaché militaire.
La mission commerciale de Guillaume Georges-Picot et la mission culturelle d’André Guibaut
59Pour compléter la mission politique de Pechkoff, deux autres missions sont envoyées en Chine, une mission commerciale et une mission culturelle. La mission commerciale est confiée à Guillaume Georges-Picot, ami de T.V. Song, qu’il a rencontré aux États-Unis21. Elle est envoyée à Chongqing du 18 septembre au 27 décembre 1944, pour poser les jalons de la reprise d’une collaboration économique avec la Chine qui embrasse un vaste domaine, industrie, houille blanche, reboisement, urbanisme, reconstruction, finances, transports et communications. En particulier, sont envisagées une reprise et une adaptation aux nouvelles conditions des contrats de chemin de fer conclus avant guerre, entre le Groupe Uni des Banques françaises et la China Development Finance Corporation, présidée par T.V. Song. La mission culturelle de six mois est confiée à André Guibaut revenu à Chongqing, en octobre 1944, comme conseiller de Pechkoff. Les espoirs sont immenses pour la France qui a conservé une grande influence morale et culturelle, grâce à ses œuvres éducatives et hospitalières et ses missionnaires.
60Georges-Picot est reçu par T.V. Song, les 8 et 10 octobre, en même temps que le général Pechkoff, prêt à regagner la France le 11 octobre, chargé du message de Chiang Kai-shek annonçant sa décision prochaine de reconnaître le Gouvernement Provisoire. Au cours des deux mois qui suivent, Georges-Picot prend contact avec tous les milieux gouvernementaux, industriels, commerçants et bancaires de Chongqing et de Kunming. Le 15 décembre 1944, T.V. Song adresse au général de Gaulle, par l’intermédiaire de Georges-Picot qui s’apprête à repartir en métropole au terme de sa mission, une lettre empreinte d’une grande cordialité et qui laisse présager de bonnes relations avec la France, et surtout de grands espoirs au point de vue économique et culturel22 :
« Excellence, Ayant toujours été ami de la France, je saisis l’occasion que m’offre le retour de M. Georges-Picot pour vous exprimer ici l’admiration que j’éprouve pour tout ce que vous avez fait pour votre patrie. Après la fin de cette guerre, une paix durable ne pourra se concevoir si nos deux pays n’assurent pas la responsabilité qui leur incombe de contribuer au maintien de cette paix. Pour pouvoir accomplir cette tâche aussi bien que dans notre intérêt commun, il est nécessaire que la Chine et la France resserrent à l’avenir encore plus les liens de sincère amitié qui les ont unies déjà avant la guerre. J’ai assuré votre ambassadeur que nous sommes prêts à régler dans l’esprit le plus cordial toutes les questions pendantes entre la Chine et la France. Je compte sur votre bonne volonté de votre part et j’estime que, dans ces conditions, nous ne pouvons que réussir… »
61Pechkoff, à qui Georges-Picot a rendu compte des résultats de sa mission, est comme lui très optimiste et, le 26 décembre, en fait part à Jean Chauvel, secrétaire général du ministère23. Le but est de ne pas se laisser dépasser par les Américains et les Anglais dans l’immense entreprise de reconstruction qui s’imposera à la Chine après la guerre. Ces deux pays occupant déjà une position importante, il faut absolument envoyer à Chongqing des spécialistes des chemins de fer, des hommes d’affaires et des représentants des banques françaises. Pour maintenir un courant d’échanges, de propositions et d’études, il conviendra de mettre sur pied un service économique dépendant de l’ambassade, tout en étant bien distinct. Il se tiendra en rapport avec les industriels et les bureaux chinois compétents, s’informera des projets du gouvernement central et de ceux des provinces, ainsi que des tendances ou des possibilités du marché. Il recevra, introduira et aiguillera les spécialistes français, en mission à Chongqing, et leur fournira les documentations et indications dont ils auront besoin. Le 17 février 1945, le général de Gaulle répond à la lettre de T.V. Song, citée ci-dessus : « J’attache un prix particulier aux annonces que vous avez bien voulu donner à l’ambassadeur de France, concernant l’esprit cordial dans lequel seront réglées les questions pendantes entre la France et la Chine… »
62Après son retour en France en décembre, Georges-Picot est relayé par l’ingénieur Henri Maux des Travaux Publics des Colonies, qui est chargé de renégocier tous les contrats de chemin de fer conclus en 1939 par le Groupe Uni des Banques Françaises, avec la China Dévelopment Finance Corporation. Un autre technicien, Le Besnerais, ancien directeur de la SNCF, doit se rendre à Chongqing, en sa qualité d’expert des questions de chemin de fer. Le but est de faire renaître l’emprise économique française qui se dessinait avant la guerre dans tout l’Ouest chinois, spécialement au Yunnan et au Sichuan. Tout avait été minutieusement préparé. Tandis que la Banque de l’Indochine développait son activité dans ces deux provinces, le Groupe Uni devait financer la construction de la ligne Yunnanfou - Suifou-Chengdu, par un prêt garanti du côté chinois par une option sur les exploitations minières situées dans une bande de 50 km de part et d’autre de la voie. De son côté, Renault avait pris commande de 1500 camions Diesel, et s’était fait attribuer le monopole de la route Kunming-Longzhou. La firme s’était engagée à y construire des stations de gaz-oil que les Messageries maritimes avaient accepté de transporter depuis la France, en transformant les doubles-fonds de ses paquebots. Les jalons ayant été posés, tous les espoirs étaient de nouveau permis24…
63André Guibaut, comme Georges-Picot, rentre fin décembre 1944 à Paris, à la fin de sa mission, pour rendre compte des résultats obtenus, et prendre les contacts nécessaires. Il a pu constater que le prestige de la France reste bien vivant en Chine, et que le gouvernement central est prêt à faire appel aux écoles, savants et professeurs français. Même si les Français se sont encore laissé distancer par les Anglais et les Américains, rien n’est perdu. Guibaut a mis sur pied un Comité sino-français de coopération scientifique et universitaire, dans lequel sont entrées de nombreuses personnalités officielles des deux pays. Des échanges d’étudiants vont commencer à s’effectuer ; la Chine réclame également des professeurs, des médecins, des ingénieurs et des hommes de science :
« Il est de la plus haute importance pour l’avenir de nos relations intellectuelles avec la Chine, qu’en dépit de nos disponibilités réduites de personnel, nous fassions un effort pour commencer au moins à réaliser les projets de Guibaut, écrit Pechkoff, l’ambassade, avec son manque de personnel et ses moyens réduits, ne peut assumer elle-même toutes ces tâches. Il importe que deux organismes soit créés, sous l’égide de l’ambassade, pour prendre en main toute cette organisation, à la fois économique et culturelle. Tout le travail de comptabilité devra être effectué par le consulat. Mais bien que le consulat de Chongqing ait cessé son existence depuis la création du CFLN, il continue à fonctionner sous la direction de Montoussé, il serait nécessaire de recréer totalement ce poste. »
64Tout ceci est corroboré par le chargé d’affaires, Achille Clarac, qui insiste également pour que les missions de prospection respectives de Georges-Picot et de Guibaut ne restent pas sans lendemains, mais qu’elles soient suivies de réalisations concrètes :
« Les Chinois sont allés vers eux avec enthousiasme, il serait grave que rien ne sorte dans l’immédiat de ces premiers espoirs que nous avons suscités et qui supporteraient mal d’être déçus. Je crois donc, avec le général, que nous devons faire un effort pour trouver les fonds et du personnel. Même si les premières réalisations doivent être modestes, il importe de les effectuer au plus vite. La création d’un service économique et d’un service des œuvres est le point de départ essentiel de tout ce que nous ferons ici pour développer nos relations culturelles et économiques avec la Chine25… »
Rétablissement des consulats en Chine et en France
65Les deux pays reconnaissent réciproquement les consulats établis en Chine et en France ou dans ses territoires. Par un échange de notes des 20 et 24 novembre 1944, les bureaux consulaires chinois en France et dans les colonies et protectorats français, et les bureaux consulaires français en Chine ont repris leur titre de consulats. La Chine ayant obtenu également l’autorisation d’ouvrir des représentations dans différentes colonies françaises, notamment à Madagascar, de nouveaux consulats sont ouverts en Chine libre. Pechkoff décide la réouverture du poste de Chengdu. La France y possède toujours les bâtiments de la mission médicale construits en 1909-1910 sur des terrains appartenant à la Mission catholique. Le 31 octobre 1941, après l’arbitrage entre le représentant du général de Gaulle, André Guibaut et celui du gouvernement de Vichy, Joseph Siguret, la mission médicale a été remise à la Mission catholique. Depuis lors, le seul représentant des intérêts français est Monseigneur Rouchouse, qui compte près de cinquante ans de présence en Chine. Malgré son grand âge, il dirige d’une main ferme l’hôpital catholique, l’orphelinat, et l’hospice des Sœurs franciscaines de Marie. L’hôpital et le laboratoire sont entre les mains du docteur Husson, dont le travail a permis également d’assurer la continuité d’une présence française dans le domaine médical où la France a brillé pendant de longues années grâce au docteur Béchamp. L’enseignement du français s’est maintenu grâce au père Montel, quelque peu dissident et rival de l’évêché, et de la femme du préparateur du laboratoire, d’origine belge.
66Mais surtout la France tire une immense fierté de la présence à l’université de la célèbre Alexandra David-Néel et de son fils adoptif, le lama Albert Yongden, qui n’ont cessé de poursuivre leurs études sur la langue tibétaine. Revenue à Chengdu en mars 1944, Madame David-Néel a constitué une collection d’ouvrages tibétains qu’elle a offerts aux bibliothèques nationales françaises. Elle a été consultée par le gouvernement de la province pour la constitution d’un programme d’enseignement des fonctionnaires chinois destinés à être envoyés au Tibet. L’influence française se manifeste aussi par la présence d’étudiants retour de France : le directeur de l’Académie provinciale des Beaux-Arts et bon nombre de ses professeurs, le Commissaire à l’Éducation nationale, et plusieurs personnalités du monde des affaires sont d’anciens diplômés de l’Université de Paris…Outre un renouveau de l’influence française, la réouverture du consulat permettra également de renouer les liens avec les missionnaires isolés dans les régions aux confins du Tibet.
67Pour finir, la création par l’Angleterre d’un poste de résident à Lhassa et la nomination d’un consul de 35 ans à Chengdu, ainsi que celle d’un vice-consul américain, ne sont sans doute pas étrangers à la réouverture du consulat de Chengdu. Pour ce poste, Pechkoff conseille :
« Un consul jeune et actif, susceptible de se plier aux difficiles conditions de déplacement. La place à tenir à Chengdu, le souvenir flatteur de la "face" du docteur Béchamp, la présence des Universités, demandent en outre que le titulaire du poste soit disposé à recevoir, et qu’il entretienne de nombreux et fréquents contacts avec les personnalités chinoises. Il faut en outre que le consul sache partager son influence entre les différentes communautés religieuses, et qu’il défende sans heurt, mais avec fermeté, ce qui reste encore des privilèges français des Missions catholiques26… »
68Le 7 avril 1945, le général propose le jeune Pierre Landy, ex-officier de réserve interprète et du chiffre (ORIC) arrivé au mois de juillet 1944 en qualité d’attaché d’ambassade. Pechkoff qui apprécie fort le jeune homme, l’a emmené avec lui à Chengdu :
« Ce jeune agent actif et intelligent m’a accompagné dans cette ville lors du récent voyage que j’y ai fait. Il s’est intéressé au poste, et a correctement distingué ce que l’on pourrait y faire d’utile. Il me paraît donc qualifié pour se charger de sa création. Les premiers jalons une fois jetés, le consulat pourra être confié à une personne de plus de poids, ayant fait un stage dans cette ambassade. »
69La reprise des relations diplomatiques et commerciales avec la France est un moyen pour Chiang Kai-shek d’en faire son alliée dans sa lutte contre les communistes. Il se trouve en effet dans une impasse. En même temps que son armée ne peut s’opposer aux offensives japonaises dans le sud, la tension avec les Rouges ne fait que s’accroître dangereusement au nord.
Détérioration des rapports entre nationalistes et communistes
70L’alliance conclue en 1936 pour mener la lutte contre le Japon n’a été qu’un feu de paille, et les rapports se sont rapidement détériorés entre les deux partis. Depuis 1938, les communistes ont profité du conflit avec le Japon pour affermir leurs positions en Chine du Nord, où ils sont pratiquement seuls à lutter contre les troupes nippones. Depuis le Shaanxi, ils se sont étendus vers l’est et le sud, et ont éliminé les quelques régiments nationalistes encore présents dans ces régions, notamment au Hebei. Pour empêcher la progression des Rouges, Chiang Kai-shek entreprend un mouvement d’épuration, et fait arrêter et exécuter un certain nombre d’entre eux. Au mois de juillet 1940, des accords sont signés avec les représentants communistes présents à Chongqing, notamment Zhou Enlai, stipulant le retrait au nord du Fleuve Jaune des troupes du Hebei, Chahar, Shandong et de la Quatrième armée nouvelle (aux environs de Wuhu et Nankin), et leur regroupement sous le commandement du général nationaliste Yan Xishan (chef du Shanxi), avec Zhu De sous ses ordres. Mais au début de l’année 1941, au lieu de faire repasser le Yangzi puis le Fleuve Jaune à la Quatrième Armée nouvelle qui se trouve au sud de l’Anhui, les communistes tentent de consolider leur position dans le Jiangsu, au nord du Yangzi, et en chassent les troupes nationalistes qui tenaient des centres importants sur le grand canal. Le chef d’état-major du Guomindang, He Yingqin, relayé par Chiang Kai-shek, intime à la Quatrième Armée de repasser le Yangzi, avant le 31 décembre 1940, et le nouveau cours du Fleuve Jaune, le 30 janvier 1941. Au lieu de cela, la Quatrième Armée attaque les forces nationalistes de la 40e division qui réagit, et encercle les communistes du 6 au 11 janvier. Dix mille d’entre eux sont désarmés, et leur chef, Ye Ting, fait prisonnier. La Quatrième Armée est dissoute le 17 janvier (elle se reconstitue au nord du Yangzi). L’invasion de la Russie par l’Allemagne vient mettre un frein à la crise.
71Fin mars 1942, Lin Biao et Zhou Enlai présentent un certain nombre de demandes, qui ne sont pas agréées, mais sont reprises lorsque Lin Biao accepte de venir en discuter à Chongqing en novembre 1943, puis de nouveau de mai à septembre 1944. Chiang Kai-shek veut replacer l’administration et l’armée communiste sous ses ordres, et les zones libérées sous l’autorité de gouverneurs. Les communistes demandent l’élargissement des libertés civiques et politiques à tous les citoyens sur tout le territoire, la création d’administrations locales élues, l’organisation de leurs forces en seize armées, le statu quo pour le stationnement des troupes, et le ravitaillement en armes, matériel et vivres par le gouvernement. Ces demandes sont soutenues par les observateurs étrangers, et notamment par les Américains, qui proposent de régler les problèmes entre les deux camps. Des délégués des deux partis acceptent de se rencontrer, sous la pression du général Stilwell, chef d’état-major de Chiang Kai-shek et conjointement commandant en chef des forces américaines pour la Chine-Birmanie. Stilwell demande au généralissime de former un gouvernement de coalition.
72Le vice-président Wallace vient en personne au mois de juin. Le discours qu’il prononce, le 21 juin, lors d’un banquet, suscite le mécontentement et les vives inquiétudes de l’ambassadeur Pechkoff, mais aussi du représentant des Pays-Bas, et même de celui de Grande-Bretagne : « Pour la première fois, écrit Pechkoff le 24 juin, la politique des États-Unis se précise et, ce que nous en percevons, justifie les craintes que j’ai auparavant exprimées27. » Wallace a en effet manifesté le souhait de voir accéder à l‘indépendance tous les peuples d’Extrême-Orient soumis à la colonisation : la Chine, l’Indochine, l’Indonésie la Malaisie et la Birmanie. Pour Pechkoff, il s’agit :
« D’agir rapidement pour empêcher la politique américaine, telle qu’elle a été esquissée par le Vice-président des États-Unis, de mettre nos intérêts en péril […] Il ne serait pas inutile de rappeler, à ce sujet, que la question du statut de l’Indochine ne regarde que la France, et que nous sommes assez conscients de nos responsabilités envers l’Indochine pour les traiter nous-mêmes, d’accord avec eux. En même temps, il serait utile que M. Garreau sondât la solidité des dispositions favorables du gouvernement des Soviets à notre égard, en faisant valoir les nombreuses fois que ce dernier a dû nous appuyer en Extrême-Orient. »
73Mais les Soviétiques ont bien d’autres projets que de soutenir les ambitions françaises en Indochine, et vont les dévoiler au grand jour dès la capitulation du Japon…
74Pour l’heure, après la visite du vice-président Wallace en juin 1944, Chiang Kaishek autorise l’envoi d’une petite mission militaire à Yanan. Les offensives japonaises de l’été et de l’automne 1944, précipitent l’envoi du général Patrick Jay Hurley comme ambassadeur à Chongqing, à la place de Clarence Gauss, et la mise en œuvre de la coopération militaire avec les troupes rouges. Mais le remplacement du général Joseph Stilwell par Albert Coady Wedemeyer comme chef d’état-major du généralissime en empêche la réalisation, le nouveau venu n’étant pas particulièrement favorable aux communistes. Moyennant le rappel de Stilwell, les États-Unis obligent les nationalistes à une entente avec les communistes, et à une participation plus active à l’effort de guerre. Mais le nouvel ambassadeur, le général Hurley, est un « naïf » qui va se faire embobeliner, à la fois par Mao et, un peu plus tard, par Molotov. Le 7 novembre 1944, il rencontre Mao à Yan’an pour lui faire accepter le principe de l’unification de toutes les forces militaires chinoises et d’un gouvernement de coalition. Mais en fait, il repart après avoir avalisé un projet du leader communiste en cinq points, mettant Chongqing et Yan’an sur un pied d’égalité. Mao veut un gouvernement de coalition, mais exige la représentation des communistes dans la Commission des Affaires militaires, une répartition équitable de l’aide américaine, l’égalité entre le Guomindang, le parti communiste et tous les autres partis politiques antijaponais, et enfin la reconnaissance des administrations mises en place dans les zones libérées.
75Le 22 novembre, Chongqinq rejette le gouvernement de coalition, et demande d’intégrer les forces communistes dans l’armée nationale, ce que Yan’an refuse catégoriquement. Toutefois, pour donner satisfaction aux Américains, Chiang Kaishek accepte de remplacer le ministre de la Guerre, tandis que lui-même renonce à la direction du yuan exécutif, qu’il confie à T.V. Song, ministre des Affaires étrangères. Le généralissime se consacre uniquement aux Affaires militaires. Les contacts avec les communistes reprennent cependant en janvier 1945, toujours grâce aux Américains. Mais malgré la visite à Chongqing de Zhou Enlai au mois de janvier 1945, Chiang Kai-shek s’obstine dans son refus de former un gouvernement de coalition.
76De son côté, le général Hurley, après sa visite à Moscou où Molotov et Staline lui affirment qu’ils ne soutiennent pas les communistes chinois mais lui disent le plus grand bien de Chiang Kai-shek, recommande au gouvernement américain de ne pas fournir d’armes et de munitions à l’Armée Rouge. Tous les efforts des Américains se portent sur Chiang Kai-shek, tandis qu’eux-mêmes sont sur le point de remporter la bataille du Pacifique. Pour le Japon, c’est le commencement de la fin. La plupart de ses convois sont coulés, et les navires perdus ne sont plus remplacés. En Birmanie, les premiers convois viennent d’arriver en février en Chine, par la route birmane.
Notes de bas de page
1 Ministère de la Défense, SHAT, Dubosclard Alain, « Commandant Pechkoff (1884-1966) De l’armée à la diplomatie au service des intérêts français », in Guerres Mondiales et conflits contemporains, Civils et militaires dans les conflits du XXe siècle, avril-septembre 2001.
2 Guillermaz Jacques, Une vie pour la Chine, « Chongqing 1941-1943 », op. cit.
3 Hesse d’alzon Claude, La présence militaire française en Indochine, 1940-1945, op. cit., chapitre XI.
4 Jacques Coiffard est ensuite envoyé au Commissariat aux Affaires étrangères à Alger, promu consul général fin juin 1944 et nommé à Barcelone.
5 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 207, Relations France et Chine nationaliste (octobre 1943-décembre 1945). Pour tous les détails des instructions à Pechkoff, voir le Dictionnaire biographique des diplomates en Chine 1918-1953, PUR, 2013.
6 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1353, dépêche de Pechkoff à Alger 8 mai 1944.
7 Emportée d’Alger à Calcutta par le commandant de Crèvecoeur, et après l’échec d’un parachutage les 9 et 10 mai, la lettre est directement remise à Emblanc à Chongqing par le capitaine Laure. Emblanc doit la faire parvenir en Indochine, mais par suite de l’opposition des Chinois, une tentative de liaison avec le poste de Tra Linh échoue totalement le 26 mai.
8 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1353, note de Clarac à CFLN, Alger 9 mai 1944, ainsi qu’extraits suivants.
9 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1352, télégramme Pechkoff du 21 juillet 1944, citant un autre télégramme du 20 juin 1944.
10 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 207, Relations France-Chine nationaliste (octobre 1943-décembre 1945).
11 MAE PAAP Cosme 039, description des événements par Cosme ; voir aussi De Gaulle et l’Indochine, op. cit., p. 60.
12 MAE Ibid., PAAP Cosme 039, volume 1.
13 MAE Ibid., PAAP Cosme.
14 MAE PAAP Decoux 214, volume 2 ainsi que télégramme. du 14 novembre ; voir aussi Decoux, A la barre de l'indochine, Plon, 1949, chapitre IX ; Grandjean Philippe, L’Indochine face au Japon 1940-1945 : Decoux et de Gaulle, un malentendu fatal, L’Harmattan, 2004, p. 144-147.
15 Ibid., Grandjean Philippe, L’Indochine face au Japon 1940-1945 : Decoux et de Gaulle, un malentendu fatal, p. 144-147.
16 Lin Hua, Chiang Kai-shek, De Gaulle contre Hô Chi Minh, Viet-nam 1945-1946, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 379.
17 Lin Hua, ibid., chapitre 2, Développement des relations sino-françaises ; MAE Asie-Oceanie 1944-1955, volume 207, Relations France-Chine nationaliste (octobre1943-décembre 1945).
18 MAE Asie-Océanie 1944-1972, ibid., volume 207, Clarac, 3 novembre 1944.
19 MAE Asie-Ocanie 1944-1972, Chine 1944-1955, volume 1, Ambassade p. 20-26 ; voir aussi Guerre 1939-1945 Londres-Alger, volume 1352, Instructions au général Pechkoff (janvier 1943-août 1944). Voir aussi le Dictionnaire biographique des diplomates en Chine 1918-1953 dans la notice de Pechkoff, pour un texte plus complet.
20 Asie-Océanie 1944-1972, Chine 1944-1955, ibid., volume 207, Pechkoff 11 janvier 1945.
21 Asie-Océanie 1944-1972, volume 48, Mission Georges-Picot, instructions de Massigli 31 août 1944 ; Asie-Océanie 1944-1972, ibid., volume 207, Note pour le ministre 30 mars 1945.
22 Asie-Océanie 1944-1972, ibid., volume 207, ainsi que réponse du général de Gaulle du 17 février 1945.
23 Asie-Océanie 1944-1972, ibid., volume 207, rapport de Pechkoff 26 décembre 1944.
24 MAE Guerre 1939-1943 Vichy -Asie, volume 166 (17 mars-31 mai 1943), rapport du capitaine de corvette Jaubert, 17 mars 1943.
25 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 207, rapport de Pechkoff, 26 décembre.
26 MAE Asie-Océanie 1944-1972, volume 7, Consulats et personnel (janvier1945-décembre 1946), Pechkoff, avril 1945.
27 MAE Guerre 1939-1945, Londres-Alger, volume 1352, Pechkoff, 24 juin 1944 à Diplofrance.
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