Chapitre VI. De la rétrocession des concessions à la rupture des relations diplomatiques 1943-1944
p. 403-424
Texte intégral
1Avant 1943, la Chine est relativement isolée. Son sort n’entre pas encore dans les principales préoccupations des alliés dont tous les efforts sont accaparés par la guerre en Europe et dans le Pacifique. À partir de 1943, après ses premiers échecs et voyant que ses offensives n’aboutissent pas sur le territoire chinois, le Japon change de tactique. Il s’emploie à consolider le gouvernement de Wang Jingwei et, dans ce but, accentue sa pression sur le gouvernement de Vichy et ses représentants en Chine. La position de Cosme, qui a refusé dans un premier temps de reconnaître officiellement le gouvernement de Nankin pour ne pas rompre avec le gouvernement nationaliste, devient peu à peu intenable. L’ambassadeur se voit forcé d’accepter les exigences des Japonais et pousse le gouvernement à s’engager dans une collaboration de plus en plus étroite. Cette attitude va compromettre les intérêts français, et notamment tous les contrats conclus avec le gouvernement nationaliste avant la guerre. Mais il s’agit avant tout de conserver ceux acquis antérieurement, et notamment les œuvres françaises dans les concessions en Chine occupée. Pour ce faire, Cosme s’achemine peu à peu vers une rétrocession qui entraîne la rupture des relations diplomatiques avec le gouvernement de Chongqing. La place est libre pour la Délégation mise en place par Escarra, transformée en mission diplomatique, avant d’être érigée en ambassade. Parallèlement, est mis en place un réseau de résistance plus structuré en Chine et en Indochine, après la reconnaissance par Chiang Kai-shek du Comité de Libération Nationale, puis du Gouvernement Provisoire.
La déclaration « ad omnes » du 23 février : premier pas vers la rétrocession des concessions
Les intérêts français en Chine
2À la veille de la rétrocession, les intérêts français sont encore très importants. Mais ils sont situés principalement en Chine occupée, et sont bien moindres en Chine libre1. Dans la zone dépendant de Chongqing, à peine deux cents Français résident dans cette région, dont les trois quarts sont des missionnaires éparpillés dans tout le Sichuan jusqu’aux frontières tibétaines. Cent soixante-deux prêtres, répartis dans dix vicariats apostoliques, dirigent des dispensaires, des écoles et des hôpitaux pauvrement équipés. Quant aux œuvres laïques, elles sont peu importantes : l’hôpital et l’école française de Yunnanfou, et le centre médical de Chengdu, entièrement réorganisé par le docteur Béchamp, mais qui a été dépouillé de la presque totalité de son équipe. Les subventions de l’Etat français à ces œuvres laïques et religieuses s’élèvent à 500 000 francs. Trois sociétés françaises sont présentes dans la région, mais leurs investissements sont très réduits. La France possède, en outre, quatre immeubles consulaires à Chongqing, Chengdu, Longzhou et Yunnanfou, une caserne à Chongqing (la fameuse caserne Odent surnommée la « Bastille ») et quelques propriétés immobilières à Yunnanfou. En revanche, la concession du chemin de fer du Yunnan constitue le principal intérêt français dans cette zone : 464 kilomètres de voies en territoire chinois, dont 225 ont été détruits sur ordre des autorités chinoises. Le matériel d’exploitation et les services sur le tronçon subsistant ont été placés sous la direction des militaires chinois depuis 1941.
3Avant la guerre, divers contrats de constructions ferroviaires ont été passés par la Banque de Paris et des Pays Bas, la Banque d’Indochine, la Banque franco-chinoise pour le Commerce et l’Industrie, avec les grandes banques chinoises, pour la construction et l’équipement d’un réseau de voies ferrées de plus de 1500 kilomètres, dans les provinces du Sud-Ouest de la Chine, voisines de la colonie indochinoise. Le premier contrat concerne la ligne Chengdu-Chongqing, le 16 décembre 1936, d’une longueur de 530 kilomètres (la participation française étant de 185 000 000 de francs). Le deuxième, signé le 22 avril 1938, envisage la construction et l’équipement de la ligne du Chemin de fer de l’Indochine Hanoi - Lang Son jusqu’à Nanning, capitale du Guangxi (la participation française s’élève à 150 000 000 de francs, 112 000 000 restent encore à la charge des Chinois). Mais les travaux déjà commencés sur ces deux lignes ont été interrompus en raison du conflit sino-japonais. Un autre projet relatif au chemin de fer Yunnanfou -Suifu (760 kilomètres) a été également signé, le 11 décembre 1939. Cette ligne devait prolonger celle de l’Indochine à Yunnanfou. À ce contrat, était joint un accord de coopération minière, donnant au groupe français le droit de prospecter les gisements situés sur toute l’étendue du pays traversé par la ligne, jusqu’à cinquante kilomètres de part et d’autre de celle-ci. Le montant total à la charge du groupe français, s’élevait à 480 000 francs.
4Mais en raison de la guerre, l’exécution de tous ces travaux a été interrompue et ceux de la troisième ligne n’ont même jamais commencé. Les Français espèrent bien les reprendre après la fin des hostilités. Un ancien industriel et banquier, M. François (que l’on a déjà vu sous Zhang Zuolin), a tenté, par un accord du 5 décembre 1941, de sauvegarder une partie des droits afférents à ces contrats, mais cela n’a pas été ratifié par le Yuan législatif. Cosme a bien conscience que tous ces projets pourraient être gravement compromis si la France reconnaissait le gouvernement de Nankin. La rupture des relations diplomatiques avec Chongqing serait certaine, et mettrait fin définitivement à tout espoir de travaux. En effet, les provinces où se trouvent les lignes prévues aux trois contrats, sont entièrement sous le contrôle du gouvernement nationaliste, de même que le groupe des banques qui ont traité avec le consortium bancaire français.
5En même temps, c’est dans la zone relevant de Nankin, que la France possède ses principaux intérêts. Deux mille trois cent soixante Français y résident, et cent quarante-cinq sociétés françaises, dont les capitaux s’élèvent à plusieurs milliards de francs, y sont présentes, concentrées principalement à Shanghai. Ainsi la Compagnie de Tramways et des eaux de Shanghai, mais aussi la Compagnie des Tramways de Pékin. Cinq agences de la Banque de l’Indochine et trois agences de la Banque franco-chinoise sont représentées dans toute cette zone.
6Sur le plan culturel, la situation est identique. Dix-sept vicariats, dépendant de missions françaises, regroupent trois cent quatre-vingts prêtres français, assistés de religieux et de frères maristes. Leurs dispensaires, écoles et hôpitaux sont très bien équipés, contrairement à ceux de la zone de Chongqing. On les trouve à Pékin, Nanchang, Tianjin, et à Shanghai, les plus célèbres étant l’Université Aurore et l’observatoire de Zikawei. Parmi les œuvres laïques, on compte l’Hôpital de Canton, les Instituts Pasteur de Shanghai et de Tianjin, le Centre d’études sinologique de Pékin, le collège de Shanghai, les écoles municipales de Shanghai et de Tianjin. En 1943, le montant des subventions versées par l’État français à ces œuvres laïques et religieuses s’élève à 1 300 000 francs.
7La France possède onze immeubles diplomatiques et consulaires, des casernes à Pékin, Tianjin, Shanghai et Hankou, d’importantes propriétés immobilières privées à Tianjin et Shanghai (Foncière immobilière, Compagnie des Messageries maritimes, banques, etc.). Les concessions constituent un patrimoine très important : Shanghai avec ses 1036 hectares, Tianjin (170), Hankou (35), Canton (4) ; sans oublier le territoire à bail de Guanzhouwan. Une fois les services municipaux des concessions restitués à la Chine, il restera de très importants investissements constitués de propriétés de l’État ou privés.
8Pour finir, signalons le Corps d’Occupation de Chine (COC) de mille deux cents hommes, avec leur matériel, dont les territoires possédés par la Marine et l’Armée en Chine du Nord (Pékin et Tianjin) doivent être restitués sans indemnités. Au point de vue financier, les emprunts français s’élèvent à environ 1 000 000 000 de francs or, tous frappés de moratoire depuis juin 1939. L’ensemble constitue un total d’environ vingt milliards de francs, dont dix-sept pour la zone de Nankin, et trois pour celle de Chongqing. C’est en considérant ce déséquilibre important entre les deux zones, que Cosme va peu à peu évoluer, et finalement prendre le risque de rompre avec le gouvernement nationaliste.
La déclaration du 23 février 1943 et ses conséquences ; la rétrocession du Quartier diplomatique devance celle des concessions
9Après le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942, le Japon redoute le même événement en Indochine. Au début de l’année 1943, le ministre japonais des Affaires étrangères, Shigemitsu, instaure une nouvelle politique, après avoir convaincu l’état-major et l’empereur que ce n’est plus de la guerre mais de la consolidation du gouvernement de Nankin que dépend le nouvel ordre asiatique. Dans cet objectif, il développe les moyens militaires de Wang Jingwei et décide de rétrocéder toutes les concessions nippones.
10Samedi 9 janvier : le gouvernement de Wang Jingwei fait une proclamation, annonçant « l’existence d’un état de guerre entre la République nationale chinoise d’une part, l’Angleterre et les États-Unis de l’autre2 ». Un communiqué annonce la conclusion d’un accord spécial en huit articles entre Tokyo et Nankin, selon lequel le gouvernement impérial décide d’exécuter sa promesse de restituer à la Chine tous ses droits spéciaux et privilèges, ses concessions, ses droits dans les concessions internationales de Shanghai, ainsi que ceux résultant du protocole des Boxers sur le Quartier diplomatique de Pékin.
11Lundi 11 janvier, 17 h 45 : le Foreign Office annonce officiellement qu’un traité abolissant l’exterritorialité en Chine a été signé ce même jour à Chongqing entre la Chine et la Grande-Bretagne. Un accord similaire entre les États-Unis et la Chine a également été conclu à Washington. Les deux gouvernements ont agi en étroite collaboration, et les deux textes sont identiques en substance. Le régime de l’exterritorialité est définitivement aboli en février 1943 : les États-Unis et l’Angleterre renoncent à tous leurs privilèges et rétrocèdent ce qui reste de leurs concessions au gouvernement de Chongqing.
12Jeudi 14 janvier : l’Italie, poussée par l’Allemagne qui n’a plus rien à perdre depuis 1918, annonce officiellement son intention de restituer sa concession de Tianjin, et d’abolir tous ses droits en Chine, en faveur du gouvernement de Nankin. Ces décisions successives mettent la France dans une position extrêmement embarrassante.
13Vendredi 15 janvier : l’ambassadeur Henry Cosme panique et veut faire une déclaration dans le même sens au nom de Pétain,
14Mardi 19 janvier : il se ravise et envoie un projet rédigé de telle façon qu’il ne s’adresse, ni au gouvernement de Pékin, ni à celui de Chongqing, mais exclusivement à la nation chinoise. Cette idée lui est suggérée par Roland de Margerie qui lui écrit le 18 janvier :
« Pourquoi le Gouvernement français ne ferait-il pas, à la cantonade, une déclaration officielle qui serait communiquée simultanément, sans leur être adressée directement, aux deux gouvernements de Tchoung-King et de Nankin ? Une telle déclaration pourrait se borner à dire que la France, ayant eu connaissance des décisions prises par un certain nombre de nations européennes et asiatiques en vue de renoncer à leurs privilèges spéciaux en Chine, annonce publiquement qu’elle est décidée à en faire autant en principe ; et que les mesures d’application de cette décision interviendront peu à peu, suivant les circonstances, ou, mieux encore, au moment du règlement général de la paix. »
15Apparemment, une bonne partie du gouvernement français partage le même sentiment. Il s’agit de gagner du temps, tout en continuant à pratiquer une politique d’équilibre qui devient de plus en plus périlleuse.
16Vendredi 22 janvier : Cosme et Robert de Boisséson quittent Pékin pour Shanghai. Guy Dorget assure le service de l’ambassade en leur absence.
17L’ambassadeur ne pouvant avoir de relations officielles avec le gouvernement de Nankin, les contacts se font par l’intermédiaire du consul Pierre Salade, en relations directes avec le ministre des Affaires étrangères Chu Minyi (Cosme a cependant eu quelques entretiens officieux avec ce dernier, ainsi qu’avec son homologue, le Japonais Shigemitsu). Wang Jingwei, mis au courant du projet, se montre très conciliant. Il fait savoir qu’il approuve cette déclaration de principe, comprenant parfaitement le désir du gouvernement français de ménager le gouvernement de Chongqing, avec lequel il conserve des relations officielles. Il n’exige pas non plus une rupture avec le gouvernement nationaliste comme préalable à l’abandon de l’exterritorialité. En revanche, il souhaite que cette publication se fasse quelques jours avant le 15 février, date à laquelle de grandes manifestations seront organisées à Shanghai, en l’honneur des pays ayant renoncé à leurs privilèges. Sur la base de ces indications, le gouvernement de Vichy fait part de son intention de publier sa déclaration, le 13 février.
18Mais le 27 janvier, l’ambassadeur du Japon Mitani lui demande d’attendre le feu vert de Tokyo, avant de faire toute publication officielle. À Tokyo, l’ambassadeur Charles Arsène-Henry prévient que le seul but du Japon est d’amener la France à reconnaître le gouvernement de Nankin. En Indochine, l’amiral Decoux, extrêmement étonné de n’avoir pas été informé du projet émis par Cosme, proteste vigoureusement. L’abandon des droits de la France en Chine, au profit de Nankin, aura des conséquences fâcheuses pour ses rapports avec Chongqing dont le maintien est important pour la tranquillité de l’Indochine, prévient-il. D’autant que les Japonais ont également l’intention d’envoyer des troupes sur le territoire à bail de Guanzhouwan. Ils débarquent effectivement le 17 février, suscitant les foudres de l’ambassadeur chinois à Vichy, qui menace de rompre les relations diplomatiques avec la France. De fait, peu après, le Conseil de la Défense nationale de Chongqing adopte une motion de rupture avec la France, annulant le bail de Guanzhouwan et, le 24 février, en informe Jean Paul-Boncour dans les termes les plus menaçants pour l’avenir de l’Indochine3. Il lui rappelle que Guanzhouwan fait partie intégrante du territoire de la République de Chine, dont la souveraineté n’avait été nullement mise en cause par l’existence du bail, ainsi que le stipulait l’article premier du traité franco-chinois de 1898. En conséquence, la France n’a aucunement le droit d’en donner la disposition à un état tiers, à plus forte raison si celui-ci se trouve en guerre avec la Chine. L’amiral Decoux, directement concerné puisque Guanzhouwan est administré par ses services, avertit le gouvernement chinois qu’il est totalement étranger à cette intervention, et souhaite voir continuer ses bonnes relations avec la Chine. Extrêmement embarrassé, Cosme suggère de continuer la politique d’équilibre entre Nankin et Chongqing. Tandis, qu’à Vichy, l’ambassadeur japonais Mitani fait pression sur le gouvernement français pour qu’il reconnaisse le gouvernement de Wang Jingwei, et rétrocède les concessions françaises.
19Mais, peu à peu, la résistance de Cosme commence à faiblir. Il doute de plus en plus de l’utilité de continuer à maintenir des liens amicaux avec le gouvernement nationaliste, et se plaint de ne pas connaître l’avis de l’amiral Decoux. Ce dernier se borne à lui marteler que le maintien des rapports avec Chongqing est capital pour la colonie, et suggère en même temps à Paul-Boncour d’établir une représentation culturelle de l'Indochine, en cas de rupture officielle. Cosme commence donc à envisager la reconnaissance du gouvernement de Nankin. De toute manière, fait-il remarquer, après la rétrocession des concessions, les intérêts en Chine seront très amoindris. En conséquence, la question de la reconnaissance ou non du gouvernement de Wang Jingwei et de la rupture avec Chongqing, ne peut être envisagée que dans l’optique des intérêts en Indochine. Quels seraient les dangers réels d’une rupture avec le gouvernement de Chiang Kai-shek ? À son avis, une attaque de la frontière au Tonkin est peu vraisemblable, vu l’état de l’armée nationaliste qui n’a reçu aucune aide effective des Alliés. Il n’y a pas non plus à redouter une intensification des raids d’aviation, l’armée de l’air interalliée étant encore faible. Cosme estime que l’Indochine a beaucoup plus à craindre du Japon, mécontent du maintien de liens diplomatiques avec Chiang Kai-shek. Quant à l’établissement de rapports culturels avec Hanoi suggéré par Decoux, il aurait des conséquences plus graves encore. Cela prouverait aux Japonais que l’Indochine mène une politique personnelle à double face, qui pourrait entraîner des représailles pour la colonie qui a déjà perdu plusieurs territoires au Cambodge et au Laos.
20Le 23 février à 17 heures, le gouvernement de Vichy rend publique une déclaration « ad omnes », ni destinée au gouvernement de Nankin, ni à celui de Chongqing, mais au peuple chinois4 :
« Désireuse de resserrer les liens d’amitié qui l’unissent à la Chine, la France a décidé de se désister de ses privilèges judiciaires en Chine et de renoncer à ses droits d’administration dans le quartier diplomatique de Pékin, dans les concessions de Shanghai, Tianjin, Hankéou et Canton. Le gouvernement français se propose de donner effet, aussitôt qu’il lui sera possible et compte tenu des divers problèmes soulevés, à cette décision qu’il tient à rendre immédiatement publique. »
21C’est une façon pour le gouvernement français de gagner du temps, espérant que ces problèmes se règleront à la fin de la guerre qui ne saurait tarder. De son côté, dès le 22 janvier 1942, la France combattante du général de Gaulle à Londres a fait par écrit une déclaration identique au gouvernement de Chongqing, assurant qu’elle serait prête, le moment venu, à négocier l’abolition des privilèges de l’exterritorialité.
22Le 3 mars 1943, a lieu à Pékin la première réunion de la commission sino-japonaise pour la rétrocession des concessions nippones et l’abandon de l’exterritorialité. Henri Cosme avertit le gouvernement français qu’il ne lui sera pas possible de conserver les concessions françaises très au-delà de la date à laquelle les Japonais auront rendu les leurs. L’accord est signé le 14 mars, et la rétrocession doit avoir lieu le 30 mars. Le 15 mars, se tient en France une réunion interministérielle, à laquelle participent, pour les Affaires étrangères, des anciens de Chine, Ernest Lagarde, directeur politique, et Frédéric Knobel, sous-directeur d’Asie. Knobel rappelle les avertissements de l’amiral Decoux qui craint une invasion à la frontière indochinoise5. Cette crainte pourrait inciter les Japonais à renforcer leurs garnisons en Indochine. Le directeur politique du ministère des Colonies, Gaston Joseph, réplique qu’on peut insister auprès du Japon sur le fait qu’une rupture avec Chongqing entraînera le développement des dissidents gaullistes et des révolutionnaires vietnamiens. Pour Lagarde, le meilleur argument est de démontrer aux Japonais que nos intérêts dans la région de Chongqing sont trop considérables pour être abandonnés. Si le Japon nous contraint à choisir entre les deux, il sera impossible de se dérober, et il faudra alors faire admettre à Chongqing une représentation diminuée par rapport à Nankin.
23Le 20 mars, le gouvernement nationaliste avertit qu’il rompra ses relations diplomatiques si la France rétrocède ses concessions à Wang Jingwei, cet acte impliquant une reconnaissance de facto de ce gouvernement. Sous la pression de plus en plus grande des Japonais, Vichy est contraint de rendre effective sa promesse du 23 février. Henri Cosme suggère, le 23 mars, de confier les pourparlers relatifs aux rétrocessions à son conseiller Robert de Boisséson, au nom de l’ambassade. Nul agent n’est mieux qualifié que lui pour conduire ces négociations, ajoute-t-il. Le 27 mars, le ministre japonais Shigemitsu fait prévenir Cosme, par l’entremise de Pierre Salade à Nankin, que les discussions sur la remise de la concession internationale de Kulangsu sont sur le point d’aboutir. Il souhaite que la France puisse conclure un accord identique avant le 30 mars, date à laquelle les Japonais doivent remettre tous leurs droits d’administration de cette concession à la Chine. Cosme lui répond que, pour le moment, il n’a reçu d’instructions que pour le Quartier diplomatique de Pékin et les trois concessions de Tianjin, Hankou et Canton.
24En ce qui concerne les pourparlers pour la remise du Quartier diplomatique, c’est Pierre Salade, consul à Nankin, qui en est chargé. Le 29 mars 1943, Salade signe avec le ministre des Affaires étrangères chinois, Chu Minyi, l’accord de rétrocession, en même temps que les Italiens et les Espagnols. Les Japonais exigent que cet acte soit concrétisé le lendemain 30 mars. L’accord entre Salade et Chu Minyi se borne à cette simple déclaration adressée à ce dernier :
« J’ai l’honneur de confirmer à votre Excellence que le gouvernement français est disposé à renoncer, à partir du 30 de ce mois, aux droits d’administration qu’il possède sur le Quartier diplomatique de Pékin. Si cette manière de procéder convient à votre Excellence, il sera entendu que la présente lettre et la réponse que votre Excellence me fera parvenir, constateront l’accord auquel les autorités françaises et chinoises seront arrivées sur cette question… »
25Suivent quatre points, précisant les modalités. Chu Minyi ayant approuvé ces dispositions le même jour, la remise solennelle du Quartier diplomatique aux autorités chinoises a lieu le lendemain, au Cercle de Pékin par la France, le Japon, l’Italie et l’Espagne. L’ambassadeur Cosme y assiste, mais ne procède pas à la remise lui-même, laissant ce soin à l'ambassadeur du Japon. Vis-à-vis du gouvernement de Chongqing, l’honneur est sauf. Par ce biais, Cosme démontre que cet abandon se fait bien sous la contrainte des Japonais.
La rétrocession des concessions6
Rétrocession de Kulangsu le 8 avril 1943, et de Hankou, Tianjin et Canton le 18 mai 1943
26Le 5 avril, le gouvernement de Nankin nomme une commission chargée de préparer avec Robert de Boisséson la rétrocession des trois concessions. Le négociateur français emploie la première semaine à nouer des contacts. Il rencontre le ministre des Affaires étrangères Chu Minyi et son vice-ministre, ainsi que les membres de la Commission. La plupart des participants chinois sont des « amis » de la France dont ils parlent la langue, assure-t-il, et l’accueillent très courtoisement.
Figure 36 : Lucien Colin, Robert de Boisséson et Geneviève Colin (Collection Madame de Boisséson).
27Le ministre des Affaires étrangères Chu Minyi paraît bien disposé en faveur de la France7. Mais il l’a prévenu que l’ambassade japonaise se montre très pressée, et qu’il y a dans les cercles politiques de Nankin des éléments soucieux d’obtenir de la France des satisfactions immédiates. Pour modérer leur zèle, Chu Minyi suggère que le gouvernement français fasse un geste de bonne volonté, en procédant, sans délai, à la rétrocession de ses droits sur la concession internationale de Kulangsu. Suivant les conseils du ministre chinois, la France s’exécute le 8 avril.
28Le 9 avril, Cosme invite Lucien Colin, consul à Tianjin, à se rendre à Nankin pour aider Robert de Boisséson à préparer la rétrocession de la concession de Tianjin. Le consul Georges Cattand, docteur en droit, apporte également un précieux concours, en tant qu’expert juridique. Robert de Boisséson pose ses premiers jalons. Il demande aux autorités chinoises de s’engager à réemployer les employés municipaux, à prendre en charge leur entretien jusqu’à leur rapatriement en France, à reconnaître toutes les propriétés françaises, et à sauvegarder toutes les œuvres d’enseignement et d’assistance8. Ses interlocuteurs lui font comprendre que la reconnaissance du gouvernement de Nankin faciliterait les négociations. Boisséson rétorque très habilement que sa présence est déjà le signe d’une volonté de rapprochement. Mais la position des négociateurs se durcit tout à coup. Les dispositions conciliantes de Chu Minyi pour la date de remise des concessions sont balayées par le parti de la guerre, mené par le général Tojo, en visite à Nankin. Sous la pression du général beaucoup plus exigeant que Shigemitsu, les Japonais exigent la restitution, à la fin du mois, des trois concessions de Tianjin, Hankou et Canton, et celle de Shanghai dans le courant du mois de juillet. Pour Shanghai, Boisséson répond qu’il n’a pas qualité pour aborder cette question, en raison de la complexité des problèmes juridiques et financiers ; sa mission se borne à l’étude de la rétrocession des trois autres concessions9.
29Le 17 avril, Cosme convoque à Pékin le consul de Shanghai, Roland de Margerie, pour l’inviter à préparer la restitution de la concession, sur les mêmes principes accordés à Robert de Boisséson. Passage du personnel français au service de la nouvelle administration jusqu’au rétablissement de communications normales avec la France, indemnités de départ raisonnables et frais de voyage payés, reconnaissance de toutes les propriétés françaises, sauvegarde des œuvres d’enseignement et d’assistance, ce dernier point relevant plus de la France que des autorités chinoises. Pour ce faire, un organisme appelé « Caisse des Œuvres du consulat général », disposant de ressources propres, permet à Margerie de prendre, durant les dernières semaines, d’importantes mesures conservatoires. Grâce à des échanges de terrains entre la municipalité et les missions, Margerie constitue un domaine de 5 hectares destiné au consulat général (d’une valeur de 20 000 000 de francs), un « Centre français » comprenant le bureau de l’Alliance française (d’une valeur de 40 000 000 de francs), un domaine appartenant à la Caisse des Œuvres incluant l’Institut Pasteur et diverses propriétés de rapport (valeur de 20 000 000 de francs). De plus, les ressources financières de la Caisse doivent permettre au consul général d’assurer, pendant deux ou trois ans, le fonctionnement du Journal de Changhai, de la station de radiophonie, de l’Institut Pasteur, et la subsistance d’œuvres telles que les hôpitaux, les écoles, etc. En revanche, le sort des employés français de la municipalité et de la police est des plus inquiétants : en raison de la crise financière, la municipalité n’a pu constituer de réserves occultes suffisantes pour assurer les frais de leur voyage de retour en France. Margerie et ses collaborateurs s’efforcent par tous les moyens d’augmenter ces fonds. Mais en auront-ils le temps ? Dans ce but, il faut à tout prix retarder les négociations concernant Shanghai et, dans le cas contraire, obtenir le maximum de garanties des Chinois, en faveur de ces Français dont l’avenir est totalement brisé.
30Le 18 mai à Nankin, Robert de Boisséson signe avec le docteur Chu Minyi la rétrocession des concessions de Tianjin, Hankou et Canton, cet acte devenant effectif le 5 juin suivant. L’accord comprend trois articles, sept clauses accessoires et est complété par huit lettres annexes10. Selon l’article 2, comme pour Kulangsu, les routes, ponts, quais, les systèmes d’égouts, les canalisations de drainage et autres ouvrages publics de même nature, seront remis gratuitement aux autorités chinoises. Grâce à l’habileté de Robert de Boisséson, les conditions sont loin d’être défavorables aux intérêts français : les Français conservent dans les trois concessions leur droit de propriété et leur statut, tel qu’il a été défini par les traités en vigueur, concernant leur domicile, leur activité et leur liberté de mouvements. Une fois que la police sera passée à l’administration chinoise, les consuls pourront conserver quelques agents pour l’application des ordonnances consulaires et des sentences judiciaires. En outre, les autorités chinoises s’engagent à remployer un tiers environ des fonctionnaires municipaux français et tout le personnel chinois, à maintenir les établissements scolaires et hospitaliers, et à accorder à certains d’entre eux des subventions égales à celles versées par les municipalités en 1943 (enfin à consentir d’importantes dotations sous forme de cessions de terrains). Tous les contrats passés avant la déclaration du 23 février, notamment ceux de concession de services publics (distribution d’eau, d’éclairage, transports en commun), seront pleinement respectés. De plus, les accords ne sont signés, ni au nom du gouvernement français, ni au nom de l’ambassadeur, mais par les membres de la délégation française désignés à cet effet (le 20 mai, la Grande-Bretagne, par l’intermédiaire de Sir Horace Seymour, signe un traité avec la Chine par lequel elle se désiste de tous ses droits d’exterritorialité, suivie par le Danemark).
31Le 27 mai, le vice-ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Chongqing (T.V. Song est absent), se contente de protester vivement contre ces abandons au régime fantoche de Nankin, contraires aux traités conclus précédemment entre la France et la Chine. La note remise à Paul-Boncour souligne que :
« Cet acte constitue de la part du gouvernement de Vichy une violation du droit international, et qu’en conséquence de cet acte illégal, les dispositions des traités et accords accordant à la France l’exterritorialité dans le quartier des légations à Tianjin, Hankéou, et à Canton de même que dans les concessions internationales de Changhai et d’Amoy, cessent de lier la Chine. »
32Désormais le gouvernement chinois se considère comme délié de tous les engagements qui accordaient à la France les droits d’exterritorialité sur le quartier diplomatique et les concessions : « Ces accords seront considérés comme nuls et non avenus11. »
Rétrocession de Shanghai 30 juillet 1943
33La rétrocession de Shanghai est plus problématique en raison de l’importance des intérêts en jeu, de la situation financière très mauvaise, et du manque de réserves pour faire face à la liquidation12. Cosme et le gouvernement de Vichy espèrent qu’un délai de cinq à six mois leur sera accordé. La rétrocession est impossible dans l’immédiat et nécessite une étude très approfondie, font-ils savoir à leurs interlocuteurs. En effet, même si le gouvernement français n’est pas responsable des contrats passés entre les entreprises françaises et la concession, l’Etat français devra soutenir ces entreprises et prendre en charge le rapatriement de tous ses ressortissants. Le budget de la concession représente plusieurs centaines de millions. Elle emploie plus de six cents Européens, dont presque quatre cents Français, un millier de Tonkinois, et plusieurs milliers de Chinois. Les deux tiers des employés doivent être repris par les nouvelles autorités. Le gouvernement, qui ne peut pour l’instant les rapatrier avant la fin des hostilités, devra assurer leur subsistance jusqu’à leur retour en France. De plus, ils devront percevoir une indemnité de licenciement qui, ajoutée aux dettes administratives courantes, représente plus de cent millions. La municipalité ne sera pas en mesure d’en acquitter le montant sur ses fonds propres. C’est le budget de la France qui devra en supporter la charge. Il faudra assurer aussi la subsistance des neuf cent soixante-huit Tonkinois employés dans la police, et prendre en charge leur rapatriement. La seule solution est de les rattacher au Corps d’Occupation de Chine (COC), ce qui permettra de les maintenir sous influence française, et d’augmenter ainsi les effectifs du COC, mesure tout à fait utile en cas de troubles. Plus d’un million de dollars CRB seront nécessaires, et la municipalité sera contrainte de vendre des terrains pour se les procurer.
34De plus, les œuvres franco-chinoises (écoles, hôpitaux, bibliothèques, œuvres diverses) ne vivent que des subventions municipales. Après la rétrocession, cette manne leur sera supprimée et Cosme espère que les autorités chinoises continueront de leur verser ces sommes. Aidé de Roland de Margerie. Cosme essaie de leur constituer des fonds propres, mais le temps est extrêmement court. L’aide financière est estimée à 2,6 millions pour le Collège français et 1,8 million par an pour l’Ecole municipale. En tout, avec les Tonkinois, la police consulaire, le service de liquidadon, il faut 24 600 000 francs par an, plus 100 000 000 francs d’indemnités de licenciement, 20 000 000 pour le service de l’emprunt et des subsides pour les nationaux sans ressources. En raison de l’importance et de la complexité des intérêts français, Robert de Boisséson tente par tous les moyens d’obtenir un délai. Mais les Japonais s’impatientent. Le 21 juin, à Vichy, l’ambassadeur Mitani va trouver Laval, et exige l’ouverture immédiate des négociations. L’Italie, la Suisse, la Suède et le Portugal ont suivi l’exemple du Japon, et ont abandonné tous leurs droits. La pression se fait de plus en plus grande à Vichy, à Pékin et à Nankin.
35À Paris, une réunion interministérielle a lieu, le 28 juin, avec Ernest Lagarde, Frédéric Knobel, Louis de Guiringaud, le responsable du service des Œuvres et celui de la comptabilité, Gaston Joseph et le général Sarrat du ministère des Colonies, et un représentant du ministère des Finances. Lagarde fait remarquer que « l’Etat, étranger aux contrats passés avec les entreprises avec la concession n’a aucune responsabilité à assumer de ce fait, non plus que de garantie à fournir. Mais il reste évident que la France doit son appui diplomatique aux entreprises en cause. Elle n’y faillira pas. » Knobel insiste pour faire traîner la rétrocession durant plusieurs mois ; chaque nouveau délai diminuant les charges éventuelles du Budget français. Le responsable des Œuvres suggère de demander aux Japonais, puisqu’ils exigent une restitution immédiate, de garantir les moyens de transport et les moyens de paiement nécessaires.
36Le 29 juin à Pékin, l’ambassade du Japon prévient Henry Cosme que l’accord sino-japonais concernant la rétrocession du Settlement international de Shanghai sera signé le lendemain, 30 juin, et rendu effectif le 1er août. Le même jour à Nankin, Chu Minyi convoque le consul Pierre Salade : il compte bien que la rétrocession de la concession française aura lieu en même temps, lui annonce-t-il d’une manière très comminatoire. « Sinon, précise-t-il, des difficultés extrêmement graves seraient à craindre. » Le 30 juin à Tokyo, l’ambassadeur Charles Arsène-Henry enfonce le clou, en télégraphiant à Pékin, Shanghai et Hanoi : « Ne perdez plus de temps, engagez au plus vite des pourparlers avec Nankin et M. Tani. Evidemment les Chinois représentent un élément important du problème, mais ce sont les Japonais qui décideront de tout en dernier ressort. » Le 1er juillet, Cosme est prévenu que la commission d’administration du Quartier diplomatique de Pékin sera dissoute par les Japonais, sans lui demander son avis, bien qu’il soit le doyen du Corps diplomatique, et sans tenir compte d’aucune protestation, notamment du gouvernement espagnol qui vient de se manifester. Dans les délicates conjonctures présentes, il est inutile de protester et il n’y a plus qu’à s’incliner, annonce, désabusé, l’ambassadeur au gouvernement de Vichy,
37Le même jour, le représentant diplomatique du Japon avertit Cosme qu’il désire le voir au plus vite à Shanghai. Mais une fois de plus, Cosme préfère laisser à Robert de Boisséson, assisté du consul général de Shanghai Roland de Margerie, le soin de régler les détails techniques de la rétrocession. Les trois hommes quittent Pékin par avion. Après une entrevue, le surlendemain, avec Chu Minyi, ils conviennent de commencer les négociations le 14 à Nankin. Le 10 juillet, Cosme réussit à obtenir que la signature de l’accord sera faite par Boisséson, comme pour les trois concessions précédentes. Le même jour à Chongqing, Jean Paul-Boncour annonce son ralliement à Alger, mais Cosme et ses collaborateurs ne l’apprennent que le 14.
38Le 13 juillet, Robert de Boisséson et Roland de Margerie arrivent dans la capitale du sud. Ils sont accompagnés des agents les plus compétents de Shanghai, Georges Cattand, l’expert juridique, Louis des Courtils, directeur de la municipalité, Olivier de Sayve, responsable des services financiers, et la secrétaire Juliette Bonnet. Tous sont logés dans la résidence diplomatique, sommairement aménagée pour les accueillir. Mais la présence d’un agréable jardin, autour du bâtiment, leur donne l’impression d’être en pleine campagne :
« C’était à l’intérieur des murailles de la ville et à proximité du quartier des ministères, une assez grande villa entourée d’un jardin, au milieu des champs : à cette époque, une partie de Nankin se composait encore de terres non bâties et cultivées […] Avec sept ou huit collaborateurs, nous menâmes là, pendant une dizaine de jours, une existence bucolique d’officiers en manœuvres. La précieuse Juliette Bonnet, qui parlait parfaitement le chinois, dirigeait la maison et le peuple des boys, avec autant de bonne humeur que de compétence, si bien qu’une atmosphère de grandes vacances régnait dans cette oasis, en dépit du travail assez astreignant auquel nous devions faire place pendant la plus grande partie de la journée'13. »
39La villa de l’ambassade est située non loin du lac des Lotus, et à deux ou trois cents mètres de la muraille, dont le chemin de ronde leur permet de faire de longues balades. Après les séances de travail, pour se relaxer, ils louent des bateaux à fonds plats qui glissent en silence sur « de larges avenues d’eau avec carrefours et embranchements tracés au milieu des nénuphars ». Le thé est servi à bord. Ces longues promenades aquatiques se prolongent jusqu’à la tombée de la nuit, et ils rejoignent alors l’ambassade, se préparant à affronter de difficiles négociations le lendemain matin.
40Le 17 juillet, mauvaise surprise. Le gouvernement français leur fait savoir qu’il lui est impossible de prendre en charge les indemnités des fonctionnaires qui seront licenciés : « La concession doit être considérée comme un organisme indépendant du gouvernement responsable de ses obligations. » En clair, le gouvernement français se dégage de toute responsabilité, et les négociateurs devront se débrouiller pour arracher aux Chinois le plus d’avantages possibles. Roland de Margerie et Louis des Courtils ont pris leurs précautions et ont anticipé les problèmes qui pourraient se poser. Depuis plusieurs mois, tous deux ont élaboré en secret un plan pour s’assurer à l’avance un certain nombre d’avantages, permettant à la France de conserver un domaine important, et de se constituer une réserve financière suffisante pour garantir durant un certain temps l’existence des 2000 ressortissants français dépendant de la concession.
41Leur principal interlocuteur est le ministre des comptes Xia Qifeng (Xia Chi-fong), parfaitement francophone. Les discussions vont durer une bonne semaine, entrecoupées de nombreux banquets offerts par les ministres de Wang Jingwei. L’un d’eux se déroule dans un restaurant, un « bateau de fleurs », ancré sur un affluent du Yangzi, raconte Roland de Margerie. Mais ce n’est pas seulement un restaurant comme le croient naïvement Roland de Margerie et Robert de Boisséson. Ces bateaux existent depuis bien longtemps :
« Au son d’une aigre musique, quelques danseuses peu douées se livrèrent à des balancements vaguement rythmés. Nos hôtes nous laissèrent entendre qu’il ne tenait qu’à nous de les connaître de plus près. Boisséson et moi, nous confondîmes en remerciements : mais la vue de celle qui se trouvait la plus proche de nous, avec son visage couvert de boutons à l’aspect vénéneux, eût suffi à glacer des consommateurs plus courageux que nous… »
42Leurs interlocuteurs chinois n’ayant pas réussi à corrompre les deux vertueux fonctionnaires, le 21 juillet, les négociations aboutissent à un accord identique à celui du 18 mai. Il comprend cinq articles, neuf clauses accessoires et seize lettres annexes14. Comme pour l’accord précédent, les intérêts français sont bien préservés : les trois quarts des employés municipaux français conservent leur emploi et leur traitement et, à leur départ, recevront une indemnité correspondant à six mois de salaire. Cette même indemnité doit être versée immédiatement au quart des employés qui sont licenciés. Le personnel chinois et russe reste en fonction. Quant aux propriétés municipales, Collège municipal, Ecole franco-chinoise, Institut Pasteur, Alliance française, casernes, cimetières, Cercle sportif et radio, elles ont été transformées en propriétés d’Etat, afin de pouvoir être récupérées à la fin du conflit. Cependant, les Français sont obligés d’accepter certains aménagements. Ainsi le Cercle sportif conserve une direction française, mais des membres chinois devront y être admis. En échange, les autorités laissent à la disposition du Cercle des terrains de sport, d’une valeur de 25 millions de dollars CRB. Les deux parcs de sport partageront leurs bénéfices avec les autorités chinoises. Le poste de TSF passe aux mains des autorités chinoises, mais le personnel français reste en fonction, afin de maintenir les communications avec l’État français. Les emprunts municipaux, d’une valeur de 18 millions de CRB, sont repris par la municipalité chinoise, la France s’engageant à céder l’actif municipal gelé dans les banques américaines de Shanghai. Les contrats des entreprises publiques antérieurs au 23 février sont maintenus, contre la promesse faite par Cosme de leur soumission à la législation chinoise. C’est le cas de la Compagnie des tramways. Enfin les autorités chinoises s’engagent à verser des subventions de 4 millions de dollars pour encourager les œuvres françaises ou franco-chinoises.
43Ces propositions ayant été agréées par l’ambassadeur Henri Cosme, le lendemain, 22 juillet, la délégation française conduite par Robert de Boisséson, assisté de Roland de Margerie et de Georges Cattand, signe l’accord avec les autorités chinoises. Le principe de l’exterritorialité est maintenu encore pour quelque temps, permettant de protéger le statut et les biens des ressortissants français. La signature est suivie d’un banquet offert par Wang Jingwei lui-même, accompagné de ses principaux ministres.
44La cérémonie de la rétrocession est prévue pour le 30 juillet, à 10 heures 30. Une heure avant, Roland de Margerie passe en revue, pour la dernière fois, les détachements de la police et des pompiers. Puis il réunit l’ultime conseil municipal, et leur lit l’acte de dissolution. Il termine par un discours dans lequel il rappelle les difficultés auxquelles il s’est heurté, par suite des divisions de la colonie française, et remercie tous ses collaborateurs pour leur précieuse aide en ces temps difficiles. Malgré la solennité morose et douloureuse de cette dernière assemblée, il conclut cependant par un message d’espoir :
« Cette journée est triste pour nous tous et, au cours de cette dernière réunion, nous nous sentons en proie à une émotion commune. Mais ne nous laissons pas aller à nos légitimes regrets : portons nos regards au-delà de nous-mêmes, au-delà des mers. De graves événements se déroulent en Europe, où nous pouvons entrevoir l’aube de la libération du pays. Ses destinées se jouent en ce moment sur un théâtre plus ample que le nôtre. Tout permet d’espérer, bien plus, tout donne à croire qu’après ces années d’épreuves, la renaissance est proche ; et c’est sur ces paroles de confiance que je voudrais, Messieurs, prendre congé de vous. »
45À l’extérieur de la salle du conseil, que le consul a fait fermer à double tour pour empêcher toute intrusion, le brouhaha se fait de plus en plus assourdissant. Journalistes, photographes et cinéastes chinois se pressent pour accompagner la foule des nouveaux officiels et, après ouverture des portes, pénètrent dans la salle dans le plus complet désordre. C’est dans cette atmosphère bruyante que le consul général remet les clefs et les titres de propriété de la concession au maire de la ville, Chen Gongbo, en présence de Robert de Boisséson et de ses collaborateurs, du ministre des Affaires étrangères Chu Minyi, et des autres représentants chinois, notamment leur interlocuteur, le ministre des comptes. Une cérémonie se déroule ensuite dans la concession française : tandis que la garde d’honneur présente les armes, le drapeau français, qui flottait depuis quatre-vingt-quatorze ans sur tous les bâtiments officiels, est lentement amené, et le drapeau national chinois est hissé à sa place. Les discours échangés célèbrent de façon lyrique l’amitié franco-chinoise, et l’exécution des hymnes nationaux des deux pays met fin à la cérémonie. Un déjeuner de cent couverts réunit ensuite officiels français et chinois au Cercle sportif, tandis que le soir, en retour, les Chinois invitent les Français à un somptueux dîner.
46Les intérêts français paraissent sauvés pour le moment, surtout les œuvres culturelles de la France. Mais le 23 février, le gouvernement de Vichy s’est engagé à renoncer à son statut d’exterritorialité, dès que les circonstances le permettront, c’est-à-dire à la fin du conflit. Le lendemain, 31 juillet, les Chinois, poussés par Tokyo, essayent de mettre la main sur le fleuron des entreprises de Shanghai, la Compagnie des Tramways, concessionnaire depuis 1906 et 1908 des services d’eau, d’électricité et des transports, se fondant sur les dispositions législatives chinoises selon lesquelles le capital de la société doit comprendre une participation chinoise de 50 %15. Robert de Boisséson et Roland de Margerie, de concert avec Ducrest, le directeur de la compagnie, repoussent cette exigence : elle dépasse le cadre des discussions en cours, déclarent-ils, et tant qu’un accord particulier n’a pas été conclu, l’exterritorialité continue encore à couvrir la compagnie. Mais Cosme est obligé de donner satisfaction aux demandes des Chinois, alors qu’une clause spécifiait que les contrats passés avant le 23 février étaient maintenus en vigueur. Cette affaire est l’indice d’une évolution qui pourrait affecter gravement l’ensemble des entreprises françaises en Chine, affirme-t-il, pour se justifier. Elle dénote en effet le désir des Japonais d’éliminer toutes les entreprises étrangères, afin de se substituer à elles. La Banque franco-chinoise et celle d’Indochine voient subitement leur activité considérablement entravée, jusqu’à être pratiquement réduite à néant. Henri Cosme, redoutant que tous les intérêts français en Chine et Indochine subissent le même sort, commence à envisager de reconnaître le gouvernement de Nankin, afin de ne pas contrarier davantage les Japonais. L’impossible politique de balance jusqu’alors pratiquée entre le Japon et Chongqing, déjà bien compromise avec la rétrocession des concessions, est en train de s’écrouler.
Conséquences : rupture des relations diplomatiques et menaces du gouvernement de Chongqing sur l’Indochine ?
Le gouvernement nationaliste s’empare des intérêts français et refuse de reconnaître les représentants de la France Libre : Joseph Siguret, seul représentant de la France
47Le lendemain de la rétrocession de Shanghai, dans la nuit du 31 juillet, le gouvernement de Chongqing rompt officiellement ses relations diplomatiques avec Vichy. L’annonce officielle en est faite le lendemain, 1er août. L’amiral Decoux l’apprend le même jour par le journal La voix de la France, et s’inquiète de savoir si les relations consulaires sont également rompues. Comme l’avait prévu Paul-Boncour au mois de mai précédent, le gouvernement nationaliste met la main sur les intérêts français. Dès le 1er août, deux bâtiments de commerce qui naviguaient sur le Yangzi sont arraisonnés et saisis. Mais surtout, Victor Hou, délégué des Affaires étrangères, accompagné du général Gaston Wang, commandant militaire de la ligne de chemin de fer du Yunnan, notifie à Jean Royère à Kunming que désormais les représentants du ministère des communications prennent le contrôle de la section chinoise. Le lendemain 2 août, des soldats, appartenant au commandement militaire du chemin de fer, s’en prennent aux ressortissants français et les assignent à résidence. Ils attaquent également le consulat, dont ils fracturent les coffres, et enlèvent l’employé annamite qui était de garde. Le 4 août, c’est au tour de l’hôpital Calmette de Kunming et des entreprises et œuvres françaises en Chine libre : école, évêché, succursale de la Banque de l’Indochine et autres entreprises, tout passe sous l’autorité des Chinois. Mais, fort heureusement, grâce à Long Yun, qui a été toujours favorable à la France et indépendant de Chongqing, les Français enfermés au consulat sont libérés, et le médecin-chef de l’hôpital Calmette retrouve son poste, mais sans son salaire. Les communications entre le Yunnan et l’Indochine sont interrompues, et les exportations interdites vers le Tonkin. Tous les échanges qui se faisaient plus ou moins clandestinement sont arrêtés, y compris les contacts entre les membres de la Mission Militaire Française et leurs collègues du côté indochinois16.
48Il n’y a plus de représentation officielle française en Chine libre. Malgré le départ du représentant de Vichy, le délégué du Comité de la France libre, Jacques Coiffard, n’est pas reconnu par les autorités chinoises, bien qu’elles aient approuvé tacitement ce changement. Ce dernier proteste auprès de Wu Tiecheng contre la saisie du chemin de fer et celles des entreprises et biens français, alléguant qu’elles ne sont justifiées « ni par des nécessités militaires, ni par les accords passés entre Vichy et Nankin, ni par l’attitude louvoyante du personnel de la Compagnie du chemin de fer ». Mais comme le fait remarquer Pechkoff, quelle portée peut avoir ce genre de démarche, le Comité Français de Libération Nationale n’ayant aucune légitimité sur le plan international ? Malgré toutes les mesures de rétorsion prises à l’égard de la France, le gouvernement de Chongqing ne cesse pourtant de proclamer qu’il demeure animé de sentiments sympathiques à l’égard du peuple français, et qu’il continuera à protéger ses ressortissants, conformément aux principes du droit international.
49La presse chinoise n’est pas en reste, qui rend hommage aux mérites et au passé glorieux de la France, et fait allusion au personnel du bureau diplomatique rallié à la France Libre. C’est donc seulement le régime de Vichy qui est condamné officiellement, pour tous « ses gestes inamicaux » à l’encontre de la Chine. Officieusement, tout espoir de reprendre des relations amicales est donc permis…Pour preuve, le 27 août, Chiang Kai-shek accepte de faire une première ouverture en direction du CFLN, en publiant cette déclaration :
« Le gouvernement chinois prend note avec sympathie du Comité Français de Libération Nationale d’être considéré comme un organisme qualifié pour l’administration et la défense des intérêts français. Cependant ce n’est que dans chaque cas particulier, lorsqu’il se présentera, qu’il sera possible de déterminer jusqu’à quel point satisfaction peut être donnée à ce désir. Sur ces bases, le gouvernement chinois reconnaît le Comité Français de Libération Nationale comme autorité administrative en ce qui concerne les territoires français qui reconnaissent cette autorité. »
50Même si elle reste relativement vague, cette déclaration est un début. Cette précision vient ensuite :
« Le gouvernement chinois espère toutefois que, dans l’avenir, le peuple français sera à même de constituer librement un gouvernement de son choix17. »
51Après la défection de Paul-Boncour à la mi-juillet, l’amiral Decoux a demandé à Cosme de lui donner tous pouvoirs pour établir des liaisons avec le consul de France à Chongqing, qui pourra servir de lien entre l’Indochine et le Gouvernement chinois. Mais Paul-Boncour ayant suspendu Raoul Tulasne au début du mois, il n’y a plus de consul à Chongqing. Decoux propose alors d’y envoyer Joseph Siguret, du moins si les autorités chinoises sont d’accord, en laissant à Jean Kraemer la gérance de Longzhou. Ernest Lagarde, à Vichy, approuve cette solution. Mais la rupture des relations diplomatiques, le 1er août, remet en question cette combinaison. Decoux demande alors à Jean Kraemer de quitter Longzhou et de venir à Dalat lui rendre compte de la situation en Chine. Le 4 septembre, Decoux fait part de cet entretien à Henri Cosme et des conclusions qu’il en a tirées18. D’après le rapport de Kraemer, le gouvernement chinois désire maintenir la tranquillité à la frontière du Tonkin, de bons rapports avec les autorités françaises, et est tout à fait disposé à faciliter les communications du Gouverneur général avec les consulats de Yunnanfou et de Longzhou. Il n’est donc plus nécessaire d’envoyer un consul à Chongqing. En outre, ce dernier serait en difficulté, du fait de la présence du représentant du Comité d’Alger qui a occupé les bâtiments consulaires. En conséquence, Siguret doit rester à Longzhou, près de la frontière, d’où il pourra se rendre extrêmement utile.
52Le 27 septembre, le gouvernement de Nankin charge son ministre des Affaires étrangères, Chu Minyi, de demander à Henri Cosme, par l’intermédiaire de Pierre Salade toujours consul à Nankin, le retrait du Corps d’Occupation français de Chine. Ou, du moins, obtenir un accord de principe. Vichy et Cosme sont d’accord pour éluder cette demande et attendre la fin de la guerre. Dans le même temps, les Japonais entreprennent de nouvelles démarches auprès de l’amiral Decoux pour la reconnaissance du gouvernement de Wang Jingwei : « Je n’ai pas besoin de souligner, à nouveau, les dangers qu’une telle reconnaissance feraient courir à l’Indochine en modifiant les rapports qui existent actuellement à la frontière sino-indochinoise », signale l’amiral. Attitude opposée de l’ambassadeur Charles Arsène-Henry à Tokyo, quasiment prêt à céder, estimant que la France n’a plus les moyens de leur résister19…
53En définitive, malgré la rupture des relations diplomatiques, il n’y a guère de profond changement dans un premier temps. En Chine occupée, les représentants de Vichy restent à leur poste, excepté quelques mutations. Le 20 août 1943, Pierre Royère, chancelier à Tianjin, est chargé des fonctions de vice-consul à Pékin. Il est remplacé par Michel Blot qui prend la gérance de la chancellerie dès son départ, le 1er septembre 1943. Le 10 janvier 1944, Blot prend en outre la direction du consulat au départ de Lucien Colin que Cosme appelle auprès de lui à Pékin, en attendant l’arrivée de Georges Cattand, le 22 janvier suivant. En Chine libre à Kunming, comme on l’a vu, Jean Royère, rallié avant le 10 juillet à Alger, continue à diriger le consulat pour le compte de la France Libre. Mais, pas plus que Coiffard à Chongqing, il n’est reconnu par le gouvernement nationaliste.
54Quant à Joseph Siguret à Longzhou, il reste le seul représentant du régime de Vichy en Chine libre. Situation totalement paradoxale, Chiang Kai-shek ayant officiellement rompu avec ce gouvernement, garde cependant des rapports officieux avec son représentant. Siguret va servir de lien entre l’amiral Decoux et Chiang Kai-shek ; au grand dam des gaullistes qui se méfient des deux hommes soupçonnés de prendre des arrangements avec Chongqing dans leur dos. Le gouvernement nationaliste continue d’affirmer qu’il désire conserver l’état de choses actuel à la frontière du Tonkin, et est disposé à régler, par l’intermédiaire de Siguret, les incidents qui ne pourraient trouver de solution sur place. À différentes reprises, Siguret rencontre des responsables de l’Indochine envoyés par l’amiral Decoux, notamment Claude de Boisanger au mois d’octobre 1943 (ce dernier prépare en effet l’envoi d’un émissaire à Alger qu’il doit faire passer par la Chine et a besoin de garanties du côté chinois). Une lettre de Cosme du 8 octobre relate l’entretien entre les deux hommes au poste frontière chinois de Binhi-Quan, Siguret étant ensuite passé du côté français, à Binhi, durant quelques heures avec l’autorisation des autorités chinoises20 :
« Quoiqu’elle soit réduite à Siguret, conclut Cosme, notre représentation consulaire en Chine libre peut rendre à l’Indochine de réels services. Je crois qu’il y aurait intérêt à prévenir l’ambassade du Japon à Vichy de l’entretien entre M. Siguret et M. de Boisanger, et la décision du gouvernement français de réduire au seul consul de Longzhou notre représentation en Chine libre. »
55Toujours cette hantise de l’ambassadeur de ne pas mécontenter les Japonais, par crainte d’une action contre l’Indochine (qui finira par se produire), tout en évitant également tout incident avec Chiang Kai-shek pour les mêmes raisons…
Collusion des nationalistes chinois avec les révolutionnaires vietnamiens de Hô Chi Minh ?
56Bien qu’au mois de novembre Chiang Kai-shek ait fait transmettre à Decoux par Siguret un message assurant le gouvernement de l’Indochine de ses intentions pacifiques au sujet de la colonie française, les Français soupçonnent le maréchal de jouer un double jeu, et de soutenir secrètement les révolutionnaires annamites, avec la complicité du général Zhang Fakui, gouverneur du Guangxi. Cette province est en effet, de longue date, le refuge des opposants vietnamiens de tous bords. Comme on l’a vu plus haut, Nguyen Aï Quoc, a fondé le Viêt-minh, Ligue pour l’Indépendance du Viêt-Nam, dont le but est de chasser les Français et les Japonais (voir supra, chapitre V, deuxième partie, paragraphe deux). Habilement secondé par Vo Nguyen-Giap, le leader vietminh mène une action clandestine dans les villages du Haut Tonkin. En 1942, il change une nouvelle fois son nom, prenant celui de Hô Chi Minh (Puits de Lumière), cette fois définitivement. Mais au début du mois d’août, il décide de passer la frontière. Déguisé en aveugle appuyé sur un bâton ou sous les habits d’un géomancien, peu importe. Que vient-il faire ? « Chercher une aide internationale » ou celle de Chiang Kai-shek, ont dit certains, faire une tournée d’inspection ont supposé d’autres21. Mais ne serait-ce pas aussi pour reprendre contact avec les communistes chinois ? C’est en effet la thèse donnée par Pierre Brocheux. Selon lui, le but principal de Nguyen Aïc Quoc est de rencontrer à nouveau Zhou Enlai, de s’informer de la situation générale et des instructions du Komintern22. Mais peut-être également cherche-t-il, dès ce moment, à prendre contact avec l’état-major américain du général Stilwell…
57Le 9 août 1942, à peine a-t-il posé le pied sur le sol de Chine, qu’il se fait prendre par la police. Plus vraisemblablement par des agents de Dai Li, chef du renseignement du Guangxi. Accusé d’espionnage, il est incarcéré et expédié de prison en prison, dix-huit en tout, d’abord à Tian Pao, puis à Jingxi, à Guilin, etc., toujours dans des conditions épouvantables. Pour finir, il atterrit à Liuzhou, grâce aux négociations initiées par Zhou Enlai. L’alerte a en effet été donnée, dès son arrestation, auprès du parti communiste vietnamien, qui a demandé l’intervention de son homologue chinois et de Zhou Enlai. Ce dernier a averti Li Zongren, le vice-président de la République qui, à son tour, a prévenu Chiang Kai-shek. Le généralissime a télégraphié lui-même à Zhang Fakui pour obtenir des explications précises sur ce prisonnier qu’on balade dans tout le Guangxi. À Liuzhou, les conditions d’incarcération s’améliorent nettement. On le sort de sa prison le 10 septembre 1943 et il est seulement assigné à résidence. Le nouveau directeur, le général Hou Zhiming, le traite, non plus en prisonnier, mais comme son hôte ! La fin de sa détention se produit juste au moment où Lin Biao se trouve à Chongqing pour discuter de la paix à l’initiative des Américains (voir infra, sixièmeparagraphe).
58Le 4 octobre 1943, Zhang Fakui décide de réunir tous les opposants vietnamiens à Liuzhou, avec l’aval de Chiang Kai-shek. Son but est de les utiliser pour ses propres services de renseignement, de les renvoyer au Tonkin pour espionner puis chasser les Japonais, le moment venu, en collaboration avec ses propres troupes. Il place à la tête de la nouvelle ligue qui en est issue, le Dong Minh Hoi, Nguyen Hai Than, et lui donne une subvention de cent mille dollars chinois. Ce dernier s’étant enfui après avoir détourné une partie de la caisse, Zhang Fa-kui le remplace par Truong Boi Cong. Mais ayant rencontré Hô Chi Minh à plusieurs reprises, il a eu le temps de faire plus ample connaissance avec ce curieux personnage « qui parle doucement en caressant sa barbiche23 ». Très vivement impressionné par sa personnalité et sa culture, il demande à Truong Boi Cong de le prendre comme vice-président. En 1944, lors du congrès de réorganisation avec les vingt délégués des différents partis, Hô se distingue parmi tous les autres par la clarté et la solidité de son rapport, et est approuvé par Zhang Fakui. Le 29 mars 1944, le congrès s’achève par un banquet : Hô Chi Minh rivalise de poésie avec l’épouse du général, avant de se lancer dans la chanson et d’esquisser quelques pas de danse, à la grande joie de tous les participants, séduits par son entrain et son dynamisme. Le 9 août suivant, il reprend enfin le chemin de Pac Bo. Le voilà donc libre d’opérer au Tonkin avec la bénédiction de Zhang Fakui, et avec sans doute les subsides du gouvernement nationaliste… Et pourquoi pas ? L’appui des services secrets yankees, qui n’ont peut-être pas été étrangers à sa libération…
59Bien qu’ignorant ce qui se passe précisément, le gouvernement de Hanoi, tout comme les représentants gaullistes en Chine libre, s’inquiètent de cette collusion entre révolutionnaires vietnamiens et nationalistes. En dépit des dénégations de Chiang Kai-shek qui continue à affirmer, haut et fort, qu’il n’a aucune visée sur l’Indochine. Le 30 août 1943, des incidents se sont produits à Kunming, lors d’une réception donnée par Jean Royère au Cercle annamite de cette ville24. Des opposants vietnamiens ont enlevé le président du Cercle, sous le nez de la police chinoise, qui s’est bien gardée d’intervenir. Le 1er septembre, Ramoin le chef de la sûreté, délégué du gouvernement général, signale, en outre, plusieurs faits troublants. Des Annamites ont été admis dans des écoles militaires ; l’autorisation leur a été donnée de constituer un gouvernement provisoire, et des subsides très conséquents leur ont été versés par les autorités chinoises. À son avis, les rebelles vietnamiens réfugiés au Guangxi sont au moins au nombre de 12 à 15 000. Pour finir, ajoute-t-il, de mois en mois, sont apparues des preuves formelles de la collusion entre autorités chinoises et révolutionnaires vietnamiens. La libération d’Hô Chi Minh, en septembre, ne fait que confirmer ces faits et accentuer les inquiétudes. Rappelons au même moment les brimades dont sont victimes les époux Blot, le colonel Yvon, puis Jean Camaly à Longzhou.
60Le colonel Li Shengqiu (Li Cheng-kiu), représentant du général Dai Li, que Siguret, accompagné de Boisanger et de Chauvet (administrateur du Tonkin), rencontre le 7 décembre 1943 à Cao Bang, ne nie nullement l’existence d’une collaboration entre les militaires du Guangxi et les Vietnamiens. Et critique même, devant ses interlocuteurs, l’attitude souvent agressive des troupes de Zhang Fakui, tout en multipliant les déclarations apaisantes25. Comme on l’a vu à diverses reprises, Zhang Fakui reste relativement indépendant du gouvernement nationaliste et n’est guère favorable à la France. A-t-il des ambitions personnelles, ou agit-il pour le compte de Chongqing ? Malgré les affirmations répétées de Chiang Kai-shek qu’il n’a aucune intention d’envahir le Tonkin, Decoux et les représentants de la France Libre en Chine se posent les mêmes interrogations. D’autant qu’ils savent que double, et triple jeu, sont solidement ancrés dans les habitudes extrême-orientales.
61En réponse à l’entrevue du 7 décembre, et pour contrer les velléités d’intervention du gouvernement de Chongqing, le 25 décembre Joseph Siguret transmet à Chiang Kai-shek un message de l’amiral Decoux, proposant une collaboration économique sino-indochinoise, une fois la guerre finie. Le généralissime réaffirme à nouveau qu’il n’a nullement l’intention d’envahir l’Indochine, ni d’y encourager l’indépendance, et renouvelle sa volonté de coopérer avec le gouvernement de l’Indochine et les forces alliées pour déloger les Japonais le moment venu…mais sans la participation des gaullistes26. À plusieurs reprises, Siguret tente de prévenir les représentants du général de Gaulle de ces contacts entre Decoux et Chongqing ; mais ces derniers, se méfiant de lui, refusent de lui répondre (voir infra chapitre VII, second paragraphe). Ces démarches du gouverneur général pour s’assurer de la bienveillance de Chiang Kai-shek sont motivées par les empiètements de plus en plus nombreux des Japonais dans la colonie. Ils soutiennent la thèse d’une « Grande Asie » auprès des Annamites, pour renforcer leur hostilité contre la France. Tandis qu’en Chine, après la rétrocession de Shanghai et surtout après la rupture des relations diplomatiques, ils exercent une pression de plus en plus grande pour que la France renonce enfin à l’exterritorialité et reconnaisse le gouvernement de Nankin. Le 7 septembre, l’ambassadeur Mitani a effectué à Vichy une tentative dans ce sens, alléguant que les craintes de voir les intérêts français en Chine libre menacés n’ont plus de raison d’être pour s’y opposer. Mais le gouvernement français cherche à gagner du temps et refuse de céder27. Le docteur Chu Minyi s’en prend alors à la Compagnie française des Tramways de Shanghai et demande qu’elle passe sous le contrôle chinois. Cosme très embarrassé est obligé de céder.
Notes de bas de page
1 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie volume 166, Note du 28 février 1943 ; voir aussi volume 128, Rapports franco-chinois 3 mars 1943-9 août 1944.
2 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 165, rétrocession (9 janvier-15 mars 1943) pour tous les faits suivants jusqu’au 5 mars.
3 Le traité du 10 avril 1898 a accordé le droit d’établir une station navale avec dépôt de charbon pour 99 ans.
4 MAE Voir aussi Guerre Londres-Alger, volume 69.
5 MAE, Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, volume 166, Rétrocessions (17 mars-31 mai 1943).
6 MAE Guerre 1939-1945 Vichy -Asie, vol 164, Rétrocessions (23 mai 1940-18 décembre 1942). Voir aussi ouvrage de Fabienne Mercier, Vichy face à Chiang Kai-shek, op. cit.
7 MAE Ibid, vol 164, télégramme Boisséson, 6 avril 1943.
8 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 137, Concessions internationales, Changhai-Kulangsu (15 mars 1940-juillet 1943), Texte de renonciation de Kulangsu du 8 avril transmis par Cosme le 23 avril.
9 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 166, télég.de Cosme du 9 avril ; voir aussi volume 164, Rétrocessions, à la même date.
10 MAE Ibid., volume 166 (17 mars-31 mars 1943), accords du 18 mai 1943, même chose Londres-Alger, volume 69.
11 MAE Guerre Vichy -Asie, ibid., volume 166, Note du 27 mai 1943 (p. 213) ; et volume 141, Concessions françaises Tientsin-Hankou-Canton (1er juin 1943-8 août 1944).
12 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 167 (1er juin 1943-7 août 1944), Note de Vichy du 17 juin 1943 sur Shanghai ; Ibid., pour tous les faits suivants jusqu’au 17 juin.
13 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4, chapitre 61, juillet-septembre 1943, Rétrocession de la concession française de Changhai et capitulation de l’Italie.
14 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, volume 141 op. cit., Concessions françaises (1er juin 1943-8 avril 1944).
15 MAE, Guerre Vichy -Asie, ibid., vol 167, Lettre de Margerie du 30 juillet, puis rapport du 31 juillet 1943 du chef du gouvernement et des Affaires étrangères de Vichy au ministre de l’Industrie et des Finances.
16 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1352, Bulletin de renseignement de Pechkoff du 9 août 1943. Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit., p. 375 et suivantes.
17 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1356, Note de Pechkoff pour le Secrétariat du Comité de Défense nationale 15 septembre 1943. Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit., p. 381.
18 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 128, Rapports franco-chinois (3 mars 1943 - 9 août 1944) Decoux Dalat, 4 septembre 1943.
19 MAE Guerre Vichy -Asie, ibid., volume 128, Decoux 27 septembre 1943 et Arsène-Henry 28 septembre.
20 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 86, Agents en Chine libre (janvier1943 - mai 1944) Cosme 8 octobre 1943.
21 Ruscio Alain, Les communistes français et la guerre d’Indochine, 1944-1954, op. cit., p. 64 et suivantes.
22 Brocheux Pierre, Hô Chi Minh, op. cit., p. 121-130.
23 Ibid,, p. 126.
24 Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit., chapitre IX.
25 Ibid., chapitre IX, p. 408 ; Mercier Fabienne, Vichy face à Chiang Kai-shek, op. cit., p. 252
26 MAE Guerre Londres-Alger, volume 1476, Note de Siguret au gouvernement de Chongqing du 25 décembre 1943.
27 Mercier Fabienne, Vichy face à Chiang Kai-shek, op. cit., p. 257.
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