Chapitre V. Reconnaître ou non le gouvernement de Nankin : deux France face à face
p. 329-402
Texte intégral
1Profitant de la défaite de la France, et ne venant pas à bout de la résistance chinoise, les Japonais entreprennent de s’imposer en Indochine, et d’en faire, peu à peu, la base d’où partiront toutes leurs opérations en Chine et dans le Pacifique. L’histoire de la présence française en Chine est dès lors intimement liée à l’évolution des événements dans la colonie. Les responsables français, Cosme à Pékin et Catroux puis Decoux à Hanoi, établissant avec l’ambassadeur Arsène-Henry à Tokyo, une sorte de collaboration « triangulaire », pour faire face aux exigences toujours grandissantes des Japonais. Après le 18 juin, en métropole comme dans le reste du monde, deux France s’affrontent, celle qui accepte la défaite avec le maréchal Pétain, et celle qui veut poursuivre la lutte aux côtés du général de Gaulle. En Chine et Indochine, les représentants de la France Libre ne représentent que des petits groupes assez mal structurés, et à partir de 1942, en proie à une âpre rivalité entre giraudistes et gaullistes. Il faut attendre 1944, la fin des opérations en Europe et la prise de contrôle du général sur le mouvement de la France Libre, pour que se mettent en place en Chine et Indochine les éléments d’une résistance « officielle » pour reprendre la colonie aux Japonais. Parallèlement, devant l’évolution de la situation et la menace de plus en plus grande que fait peser l’avance des armées nippones, Angleterre et États-Unis décident d’apporter un soutien plus intensif à la Chine. À partir d’octobre 1940, le trafic par la route birmane est organisé et intensifié au maximum. Après l’ouverture de cette route, la Chine et la Grande Bretagne entreprennent la délimitation de cette frontière, restée indéterminée depuis le traité de 1897. Par l’accord du 18 juin 1941, la Chine obtient 2000 kilomètres et une participation dans les mines près de la ville de Liufang laissée aux Birmans. De plus, à partir d’avril 1941, Anglais et Américains promettent d’apporter une aide financière plus substantielle à la Chine et au mois de juillet suivant, s’engagent à abolir l’exterritorialité et à rendre leurs concessions dès la fin des hostilités1.
L’Indochine et les dilemmes de Cosme2
La débâcle en France et l’escalade en Indochine : Georges Catroux et Jean Decoux
Henri Cosme en désaccord avec Catroux après la défaite et l’appel du général de Gaulle
2En Indochine, le général Catroux est gouverneur général depuis juillet 1939. Les Japonais bloquant toutes les côtes de Chine, il a pour consigne de maintenir ouverte la frontière sino-indochinoise par laquelle transitent les armes, l’essence et tout le matériel destiné à la lutte contre le Japon. Le chemin de fer du Yunnan est un des axes essentiels. Les Japonais, qui n’arrivent pas à venir à bout des Chinois, commencent à émettre des protestations sur ce trafic et demandent d’interdire le transit des armes. Le gouvernement français fait mine d’y consentir, mais cela reste lettre morte. Le 16 juin 1940, Catroux, pour calmer le jeu, interdit celui de l’essence. Mais le commandant de Jonquières, responsable du Deuxième territoire dans la région de Cao Bang continue de laisser passer en Chine les stocks de matériel de guerre qui restent à Cao Bang et Quang Tuyen. De son côté, l’ambassadeur Cosme insiste auprès du gouvernement chinois pour que « le transit de l’essence par l’Indochine, fasse l’objet d’un examen immédiat et tout particulièrement attentif ». En un mot, il commence à trembler, conscient des risques qu’une politique anti-japonaise peut entraîner pour les possessions françaises de Chine et pour le maintien de la souveraineté dans la colonie.
3Dans le même temps, en France, après la déroute complète des armées, c’est la débâcle, la débandade générale et la confusion la plus totale3. Depuis le 9 juin, tous les ministères ont fui Paris pour la Touraine. Le chef du gouvernement Paul Reynaud et son cabinet, avec, entre autres, Roland de Margerie et le général de Gaulle, ont quitté Paris les derniers, le 10 juin. Reynaud s’est établi au château de Chissay. Les Affaires étrangères ont été affectées à Langeais et dans quelques localités d’alentour, Villandry et La Châtaigneraie. Comme tous ses collègues, le directeur d’Asie-Océanie Jean Chauvel est parti dans la soirée du 9 juin à destination de Villandry, en compagnie de son épouse dans la voiture de Daniel Lévi (ex-consul en Chine, conseiller à la direction politique). Le matin, alors qu’il est en train d’emballer ses archives et de faire ses cartons, il trouve sur son bureau un télégramme de Chongqing lui annonçant le succès des négociations sur le tungstène entreprises par Cosme puis Audinet depuis six mois. Le message annonce que le marchand d’armes a accepté de céder quatre-vingt dix canons contre 5930 tonnes de wolfram. Mais il est hélas trop tard, ce résultat positif est devenu sans objet, avoue Jean Chauvel. Le 14 juin au matin, fuyant l’avancée allemande, le gouvernement décide de se replier sur Bordeaux avec seulement les chefs de service des ministères. Il est impossible d’emmener tout le monde, les autres sont invités à se disperser et à se débrouiller comme ils le peuvent. Le même jour, les Allemands entrent dans Paris. Le 16 juin 1940, Pétain, 84 ans, remplace Reynaud ; Paul Baudoin prend les Affaires étrangères et Weygand le ministère de la guerre. Laval, Chautemps et Darlan font également partie du nouveau gouvernement. Malgré les tentatives britanniques et notamment un dernier message de Churchill adressé le 17 juin à Weygang et Pétain, les exhortant à ne pas céder et à ne pas livrer la flotte, le vieux héros de Verdun appelle à cesser le combat. Ce même 17 juin, le général anglais Spears s’envole pour l’Angleterre depuis l’aéroport de Bordeaux-Mérignac, emmenant avec lui le général de Gaulle, qui, le lendemain, sur les ondes de la BBC, appelle les Français à continuer la lutte à ses côtés. Le 21 juin, une délégation française dirigée par le général Huntziger, avec Léon Noël, Charles Rochat et Ernest Lagarde, signe la convention d’armistice4. Roland de Margerie les entrevoit dans l’automobile qui les emporte pour cette douloureuse et humiliante mission, le teint blême et le visage défait. La France est coupée en deux, une grande partie de son territoire passant sous la coupe des Allemands, les deux cinquièmes, Centre et Sud, restant en zone libre.
4Profitant de la défaite française et de la désorganisation du gouvernement, les Japonais décident d’agir. Le 18 juin, ils remettent un ultimatum à l’ambassadeur Charles Arsène-Henry à Tokyo afin qu’il le transmette à Hanoi, le 20 juin, au soir. Ce texte exige la fermeture complète de la frontière sino-indochinoise pour tout convoi ferroviaire transportant de l’essence, des camions, en un mot tout matériel ou produit susceptible d’aider la Chine à poursuivre la lutte. En outre, le Japon demande l’envoi d’une mission de contrôle à cet effet en Indochine. Dès le 22 juin, Chiang Kai-shek réagit et renforce son dispositif militaire le long de la frontière, menace la France d’intervenir au Tonkin, tout en lui proposant son aide deux jours plus tard. Quel choix doit faire la diplomatie française ? Les difficultés ne font que commencer…
5Loin des tragiques événements qui se déroulent sur le sol de France, mais face à une menace bien précise venant à la fois des Japonais et des Chinois, l’ambassadeur Henri Cosme, privé de toute directive, ne sait quelle position adopter. Il demande au général Catroux ce qu’il compte faire lui-même, ainsi qu’en témoigne ce télégramme du 24 juin 19405 :
« Le drame dont notre pays est le théâtre me conduit à vous prier de me faire connaître votre sentiment personnel sur la manière dont vous envisagez l’avenir -stop- Les Français de Chine vont d’instinct au Général de Gaulle et ont tendance à considérer que les éléments coloniaux de l’Empire ne doivent pas adhérer à l’armistice. Mon instinct me porte moi-même de ce côté-là -stop- J’hésite cependant à envisager une rupture avec Bordeaux qui impliquerait la reconnaissance du déshonneur de mon pays -stop- Sur le plan pratique, il m’apparaît, d’autre part, que ceux qui ont la charge des intérêts de la France en Extrême-Orient, compromettraient gravement l’avenir s’ils adhéraient à un gouvernement qui ne serait pas reconnu par le gouvernement japonais -stop- Ce faisant, nous donnerions au Japon une arme redoutable dont il ne manquerait pas de se servir pour attaquer l’Indochine et s’emparer des concessions -stop- L’intérêt qui s’attache à ce que M. Henry, vous et moi, soyons sur ces divers points en complète harmonie me paraît d’une importance capitale. »
6Catroux lui répond le lendemain 25 juin :
« J’approuve entièrement le général de Gaulle qui est mon ami et qui a du caractère et du talent, mais je ne saurais, pour les raisons qui vous inspirent, le déclarer ouvertement -stop- Je le ferais si l’Indochine était un dominion. L’opinion française et indigène souhaiterait que je me prononce contre l’armistice et pour la Grande-Bretagne -stop- Je me refuse à cette attitude dans les mots mais je la pratique dans mes actes -stop- Mon programme est d’ailleurs inclus dans ma proclamation du 19 juin où j’affirme que l’Indochine restera française tant que je la gouvernerai et que je n’y amènerai pas mon pavillon […] Je suis résolu à me comporter en grand feudataire d’une couronne, sans fierté, ni liberté. J’ai dès le premier moment prévenu Londres que pour moi, l’alliance et les accords particuliers continuaient -stop- Je persévèrerai car c’est la seule voie de l’honneur en même temps que l’intérêt. Croyez à ma patriotique résolution. »
7Le 26 juin, Catroux envoie un télégramme à l’amiral Decoux, commandant en chef des forces navales d’Extrême-Orient sur le croiseur Lamotte-Piquet à Saigon, lui indiquant qu’il refuse l’armistice du 22 juin et qu’il n’en appliquera pas les clauses. Il précise, en outre, qu’il a assuré la Grande Bretagne que l’Indochine se tenait toujours pour liée par l’alliance envers elle, et les accords en découlant. Un décret du 25 juin démet Catroux de ses fonctions au profit de l’amiral Decoux, lui enjoint de lui passer ses pouvoirs et de revenir en France dans les plus brefs délais. Catroux ne reçoit ce télégramme que cinq jours plus tard, le 30 juin. Il espérait une intervention de l’Angleterre ou des États-Unis en faveur de la France, mais il est rapidement obligé de constater que tout espoir est totalement vain. Dès 1937, les États-Unis ont fait connaître lors de la conférence de Bruxelles sur les affaires asiatiques, qu’ils ne s’associeraient pas à des manifestations contre les visées du Japon dans le Pacifique, ne voulant pas entrer en conflit avec ce pays. Lors des premières démarches japonaises auprès du gouvernement français, relatives au transit de matériel par le Tonkin, les États-Unis font savoir qu’ils refusent tout soutien à la France, même si le Japon attaque l’Indochine. Cette attitude ne variera guère jusqu’en 1946. Du côté de l’Angleterre, les difficultés auxquelles elle doit faire face, lui interdisent toute action. Dès le 27 juin, l’amiral Sir Percy Noble, commandant la flotte britannique d’Extrême-Orient, confirme à Saigon son impossibilité d’intervenir. Cependant, le 28 juin, le général de Gaulle est reconnu chef des Français Libres par Churchill et, le 7 août, les accords Churchill-De Gaulle reconnaissent les Forces Françaises Libres,
8Bien que démis de ses fonctions et conscient de la faiblesse des troupes françaises d’Indochine face à la redoutable puissance japonaise, de sa seule initiative et faute de directives, le général Catroux entreprend de négocier avec les Japonais pour tenter de préserver la souveraineté de l’Indochine. Pendant ce temps, en France, le gouvernement fuyant à nouveau les Allemands, après avoir quitté Bordeaux, termine son errance en zone libre, à Vichy, où il s’installe à l’hôtel du Parc dans les premiers jours de juillet. Une grande partie du microcosme parisien l’y retrouve. Le 11 juillet, Catroux télégraphie à Vichy qu’en raison des importantes négociations dans lesquelles il est engagé, il est de son devoir de signaler qu’un changement de chef en Indochine serait extrêmement préjudiciable pour les intérêts intérieurs et extérieurs de l’Indochine Il est appuyé par des personnalités résidant dans la colonie, notamment Aliette Breguet, la fille de Flandin qui, depuis Hanoi, télégraphie à son père « Je supplie intervenir pour maintien patron actuel dont tous disent que de lui dépendent paix intérieure et sécurité extérieure ». L’ambassadeur Henri Cosme intervient à son tour, le 15 juillet, mais pour rappeler Catroux à l’ordre et le mettre en garde6 :
« L’agence Reuter annonce que vous êtes en dissidence avec le gouvernement français et que c’est en opposition avec les ordres de ce dernier que vous continuez à gouverner l’Indochine -stop- Il y a là de toute évidence une manœuvre anglaise dont le but est de nous placer en porte à faux vis-à-vis des Japonais -stop- Je ne puis que vous laisser le soin d’apprécier sous quelle forme et dans quelle mesure il pourra convenir que l’information ainsi donnée fasse l’objet d’une rectification. »
9Certains, dans le gouvernement français, sont dans un premier temps d’accord avec Catroux pour refuser toute présence japonaise en Indochine, notamment le ministre des Colonies, Lemery et son chef d’état-major, Bürher, partisans d’une entente avec les nationalistes chinois comme le propose Chiang Kai-shek. Mais très vite, des responsables, qui, pour avoir vécu en Chine, connaissent bien le contexte géopolitique de cette partie du monde, prennent rapidement conscience que, sans l’appui des États-Unis, il faudra sans doute trouver « des accommodements avec le Japon », sous peine de perdre l’Indochine. C’est le cas du ministre des Affaires étrangères, Paul Baudoin, ancien directeur de la Banque d’Indochine. Le directeur d’Asie, Jean Chauvel, prône au contraire la résistance face au Japon, mais comme les autres il sera bien obligé de se plier à ces vues… Au Japon, le prince Konoye démissionnaire en janvier 1939 car trop favorable aux États-Unis, est rappelé le 16 juillet 1940 pour constituer un nouveau gouvernement. Ce dernier est beaucoup plus ouvert aux partisans d’une guerre avec les Anglo-saxons, notamment Matsuoka aux Affaires étrangères, et le général Tojo à la Guerre. Ils ont élaboré un programme secret qui a pour but de hâter la fin de la guerre en Chine, de prendre des mesures plus sévères à son égard ainsi qu’à l’encontre de Hong Kong et des concessions étrangères, et de se rapprocher de l’Allemagne et de l’Italie pour instaurer un nouvel ordre en Extrême-Orient et dans la zone Pacifique.
10Depuis juin 1940, l’interdiction de transit vers la Chine a bloqué dans les entrepôts de Haiphong les camions et le matériel militaire destinés aux troupes chinoises. Après la décision prise par Roosevelt, le 26 juillet, d’arrêter complètement les exportations de ferraille, d’huiles et d’essence d’aviation à destination de l’Empire du Soleil Levant, les Japonais se saisissent de tous les stocks ; sans s’occuper des protestations françaises et chinoises, les considérant comme matériel de guerre. Peu à peu, le Japon va prendre en Indochine la place de la Chine qui est privée de son plus important marché.
Jean Decoux et le gouvernement de Vichy : première capitulation devant le Japon
11Decoux, après avoir pris la direction du gouvernement de l’Indochine seulement le 20 juillet, est obligé de suivre la même voie que Catroux à l’égard du Japon, en s’engageant plus encore7. Pour commencer, il prévient Vichy que les contrôleurs japonais admis à la frontière ne sont pas une dizaine, comme l’avait laissé entendre Catroux, mais au moins deux cents ! De plus, le général Nishihara, porte-parole de l’état-major de Canton, demande l’accès au Tonkin pour ses troupes. Le 2 août, le colonel Sato, chef de l’armée de Canton, présente à l’amiral, au nom du nouveau ministre des Affaires étrangères Matsuoka, un second ultimatum. Il exige le libre passage de l’armée de Canton par le Tonkin, l’utilisation des aérodromes indochinois, et demande, en outre, les moyens nécessaires au transport des armes, des munitions et des vivres. Le directeur d’Asie-Océanie Jean Chauvel, comme les autres membres du gouvernement, est persuadé que le but du Japon, après l’occupation militaire du Tonkin, est celle de toute l’Indochine8. Il est d’avis qu’il faut absolument opposer un refus, de même que le ministre des Colonies, Lemery. Ils sont confortés par ce qu’affirme Bührer, le chef d’état-major des troupes coloniales. Ce dernier est en effet catégorique : l’Indochine est en état de résister, avec plus de cent mille hommes, plus de cent avions, etc. À son avis, les troupes nippones ne se sont mesurées jusqu’à présent qu’à des armées chinoises mal entraînées et mal équipées, autant dire à peu de choses… Mais le ministre des Affaires étrangères Paul Baudoin est beaucoup plus pessimiste quant à l’état des avions, prétendant qu’une dizaine seulement sont utilisables. Pour éviter une épreuve qui pourrait avoir des conséquences aussi désastreuses que celles subies par l’armée française sur son propre sol, mieux vaut négocier pour contenir, ou, peut-être même, réduire les prétentions de Tokyo, conseille-t-il.
12Ayant appris, le 6 août, qu’il ne pourrait compter, ni sur le concours des Etats-Unis, ni sur celui de l’Angleterre, le 12, il réunit un conseil des ministres, auquel participent Weygand, Darlan, Bührer et d’autres généraux, le ministre des colonies Lemery, Jean Chauvel et des hauts fonctionnaires. Il n’y a plus à tergiverser et il faut prendre rapidement une décision. Baudoin se fiant aux déclarations des ambassadeurs Arsène-Henry à Tokyo et Cosme en Chine, accepte le principe d’un accord politique, suivi d’une convention militaire. Le 30 août, un échange de lettres a lieu entre le gouvernement de Vichy et le gouvernement japonais à Tokyo, qui reconnaît l’intégrité de l’Union indochinoise et garantit la souveraineté française en Indochine, tandis que la France admet la situation prééminente du Japon en Extrême-Orient. Le 4 septembre, un accord militaire est conclu entre le général Martin, commandant des troupes françaises, et le général Nishihara : le gouvernement japonais reconnaît la souveraineté de la France en Indochine, qui, en échange, lui accorde les moyens qu’il réclame : trois aérodromes, le contrôle des voies ferrées par une garnison de 5 à 6 000 hommes, la libre disposition des routes et chemins de fer, des installations télégraphiques et radio pour la Marine et l’armée. Dès le 23 août, Baudoin a promis à Wellington Kou, ambassadeur à Vichy, qu’au cas où les troupes japonaises pénètreraient en Indochine avant l’accord militaire, la France ne s’opposerait pas au franchissement de la frontière par les Chinois. Il donne les mêmes consignes à Decoux et lui conseille de rester à l’écart si les troupes chinoises interviennent après la signature de l’accord. Aux États-Unis, Cordell Hull désavoue le gouvernement de Vichy au nom de Roosevelt. En septembre, l’amiral Platon, héros de Dunkerque et partisan de Darlan, remplace le ministre des Colonies Lemery9. Le 15 septembre, il rédige avec Baudoin un télégramme à l’intention de Decoux qui attend des instructions : le gouvernement français, après avoir repoussé les offres d’aide de Chongqing pour une lutte commune contre l’envahisseur japonais, a décidé de baser sa politique sur une entente avec l’Empire du Soleil Levant. De toute façon, à Tokyo, le parti de la guerre, avec l’amiral Tojo à sa tête, l’emporte sur le chef du gouvernement, le prince Konoye, beaucoup trop modéré, et ne va cesser d’arracher à la France de nouvelles exigences. Pour commencer, l’Indochine ne pourra signer aucun accord avec une autre puissance qui porterait atteinte au Japon. Ceci isole complètement la colonie et constitue une grave menace pour la Chine.
13La réplique des Chinois ne tarde pas. Le 10 septembre, ils font sauter le pont de la gare frontière de Hekou (Hokéou) qui relie cette localité à Lao Cai (Laokay) au Tonkin, ainsi que le tunnel par lequel le chemin de fer arrive à Hekou, et déposent les rails sur 178 kilomètres. Pour finir, ils nomment un commandant militaire de la ligne, en s’appuyant sur les textes prévoyant sa réquisition en temps de guerre, et notamment l’article 24 de la convention ferroviaire de 190310.
14L’ambassadeur chinois à Vichy Wellington Kou justifie ces faits en disant que ce sont de simples mesures de défense face aux Japonais, et le moyen le plus efficace pour les empêcher d’envahir la Chine par le chemin de fer venant d’Indochine. À Chongqing, Armand Gandon, le représentant de l’ambassadeur arrivé à ce poste il y a tout juste une quinzaine de jours, proteste contre ce qu’il estime être une interprétation abusive de l’article 24. Pour un retour de congé et de nouvelles fonctions, cela commence bien !
Figure 31 : Pont de Laokay (Collection Soulié de Morant).
15Mais Gandon est un homme d’une certaine trempe qui a déjà une grande expérience des affaires chinoises, ayant débuté sa carrière en 1925. Il a longtemps été en poste à Kunming avant d’être appelé, ces trois dernières années, à travailler pour la direction d’Asie à Paris. À son retour en Chine, au lieu de l’envoyer à l’ambassade à Shanghai, en raison des circonstances, Cosme préfère le dépêcher à Chongqing pour remplacer le jeune André Nègre trop inexpérimenté pour gérer un poste aussi délicat après le départ en congé de Guillaume Georges-Picot.
16L’amiral Decoux exprime également son mécontentement face à la destruction du pont, par l'intermédiaire de Cosme, insinuant que la menace japonaise est seulement un prétexte pour Chongqing pour s’emparer du chemin de fer du Yunnan qu’il convoite depuis longtemps, mais aussi pour couper de l’Indochine le maréchal Long Yun, maître du Yunnan. Selon certaines rumeurs, Decoux aurait tenté de détacher le maréchal du gouvernement de Chongqing, à l’égard duquel il a toujours montré des velléités d’indépendance. De plus Long Yun, est favorable à la France comme on l’a vu plus haut, ses représentants à Kunming, notamment Charles Lépissier, l’ayant toujours activement secondé par la livraison de quantité d’armes et munitions.
17Le 19 septembre, les Japonais lancent un nouvel ultimatum, puis décident de faire une démonstration de force pour intimider le gouvernement français et lui prouver l’impuissance de son armée à interdire l’accès de l’Indochine à leurs troupes. Trois jours plus tard, le 22 septembre, des bataillons japonais du Guangxi franchissent la frontière avec, dans leurs bagages, des révolutionnaires indochinois qui trouvent des complicités sur place. Les régiments français tentent de résister. De violents combats se déroulent du 22 au 25 septembre. Lang Son tombe ainsi que Thanh Moï, Dong Dang et Ky Lie. Les cent cinquante premiers morts français et indochinois confirment la faiblesse de l’armée française par rapport à un formidable potentiel japonais qui a révélé une armée moderne et extrêmement bien équipée, contrairement à ce qu’avait prétendu Bürher. Après le cessez-le feu, décrété le 23 septembre, le 26, les premières troupes japonaises débarquent à Haiphong. Decoux, peu à peu, est contraint de satisfaire les exigences toujours plus grandes des Japonais.
Cosme : difficile équilibre entre Chongqing et Tokyo
Cosme rouvre le consulat de Nankin, les Japonais accentuent la pression sur le gouvernement réfugié à Chongqing
18Sous la pression des Japonais et de Vichy, Henri Cosme n’a d’autre choix que de suivre la même voie que l’amiral Decoux. Commence alors pour l’ambassadeur français un dangereux exercice d’équilibriste, dont l’enjeu est le maintien de bonnes relations à la fois avec le Japon et le gouvernement nationaliste de Chongqing auprès duquel il est officiellement accrédité.
19Tout d’abord, après l’installation du gouvernement projaponais de Wang Jingwei à Nankin, fin mars 1940, Cosme a décidé de rouvrir un consulat dans cette ville. Les dirigeants de Vichy jugeant indispensable d’y avoir un observateur politique, et surtout un agent officieux, auprès de ce gouvernement qu’ils ne peuvent reconnaître officiellement. Il s’agit évidemment de donner un gage aux Japonais que Cosme ne veut surtout pas mécontenter, afin de préserver les intérêts de la France. La gérance du poste de Nankin est confiée au secrétaire-interprète de 2e classe, Pierre Salade, qui a déjà exercé ces fonctions lorsque le consulat était réfugié à Hankou puis à Chongqing, en remplacement de Michel Blot. Il rejoint sa nouvelle affectation le 19 août 1940. Cela fait plus de trois ans qu’il n’y a plus de représentant français à Nankin, Lucien Colin et ses collègues ayant fui en novembre 1937 en direction de Hankou. En revanche, la Grande Bretagne y a maintenu un consulat et est toujours présente. Les États-Unis, qui n’en avaient plus depuis l’installation de leur ambassade dans cette ville, ont jugé préférable de ne pas en ouvrir un sous l’occupation japonaise, mais laissent subsister des « bureaux de l’ambassade ». Il n’y a pratiquement plus de ressortissants français. Le vicariat ayant été attribué en 1936 au clergé séculier chinois, et le collège Ricci transféré par les Jésuites à leurs collègues de Californie, il n’y a plus aucun missionnaire. Seules, demeurent encore à Nankin une religieuse française franciscaine et une infirmière bénévole qui vivent au couvent. Difficile pour la France de revendiquer la protection de seulement deux femmes pour justifier l’implantation d’un consulat ! Personne n’est dupe et tout le monde comprend qu’il s’agit, en réalité, d’une manière déguisée de « reconnaître » le gouvernement de Nankin, et d’y avoir un représentant accrédité qui tient lieu d’intermédiaire avec l’ambassadeur. Naturellement le gouvernement de Chongqing n’apprécie guère. Comment pourrait-il en être autrement ?
20Les accords franco-japonais de septembre aggravent encore plus son mécontentement vis-à-vis de Vichy. Le 27 septembre, par l’intermédiaire de son directeur d’Europe, il en fait part en des termes assez vifs à Armand Gandon à Chongqing. Le vice-ministre des Affaires étrangères refuse même de recevoir le représentant français dans un premier temps. Puis se ravise et, lui rappelant que la collaboration de tous s’impose pour lutter contre les Japonais, lui demande de lui communiquer la teneur des accords de septembre. C’est Cosme lui-même qui va se rendre à Chongqing, au mois d’octobre, à la demande de Baudoin, inquiet de la présence de plus de 150 000 soldats chinois à la frontière. Notons au passage que les Chinois n’ont rien fait pour enrayer la progression des troupes nippones sur les 800 kilomètres qui séparent Canton de la frontière indochinoise, malgré leurs menaces réitérées d’envahir le Tonkin si les Japonais y pénétraient. Pour le gouvernement nationaliste, ce « laissez faire » est motivé par le désir de voir le conflit se mondialiser, pour ne plus avoir à combattre seul contre les Japonais. Leurs raids sont incessants contre les côtes de la Chine du sud et surtout contre Chongqing. Ils n’ont qu’un seul but : briser, par la force, le gouvernement nationaliste.
21Du 22 avril au 10 juillet 1940, ils n’ont cessé en effet de s’acharner sur Chongqing, lui infligeant des bombardements quotidiens incessants (pas moins de trente et un)11. Leurs avions, en trois ou quatre vagues se succédant à des intervalles variant de cinq minutes à une heure et demie, ont effectué des raids dévastateurs, semant partout la mort et la terreur. Alors que le consulat et l’ambassade n’avaient pas subi trop de dégâts après les terribles bombardements des 3 et 4 mai 1939, cette fois ce n’est plus le cas. L’immeuble abritant les bureaux de l’ambassade de France est détruit en grande partie : la toiture est crevée en cinq endroits ce qui a entraîné l’effondrement des plafonds ; toutes les huisseries ont été arrachées. Les agents risquant d’être tués à chaque instant, Henri Cosme a autorisé son représentant Armand Gandon et son personnel à quitter les locaux de l’ambassade pour se réfugier de l’autre côté du fleuve, sur la rive sud, et à y transporter tous les services. Les logements sont précaires, de simples paillotes en pleins champs. Depuis lors, en dépit d’une sécurité toute relative, « les choses n’ont fait qu’empirer pour nos agents, signale Cosme, la démission de nos deux secrétaires chinois (leurs maisons ont été complètement détruites par les bombes), une vague de chaleur particulièrement forte, sont venus éprouver le courage et le zèle de mes collaborateurs ».
22Seul, Léon Jankélévitch, chargé du consulat depuis novembre 1939 en remplacement de Jules Médard (expédié à Hoihow à la place de Siguret), a refusé de quitter son poste tant que l’immeuble n’a pas été complètement détruit. Le consul français, extrêmement érudit et grand sinologue, entretient des contacts étroits avec les milieux intellectuels chinois, particulièrement les communistes. La Ligue des écrivains de gauche, à laquelle appartient Guo Moruo, s’est réfugiée à Chongqing et diffuse ses journaux. Depuis la constitution du Front uni en juillet 1937, le gouvernement nationaliste a autorisé l’installation à Hankou puis à Chongqing, d’une antenne rouge avec des personnalités de premier plan, comme Zhou Enlai. Tandis que des bureaux de liaison sont établis dans d’autres grandes villes pour faciliter le départ de volontaires vers Yan’an. Les fréquentations de Jankélévitch attirent sur lui l’attention de la police du Guomindang, et il devra, un peu plus tard, en subir les conséquences. Mais pour l’heure, ce ne sont ni les nationalistes ni les bombardements qui le chassent de Chongqing, mais la décision de Vichy d’écarter tous les juifs des postes de l’administration française. Atteint par les lois raciales d’octobre, il quitte le consulat en décembre 1940, passant le service à Michel Blot, en attendant l’arrivée du nouveau titulaire, Jean Royère, encore à Longzhou. Son départ suit de peu celui d’Armand Gandon qui est envoyé à Yunnanfou, au mois de septembre 1940, poste qu’il connaît bien. Michel Blot prend également en charge la direction du bureau diplomatique, en attendant la venue du nouveau titulaire, Jean Paul-Boncour, arrivé à Shanghai, le 23 octobre, en même temps que Roland de Margerie,
23Tandis que la pression s’accentue sur Chongqing, en revanche, à Longzhou et au Guangxi, on respire. Les Japonais quittent les lieux fin octobre. Après leur retraite dans le secteur de Nanning au début de l’année, ils ont lancé une deuxième offensive sur Longzhou et sa région, qu’ils ont réoccupée une seconde fois, au mois de juillet 1940. De l’autre côté de la frontière les militaires français, sur ordre du colonel de Jonquières et avec l’accord des Chinois, ont fait sauter le pont international de Thuy Cau, au mépris des accords franco-japonais. Les troupes nippones se retirent le 27 octobre, au grand soulagement de Jean Royère et de la petite colonie française12 :
« C’est avec le plus profond soulagement que les Français de Longzhou ont vu les troupes japonaises quitter cette province. Quel que soit l’état des relations politiques entre notre pays et les deux adversaires d’Extrême-Asie, ils estiment sans doute qu’il vaut mieux, malgré une certaine xénophobie latente, vivre au contact de l’armée chinoise plus fantaisiste mais plus accommodante. Du 9 octobre au 27, date de départ des troupes japonaises, la situation de nos ressortissants à Longzhou n’a pas été sensiblement améliorée, malgré de nouvelles démarches de ma part, auprès des militaires nippons. Cependant des promesses m’avaient été faites, dont une seule s’est concrétisée : j’ai obtenu, après de vives insistances, de pouvoir me rendre, le 20 octobre, à Hanoi, pour y recevoir les soins qu’exigent mon état de santé et pour y signaler les déplorables conditions de vie. La réoccupation du Kouangsi par les Chinois nous permettra d’écouler de nouveau une existence, sinon plaisante, du moins plus libre et plus facile. À faire le bilan de cette seconde occupation on peut dire qu’elle nous aura été fort pénible du point de vue moral, survenant à une époque critique au cours de laquelle nul ne pouvait prévoir quelle serait la destinée de la France et celle de l’Indochine. Nous avons, faute de nouvelles, car enfermés dans nos résidences, connu maintes angoisses. Pendant 4 mois, j’ai dû lutter sans trêve pour obtenir des Japonais le respect des concessions et du droit le plus élémentaire. Sans cesse, j’ai dû lutter contre la propagande sourde des militaires nippons, qui, en représentant aux yeux des Chinois, notre pays et ses colonies complètement abattus par la défaite, voulaient les amener pour le moins à nous boycotter. J’ai finalement réussi, grâce à l’appui de tous nos nationaux, à maintenir notre position et notre prestige intacts. Mais l’effort a été rude, car, à nos soucis moraux, s’ajoutaient les nombreuses privations matérielles dont nous avons également souffert. »
24Seul, l’un des cinq religieux vivant au Guangxi, le père Maillot, a été molesté à plusieurs reprises par des soldats japonais qui ont dévasté sa mission, pris ses animaux, dont ses sept chevaux, et tous ses effets personnels (montres, vêtements, couvertures, armes). Peu après, Jean Royère quitte Longzhou pour Chongqing.
25Au Yunnan, Kunming est bombardé les 2, 8, 13 et 28 octobre. Le consulat est sérieusement endommagé par deux bombes. La ligne de chemin de fer française est également visée, malgré les protestations de l’ambassadeur à Tokyo Arsène-Henry démontrant que celle-ci ne constitue plus une voie de ravitaillement pour le gouvernement chinois. De plus, de l’autre côté de la frontière, au Tonkin, les militaires japonais agissent en pays conquis et encouragent sourdement la population à secouer le joug des Français. Pierre Crépin qui vient d’être mis à la retraite par un décret du gouvernement de Vichy, est encore à la tête du poste de Kunming, en attendant l’arrivée d’Armand Gandon,
Retour de l’ambassade à Pékin, Jean Paul-Boncour représente Cosme à Chongqing
26Fin septembre 1940, Cosme a décidé de ramener à Pékin les services de l’ambassade repliés à Shanghai depuis le déclenchement du conflit sino-japonais en même temps que ceux de Chongqing. En premier lieu, pour une question pratique : « le rendement du poste sera amélioré quand mon personnel sera réuni à Pékin au lieu d’être éparpillé entre trois cellules qui ne communiquent que difficilement entre elles13 ». C’est sans doute aussi une façon de se mettre en retrait vis-à-vis du gouvernement de Chongqing, et de celui de Wang Jingwei à Nankin, où, de toute façon, Pierre Salade le représente. Tout en satisfaisant en même temps ses aspirations personnelles. Ses collaborateurs, notamment Jules Beauroy et Robert de Boisséson revenus à Pékin depuis l’automne 1939, ne lui ont-ils pas vanté le calme et la douceur de vivre qui règnent dans l’ancienne capitale, malgré la présence japonaise. Autre avantage : des milliers de kilomètres le sépareront également de la concession de Shanghai et de son agitation.
27La colonie française a toujours été réputée pour être la plus rétive de Chine, sinon de toutes les autres possessions françaises. Elle le devient plus encore, en raison de la vive opposition entre partisans de Vichy et ceux du général de Gaulle. Ces derniers commencent à être un peu trop bruyants. Cosme a cependant réussi à obtenir le départ du consul général, Pierre Augé, qui tentait d’entraîner dans la dissidence la police de la municipalité, et l’envoi d’un nouveau diplomate, Roland de Margerie qui a demandé sa réintégration. Conseiller d’ambassade à Londres lors de la déclaration de guerre, Margerie a renoncé momentanément à la vie diplomatique pour s’engager, le 4 septembre 1939, comme capitaine, et a été envoyé sur la ligne Maginot. Mais au mois d’avril 1940, Paul Reynaud président du Conseil et ministre des Affaires étrangères lui demande de revenir à Paris pour être son directeur de cabinet. Il participe aux négociations franco-britanniques et, comme son supérieur hiérarchique, est fermement opposé à l’armistice souhaité par Pétain et Weygand. C’est lui qui, le 9 juin, présente le général de Gaulle à Churchill. Après la démission de Reynaud, le 16 juin, dès le lendemain, il envoie sa famille à Londres et fournit un passeport à Madame de Gaulle lui permettant de quitter Bordeaux pour rejoindre l’Angleterre. Il approuve la décision du général de Gaulle, appelant à poursuivre la lutte. Mais, en tant que haut fonctionnaire, il est contre le gouvernement dissident que le général veut mettre en place. De plus, il désapprouve totalement ceux qui, dans son entourage, appellent à développer les actes de violence en France pour lutter contre l’occupant. Le 20 juin 1940, il se fait remettre à la disposition du ministère et, par décret du 21 juin 1940, est chargé, à titre temporaire, du Consulat général de Shanghai en remplacement de Pierre Augé, alors qu’il aurait souhaité l’ambassade de Lisbonne. Obligé de passer par les États-Unis pour rejoindre la Chine, Roland de Margerie gagne l’Angleterre et a une dernière entrevue avec Churchill et de Gaulle. Selon ce qu’il écrit dans ses souvenirs, le général l’interroge sur les objectifs de sa nouvelle mission, mais ne lui demande pas de le suivre. Va-t-il lui faire cette requête ? L’entrevue entre les deux hommes est brutalement écourtée par l’arrivée inopinée du général Béthouart. En dépit du peu d’attrait pour le poste de Shanghai qu’il considère comme un « exil brutal », Margerie n’a plus le choix. Il s’embarque à Liverpool, le 2 août 1940, avec son épouse, sa fille Diane et ses deux fils, Bertrand et Emmanuel, et arrive à New-York le 12 août. Au début du mois de septembre, il prend un paquebot à San Francisco à destination de Shanghai, en compagnie de Jean Paul-Boncour. Le neveu de Joseph, ancien président du Conseil, vient prendre ses fonctions de conseiller à l’ambassade, en remplacement de Guillaume Georges-Picot, expédié à Mexico en raison de sa mésentente avec l’ambassadeur Henri Cosme et surtout de ses critiques vis-à-vis de la politique de collaboration avec le Japon. Jean Paul-Boncour est non seulement un homme au caractère bien trempé, mais aussi un homme d’expérience. Il a participé à plusieurs conférences internationales, a rempli des fonctions importantes au ministère et venait d’être désigné conseiller de presse à Washington auprès de l’ambassadeur français, lorsque cette nomination a été changée pour celle de Chongqing.
28Pendant que Margerie et Paul-Boncour voguent vers la Chine, Henri Cosme est chargé par le ministère de se rendre à Chongqing pour y rencontrer, les 25 et 26 octobre, le ministre des Affaires étrangères Wang Chonghui. Il a pour mission de faire connaître au gouvernement nationaliste la teneur des accords de septembre, mais non le texte complet lui-même. Les Japonais qui désirent l’empêcher de communiquer ces accords à Chiang Kai-shek, tentent – en vain – de s’opposer à son départ. Avant de rejoindre le Sichuan, Cosme doit passer par Hanoi pour y conférer avec l’amiral Decoux. Durant son absence, il confie la direction des affaires à Shanghai à Amédée Beaulieux, en qui il a toute confiance. Il donne l’ordre au ministère de lui adresser toutes les communications d’ordre administratif :
« Il a en effet une grande expérience du poste, précise Cosme, cet agent restera à Shanghai jusqu’à ce que je sois arrivé à Chongqing. Lorsque je serai arrivé à Chongqing, Votre Excellence m’adressera provisoirement dans cette ville les communications de caractère administratif, pendant que Beaulieux fermera la cellule de Shanghai et se rendra à Pékin. Quant M. Beaulieux sera arrivé à Pékin, il prêtera son concours à M. de Boisséson, qui traitera alors toutes les affaires administratives. Je n’aurai plus à correspondre avec Votre Excellence que pour les affaires politiques. »
29Retardé par le mauvais temps, Cosme quitte Shanghai seulement le 4 octobre au matin. Il a demandé à Imbert de Laurent-Castelet de l’accompagner. Depuis son précédent voyage en Indochine, au mois de mars, l’ambassadeur s’est pris d’une véritable affection pour ce jeune homme discret, mais dont il a pu apprécier les grandes compétences (« Je l’ai aimé comme un fils », écrira plus tard Cosme14). Il arrive le 8 octobre à Hanoi, le 10, est à Hong Kong, et en repart, le 18, pour Chongqing où il reste jusqu’au 27 décembre. Il repasse alors à Hong Kong qu’il quitte le 2 janvier 1941 à destination de Haiphong pour s’entretenir à nouveau avec l’amiral Decoux. De retour à Shanghai début février 1941, il y passe quelques jours afin de faire le point avec Roland de Margerie, qui a pris la direction du consulat le 23 octobre. Peu de jours après l’arrivée du nouveau consul général, le président du tribunal de la concession Toussaint d’Hooghe est assassiné par des émissaires de Chiang Kai-shek. Dès son arrivée, Roland de Margerie a pu prendre la mesure de la situation et apprécier l’ambiance de Shanghai. Quelques mois plus tard ce sera le tour d’un avocat, maître d’Auxion de Ruffé.
30Jean Paul-Boncour, arrivé en même temps que Roland de Margerie, est délégué à Chongqing par Henri Cosme auprès de Chiang Kai-shek. Il doit rejoindre le Sichuan dès le retour de l’ambassadeur dans la capitale. Cosme quitte Shanghai le 22 février et arrive à Pékin le 2 mars. Le lendemain, il donne ses instructions à Paul-Boncour qui part aussitôt pour Chongqing, où il prend son service le 29 mars 1941. Le bureau diplomatique de Chongqing « étant considéré comme un poste de liaison entre le Gouvernement chinois et l’Ambassadeur », Paul-Boncour portera le titre officiel de « Représentant de l’Ambassadeur de France en Chine ». Ses obligations sont strictement définies15 :
31En premier lieu, il est bien précisé que :
« L’agent qui occupe ce poste, doit, avant tout, se pénétrer de l’idée qu’il lui appartient essentiellement de faire connaître au Gouvernement chinois le point de vue de l’ambassade, sur telle ou telle question particulière. Il transmet au Wai Kiaopou les notes conformément aux instructions qu’il reçoit de Pékin. Il communique à l’ambassade les réponses du Gouvernement chinois. »
32En clair, il ne doit prendre aucune initiative personnelle, et toujours se conformer aux instructions de l’ambassadeur. Comme dans tout poste diplomatique, il doit se mettre en rapport avec les personnalités françaises en résidence ou de passage à Chongqing pour raisons officielles ou commerciales ; mais doit surtout entretenir des contacts fréquents avec les autorités du Gouvernement chinois. Dans ce but, il devra donner des réceptions pour lesquelles il disposera d’une somme mensuelle de 2 000 dollars, à titre d’indemnité de représentation, sur les fonds dont dispose l’ambassade. En cas de réceptions exceptionnelles, notamment à l’occasion de visites de personnalités françaises, l’ambassadeur prendra les dépenses à sa charge, s’il les juge justifiées. D’autre part, il lui est bien recommandé de ne communiquer directement qu’avec l’ambassade. Il n’est donc pas autorisé, sauf ordre donné par l’ambassadeur pour certaines questions particulières, à télégraphier directement au Département, aux autorités françaises d’Indochine, ou aux consulats de France en Chine. Toutefois, pour éviter une perte de temps qui pourrait être préjudiciable au service, il pourra transmettre directement des lettres au Département par la valise diplomatique :
« Ces lettres ne peuvent traiter que de questions administratives, commerciales, économiques. L’agent qui est à Chongqing n’a bien évidemment pas qualité pour saisir le Département de questions portant sur les relations politiques de la France et de la Chine. Celles-ci relèvent essentiellement de l’autorité de l’Ambassadeur. Les lettres envoyées par la cellule de Chongqing au Département devront être communiquées en double exemplaire au siège de Pékin, être rédigées au nom de l’Ambassadeur et signées par délégation de l’Ambassadeur. »
33Et pour finir :
« Le représentant de l’Ambassadeur n’est pas autorisé à s’absenter de son poste sans avoir obtenu au préalable l’agrément de l’Ambassadeur. »
34Henri Cosme est loin d’imaginer que son représentant, deux ans plus tard, désobéira complètement à ses ordres. Pour l’heure, à peine revenu à Pékin, une mauvaise surprise attend l’ambassadeur. Il apprend tout à fait officieusement qu’un décret du 27 février 1941, de la main de Darlan, le déplace à Moscou et qu’il est remplacé en Chine par Louis de Robien. Cette décision est confirmée par un décret du 5 avril 1941, signé de Pétain16. Mais ce changement ne se fait pas. En mai, cette décision est ajournée et Henri Cosme est maintenu dans ses fonctions, au grand dam de Louis de Robien qui ne comprend pas ce revirement. Quelles sont les raisons de ces valses-hésitations ? Les voyages de l’ambassadeur en Chine libre à Chongqing, et notamment celui d’octobre, ont été très mal perçus par les dirigeants nippons, et ce dernier est devenu persona non grata auprès de ces mêmes autorités. Il semblerait surtout que les Japonais, essentiellement les militaires, aient eu l’intention, en suscitant l’envoi d’un nouvel ambassadeur, de forcer les dirigeants de Vichy à reconnaître le gouvernement de Nankin de Wang Jingwei, mis en place par leurs soins. Et à rompre, de ce fait, les relations avec Chiang Kai-shek. Le gouvernement de Vichy prenant conscience du piège, maintient donc Henri Cosme à son poste, évitant sans doute une riposte de Chongqing et le risque de voir les troupes nationalistes envahir l’Indochine.
Figure 32 : Jean Paul-Boncour avec Pierre Millet (Collection Madame de Boisséson).
Figure 33 : Jean Paul-Boncour chez les eunuques à Pékin.
Janvier-décembre 1941 : les empiètements japonais de plus en plus nombreux jusqu’à Pearl Harbor
La Chine libre soumise aux raids des Japonais qui augmentent leur mainmise sur l’Indochine
Bombardement de Longzhou, Yunnanfou et Chongqing ; les agents français en difficulté
35À partir des trois aérodromes indochinois que leur ont abandonnés les accords de septembre, les Japonais ne se privent pas de bombarder la route birmane, le Yunnan, le Sichuan et les régions côtières. À Longzhou, c’est Jean Camaly, secrétaire-interprète de 3e classe, initialement à Swatow puis à Shanghai, qui a pris, le 22 janvier 1941, la direction du consulat des mains de Jean Royère nommé à Chongqing. Six jours après son arrivée, le 28 janvier, Jean Camaly décide de rendre visite au père Cayssac à la mission catholique, accompagné de son épouse17. Alors que tous trois sont en train de converser à l’extérieur, soudain, à 14 heures 30, retentit le signal d’alerte annonçant l’arrivée d’avions japonais. Six bombardiers, volant à basse altitude, commencent leurs opérations de destruction. Une bombe explose à un mètre de la demeure du père Cayssac, et à cinq mètres seulement de l’endroit où se trouvent le père et le couple Camaly. La maison est complètement détruite et l’église endommagée. Camaly est blessé par deux éclats qui ont pénétré dans sa cuisse gauche près du genou, l’un superficiellement, l’autre beaucoup plus profondément près de l’artère fémorale. Le père Cayssac est touché plus légèrement à l’arcade sourcilière. Madame Camaly est indemne. Transporté au consulat, Camaly constate qu’une bombe est également tombée à l’intérieur du mur d’enceinte de la résidence, endommageant partiellement celle-ci, et détruisant une partie des dépendances, ainsi que tout le système de communication télégraphique. Les deux blessés et Madame Camaly sont évacués immédiatement sur Talung et Cao Bang. Mais l’avion sanitaire que l’amiral Decoux leur envoie pour les conduire à Hanoi, ne peut atterrir, en raison des mauvaises conditions atmosphériques. Après deux jours d’un pénible voyage en voiture pour parcourir 400 kilomètres, dont 33 en jonque sur une rivière, ils arrivent enfin à la clinique Saint-Paul de Hanoi.
36En dédommagement de ses blessures, le 3 février 1941, le ministère nomme Camaly secrétaire-interprète d’Extrême-Orient de 2e classe. Le 10 février, le baron Hayashi, consul général du Japon, vient lui rendre visite à la clinique pour lui présenter les excuses de son gouvernement, lui affirmant que les aviateurs japonais n’ont pas aperçu les couleurs françaises. Camaly refuse de croire à une telle erreur ; les avions volant à très basse altitude, il leur était impossible de se tromper. En effet un drapeau de six mètres sur trois est peint sur le toit de chacun des deux bâtiments consulaires qui se trouvent à plus de cinq cents mètres d’une caserne. Un autre de cinq mètres flotte en permanence sur le consulat. Quant à la mission, située à plus de cent cinquante mètres de tout autre bâtiment, un pavillon de quatre mètres sur trois est peint en haut du clocher. Un autre grand drapeau est déployé devant la résidence. Ces bombardements soi-disant « accidentels » ne sont-ils pas une forme d’avertissement et d’intimidation vis-à-vis des intérêts français, en représailles contre le voyage de Cosme à Chongqing ? Camaly quitte la clinique le 19 février, et rejoint son poste, bien que partiellement rétabli.
37À Yunnanfou-Kunming, c’est Armand Gandon, qui, après Chongqing, est à nouveau en charge de ce consulat, depuis fin novembre 1940, en remplacement de Pierre Crépin. Une fois de plus, sa présence s’impose en raison de la position particulière de cette province du Yunnan, fief de Long Yun18. Dès son arrivée, Gandon signale des mouvements de troupes importants et la présence de « corps spéciaux » dans la région de Mengzi, avec la présence de communistes vietnamiens auquel le maître du Yunnan semble apporter une aide conséquente. Mais au même moment, des volontaires américains sous les ordres du général Claire Chennault se trouvent dans le secteur, avec leurs Tigres volants, qu’ils font décoller depuis un aérodrome non loin de Kunming. Au début du mois de janvier 1941, Gandon signale à nouveau des concentrations importantes de troupes chinoises à la frontière, environ 20 000 hommes dont 9 000 transportés par le chemin de fer. Le gouvernement de Chongqing rapatrie en même temps un nombre important de piastres qu’il détient en Indochine, et rafle toutes celles qu’il peut trouver à Kunming. L’amiral Decoux confirme ces faits. Dans quel objectif, s’interroge Gandon, est-ce pour intervenir au Tonkin ? En définitive, il semble que tout ce remue-ménage n’ait uniquement pour but que des mesures défensives contre les Japonais, Chongqing n’ayant aucun intérêt à attaquer l’Indochine, de peur que la France ne reconnaisse le gouvernement de Nankin. Effectivement, les Japonais lancent de nouveaux raids contre Kunming. Après avoir durement été éprouvé par le déluge de bombes qui ont complètement détruit les immeubles abritant l’ambassade à Chongqing, Gandon, dans son nouveau poste, se retrouve encore sous la mitraille avec son épouse. Le 29 avril 1941, vingt-sept avions japonais fondent en piqué sur la ville. Une bombe atterrit dans l’enceinte du consulat à quelques mètres de la résidence consulaire, endommageant fortement les bâtiments. Par chance, tous les résidents sont indemnes.
38À Chongqing, les Japonais s’acharnent plus que jamais sur le siège du gouvernement nationaliste. Jean Royère arrive le 15 mai 1941, et prend le service du consulat des mains de Michel Blot qui en assurait la gérance depuis le 19 décembre précédent, tout en dirigeant également le Bureau diplomatique qu’il a passé le 29 mars 1941 à Jean Paul-Boncour. Peu de temps avant, le 20 février 1941, est arrivé également le colonel Yvon, attaché militaire :
« Nous vivions dans un isolement à peu près total, du fait des bombardements japonais incessants, de l’absence de communications et de nouvelles ; seuls les journaux anglais et américains nous parvenaient par Hong Kong, racontera-t-il plus tard. Tous les étrangers étaient dans le même cas et Chongqing ne communiquait plus avec l’extérieur que par avion, la route de Birmanie ne permettant qu’une circulation difficile et restreinte. Nous n’avions aucun représentant de la France Libre, et les Américains et Anglais restaient muets sur leurs intentions et les délais de leur intervention19. »
39Le 2 juin 1941, lors d’un nouveau bombardement, le consulat est atteint. Onze bombes, sept explosives et quatre incendiaires dont trois n’ont pas pris feu, s’abattent dans son enceinte. L’hôtel consulaire est atteint par au moins trois bombes explosives et toute l’aile ouest peut être considérée comme complètement détruite (deux chambres, la salle à manger, le salon et la cuisine au premier étage). L’entrée et la cage d’escalier, situées au centre du bâtiment, ont passablement souffert. La toiture s’est effondrée, toutefois murs et planchers sont encore en place. L'aile est (bureaux et appartement du consul) a été endommagée par le souffle et les éclats : portes, fenêtres et volets ont été en partie brisés ; de très nombreuses tuiles ont été réduites en miettes. Dans le jardin, un engin d’une cinquantaine de kilogrammes a creusé un vaste entonnoir. Tout est ravagé dans un rayon d’une vingtaine de mètres : arbres sectionnés, mur d’enceinte effondré, grand portail à moitié détruit… Une des maisons des domestiques est criblée d’éclats d’acier, celle du portier à l’entrée du consulat a été directement atteinte par une bombe incendiaire. Tout a été dévoré par les flammes. Une seconde maison de domestiques a reçu deux bombes explosives. Sur les trois grandes pièces, deux sont en ruine, la troisième est très endommagée. Enfin l’habitation des secrétaires et le mur d'enceinte, en deux endroits différents, ont été détériorés par le souffle des projectiles qui se sont écrasés sur les terrains de l’ambassade de Grande-Bretagne. Quant aux trois bombes incendiaires qui n’ont pas explosé, l’une d’elles s’est enfoncée dans le jardin potager situé derrière le consulat ; les deux autres sont tombées dans la cour d’entrée, causant de légers dégâts à un mur et aux dalles qui recouvrent le sol.
40Quelques heures après la fin du raid, des équipes spéciales de la « Protection anti-aérienne » sont venues retirer ces engins :
« Pendant toute la durée de l’alerte, signale Royère, je suis resté, en compagnie de nombreux réfugiés, dans l’abri du consulat, creusé sous le jardin. Une bombe, de moyen calibre, est tombée juste au-dessus du souterrain. Nous n’avons senti, au moment de l’éclatement, qu’une très sourde commotion et les parois de rocher du refuge ont à peine bougé. Nous avons par contre sérieusement éprouvé la dépression causée par les déflagrations des projectiles qui se sont écrasés autour du consulat : douleurs au tympan, forte oppression. Les dégâts sont considérables… »
41Au total, Royère les évalue à 222 300 dollars.
42Jean Paul-Boncour décide de transférer l’ambassade dans un bungalow situé sur une hauteur, à proximité de la ville, pour échapper aux raids des avions nippons. Mais le 14 juillet, il est soudain pris d’une crise d’appendicite aiguë. Quatre jours plus tard, il avertit l’ambassadeur qu’il est obligé de se rendre à Yunnanfou pour y subir une intervention à l’hôpital Calmette. Son état s’étant aggravé, il n’est pas transportable et est admis à l’hôpital canadien de Chongqing. Le 21 juillet, il n’est toujours pas opéré. Il refuse, en effet, que l’intervention soit faite par un chirurgien chinois et exige la venue du médecin en chef de l’hôpital français de Yunnanfou, le docteur Lanzalavi, qui arrive par avion. « Avec la glace que nous avons pu nous procurer, la péritonite a pu être localisée, écrit Paul-Boncour à son père le 26 juillet. Dès que mon état le permettra, je serai transporté par avion à Yunnanfou où il m’opérera dans un mois environ. »
43Pendant ce temps, les bombardements se poursuivent. Le 29 juillet, le consulat est de nouveau atteint par une bombe d’une très forte puissance :
« Au cours de la seconde et dernière attaque, presque au terme d’une alerte qui devait durer 9 heures, soit vers 14 heures 15, l’engin s’écrasait à l’intérieur des murs de la propriété consulaire. Il faisait partie d’une série d’une cinquantaine de très grosses bombes que l’escadrille nippone lâcha sur le château d’eau situé à 300 mètres au nord du consulat. La bombe ou plutôt la torpille qui éclata sur le terrain de tennis, était de fortes dimensions, certains fragments recueillis au fond du cratère ont permis d’estimer son diamètre à 40 cm environ sa hauteur à 1,50 mètres et environ 250 kg. L’explosion fut d’une violence peu commune : les usagers de l’abri souterrain, situé à plus de 30 mètres, furent jetés les uns contre les autres. Des blocs de pierre de plus de 30 kg, un arbre entier furent projetés à plusieurs dizaines de mètres de distance. Les dimensions de l’entonnoir, seules, peuvent donner un effet de la puissance de l’explosion : 3 mètres de profondeur, 18 mètres de diamètre. Les dégâts sont importants. Hôtel consulaire : de nombreuses brèches dans la façade est, portes et fenêtres arrachées, bris de meubles, chute de plafonds, bris des tuiles de toute la toiture. La maison des secrétaires : bris de toutes les cloisons (en bois), bris des portes des fenêtres et des volets, lézardes aux murs, bris des tuiles, 8000 $. Maison des domestiques : brèche dans le mur de l’est, bris des portes et fenêtres, destruction totale du mur d’enceinte, (45 m), 3000 $.Terrain de tennis : destruction de la moitié de la surface cimentée, maison du portier qui venait d’être reconstruite après bombardement du 2 juin : total de 29 250 $20. »
44Le consulat étant devenu inhabitable, Jean Royère décide de se transporter avec tous ses services dans la caserne Odent, surnommée « La Bastille », en raison de sa ressemblance avec l’ancienne forteresse parisienne. Construit en 1902, ce bâtiment massif, perché sur un promontoire, surplombe le Yangzi de sa masse énorme.
45Quant à Paul-Boncour, il est transporté à Yunnanfou dans la première semaine d’août. Affaibli par la diète liquide qu’on lui a imposée et les chaleurs tropicales, il a perdu plus de 20 kilos en moins de trois semaines. Kunming étant à plus de 2000 mètres, l’air y est vif et frais et il espère récupérer rapidement. Bizarrement, il ne peut être opéré immédiatement en raison de la présence d’adhérences qui semblent exclure toute intervention avant septembre. Il est finalement opéré le 22 septembre, mais il y a encore des complications. Un abcès empêche la fermeture de la plaie et il pense être immobilisé à Yunnanfou au moins jusqu’en décembre.
Philippe Baudet à Chongqing et Jean Camaly à Longzhou
46Philippe Baudet, chargé des fonctions de deuxième conseiller à Pékin, est désigné, au mois d’août, pour le remplacer. Il se met en route pour Chongqing, en passant par l’Indochine, en compagnie de Jacques Guillermaz qui vient relever le colonel Yvon. Les deux hommes se rendent d’abord à Shanghai, où ils s’embarquent sur le Félix Roussel qui les amène à Haiphong. Ils prennent le train pour Hanoi, et y restent plusieurs semaines. Ils repartent, à la mi-septembre, par la route, en direction de Lang Son, puis de la frontière à Thuy Cau. De là, en sampan, sur une rivière semée de rapides, ils font une halte au consulat de Longzhou, où les accueillent Jean Camaly et son épouse. Tous quatre sont invités à dîner par les autorités chinoises. Ils ont ainsi l’honneur de goûter à la cuisine locale, mais apprécient beaucoup moins le « gecko », vin local à base d’alcool de riz dans lequel macère un gros lézard tacheté de rouge. Mais, commente Guillermaz, ils échappent au vin de cobra, encore plus terrible que le précédent21. Ils rendent également visite au père Cayssac, bien remis de sa blessure. Ce dernier les abreuve d’histoires invraisemblables de morts qui marchent, de renards à chapeaux qui se déplacent la nuit, dans lesquelles il croit déceler la présence du diable. Le choc post-traumatique consécutif au bombardement dont il a miraculeusement réchappé en compagnie du couple Camaly, n’est sans doute pas étranger à ces divagations et hallucinations…
47Après cet intermède de deux ou trois jours, une vieille chaloupe à vapeur conduit le diplomate et le militaire à Nanning, la capitale du Guangxi, où règne en maître le général Zhang Fakui, commandant de la IVe zone de guerre. Longtemps opposé à Chiang Kai-shek, il conserve une grande indépendance dans sa province, malgré son récent ralliement pour mener la lutte contre les Japonais, à l’instar de ses collègues Li Zongren et Bai Chongxi, ainsi que Long Yun au Yunnan. Sur la chaloupe qui les conduit à Nanning, Guillermaz et Baudet remarquent « quelques révolutionnaires annamites inquiétants », qui se rendent à Liuzhou, mais sans plus. Les deux hommes sont loin de se douter que, dans les parages, aux alentours de Guilin, se trouve leur principal leader, Nguyen Aï Quoc22. Revenu de Moscou à la fin de l’année 1938, il s’est engagé dans la Huitième armée de route, en se faisant passer pour un commandant cantonais, du nom de He Quang…
48De Nanning, un vieil autobus poussif conduit péniblement les voyageurs à Chongqing. Arrivés à la « Bastille », le consul Jean Royère les attend, dans son bureau, une réussite étalée devant lui : « Que faire d’autre en effet qu’attendre je ne sais quoi, le prochain bombardement japonais, la fin de la guerre, le retour des résidents français dans cette région où ne subsistent plus que les bâtiments d’une maison de Grasse… » Baudet ne vient en principe que pour deux mois, mais l’opération de Paul-Boncour ayant nécessité son maintien à l’hôpital de Kunming jusqu’en décembre, il restera jusqu’au mois de janvier, date de son ralliement au Comité d’Alger.
Figure 34 : M et Mme Philippe Baudet (Laurens-Castelet à gauche) (Collection Madame de Boisséson).
49De leur côté, le 25 septembre Michel Blot et son épouse quittent Chongqing en compagnie du colonel Yvon. Ils font le chemin inverse de Baudet et Guillermaz et doivent rejoindre l’Indochine en passant également par Longzhou. Blot est en effet nommé au consulat de Tai-He-Kou (Taipeh) à Formose que le ministère veut mettre en place (malade, il ne pourra rejoindre ce poste et restera à Shanghai. Tai-He-Kou ne sera ouvert qu’en 1946). Contrairement à leurs deux collègues, leur voyage n’est pas de tout repos. Ils se font tout d’abord voler leurs bagages dans une auberge, puis sont arrêtés et retenus prisonniers par des pirates (parmi lesquels des Annamites) qui se saisissent de leur chaloupe, un jour avant d’arriver à Longzhou. Ils soupçonnent le général Zhang Fakui d’être le commanditaire de ces fâcheux désagréments. Ils n’ont certainement pas tort, comme on va le voir par la suite. Zhang Fakui est en effet extrêmement hostile à la France, et ne se prive pas de développer une active propagande contre elle, hébergeant en même temps dans sa province tous les éléments que peut compter l’opposition vietnamienne, notamment à Liuzhou (voir infra, partie suivante). Délivrés au bout de dix heures grâce à l’intervention de Jean Camaly auprès du commissaire de frontière, ils arrivent le 14 octobre au poste de Talung, le lendemain à Cao Bang, et le 16, atteignent enfin Hanoi.
50Depuis la fin du mois de septembre, Camaly lui-même est victime de tracasseries en tout genre qui ne cessent de se multiplier23. Pour commencer, les autorités militaires lui interdisent d’envoyer des télégrammes chiffrés, et exigent que l’entrée et la sortie des étrangers au Guangxi se fasse uniquement par le poste de Talung. Ce n’est pas tout. Ils signifient à Camaly, qu’à partir du 29 septembre, le courrier scellé du consulat, qui passe également par Talung, sera soumis à leur contrôle. Le 10 octobre, ils arrêtent l’employé qui en assure le transport, deux jours après la délivrance du couple Blot et du colonel Yvon. Non contents de cela, ils interdisent à Camaly de prendre la route de Binhi à Talung pour se rendre à Hanoi, où il va régulièrement recevoir des soins médicaux, suite aux blessures reçues lors du bombardement de Longzhou. La population devient de plus en plus hostile à son égard, constate Camaly, y compris vis-à-vis de son personnel auxiliaire et domestique, tant chinois qu’annamite. Redoutant des incidents graves, il demande à se replier sur Lang Son, comme l’ont déjà fait ses prédécesseurs, au début des années 1930. Conseillé par Decoux, Cosme refuse catégoriquement qu’il quitte Longzhou, ce poste étant un point d’observation et de renseignement de premier ordre. Depuis quelque temps, en effet, certains officiers du Guangxi, leur chef Zhang Fakui le premier, font courir le bruit qu’une invasion du Tonkin pourrait se produire, après le déclenchement de la guerre dans le Pacifique. Beaucoup subodorent en effet que des événements importants sont en train de se préparer24… Le 12 octobre, Camaly brûle les tables de chiffres et les documents secrets par crainte d’une perquisition. Furieux d’une telle précipitation, l’amiral Decoux demande à Cosme de le réprimander sévèrement, de lui ordonner de rétablir immédiatement les communications avec l’Indochine, et de lui trouver un remplaçant. C’est Joseph Siguret qui est désigné pour lui succéder. Sans attendre son arrivée, le 3 novembre, Camaly quitte Longzhou et, le 8, est à Hanoi. Il est sommé par Cosme de revenir à son poste. Le 31 décembre, il remet le service à Siguret et quitte la ville le lendemain (ne pouvant rejoindre Shanghai où Cosme l’a appelé, il est affecté à Yunnanfou pour seconder Gandon qui a eu un accident d’automobile, mais ne prendra la direction de la chancellerie que le 4 mai 1942). Au même moment, Gandon également commence à avoir de sérieux problèmes avec les autorités chinoises…
L’escalade : la collaboration de plus en plus grande de Vichy avec le Japon et ses conséquences. Réaction des Puissances
51Depuis le remplacement de Flandin, le 9 février 1941, par l’amiral Darlan, le gouvernement français et ses représentants s’engagent dans une collaboration de plus en plus étroite avec le Japon, lui accordant des concessions toujours plus nombreuses. De son côté, Tokyo se prépare à la guerre. Au mois de mars, le ministre des Affaires étrangères Matsuoka se rend à Berlin et à Moscou pour définir avec l’Allemagne une zone d’influence précise, et pour signer un accord avec l‘Union soviétique25. Le 23 mars, il propose à Staline et Molotov un pacte de non agression, ignorant totalement qu’Hitler a décidé d’attaquer la Russie. Hitler et Von Ribbentrop, qu’il rencontre ensuite, le poussent à faire entrer son pays immédiatement en guerre et à prendre Singapour. À son retour à Moscou, le 13 avril, Matsuoka signe avec Staline un pacte de non agression, valable pour cinq ans, les deux pays s’engageant à rester neutres si l’un d’eux fait l’objet d’une attaque. À Tokyo, les militaires poussent à une guerre immédiate avec les États-Unis. Le chef du gouvernement, le prince Konoye, n’est pas de cet avis et, soutenu par la Marine, espère une médiation de Roosevelt pour mettre un terme au conflit avec la Chine. Mais en définitive, au mois de juillet, c’est le parti de la guerre qui l’emporte. L’occupation totale de l’Indochine est décidée. En outre, le Japon s’est immiscé dans le conflit qui a opposé la France et la Thaïlande et, le 10 mars 1941, a imposé au gouvernement de Vichy de céder à ce pays des territoires cambodgiens et laotiens qui lui avaient été enlevés en 1907 (provinces d’Angkor, Battambang, Siem Réap et Sisophon), avant de signer le traité de paix du 9 mai 1941.
52Les Japonais vont encore plus loin dans leurs exigences. Soutenus par l’Allemagne nazie, le 14 juillet, l’ambassadeur Kato à Vichy exige huit aérodromes supplémentaires en Indochine (en plus des trois accordés en septembre 1940), le droit d’utiliser les ports de Saigon et la baie de Camrah comme bases navales, et la libre circulation des troupes japonaises en Indochine du Sud. En cas de refus, la Vingtième armée s’en emparera par la force. En un mot, c’est l’occupation de toute l’Indochine qui est revendiquée. Le 21 juillet 1941, Vichy cède sous la pression de l’Allemagne. Le but du Japon est de préparer l’attaque de Singapour à partir de l’Indochine.
53À partir du mois de mai, les Japonais tentent de faire main basse sur l’économie de la colonie française. Le 16 mai, a en effet été signé à Hanoi un accord accordant à leurs ressortissants, à leurs sociétés et à leurs navires de commerce, le bénéfice de la nation la plus favorisée. Cette convention est assortie d’un protocole leur ouvrant un certain nombre de professions (hôteliers, restaurateurs…) et l’octroi de concessions agricoles et minières. Le 28 juillet 1941, 40 000 soldats nippons débarquent dans le sud de l’Indochine. Cela est suivi, le lendemain 29 juillet, par la signature à Vichy des accords Darlan-Kato, permettant au Japon de faire entrer ses troupes en Indochine du sud sans limitation de nombre. Puis, le 9 novembre, une convention lui donne le contrôle économique complet de la colonie. Privé de matières premières, caoutchouc, pétrole, étain, etc. par les Anglo-saxons, l’Empire du Soleil Levant doit absolument se les procurer pour pouvoir continuer la guerre.
54Après l’occupation de l’Indochine par les troupes japonaises, les rapports se détériorent sérieusement entre le gouvernement nationaliste de Chongqing et les représentants de Vichy. Le 1er décembre 1941, Armand Gandon à Yunnanfou, sur les conseils de l’ambassadeur Cosme, détruit les tables de chiffres et les archives secrètes du consulat, à l’exception des codes secrets. Les autorités chinoises ripostent et brouillent les postes de radio français de Chongqing, avant d’en interdire l’utilisation. Bientôt il n’est plus possible d’envoyer des télégrammes entre les consulats de Chongqing, Yunnanfou et le gouvernement général à Hanoi. Gandon essaie, en vain, d’utiliser les services d’agents du chemin de fer du Yunnan. Tous les agents autorisés à franchir la frontière sont systématiquement fouillés et le courrier est censuré par les militaires chinois. La découverte de documents chiffrés est trop dangereuse, signale le consul, les agents pouvant être accusés d’espionnage. Mais peu à peu, Gandon est soupçonné lui-même de livrer des renseignements aux Japonais par les autorités du Yunnan de même qu’Amédée Beaulieux lors de son envoi à Chongqing, au mois de mars 1942. Des plaintes émanent des autorités militaires chinoises, tous deux vont être soumis à des mesures vexatoires (voir infra).
55En Indochine, pour contrer la politique projaponaise de Decoux, commence à s’organiser un tout début de résistance grâce aux initiatives de Marcel Levain, capitaine au Bureau de Statistiques Militaires à Hanoi, qui met en place un service de renseignement, en relation avec les services alliés de Singapour et les services américains de Chongqing. Plusieurs réseaux se mettent en place sur la frontière sino-indochinoise, qui entretiennent des contacts avec leurs homologues chinois du Guangxi, le général Wang et les colonels Georges Wou et Dai Li à Longzhou et sur les postes frontières. Fin 1941, le capitaine Levain monte un véritable réseau, d’une trentaine de personnes, qui remplace celui du colonel Maupin, dénoncé et évincé en tant que gaulliste. Sur le plan officiel, depuis le 20 février, le général Mordant a pris la direction des forces de l’Indochine, tandis que, le 10 mars, le général Aymé prend les fonctions de commandant de la division du Tonkin. Au mois de novembre 1941, Claude de Boisanger arrive à Hanoi, en qualité de conseiller diplomatique de l’amiral Decoux. Dans le Pacifique, depuis le mois de juillet, l’amiral Georges-Louis Thierry d’Argenlieu a été nommé par de Gaulle, commissaire national, chargé de diriger les comités de la France Libre qui se mettent en place en Extrême-Orient.
56À la même époque, Nguyên Aï Quoc fonde le Vietminh, du 10 au 19 mai 1941. Son incorporation dans la Huitième armée lui a donné toute facilité pour se mettre en rapport avec Zhou Enlai qu’il rencontre régulièrement à Chongqing, dès le début de l’année 1940. Un petit noyau de communistes vietnamiens se forme, qui signent un accord de coopération au mois d’août avec leurs homologues chinois, avant de regagner le Tonkin, le 8 février 1941. Le leader vietminh revient dans son pays après trente ans d’exil, et s’installe avec les siens dans un endroit isolé en pleine montagne, près de la frontière, non loin du petit village de Pac Bo et de Cao Bang, au Tonkin26. En mai, il décide de réunir une conférence avec les représentants de diverses tendances et fonde le Vietnam Doc Lap Dong Minh Hoi ou pour résumer, le Vietminh (en réalité, ils ne sont que six, la plupart n’ayant pas pu arriver à temps27) Son programme est lancé le 25 octobre 1941 : chasser les fascistes français et japonais, rendre le Viêt-nam indépendant et édifier une République démocratique. Nguyen Aï Quoc reçoit le soutien actif d’un brillant professeur d’histoire et géographie, également docteur en droit, Vo Nguyen Giap, âgé de trente ans. Commence alors un long et minutieux travail de propagande clandestine dans les villages du Tonkin et du sud de la Chine…
57À la fin de l’année 1941, les événements se précipitent dans la zone Pacifique. Face aux empiètements de plus en plus grands des Japonais, les États-Unis et la Grande Bretagne ont décidé de réagir. Ils décident, tout d’abord, d’apporter une aide financière plus substantielle à la Chine. Dès le 25 avril 1941, les deux pays signent avec elle un accord pour la stabilisation de sa monnaie28. Les Anglais lui accordent un emprunt de 20 millions de dollars, et les États-Unis de 50 millions (auquel s’ajoutent un nouveau crédit de 5 millions de livres et un emprunt de guerre de 50 millions de livres en juin). Au mois de juillet 1941, les deux pays font un pas vers l’abolition de l’exterritorialité et, dans un échange de notes, se déclarent prêts à négocier la restitution des concessions et l’abandon de tous leurs droits, dès la fin des hostilités. En outre, le 26 août 1941, est décidé l’envoi en Chine d’une mission militaire sous le commandement du général Magruder, pour étudier les besoins en matériel de guerre. Une soixantaine d’aviateurs américains sont envoyés à Rangoon et autant à Kunming, tandis que de nouveaux terrains d’aviation sont installés à Longzhou et Nanning.
58Certains politiques japonais sont avertis, tout à fait officieusement, que les Américains sont prêts à s’associer avec l’Angleterre dans un conflit contre leur pays, mais que, dans un premier temps, ce sont l’Atlantique et l’Europe qui seront prioritaires29. À partir du 20 juin, les Américains interdisent toute exportation de produits pétroliers, sauf pour l’armée britannique. Le 24 juillet, ayant appris que des transports de troupes japonais faisaient route vers l’Indochine, le lendemain, Roosevelt décide de geler tous les fonds nippons aux États-Unis, suivi aussitôt par les Britanniques, les Dominions, l’Inde et la Birmanie. Ces mesures réduisent considérablement les possibilités d’achats du Japon. Dans le même temps, Roosevelt et Churchill, chacun de leur côté, lui lancent un avertissement. Konoye, qui essaie de résoudre la crise par la négociation, est écarté et donne sa démission, le 15 octobre. Il est remplacé, le 17, par Tojo qui garde le ministère de la Guerre et prend aussi celui de l’Intérieur. Les militaires prétextent que les réductions considérables de produits pétroliers, imposées par les États-Unis, rendent nécessaire la conquête rapide de Java, Sumatra, Bornéo et la Malaisie. Pour atteindre ce but, ils doivent chasser les Anglais de Singapour et les Américains des Philippines, de Guam, et de Wake. Mais il faut à tout prix attaquer au mois de novembre ou décembre, au plus tard. S’ensuit alors une vaine comédie diplomatique. Les Japonais s’arrangent pour faire des propositions inacceptables aux États-Unis qui répliquent par des contre-propositions tout aussi inacceptables, notamment l’abandon de la Chine par le Japon comme préalable à toute négociation. Le 6 décembre, Roosevelt adresse un dernier message à Hiro-Hito… Il est déjà trop tard : depuis le 26 novembre, une puissante flotte japonaise a quitté les îles Kouriles et se dirige vers Hawaï.
Tora, Tora, Tora : Pearl Harbor et ses conséquences
59À l’aube du 7 décembre 1941, les Japonais détruisent une grande partie de la flotte américaine à Pearl Harbor. Ils s’emparent du Siam et de la Malaisie, et le 10, débarquent dans les Philippines où ils s’emparent des îles les unes après les autres, notamment les îles de Guam et de Wake le 22 décembre. Dès le 9 décembre, les États-Unis, la Grande Bretagne et la Chine déclarent la guerre au Japon. Le Comité National Français, créé à Londres par de Gaulle le 24 septembre 1941, suit leur exemple, le général appelant en même temps l’Indochine à la résistance. Le 11 décembre, Allemagne et Italie déclarent la guerre aux États-Unis. Le conflit devient mondial.
60En Indochine, le 8 décembre à l’aube, alors que tout le monde ignore encore l’attaque de Pearl Harbor, les Japonais investissent Saigon et Hanoi. Les bâtiments publics et le consulat des États-Unis sont occupés et le consul américain arrêté. Le commandant des forces japonaises au Tonkin se rend chez Decoux, et lui fait part de son désir de voir l’Indochine agir de concert avec le Japon pour une mise en commun des moyens de défense. En cas de refus, la colonie entière passera sous le contrôle exclusif des Japonais, ce qui est pratiquement déjà fait depuis juillet. Face à cet ultimatum, l’amiral Decoux, privé de toute communication avec Vichy, et dans l’impossibilité de consulter l’ambassadeur Henri Cosme, cède, et le 9 au matin, signe l’accord de défense commune. Cet ultimatum ne fait que renforcer l’accord de juillet qui admettait des troupes japonaises sur tout le territoire indochinois sans limitation de nombre. De plus, les navires de commerce sont livrés à la marine nippone, et l’arsenal militaire de Saigon mis à la disposition du Japon, qui peut également utiliser tous les ports, toutes les routes et bases d’Indochine dont il aura besoin.
61À Shanghai, le même scénario se produit au petit matin. Les Japonais neutralisent les Anglo-Américains. Roland de Margerie est l’un des premiers témoins30 :
« Le 7 décembre, quelques heures avant l’aube, de retentissantes explosions me réveillèrent en sursaut. Elles semblaient si proches que je crus d’abord à un bombardement aérien […] et je me hâtai de faire descendre les enfants dans ce que l’on pouvait à peine appeler une cave […] Je gagnai la véranda, et vis alors, à quelques centaines de mètres, sur le Whamp Poo, une sorte de brûlot qui s’enfonçait dans les flots, là où, la veille, stationnait une petite canonnière anglaise, le "Pétrel". En même temps, j’entendis un tir interminable de mitrailleuse, des cris confus, et un cordon de soldats japonais, baïonnette au canon, qui interdisaient l’accès du fleuve. La lumière se fît en moi : la guerre du Pacifique venait de commencer, les Japonais se débarrassaient des minuscules obstacles américains ou britanniques qui subsistaient à Changhai, nous allions être définitivement coupés de toute communication avec la France, pendant des années peut-être, et il allait falloir, sous l’occupation nippone, ne compter que sur nous-mêmes pour attendre la fin des hostilités. Tout cela m’apparut dans un éclair, et je sentis ma gorge se serrer devant ces sinistres perspectives […] Comme je m’habillais en hâte, l’on m’annonça la visite du consul général adjoint du Japon, Eki Sone. En cette matinée du 7 décembre, il m’annonça que pour des raisons de sécurité l’armée avait dû pénétrer dans notre concession, mais qu’elle n’interviendrait jamais dans notre administration […] De fait, les Japonais ne tardèrent pas à se retirer, laissant quelques postes seulement pour garder d’importants immeubles appartenant à des sociétés anglaises ou américaines, postes qui à leur tour, firent bientôt place à des civils. »
62La concession internationale est mise sous haute surveillance. Les maisons de commerce et les boîtes de nuit ferment leurs portes à 21 heures. Du jour au lendemain, Américains, Anglais, Belges, Hollandais sont condamnés à mener une vie de reclus chez eux, en attendant d’être internés ou rapatriés pour ceux qui n’ont pas un caractère officiel. Américains et Anglais doivent porter un brassard rouge, en tant que « ressortissants de Puissances ennemies ». Un grand nombre d’entre eux vont être enfermés dans la dizaine de camps de concentration qui entourent la ville, tandis que d’autres seront expédiés dans des camps au nord de la Chine ; c’est le cas des principaux responsables d’entreprises de la concession. En revanche, bénéficiant de la neutralité de leur pays, les consuls français continuent à jouir de leur liberté. Mais désormais, il leur faut l’autorisation des Japonais pour circuler entre Shanghai, Pékin et l’Indochine. De plus, dès avril 1942, le consul général est obligé d’accepter la présence d’une centaine de gendarmes japonais, au prétexte d’aider la police française à lutter contre les terroristes et à surveiller les « ennemis du Japon » habitant la concession. Commence alors pour tous les résidents de la concession française une longue période d’isolement, coupés de la métropole dont ils ne peuvent plus recevoir de nouvelles, sinon par le télégraphe.
63Le 8 décembre, les Japonais sont devant Amoy, et coupent le port de toutes communications, y compris le télégraphe. Le 9 décembre, à 6 heures du matin, ils entrent dans la ville et occupent sans incident la concession internationale de Kulangsu. Les consulats d’Angleterre et des États-Unis sont fermés et leurs consuls gardés à vue à l’Amoy Club. Albert Cadol, qui a pris la direction du consulat depuis le 12 mai, signale que les Japonais ont une attitude correcte à son égard et lui rendent même sa liberté de correspondre par le télégraphe.
64À Nankin, le consulat britannique et les bureaux diplomatiques américains sont fermés, et leurs occupants et ressortissants mis en détention dans leurs résidences, en attendant d’être rapatriés. Pierre Salade les aide de son mieux, obtenant des Japonais la permission d’aller voir ses collègues prisonniers. Il leur fait passer en cachette des paquets et des fonds, notamment au consul des États-Unis Paxton, à celui de Grande-Bretagne Kitson, au Père Magner, Jésuite américain, aux missionnaires protestants et à divers directeurs de sociétés américaines.
65Hong Kong résiste jusqu’au jour de Noël 1941. Les Japonais investissent alors la colonie britannique. Au cours des combats pour défendre la ville, un secrétaire annamite du consulat de France est tué, six Français servant comme volontaires sont faits prisonniers. Trois sont envoyés dans des camps au Japon, le quatrième meurt accidentellement, le cinquième est interné à Hong Kong même, en compagnie de Roederick (dit Georges) Egal, représentant du général de Gaulle à Shanghai qui, arrêté et emprisonné en Indochine, venait d’être libéré et attendait de pouvoir revenir à Shanghai. Trois autres Français sont tués : le capitaine Jacosta, officier de liaison et chef du service de renseignement de la France Libre à Singapour, qui devait aussi se rendre à Shanghai avec Egal, ainsi que deux volontaires, un matelot de la Marine marchande en transit à Hong Kong en attendant de rejoindre les Forces Françaises Libres, et un Belge, directeur d’une maison française. Le reste de la colonie française et la mission catholique sont sains et saufs, mais les bâtiments ont subi d’importants dégâts et ont été pillés. Les Japonais ordonnent à tous les consuls étrangers de cesser leurs fonctions et de quitter Hong Kong. Les ressortissants britanniques sont enfermés dans des camps de concentration. Le Département invite le consul Louis Reynaud à se rendre en Indochine, à confier le consulat à la Banque de l’Indochine, et à transporter les chiffres et les archives secrètes à Canton.
66Reynaud était à la tête du consulat depuis le 31 janvier 1940, en remplacement de Franck Dupuy qui, proche de la retraite, ne pouvait plus suffire à la tâche dans ce poste devenu le principal centre d’information depuis le début de la guerre. Le 9 mars 1942, le consul ferme son poste et, suivant les instructions données, se rend à Canton et remet chiffres et archives secrètes à Philippe Simon. Les archives restantes (enfermées dans dix-huit caisses), la bibliothèque, le mobilier et deux coffres-forts, restent à Hong Kong, dans les locaux de l’agence de la Banque de l’Indochine. Le directeur de l’agence se déclare dans l’impossibilité d’assurer la garde et l’entretien de l’immeuble consulaire et de la maison du chancelier. Reynaud propose alors de s’en charger, moyennant l’autorisation de continuer à occuper le consulat, en qualité de simple particulier. Henri Cosme, en transmettant cette proposition au Département, approuve totalement cette initiative :
« Étant donné les déprédations inévitables qu’entraînerait l’abandon des bâtiments, je ne verrais que des avantages à ce que M. Reynaud dont l’occupation japonaise a définitivement paralysé l’anglomanie, fut provisoirement autorisé à prolonger son séjour à Hong Kong pour garder ces propriétés. Notre compatriote s’est d’ailleurs assuré par avance du consentement des autorités nippones qui paraissent le considérer comme une sorte de représentant officieux de la communauté française de Hong Kong. »
67Hong Kong, jusqu’à la défaite des Japonais, est totalement coupé du monde extérieur, seul un service de navigation japonais relie le port à Rangoon, Singapour, Saigon, Formose et Shanghai. Selon le frère d’un ancien conseiller à Pékin M. de Sercey, un bateau sur trois arrive à destination, tous les autres sont coulés lors des attaques aériennes des bombardiers ou par les sous-marins. En 1944, il n’y a plus que vingt-cinq Français à Hong Kong et la population a diminué de moitié ; passant de un million à cinq cent mille habitants31.
68La prise de Hong Kong est un cuisant échec pour la Grande Bretagne. Cela ne fait que commencer. Deux mois après son entrée en guerre et celle des États-Unis, Bornéo est occupé dès janvier 1942, Singapour le 15 février 1942, et Java en mars. La chute de la Birmanie (janvier-avril 1942), et la fermeture de la route Lashio-Kunming (15 mai 1842) privent Chiang Kai-shek de tout approvisionnement. Les troupes britanniques font retraite vers l’Inde, ainsi qu’une partie des troupes chinoises qui vont se regrouper sous l’autorité du général américain Joseph Stilwel, tandis que le restant tente de rejoindre le Yunnan, au prix de lourdes pertes. C’est un nouveau coup dur pour les Anglais pour la première fois battus, mais aussi une grande déconvenue pour la Chine. La perte de la Birmanie a pour effet, en rendant essentiels les transports aériens, de précipiter l’éviction des Britanniques au profit des Américains qui se retrouvent seuls pour lui fournir des avions. Les finances de Chongqing, de plus en plus obérées, ne peuvent espérer de secours que de Washington. Les Chinois voient en effet s’envoler l’espoir des généreux subsides promis en avril 1941, et ne reçoivent, au début de l’année 1942, que 500 millions de dollars, cet accord étant signé le 21 mars. Cependant, au mois d’avril, l’Angleterre signe un accord pour l’emploi de marins chinois sur les navires anglais. En octobre 1942, une mission de trente spécialistes américains (médecins, agronomes, ingénieurs, professeurs) est envoyée en Chine. Ce même mois d’octobre, Anglais et Américains, conjointement, reprennent les négociations sur l’exterritorialité qui s’engagent dès novembre. Madame Chiang Kai-shek décide de se rendre aux États-Unis pour sensibiliser le pays à la cause chinoise et recueillir des fonds pour poursuivre la lutte. En Chine libre, la résistance s’organise. Les bases d’un mouvement de résistance se sont mises en place dès 1941, en collaboration avec les pays anglo-saxons, suscitant les inquiétudes de l’ambassadeur Cosme à Pékin qui en avertit Vichy le 18 novembre 1942.
69Dans le même temps, les relations entre les représentants de Vichy et le gouvernement nationaliste se sont sérieusement détériorées. Le 11 décembre 1941, Chongqing a adressé un ultimatum à Vichy. Philippe Baudet qui remplace Jean Paul-Boncour, toujours hospitalisé, tente de rassurer les nationalistes, en affirmant la neutralité de la France. Tandis que Cosme, prenant les devants, a envoyé une circulaire aux consuls des concessions, leur demandant de respecter la plus stricte neutralité, et de prévenir leurs collègues japonais, qu’en vertu des accords franco-japonais d’août 1940, tout serait fait pour réprimer les activités hostiles à leur pays. Mais en même temps, il conseille à ses collaborateurs d’adopter une attitude de totale passivité pour ne pas froisser les Anglo-Saxons :
« J’ai conscience de ce qu’il y a de contradictoire dans les instructions ci-dessus mais j’ai la conviction que nous ne pourrons protéger utilement nos établissements en Extrême-Orient contre les forces opposées qui paraissent susceptibles de s’opposer en Asie, que si nous savons pratiquer entre celles-ci une politique d’équilibre. Le mouvement de balance que depuis plus de deux ans je m’efforce de maintenir sur nos concessions entre les pressions contraires des agents de Tokyo, Chunking, et Nankin, nous a permis de conserver intact notre patrimoine en Chine32. »
70Les Japonais ferment toutes les banques anglo-saxonnes et se saisissent de toutes les radios étrangères, à l’exception de celles des Français, en leur demandant de ne pas s’en servir contre eux. Ils prennent également en charge la sécurité du Quartier diplomatique de Pékin. La dangereuse politique d’équilibriste menée par Cosme, semble porter ses fruits…Du côté de Chongqing, l’ultimatum a expiré le 15 décembre, sans qu’aucune attaque de l’Indochine se soit produite, malgré les menaces réitérées du gouvernement nationaliste. Mais avec la guerre du Pacifique, il n’y a plus de communications avec l’Indochine, sinon par le Yunnan et les provinces limitrophes. Peu à peu les relations entre les agents de Vichy, les entreprises françaises et le gouvernement nationaliste se détériorent de plus en plus, ce dernier les soupçonnant de collusion avec les Japonais, notamment Armand Gandon à Yunnanfou. Le 22 janvier 1942, l’un de ses secrétaires annamites est attaqué et frappé sauvagement devant le consulat par des compatriotes révolutionnaires. Cette agression est un avertissement pour Gandon qui surveille étroitement les Annamites, très nombreux au Yunnan, et ouvertement encouragés par les autorités militaires qui ne se privent pas de les incorporer dans leurs propres forces. Et en premier lieu, le général Lu Han qui prend le pas sur Long Yun, jugé sans doute beaucoup trop favorable à la France.
71Le 26 janvier suivant, après avoir retenu durant quinze jours à la frontière des agents du chemin de fer du Yunnan venus de Hanoi, Lu Han en séquestre une vingtaine dans un immeuble de la douane de Mengzi, femmes et enfants compris, sous prétexte que leurs papiers ne sont pas en règle. Gandon est obligé d’intervenir au plus haut niveau pour obtenir leur libération. Non content de cela, Lu Han fait main basse sur le consulat, la gendarmerie, l’hôpital, la Banque de l’Indochine et le Cercle français, et y installe son état-major, prétendant que Mengzi est désormais zone militaire interdite aux Français33. Au mois de juillet 1942, sur accusation des militaires du Yunnan, le gouvernement de Chongqing demande le rappel de Gandon au gouvernement de Vichy qui convoque le chargé d’affaires chinois. Au mois d’octobre, Jean Paul-Boncour propose de l’affecter à Chongqing et de le nommer fictivement conseiller commercial34.
72Amédée Beaulieux est également victime des mêmes soupçons. Envoyé par Cosme à Chongqing au mois de mai, il est arrêté à un poste de contrôle non loin de Longzhou par des soldats chinois, qui, sous la menace d’un révolver, fouillent ses bagages et confisquent tous ses plis diplomatiques, persuadés qu’il a été envoyé par l’ambassadeur pour espionner le gouvernement nationaliste au profit des Japonais. De leur côté, les Japonais accusent Jacques Guillermaz et Joseph Siguret d’être en rapports avec les gaullistes et les Anglo-saxons… ce qui n’est évidemment pas faux.
Les représentants de la France Libre en Chine : un réseau parallèle qui dispose de peu de moyens jusqu’en 1943
73Dans cette lointaine partie du monde, « l’appel du 18 juin fut connu mais peu compris », écrit Jacques Guillermaz. Même si la plupart des Français accueillent avec sympathie l’initiative du général de Gaulle, peu prennent le risque de le rejoindre à Londres, « la difficulté d’abandonner sans ressources les familles en terre lointaine pour courir une aventure qui paraissait désespérée, retient les plus désireux de continuer la lutte », continue Guillermaz. La plupart des consuls et agents du ministère, même s’ils sont favorables à la France Libre, affichent une attitude très prudente, ainsi Georges Cattand, Imbert de Laurent-Castelet, Guy Radenac, Marc Duval. D’autres, dans un premier temps favorables à Vichy, vont peu à peu, surtout à partir de 1943, basculer vers la France combattante. Le 27 octobre 1940, le général de Gaulle a créé à Brazzaville le Conseil de Défense de l’Empire dans le but de continuer la lutte et de défendre les possessions et intérêts français à l’étranger. Puis, le 24 septembre 1941, est institué à Londres le Comité National Français auprès des gouvernements alliés, duquel dépend le commissariat national aux Affaires étrangères (sept commissaires composent le Comité national). Le commissaire des Affaires extérieures étrangères est en fait le ministre des Affaires étrangères qui regroupe sous ses ordres la direction des Affaires politiques, le service des Affaires administratives et consulaires et des Œuvres françaises à l’étranger. La direction politique est chargée de faire reconnaître dans les autres pays le Comité National Français comme organe directeur de la France libre.
Français Libres à Shanghai, Hong Kong et Chengdu
Des initiatives isolées dans un premier temps
74Après le 18 juin 1940, une poignée de Français, comme partout dans le monde, répondent à l’appel du général de Gaulle. Certains quittent la Chine pour rejoindre directement Londres, souvent aidés par leurs collègues. Robert Jobez, responsable de la police de la concession de Shanghai, est le premier à donner sa démission, le 23 juin 1940, avec la bénédiction du gérant du consulat général Pierre Augé, lui-même sympathisant gaulliste. André Nègre quitte Chongqing le 17 octobre 1940, par avion, à destination de Hong Kong, puis gagne Shanghai où, aidé par ses collègues Marc Duval et surtout Pierre Millet qui l’héberge et lui fournit argent et papiers, il part pour Londres en passant par les Etats-Unis. Guy Quoniam de Schompré, vice-consul à Tianjin déplacé à Hankou, au lieu de rejoindre son poste, s’embarque le 17 août 1940 à Shanghai, laissant femme et enfant en Chine35 Il arrive le 19 octobre 1940 à Singapour et entre en contact avec les autorités britanniques. Il passe sous les ordres de l'Intelligence Service britannique, et est désigné par les représentants locaux de l’Amirauté et du War Office pour entreprendre un travail de renseignement et de propagande dans toute la zone du sud de la Chine englobant le Siam, l’Indochine, les états Malais, Sumatra, Bornéo, les Philippines, Hong Kong, etc. Au mois de novembre, le général de Gaulle le désigne comme son représentant officiel et celui du CNF. Il est chargé de préparer et d’entretenir la propagande en faveur des Forces Françaises Libres, par la création, l’organisation et le contrôle de « comités de Gaulle » locaux. Quoniam de Schompré propose de former des comités dans différents points des pays de la région : Birmanie et Malaisie, Siam, Indes Néerlandaises, Hong Kong, Chine libre et Chine occupée, Japon, Philippines. Chacun aura à sa tête un délégué de son choix, auquel il transmettra tous les ordres en provenance de Londres qui lui seront envoyés directement à Singapour. Schompré prend ainsi le contrôle des petits groupes qui se sont formés spontanément en Chine. Le général de Gaulle lui demande de désigner le consul Gaston Willoquet pour les Philippines : ancien chancelier à Shanghai, Willoquet est consul à Manille depuis 1930 et a aussitôt répondu à l’appel du 18 juin.
75Mais après seulement six mois d’activité, Quoniam de Schompré est rappelé à Londres, fin janvier 1941, et quitte Singapour le 14 mars (son manque d’expérience due à sa jeunesse, ainsi que sa conduite personnelle aurait été à l’origine de son rappel par de Gaulle, très strict sur les questions de discipline et de morale). Il est remplacé par François Baron, administrateur adjoint de 2e classe à Pondichéry, qui, le 15 janvier, venait d’arriver auprès de lui pour être chargé de la propagande. Le 1er février 1941, Baron prend en main la direction de toute l’organisation de la France Libre pour l’Extrême-Orient, avec l’aide du capitaine Lyon, mis à sa disposition par l’état-major britannique à Singapour. C’est lui qui va superviser tous les comités qui se sont mis en place et les réorganiser, ainsi à Hong Kong.
76Les sympathisants gaullistes qui ont décidé de rester en Chine, s’efforcent de contrer les autorités de Vichy et organisent des petits îlots de résistance. Dans un premier temps, ce sont des initiatives individuelles, vite dénoncées par ces mêmes autorités. C’est le cas à Shanghai où le gérant du consulat général Pierre Augé (qui remplace Marcel Baudez depuis le 7 mai 1940), mène une propagande active en faveur du général de Gaulle, et tente d’entraîner les membres de la police municipale. Il permet, en effet, à ceux qui acceptent d’entrer en dissidence, de puiser dans la Caisse de prévoyance pour leur donner les moyens de partir. Les sanctions ne tardent pas. Par décret du 21 juin 1940, Roland de Margerie est désigné pour le remplacer. Pierre Augé quitte Shanghai le 3 septembre, et regagne la France, où il organise la résistance dans l’Héraut.
77Le consul Louis Reynaud à Hong Kong se montre, dès le départ, favorable à la cause alliée, arborant dans son courrier le V de la victoire inscrit à l’encre de Chine, et la croix de Lorraine, au grand dam de l’amiral Decoux et de l’ambassadeur Cosme qui cependant le défend. Dénoncé par l’amiral Decoux à Vichy et sommé de s'expliquer. Reynaud répond que « les emblèmes visés sont simplement le V de la victoire que nous devons tous souhaiter. Ils n’ont pas le caractère subversif que vous semblez lui attribuer ». En outre, l’amiral accuse Reynaud d’inspirer directement les émissions radio, dont les textes sont préparés au consulat même, avant d’être diffusés sur les ondes par les Français de Hong Kong. Le 9 avril, Vichy le met à la retraite. L’ambassadeur Henri Cosme prend la défense de son collaborateur :
« Votre Excellence n’ignore vraisemblablement pas que le V de la victoire est le signe de ralliement de tous les peuples qui aspirent à rester libres et à (mot passé, mais sans doute "secouer") le joug odieux de l’oppresseur, luttant, par tous les moyens en leur pouvoir contre l’Allemagne et ses satellites et leur plan de domination et d’esclavage sur le monde. Il me semble que la France ne saurait rester indifférente à ce mouvement. Mais si le mot d’ordre est de considérer que la France est neutre dans un conflit qui déchire le monde, je serais reconnaissant à Votre Excellence de vouloir bien me faire savoir comment le gouvernement français peut autoriser et même encourager le recrutement de volontaires pour combattre avec l’Allemagne contre la Russie36. »
78Reynaud s’entêtant à dessiner le V sur sa correspondance, Henri Cosme le rappelle à l’ordre, à diverses reprises, tout en témoignant une certaine indulgence à son égard, soulignant qu’il est incapable d’ironie et d’insolence, et qu’il se laisse influencer par d’autres personnes, surtout par les Anglais. Malgré les provocations auxquelles se livre Reynaud, Cosme demande à Vichy de ne pas le révoquer pour ne pas avoir de problèmes avec les autorités anglaises qui n’accepteraient pas d’autre représentant. Comme on l’a vu ci-dessus, la chute de Hong Kong met fin à son mandat mais il reste sur place à titre personnel pour préserver les intérêts français. Malheureusement Reynaud décèdera d’une myocardie, le 5 juillet 1943, à l’hôpital français.
Français Libres à Shanghai : Georges Egal et le mouvement « France quand même »
79Des petits groupes de Français assez isolés se forment à Shanghai et Hong Kong avec des moyens limités37. Leur but, recruter des volontaires qu’ils dirigent ensuite sur Londres. Mais il semble que, dans les premiers temps, ces petits comités s’organisent d’une façon quelque peu brouillonne, manquant parfois totalement de discrétion. À Shanghai, selon un rapport d’octobre 194138 :
« La communauté française de Shanghai forte d’un millier de personnes est gaulliste ou extrêmement sympathisante à 80 ou 85 %. Mais il n’y a qu’un petit nombre de partisans déclarés, car la quasi totalité des Français se compose de fonctionnaires ou d’employés d’organismes d’état : municipalité, police, compagnie des tramways, Banque de l’Indochine, armée, fonctionnaires diplomatiques ou consulaires. Toute manifestation pro France Libre (port de l’insigne Croix de Lorraine) entraîne automatiquement sanctions administratives, sinon révocation. Les seuls qui peuvent exprimer ouvertement leurs sympathies, ceux que leur situation financière rend indépendants ou qui travaillent dans des entreprises privées. »
80Encore ces derniers doivent-ils se montrer prudents, car ils ont besoin des autorités consulaires pour l’obtention de papiers administratifs (factures et certificats d’origine pour les marchandises, passeports et visas, papiers d’état civil ou actes notariés, etc.) Même s’il n’y a à Shanghai qu’une poignée de Vichystes et collaborateurs, environ douze à quinze, ils font montre d’un activisme très intense : envoi de télégrammes à Vichy, manifestations bruyantes de sympathie envers le maréchal, démarches secrètes au consulat d’Allemagne, rapports et dénonciations à l’Ambassade et à Vichy.
81Ce sont donc des commerçants, plus libres que les fonctionnaires de la municipalité ou de la police de la concession, qui prennent l’initiative39. La première réunion se déroule, le 2 août, au Cercle sportif : un programme d’action est fixé, et son exécution confiée à un groupe d’anciens combattants. Leur chef, Roederick (dit Georges) Égal, est un marchand de vins et d’épicerie en gros. Il s’occupe de la publication d’un hebdomadaire, France Quand Même, de la radiodiffusion, de la propagande et du recrutement de volontaires. Le 22 septembre, neuf Français, dont six policiers, prennent le large pour l’Angleterre, à bord du Viceroy of India. Lorsque le Comité de la France Libre à Londres décide de nommer des délégués en Chine en utilisant ces premiers volontaires, Égal est immédiatement agréé par le général de Gaulle. Il est assisté d’une douzaine de personnes, dont l’ex-interprète René Pontet, devenu directeur du Crédit Foncier d’Extrême-Orient, et Charles Grosbois, inspecteur de l’enseignement de la concession française. Pour Quoniam de Schompré « ce comité est actif, composé de gens honorables, mais sans tact ». Égal, dont l’épouse est professeur au lycée français, est trop en vue en raison de ses activités commerciales, et il manque de prudence. Au lieu d’ouvrir le bureau du Comité sur la concession internationale, il le fait au vu et au su de tout le monde, avenue Joffre, une des rues les plus fréquentées de Shanghai. Ambitieux, il désirerait se faire nommer représentant du général de Gaulle pour tout l’Extrême-Orient, et n’hésite pas à nommer des hommes à lui, sans y avoir été autorisé, ainsi le père Vircondelet des Missions étrangères à Hong Kong.
82Sous la pression de Vichy, l’ambassadeur Henri Cosme se rend à Shanghai au mois de février 1941, à son retour de Chongqing, pour faire le point sur la propagande gaulliste avec le nouveau consul général, Roland de Margerie. De plus en plus de volontaires quittent en effet Shanghai pour rejoindre Londres, quarante-trois le 28 décembre, ainsi que vingt-six marins du d’Artagnan. Trois cents soldats de l’Infanterie coloniale sont prêts à rejoindre les Forces Françaises Libres fin février. Les Japonais menacent d’investir la concession française si l’ambassadeur n’y met pas un frein. Dans un premier temps, Roland de Margerie ne bouge pas, favorable lui-même à De Gaulle. Ses sentiments étant parfaitement connus du gouvernement de Vichy, et pour éviter que ses adversaires utilisent ces faits contre lui, le 29 mars 1941 le général tente de le faire venir à Londres et, par l’intermédiaire de l’ambassade britannique, lui envoie ce message40 :
« Je vous télégraphie de Khartoum où je suis venu visiter nos troupes victorieuses à Keren, après avoir vu nos troupes victorieuses à Koufra. La tournure prise par les événements et l’opinion réveillée en France ne permettent plus l’abstention à un homme comme vous. Les affaires extérieures de la France Libre sont celles de la France. J’ai besoin de vous dans cette matière et je vous demande de me rejoindre à Londres sans délai. Pleven est avec moi depuis la première heure. Dejean nous a rejoints récemment. Palewski et Escarra sont là. Nous devons faire une équipe de gérants des droits et des intérêts de la France, appuyés par une action militaire, navale et aérienne qui s’étend tous les jours et sur une propagande nationale qui a déjà un immense retentissement. Venez mon ami. »
83Curieusement, cette dernière invite amicale ne lui est pas transmise par les Britanniques, qui omettent (volontairement ?) cette petite phrase. « Je ne sais pas ce que j’aurais fait si le texte du général m’était parvenu dans son intégralité » confessa, bien des années plus tard, son destinataire. « Son caractère quasiment affectueux m’avait touché au plus vif de moi-même ; mais je ne reçus que la première partie du télégramme… » Malgré les incitations pressantes de son épouse qui le pousse à accepter, Roland de Margerie estime de son devoir de rester à son poste, pour assurer la protection de près de deux mille Français résidant dans la concession. De plus, comme la plupart de ses compatriotes qui ont fait le même choix de rester, il craint que son départ ne soit la source d’ennuis pour sa famille de la part des Japonais. Aussi répond-il au général de Gaulle :
« Comme vous, je crois que la victoire finale dépend des Anglais, et je suis entièrement à vos côtés à ce sujet. Mais je ne puis quitter la colonie française de Changhai, envers qui j’ai des devoirs. Votre représentant ici, M. Egal est indigne de vous et je me suis vu contraint de donner mon approbation aux mesures de force qui ont été prises récemment contre lui. Puissions-nous nous retrouver dans une France libérée, que nous aurons tous deux servie de notre mieux… »
84La situation s’est en effet envenimée pour les partisans de la France Libre, et surtout pour leur chef. Le 5 avril, Égal, qui devait recevoir le ralliement de trois matelots, est quasiment enlevé par les marins de Darlan et extradé directement en Indochine, où il est interné quatre mois à Hanoi avec des prisonniers de droit commun. Roland de Margerie ne peut rien faire. Pire : deux injonctions de l’ambassadeur le contraignent à se déclarer publiquement solidaire des autorités navales pour cette arrestation. En revanche, il continue de couvrir ceux qui rejoignent la France Libre. Alerté, le 29 mai, le secrétaire général Charles Rochat télégraphie à Cosme :
« De source sérieuse, et à la date du 21 mai, il m’a été signalé que la propagande subversive continue à Shanghai, causant nouveaux départs en dissidence. Ces départs, ajoute l’informateur, seraient tolérés sinon facilités par les autorités locales. Veuillez me renseigner à ce sujet. »
85Cosme répond que son attention vient en effet d’être attirée sur de tels faits et que c’est une des raisons qui l’ont déterminé à effectuer un nouveau déplacement à Shanghai. Il fait promettre à l’un des responsables de la France Libre, Charles Grosbois, de faire preuve de la plus grande discrétion pour ne pas provoquer les Japonais.
86Le 15 juin 1941, il télégraphie à Vichy41 :
« J’ai trouvé à Shanghai une situation difficile […] Par son anglomanie, par ses sympathies sentimentales pour le gaullisme, M. de Margerie a provoqué un renouveau de dissidence. Cet agent est en effet parti de cette idée fausse que par ses relations personnelles avec M. Eden, comme avec le général de Gaulle, relations dont il a, trop tard d’ailleurs, mais loyalement fait état auprès de moi, il était en mesure d’obtenir du Gaullisme qu’il s’arrête sur les marches de la concession. De fait, la dissidence s’est au début trouvée gênée par les sympathies qu’elle discernait chez notre consul général, et je dois dire que j’avais lors de mon retour de Chongqing, en février dernier, constaté une amélioration de la situation. Mais cette réserve n’était que la forme larvée d’un mouvement qui atteint maintenant la plupart des rouages de l’administration, et j’ai pu me convaincre, au cours de l’enquête que je viens de mener, que si le Gaullisme revêt à Shanghai un caractère moins violent, c’est parce qu’il se sent en sécurité… »
87Cosme rappelle ses efforts pour redresser la situation après les tentatives de Pierre Augé qui encourageait les agents de police à entrer dans la dissidence :
« J’ai malgré tout obtenu des résultats positifs et j’ai pu, en prenant l’ordonnance du 16 août 1940, ramener beaucoup d’agents municipaux dans le devoir. Les conceptions présomptueuses de M. de Margerie ont faussé ce mécanisme. Notre consul ne peut plus aujourd’hui ni convaincre, ni sévir. Et il est la victime aussi bien des sympathies qu’il s’est créées dans les milieux britanniques, que de la confiance que les gaullistes ont mise en lui. Il a fallu deux injonctions de ma part pour que Margerie accepte de rendre publique sa solidarité avec l’autorité navale lors de l’arrestation de M. Egal. Il s’est contenté par ailleurs, ces jours derniers, de demander une lettre d’excuse à un fonctionnaire municipal qui venait, comme agitateur gaulliste, de se rendre coupable d’un scandale public et, par là, il a gravement infirmé les dispositions de l’ordonnance susvisée. Il a regrettablement fermé les yeux enfin sur les récentes démissions de deux agents principaux de la police, MM. Blanchet et Moret, démissions qu’il a acceptées en sachant parfaitement qu’elles n’avaient pour but que de camoufler un départ en dissidence, et dont il a évité de me rendre compte. Le mal étant à la tête, il n’y aurait normalement aux difficultés présentes qu’une seule solution : le rappel de M. de Margerie. »
88La réponse ne tarde pas. Le 18 juin, l'amiral Darlan décider de rappeler Roland de Margerie à l’Administration centrale, et de le remplacer par Philippe Baudet, secrétaire d’ambassade de 1re classe chargé des fonctions de conseiller. Il demande à Cosme de veiller lui-même à l’exécution de ces décisions, en demeurant à Shanghai le temps nécessaire. Mais Cosme, connaissant également les sympathies de Philippe Baudet pour la France Libre, exige de ce dernier la promesse d’un attachement indéfectible à sa personne, et l’engagement formel de réprimer les activités gaullistes dans la concession. Baudet refuse naturellement d’y souscrire, en faisant part de sa décision à Vichy. En conséquence, l’amiral Darlan demande à Cosme de maintenir le statu quo. Margerie reste donc à Shanghai, mais il continue de fermer les yeux sur ceux qui rejoignent Londres. Il n’est pas le seul. Le directeur de la municipalité, le comte des Courtils, le lieutenant Fabre, chef de la police, sont également dénoncés pour leur tiédeur envers Pétain et son gouvernement. Au début du mois de juillet, la situation se gâte à nouveau. De nouveaux départs pour Londres ayant eu lieu à son insu, l’ambassadeur exige les noms des dissidents. Après plusieurs injonctions et de nouvelles menaces, le consul général est obligé de s’exécuter et lui remet la liste des dix-sept agents de police, des huit particuliers et des treize soldats et marins qui ont quitté Shanghai.
89Cette fois, Cosme décide de prendre des mesures plus énergiques. Roland de Margerie se voit contraint d’exercer une pression de plus en plus grande à l’encontre des membres du mouvement France Quand Même, dont René Pontet a pris la tête après l’arrestation d’Egal42. La plupart des « speakers » sont obligés de quitter le service de la radio française libre, et des membres importants, comme Charles Grosbois, font l’objet de sanctions. René Pontet, qui faisait partie du conseil municipal, est obligé de démissionner. Tous les employés des services municipaux de la concession sont placés devant l’alternative de signer un engagement de fidélité à Pétain, ou de perdre leur situation. Cette mesure place un grand nombre d’adhérents de la France Libre dans une position extrêmement délicate. Contraints de subvenir aux besoins de leurs familles et d’assurer leur sécurité, ils n’ont pratiquement pas le choix. Ce chantage venant s’ajouter à l’arrestation d’Egal et d’autres responsables, décourage la plupart des partisans gaullistes qui n’osent plus agir.
90Ayant accompli sa mission de « redressement », le 15 juillet, Cosme avertit Vichy qu’il rentrera à Pékin dans les huit jours suivants :
« Il est en effet nécessaire de mettre M. de Margerie à l’épreuve. Je lui ai fixé un programme précis : il m’a promis de l’exécuter avec la plus grande loyauté. Je reviendrai ici dans six semaines. Je serai alors en mesure de donner un avis formel à Votre Excellence, non seulement sur l’adaptation de nos compatriotes aux règlements édictés, mais aussi sur l’intérêt qui pourrait s’attacher à ce que M. de Margerie fût maintenu ou rappelé. »
91Le mouvement gaulliste semble effectivement décroître. Jean Fournier de Montoussé, chargé des fonctions de 3e secrétaire d’Extrême-Orient à l’ambassade, réussit cependant à quitter Shanghai le 11 octobre pour l’Angleterre, ainsi que quelques agents de police. Au total, pour l’année 1941, quatre vingt-trois volontaires sont partis rejoindre les Forces Françaises Libres à Londres, en passant par Hong Kong43.
92Libéré au bout de quatre mois d’internement, Georges Égal arrive à Hong Kong, mais ne peut rejoindre Shanghai où le Comité de Londres veut le renvoyer afin de réorganiser le mouvement. En effet, le 8 octobre 1941, les autorités de Vichy obligent Roland de Margerie à publier un arrêté d’expulsion contre lui. À Londres, de Gaulle est d’avis qu’Égal doit retourner à Shanghai pour reprendre en main le comité, avec la promesse de ne plus se livrer à des provocations. Le mouvement France Libre y est en effet menacé dans son existence même. Or Shanghai, par sa position, est d’une importance capitale, c’est un grand centre d’information et de renseignement. Le responsable François Baron, qui a remplacé Quoniam de Schompré à Singapour, propose au général de Gaulle d’envoyer d’urgence à Shanghai le lieutenant Jacosta et Jacques Marcuse (de l’AFI en Extrême-Orient) pour étudier sur place les conditions de réorganisation du mouvement. Ils accompagneront Égal qui y retournera seulement pour un séjour temporaire afin de régler ses affaires personnelles (il doit ensuite rejoindre Addis-Abeba où le général de Gaulle lui a prescrit de se rendre). Mais comme on l’a vu ci-dessus, les trois hommes se font surprendre à Hong Kong par l’attaque japonaise, et le lieutenant Jacosta est tué. Égal reste prisonnier en même temps que le docteur Béchamp, représentant du général arrivé récemment à Hong Kong.
93On a reproché à Roland de Margerie d’avoir laissé arrêter Georges Égal sans réagir et de s’être ensuite opposé à son retour à Shanghai. En premier lieu, il y a été contraint par Vichy et l’ambassadeur, sous peine de voir la concession envahie par les Japonais. Mais peut-être avait-il une autre raison. Sans doute a-t-il voulu empêcher le retour d’un homme trop voyant, pour protéger d’autres membres de la France Libre. En effet beaucoup plus discrets sont les officiers du Service de Renseignement Intercolonial de Shanghai (SRI) dirigé par le commandant Demule, qui agissent dans l’ombre, travaillant de concert avec les Britanniques. Ils ont tous rallié le général de Gaulle dès juin 1940 et, avec son accord, se sont mis à la disposition, et sous les ordres, des Anglais. Après Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, les alliés sont internés, mais pas les Français. Demule et ses officiers continuent discrètement leur lutte clandestine et leur mission de renseignement. Malheureusement, dans le courant de l’année 1942, ils sont repérés par les Japonais qui les signalent aux Allemands. Ces derniers exigent des autorités françaises leur expulsion vers la France pour y être jugés. Roland de Margerie tente de gagner du temps, retardant leur arrestation de façon à ce qu’ils ne puissent prendre le dernier bateau en partance pour l’Europe. Ce subterfuge ne pouvant les sauver, le groupe est transféré vers l’Indochine sur un navire japonais pour y être interné dans le camp de Nam Dinh. L’un d’eux, le capitaine Marcel Mingant parvient à s’échapper, et à convaincre le général Aymé de lui donner un commandement sur la frontière. Le lendemain de son arrivée à Lang Son, Mingant passe la frontière, et se met en rapport avec le colonel Airbel (de son vrai nom le lieutenant-colonel d’artillerie Coudrais), établissant ainsi l’un des premiers contacts de l’Indochine avec les représentants de la France Libre en Chine libre et créant l’un des premiers réseaux de renseignement et de résistance (voir infra, chapitre VII).
Français libres à Hong Kong : Pierre Biau puis Georges Béchamp
94À Hong Kong, c’est d’abord un architecte, Pierre Biau qui, le 8 août 1940, forme un Comité National Français avec un groupe de quarante-deux personnes dont il prend la tête comme président44. Ils procurent des papiers d’identité aux volontaires qui arrivent dans le port pour rejoindre Londres. En attendant de pouvoir les faire partir, ils assurent leur entretien, leur fournissant argent et vêtements, règlent les frais d’hôtel des officiers, et leur donnent même des billets pour aller au cinéma ou assister à des matches de football. Égal, de sa propre autorité, ayant nommé délégué le père Vircondelet des Missions étrangères, ce dernier choisit des hommes à lui, prétextant que la plupart des membres du comité sont de moralité et de réputation douteuses avec des casiers judiciaires chargés. Il exige leur démission. Est-ce la vérité ou seulement pures inventions pour les évincer et placer ses fidèles ? Selon Biau, le père Vircondelet ne peut tolérer qu’il y ait dans la composition du Bureau, un catholique, un franc-maçon et un juif. De Londres, il est évidemment impossible de vérifier ces assertions, les responsables du Comité National Français ne pouvant se fier qu’aux rapports qui leur sont envoyés de Chine.
95Alerté, Quoniam de Schompré débarque à Hong Kong ; et après s’être concerté avec le consul Louis Reynaud et le père Vircondelet, demande à Pierre Biau de démissionner. Il semblerait en effet qu’il ait eu quelques ennuis d’ordre judiciaire. Un nouveau président est désigné à sa place, F.Fouliard, employé d’une firme française du Groupe Chine, qui vend des canons et des munitions. Biau est nommé président d’honneur…mais d’un bureau fantôme, ses deux collègues, eux aussi démissionnés, n’ayant pas été remplacés. Pierre Biau fait alors un rapport dans lequel il signale que le comité de Hong Kong a perdu toute consistance et est à deux doigts de disparaître. François Baron, le successeur de Quoniam, vient à son tour à Hong Kong. Il ordonne à Biau de faire ses bagages dans les cinq jours et de rejoindre Londres (il est envoyé en Afrique Équatoriale française par de Gaulle en février 1941). Baron et ses collègues de Singapour (notamment François de Langlade) jugent les résidents français de Hong Kong beaucoup trop anglophiles, y compris le consul Louis Reynaud. Un nouveau délégué à Hong Kong est alors directement nommé par de Gaulle. Il s’agit du docteur Béchamp mis en difficulté à Chengdu, en mars 1941, par son ralliement officiel au général de Gaulle. Il est désigné par ce dernier comme son délégué officiel à Hong Kong, et son représentant officieux auprès du gouvernement chinois, en raison de « son expérience considérable de la Chine et de l’Extrême-Orient ». Le général de Gaulle conseille à Baron de s’entendre avec Béchamp, afin de délimiter leurs zones d'action respectives.
96Georges Béchamp réside en Chine libre, à Chengdu, depuis 1928, et est responsable du consulat et de la mission médicale qu’il a totalement remise sur pied. En mars 1938, il a le plaisir d’accueillir Alexandra David-Néel qui, après un mois passé à Chongqing, fuyant toujours plus loin le rouleau compresseur japonais, se réfugie dans la capitale du Sichuan où elle a déjà vécu en 1923. Le docteur l’héberge dans un des bâtiments du consulat jusqu’à la fin du mois de juin. La célèbre orientaliste quitte alors Chengdu pour Tatsienlou, aux frontières du Tibet, où elle arrive le 4 juillet suivant…
97Sous le couvert de la mission médicale, le docteur exerce une active propagande gaulliste45. Personnalité complexe, très apprécié des Chinois, il s’est rallié au général dès juillet 1940, mais ne fait connaître sa décision à l’ambassadeur Henri Cosme qu’en mars 1941. Quinze jours avant de rejoindre Hong Kong, il est victime d’une tentative d’empoisonnement, comme le révèle une lettre écrite le 24 septembre 1941 à son ami André Nègre qui a réussi à rejoindre Londres46 : « Voici qui est du roman policier : j’ai failli avaler un bouillon à l’arsenic qui fut, hélas, avalé par mon chien favori, que j’ai eu le chagrin de perdre. Cela se passait en Chine et mes amis célestes sont bien gentils. L’inspirateur, un pieux ibérique, et son complice direct ont disparu. Je leur souhaite un repos éternel… » Avant son départ, il ferme le consulat dont il remet le bâtiment à son propriétaire, brûle les archives, à l’exception des registres d’état civil. Il garde le personnel du secrétariat chinois du consulat qu’il installe dans un local loué à cet effet. Quant à l’immeuble de la mission médicale, appartenant à l’Etat français, il le déclare propriété de la France Libre, et charge un comité composé d’André Guibaut (explorateur-espion réfugié à Chengdu) et de confrères sino-canadiens, de gérer la Mission en son absence. Il laisse pour consigne à Guibaut de refuser toute discussion avec les agents de Vichy. Le 13 mars 1941, il quitte Chengdu pour Hong Kong, passe d’abord par Chongqing où il reste jusqu’au 23 mars, avant de s’envoler ce même jour pour la colonie britannique.
98Mais franc-maçon, violemment anticlérical, opiomane, il ne s’embarrasse guère d’arguties diplomatiques, mais voue une admiration sans borne au général de Gaulle, qu’il appelle Vix, comme en témoigne un autre extrait de la lettre de septembre, envoyée à André Nègre :
« Nous avons tous reconnu Vix comme notre chef suprême, celui qui ne doit pas être discuté, qui doit planer, nous l’avons reconnu comme notre chef parce que militaire, il a eu l’extraordinaire courage d’être le seul à comprendre que lorsque la Patrie était trahie et livrée, la discipline militaire n’était plus un vain mot, un dangereux sophisme. Vix n’est pas seulement un chef militaire, il n’est pas seulement le chef des Français Libres, il est le chef de la France tout court. Je regrette beaucoup que les Anglo-Saxons n’aient pas compris cela ; c’est à nous de leur faire comprendre. Vix, à vrai dire, ne nous a pas donné de directives précises (à nous, qui sommes loin), mais nous avons entendu ses discours, et j'en ai retenu ceci : Vichy, de Pétoche à Doulouche, en passant par Laval, Déat, n’est qu’un gouvernement de Gestapo, c’est-à-dire boche ; ceux qui ne sont pas avec nous, sont contre nous. Jusqu’à plus ample informé, nous devons, sans plus attendre, les attaquer partout où nous les rencontrons les agents ou complices de Vichy. Deux sophismes à réfuter : il ne faut pas créer de divisions entre Français à l’étranger. Il faut amener à nous les hésitants. Considérant le cas particulier de l’Extrême-Orient, il est facile de réfuter ces deux foutaises. Nous n’avons pas besoin de la quantité, la qualité suffît. Si nous prenons Hong Kong comme base d’attaque (contre les agents de Vichy), et d’opérations en Chine et en Indochine, il est impossible de travailler sous le contrôle immédiat des agents de Vichy. Il faut donc et sans retard que les agents de Vichy soient expulsés des colonies britanniques et que les agents britanniques soient rappelés de l’Indochine. On me dira que les Britanniques ont le droit d’agir comme ils l’entendent. Certes, sauf dans les affaires entre Français. L’ingérence d’agents britanniques en Indochine est néfaste parce qu’elle donne de la face à des salopards comme Panpan (surnom donné par les marins à Decoux : deux coups, pan, pan) et qu’elle a comme corollaire le séjour également néfaste d’agents de Vichy à Hong Kong et ailleurs. C’est uniquement lorsque cette purge aura été faite que nous pourrons séparer les brebis d’avec les boucs. Alors seulement, on enverra les Vichyotes avoués ou les opportunistes à double face, soit dans des camps de concentration, les plus gros étant gardés comme otages. Evidemment pareils propos sont bien mal sonnants, ils heurtent les vénérables préjugés et mettent les gens en boule et c’est pourquoi, cher André, je te les répète chaque jour… »
99En raison de ses idées trop radicales et de son appartenance à la franc-maçonnerie, de son anglophobie, de sa haine des missionnaires et de son manque de diplomatie, Béchamp ne peut s’imposer à Hong Kong. Les sympathisants gaullistes l’accusent, en outre, de vouloir détourner les subsides versés par Londres à la France Libre, au profit de sa mission médicale à Chengdu. Son objectif était en effet d’organiser un vaste organisme d’assistance médicale, qui aurait permis en même temps de couvrir les activités du mouvement France Libre, et d’étendre son influence. La simple annonce de son arrivée à Hong Kong soulève un tollé général, bien que beaucoup ne le connaissent guère, sinon d’après les ragots colportés par des missionnaires ou des commerçants qu’il a hébergés à Chengdu. Faisant foi à ces commentaires malveillants, Baron est très réticent à sa nomination, et signale à De Gaulle que les bons résultats obtenus à la suite de la réorganisation du comité de Hong Kong « risquaient d’être démolis par l'arrivée inopinée du Dr Béchamp, redouté par les uns et les autres47 ».
100À la demande du général, il accepte cependant de le rencontrer et passe une journée en sa compagnie :
« C’est certainement un brave Homme, cultivé et spirituel, qui pendant 12 ans a servi l’influence française à Chengtu, et qui est connu et aimé dans les milieux de Chongqing. Il m’a beaucoup parlé de l’affaire Dreyfus et de ses petites rancunes contre l’ambassadeur Cosme et le colonel Yvon. Ses idées politiques, auxquelles il tient beaucoup, sont respectables, mais assez démodées (les 200 familles, le bloc de gauche, l’enseignement laïque, etc.) et il a l’intention de faire sa propagande là-dessus. C’est alors que j’ai compris que mon devoir était de lui exprimer loyalement ce que je voulais faire, et le rôle de la France Libre en Extrême-Orient. Il a reconnu avec une parfaite bonne grâce que j’avais su gagner la confiance des Français Libres et des autorités anglaises, et que lui-même, la seule chose qui l’intéressait, était de procurer des médicaments aux Chinois libres, et de combattre l’ambassadeur Cosme et le colonel Yvon. J’ai conscience d’avoir rendu un réel service en neutralisant, pour un temps, le brave docteur Béchamp. Le mouvement est encore trop fragile pour le compromettre par de nouvelles erreurs. Les Anglais regardent avec une curiosité inquiète ce vieillard qui vit en pyjama toute la journée, et les Français se demandent pourquoi une formation de combat dynamique et absolument apolitique serait dirigée par ce vieux franc-maçon fatigué. »
101Pour terminer, Baron suggère de renvoyer le bon docteur à Chongqing où il rendra de grands services, son influence réelle ne s’exerçant qu’auprès des Chinois. Le 18 juillet de Gaulle lui donne l’ordre de revenir au Sichuan.
102Cependant tous les Français libres de Hong Kong ne sont pas hostiles au docteur. Il rencontre en effet des sympathies en la personne de Gérard Raoul-Duval, vice-consul chargé de la chancellerie de Hong Kong, qui, à peine arrivé à son poste en mai 1941, rallie les Forces Françaises Libres, Raoul-Duval prend activement la défense du docteur dans une lettre adressée à Maurice Dejean, directeur des Affaires extérieures à Londres, le 27 octobre 194148 :
« Extrêmement érudit, connaissant de nombreuses langues (notamment le russe) en outre du chinois, dont il a la maîtrise parfaite, il jouissait au moment où il a quitté son poste pour Hong Kong d’un grand prestige auprès des autorités chinoises de Chengtu. Certaines attitudes, des préjugés personnels, en même temps qu’une grande originalité (conséquence de longues années d’isolement) ont valu au docteur à Hong Kong, des contacts difficiles et quelques antipathies. Il n’en demeure pas moins que celui-ci possède dans l’intérieur de la Chine où les intérêts de la France doivent être maintenus plus que jamais, une expérience fort utile. Il est d’autre part indéniable que c’est avec un dévouement et un désintéressement absolu que ce médecin a rallié la cause de la France Libre. Sa nomination à la qualité de représentant du général de Gaulle à l’intérieur de la Chine paraît donc tout particulièrement justifiée. »
103Il expose ensuite les difficultés que Béchamp rencontrera s’il quitte Hong Kong pour revenir à Chongqing. Déchu de la nationalité française, il ne dispose plus d’aucun titre d’identité ni d’aucun visa, situation extrêmement périlleuse pour lui. De plus, ayant fait de gros sacrifices financiers alors qu’il était à Chengdu, il se trouve dans une situation extrêmement précaire. Privé d’argent, en septembre, Béchamp demande à André Guibaut de liquider la mission médicale qu’il a restaurée avec ses propres deniers.
Français libres à Chengdu : André Guibaut et Léon Jankélévitch
104À Chengdu, lors de son départ pour Hong Kong, le docteur Béchamp a remis à André Guibaut la direction et les bâtiments de la mission médicale. Ancien officier de la Marine marchande devenu explorateur, Guibaut a été chargé de deux missions scientifiques par le ministère de l’Éducation nationale, en réalité par le ministère de la Guerre pour une mission de renseignement. À la demande du général Bürher de l’état-major général des Colonies, Guibaut et son collègue Liotard sont chargés d’explorer l’itinéraire qui, de la Haute Birmanie, aboutit à Yunnanfou, et de rapporter un tracé complet de ce qui deviendra « la route Birmane ». En 1936 et 1937, ils reconnaissent la région de la Haute Salouen, puis en 1940, les marches tibétaines. Mais cette deuxième expédition tourne mal. Lors d’une attaque par des bandits, son collègue et ami Liotard est tué sous ses yeux, tandis que lui-même échappe de peu à la mort et est complètement dépouillé de tous ses effets personnels. À bout de forces, il parvient péniblement au Sichuan et trouve refuge à Chengdu auprès du docteur Béchamp. Suivant son exemple, il se rallie au général de Gaulle au mois de novembre 1940.
105Après le départ du docteur à Hong Kong, André Guibaut est chargé de préserver les bâtiments de la mission médicale contre les agents de Vichy, auxquels l'ambassadeur Henri Cosme a donné l’ordre de les récupérer. Guibaut ne parlant pas le chinois, Béchamp a demandé au sinologue Léon Jankélévitch, démis de ses fonctions à Chongqing par Vichy en raison de ses origines juives, de venir à Chengdu pour le seconder. Les deux hommes mènent une active propagande en faveur du général de Gaulle, prononçant des discours à la radio locale, dans lesquels ils ne se privent pas de dénigrer le gouvernement de Vichy. Henri Cosme envoie Jean Royère, de Chongqing, pour tenter de les neutraliser et de récupérer les bâtiments de la mission médicale. Mais Royère est peu enclin à remplir cette tâche, car favorable en secret à la France Libre, Joseph Siguret qui lui succède est beaucoup plus actif et cherche à reprendre les bâtiments avec l’aide de la Mission catholique, propriétaire des terrains. Mais il ne réussit pas à se faire accepter par les autorités chinoises de Chengdu qui, restées fidèles au docteur Béchamp, lui créent toutes sortes d’ennuis. Elles s’opposent à l’ouverture du nouveau local que Jean Royère a trouvé pour y établir le consulat, et à plusieurs reprises envoient des agents de police pour obliger Siguret à enlever le panonceau mentionnant le consulat de France, apposé à l’entrée de l’immeuble.
106Au mois de septembre, sur les suggestions de François Baron, André Guibaut est désigné par Londres pour remplacer le docteur Béchamp comme représentant de la France Libre, en attendant l’arrivée d’un délégué officiel. À la demande de Béchamp lui-même, Guibaut liquide toute son œuvre, à commencer par l’hospice fondé en 1939 pour les orphelins de guerre, et qu’il avait équipé à ses propres frais. Il résilie également le bail de la maison louée par le docteur pour héberger le personnel du secrétariat chinois du consulat qu’il avait pris à sa charge lors de sa fermeture, et ne conserve que le premier secrétaire. Quant à la mission médicale, où il a tenté de se maintenir coûte que coûte contre les agissements de Siguret qui a exigé son expulsion, il est obligé de céder aussi sur ce point. Un accord est en effet intervenu entre Vichy et les autorités chinoises, au terme duquel le gouvernement français accepte de retirer son représentant Joseph Siguret, contre la remise du terrain et des bâtiments à la Mission catholique, Guibaut consent à quitter les lieux, seulement après le départ de Siguret. Désormais seul représentant de la France Libre en Chine libre, il demande à établir sa résidence à Chongqing où se trouve le siège du gouvernement et également l’ambassade britannique. Il attend l’autorisation de Baron. André Guibaut fait remarquer qu’il y a très peu de sympathisants gaullistes au Sichuan, excepté les sœurs qui n’hésitent pas à afficher leurs sentiments au grand jour. Les évêques, dans leur grande majorité, sont favorables à Vichy, sauf le vicaire apostolique de Chengdu, Mgr Rouchouse, beaucoup plus réservé, semble-t-il. Pour ce qui est des consuls, Armand Gandon à Yunnanfou, et Joseph Siguret, ils sont franchement hostiles. Mais sans doute n’est-ce qu’une apparence pour ce dernier, comme on le verra plus bas. Quant aux quelques commerçants résidant au Yunnan, ils sont tenus à une grande réserve, mais certains sont violemment anti-britanniques49.
La Délégation de la France Libre à Chongqing : Jean Escarra, relayé par André Guibaut50
La mission d’Escarra et la mise en place de la Délégation, janvier 1942
107Au mois de mars 1941, le Comité de Londres décide d’envoyer un Délégué auprès du gouvernement nationaliste, le professeur de droit Jean Escarra51. Le commandant Escarra, chef de service des Affaires extérieures à Londres, a été le conseiller de Chiang Kai-shek de 1921 à 1938 (ses fonctions ont été suspendues le 1er septembre 1939 lors de sa mobilisation, le ministre de la Guerre estimant ses activités de conseiller d’un gouvernement étranger incompatibles avec sa qualité d’officier). De l’avis du général de Gaulle, il est le seul à pouvoir efficacement assurer la liaison entre la France Libre et le gouvernement chinois, en vue de la poursuite d’objectifs communs contre les Puissances de l’Axe, en raison de sa parfaite connaissance des problèmes d’Extrême-Orient et de ses solides relations officielles. De Gaulle écrit le 21 août 1941 au professeur René Cassin à Beyrouth :
« J’attends beaucoup de la mission d’Escarra, en particulier contacts avec le gouvernement Chiang Kai-shek. Nous n’avons que sympathie pour ce gouvernement, si je puis rencontrer Escarra, je lui donnerai une lettre pour Chiang Kai-shek. C’est à mon avis, un élément essentiel pour reprendre un jour l’Indochine. En outre, nous devons ranimer les espérances françaises dans la colonie et y faire du recrutement. »
108De Gaulle confie effectivement à Escarra la lettre suivante écrite le 4 septembre 1941 :
« La Chine a été la première victime de cette guerre. Elle en a la première connu toutes les horreurs. L’ordre nouveau japonais a donné le ton à l’ordre hitlérien. Mais la Chine, par son indomptable résistance, a montré qu’elle était digne de survivre en tant que grande nation de l’Asie. Nul ne peut mettre en doute que le jour viendra où elle sera libérée de la souillure de l’ennemi. Mon pays aussi connaît à son tour la douleur de l’occupation. Le traitement qu’il subit aux mains des Allemands révolte l’Univers. Mais surtout la France est trahie par un gouvernement de rencontre qui, plutôt que de poursuivre la lutte, a préféré suivre une honteuse politique de collaboration avec l’ennemi. À deux reprises en septembre 1940 et en août 1941, c’est ce gouvernement qui, au mépris des liens séculaires d’amitié existant entre la Chine et la France, n’a pas hésité à livrer aux Japonais, par pure complaisance, les bases aériennes et navales de l’Indochine, mettant ainsi en danger notre dispositif de résistance et exposant aux attaques de l’ennemi la route de Birmanie qui assure votre ravitaillement… »
109L’ordre de mission d’Escarra, daté du 11 septembre et signé de la main du général de Gaulle, lui prescrit de tenir le gouvernement chinois informé du but et du caractère de la France Libre, pour tout ce qui concerne la position de la France en Chine et en Extrême-Orient. Il devra s’efforcer d’obtenir l’appui de Chiang Kaishek, l’objectif essentiel étant de reprendre l’Indochine et l’ensemble des positions françaises. Il recevra directement ses instructions du général de Gaulle, auquel il adressera ses rapports, et se tiendra en liaison avec le Haut Commissaire de France dans le Pacifique (Georges Thierry d’Argenlieu nommé en juillet 1941 par de Gaulle), le représentant de la France Libre à Singapour (François Baron) et, d’une manière générale, avec tous les représentants de la France Libre susceptibles de coordonner directement leur action avec la sienne. Pour tourner l’ambiguïté de la position du gouvernement chinois resté en relation avec Vichy, Escarra suggère, lui-même, de revenir durant le temps de sa mission, avec son titre officiel de conseiller. Sous le couvert de ces fonctions qu’il a déjà exercées, Escarra pourra ainsi travailler secrètement pour la France Libre, et rester en contact avec le général de Gaulle.
110Escarra quitte Londres, le 25 octobre 1941, pour Singapour et la Chine, via le Portugal et les États-Unis. Après avoir passé quelques jours avec sa famille à Lisbonne, il quitte cette ville le 26 octobre, arrive à New-York le 27, et repart, le 2 novembre, pour San Francisco en direction de Singapour. Il arrive à Chongqing le 5 décembre 1941. Sa mission première est de faire reconnaître le Comité de la France Libre par le gouvernement nationaliste, et lui faire accepter la présence d’un délégué, assisté d’un attaché militaire et d’un attaché de presse. Ses premières impressions sont très optimistes. Un peu trop sans doute, comme la suite va le prouver. Pour l’heure, dès le 11 décembre, il écrit au général que ses premiers contacts avec les fonctionnaires chinois lui permettent de considérer que les perspectives d’un accord relatif à la France Libre se présentent assez favorablement, « mon crédit personnel en ce pays qui est à son point le plus élevé, est un atout utile dans ce jeu52 ».
111Les hommes qui ont été choisis pour constituer la Délégation sont désignés dès le 22 décembre 1941. L’attaché militaire est le commandant Emile Tutenges et l’attaché de presse, le lieutenant Léonard. Tous deux engagés dans les Forces Françaises Libres viennent de Singapour, et sont d’anciens membres du Syndicat des planteurs français de Malaisie. Le commandant Tutenges, ancien chef du renseignement à Rangoon, a été désigné au début du mois de septembre 1941 comme chef du Service de Renseignement des Forces Françaises Libres pour l’Extrême-Orient, à la disposition de Baron. Escarra presse ce dernier d’envoyer Tutenges à Chongqing, dans les plus brefs délais, pendant que les communications aériennes sont encore ouvertes.
112Le 5 janvier, Escarra signale que les négociations sont au point mort’53. Les Chinois, très anxieux de préserver leurs relations avec Vichy, désirent s’abstenir de toute démarche qui pourrait mettre en péril leurs ressortissants et leurs intérêts en Indochine. De plus, ils conforment leur attitude à celle des États-Unis qui n’ont pas reconnu le Comité National Français, et considèrent le général de Gaulle comme le chef d’une minorité de factieux, depuis qu’il a fait débarquer l’amiral Muselier à Saint-Pierre et Miquelon, contre leur avis et celui des Canadiens. En outre, les Chinois sont également très inquiets des revers alliés en Extrême-Orient et des conséquences sur leur propre situation militaire. Pour finir, selon une rumeur non vérifiée, Escarra soupçonne le gouvernement de Chongqing d’avoir négocié avec l’ambassade de Vichy un refus de tout accord de faveurs spéciales à la France Libre. Il informe Londres qu’il essaie de prendre contact avec le docteur Béchamp et Georges Egal, toujours bloqués à Hong Kong, depuis la prise de la colonie britannique par les Japonais. Il signale également qu’il a autorisé André Guibaut à quitter Chengdu où aucun travail pour la France Libre ne peut être fait, et lui a demandé de le rejoindre à Chongqing, en compagnie de Léon Jankélévitch. Après son éviction par Vichy, ce dernier a exprimé le désir de servir comme interprète et officier au service du Renseignement, et a été recommandé à Escarra comme étant l’un des meilleurs sinologues. Les deux hommes arrivent aux alentours du 18 janvier. En guise de couverture, Guibaut demande à être nommé représentant de l’Agence Française d’information (AFI), tandis que Jankélévitch est mis à la disposition de Tutenges,
113Pour faire aboutir les négociations, le 14 janvier, le général de Gaulle conseille à Escarra de faire une promesse en ce qui concerne l’abolition de l’exterritorialité, la restitution des concessions et la révision des traités. Mais il lui recommande de ne pas prendre une position aussi catégorique que le gouvernement britannique, qui s’est engagé à négocier avec le gouvernement nationaliste dès que la paix sera rétablie. Il lui suggère de faire la déclaration suivante :
« Le Comité National Français a pris connaissance des déclarations du Premier ministre britannique du 18 juillet 1940 et du ministre des Affaires étrangères du 11 juin 1941, faites toutes deux à la Chambre des Communes, aux termes desquelles le gouvernement de Sa Majesté s’est déclaré prêt à négocier avec le gouvernement chinois, lorsque la paix sera rétablie en Extrême-Orient, l’abolition des droits extraterritoriaux, la restitution des concessions et la révision des traités sur la base de la réciprocité et de l’égalité. Le Comité National Français s’engage à examiner dans le même esprit les questions posées par les déclarations britanniques, dès qu’elles pourront être traitées après le rétablissement de la paix entre le gouvernement chinois et le gouvernement français. » Et le général de préciser : « Au cas où vous vous heurteriez à une très forte résistance, vous pourrez remplacer "examiner" par "discuter". »
114Le 31 janvier 1942, Escarra informe de Gaulle que les négociations se sont enfin terminées avec succès. Succès est peut-être un bien grand mot. Jankélévitch qui a secondé Escarra est beaucoup moins catégorique. Deux jours après sa signature, il qualifie cet arrangement comme « une reconnaissance à la fois secrète, tacite et, si j’ose dire, de seconde zone. De seconde zone parce qu’elle émane du Parti et non du gouvernement, tacite, parce qu’elle résulte d’une simple mention du Comité dans un document signé par le secrétaire général du Kuomintang, secrète parce que le vœu du gouvernement chinois est que le texte dont il s’agit ne soit pas divulgué54 ». Les Chinois restent en effet extrêmement prudents. Le 22 janvier, Wu Tiecheng, secrétaire général du Comité central exécutif du Guomindang, a reconnu seulement verbalement le Comité National Français. Et ceci doit être encore confirmé par un mémorandum. Il a accepté également d’avoir auprès de lui une délégation française de trois membres (ce point est quand même important comme la suite va le révéler). Un accord est également intervenu sur la question des passeports : les Français Libres entrant en Chine, recevront des autorités consulaires ou diplomatiques chinoises des permis d’entrée, sur présentation d’une lettre de recommandation, signée des Autorités Françaises Libres (le passeport Français Libre n’étant pas reconnu comme passeport, mais comme une lettre de recommandation). Le même traitement sera accordé aux Français Libres privés de leur nationalité. Ils continueront de bénéficier des privilèges afférents au statut des nationaux d’une puissance signataire des traités.
115Jankélévitch l’a bien souligné : en réalité, le gouvernement proprement dit, le Yuan exécutif, n’a pas reconnu la France Combattante. Les Chinois, qui ont d’énormes intérêts en Indochine, ne veulent pas se compromettre et rompre avec le gouvernement de Vichy. Des lettres secrètes sont échangées avec le général Wu Tiecheng, dans lesquelles il est précisé que les arrangements entre la France combattante et le parti Guomindang « ne sont pas interprétés comme une reconnaissance du gouvernement de Gaulle ». Les Chinois insistent pour que ces lettres restent totalement confidentielles. Une autre hypothèse est soulevée par Jankélévitch, toujours dans son rapport du 24 janvier : « Notre incapacité à défendre l’Indochine n’a pas éveillé des convoitises que du côté japonais. Grisés par leur propre propagande […] les Chinois se croient appelés à de grandes destinées, et leurs ambitions invétérées sur l’ancien empire d’Annam ont reçu de ce fait un essor et un aspect nouveau… » Et il mentionne, en outre, que les éléments révolutionnaires annamites ont été repris en main par le gouvernement central, ainsi que les thèses de Sun Yat-sen. En clair, cela signifie que le refus du gouvernement chinois peut s’expliquer par l’espoir de reprendre sa souveraineté sur l’Annam dont il a été spolié par les Français en 1885, ce qui fait peser une grave menace sur l’Indochine.
116Cependant, bien que le gouvernement nationaliste ne soit pas en rapports officiels avec la Délégation, dans la pratique, un contact officieux mais régulier s’établit entre elle et les ministères des Affaires étrangères et de l’Information. De plus, malgré la limitation à trois personnes, une dizaine d’officiers se joignent peu à peu à la mission, pour former un véritable Service de renseignement sous les ordres de Tutenges. Ce sont aussi d’anciens membres du Syndicat des planteurs français de Malaisie, engagés volontaires dans les FFL dès juin 1940 : le lieutenant François de Langlade, le lieutenant d’Irribarne et Pierre Boulle qui arrivent également au mois de janvier 1942. Les lieutenants Léonard et d’Irribarne sont dans un premier temps aux côtés de Tutenges à Chongqing, tandis que François de Langlade et Pierre Boulle sont basés à Kunming. Vient s’y ajouter un ancien professeur de chirurgie à Hanoi, le professeur Jacques Meyer-May, qui, avec l’aide du sous-lieutenant Jacosta à Singapour, a mis sur pied le Service de renseignement qu’il a remis ensuite à Tutenges.
Le cas de Léon Jankélévitch
117Il faut mettre à part le cas de Léon Jankélévitch. Ayant demandé à rejoindre les Forces Françaises Libres, comme interprète, par l’intermédiaire de l’ambassadeur britannique à Chongqing, on lui répond, fin février 1941, qu’il n’y a pas de place dans le civil, mais qu’on peut lui confier une mission militaire. Cette décision serait peut-être due aux commentaires malveillants d’André Nègre à Londres, qui a connu Jankélévitch à Chongqing et qui critique son caractère exécrable et le peu d’intérêt de son épouse, d’origine étrangère, envers la France. C’est du moins ce que dit André Nègre. Au mois de juin, le général de Gaulle donne l’ordre à Jankélévitch de se rendre en Afrique Equatoriale française et de rejoindre Brazzaville. Le 16 juin 1941, le docteur Béchamp, scandalisé, ne se prive pas de faire des reproches à De Gaulle, rappelant dans quelles circonstances il a demandé à Jankélévitch de venir seconder André Guibaut à Chengdu55 :
« Lorsqu’il fut décidé que je me rendrais à Hong Kong, j’ai estimé que Guibaut seul, ne connaissant pas le pays, et ignorant la langue chinoise, aurait du mal à se défendre contre l’offensive prévue des agents de Vichy, À Chungking, je me suis assuré le concours de M. Léon Yankélévitch ancien consul à Chungking qui venait de démissionner en raison des décrets raciaux de Berlin. C’est un agent de carrière, certainement le meilleur sinologue, le seul peut-être du corps des interprètes d’Extrême-Orient. Je reçois à l’instant une lettre de Yankélévitch m’informant qu’il avait proposé son concours à votre Comité de Londres, mais qu’il lui avait été répondu, le 26 février, que "présentement" sa proposition ne pouvait être prise en considération. C’était jusqu’à ces derniers temps sur lui que s’étaient concentrées les hargneuses attaques de Cosme et de sa clique. Il serait fâcheux que les préventions boches de Vichy parussent poursuivre Léon Yankélévitch jusque dans notre camp.
Certains prétendent que notre désaccord avec Vichy n’est que superficiel. Je n’en veux rien croire. Le désaccord c’est la bagatelle de la collaboration. »
118André Guibaut, le 1er octobre, prend également sa défense :
« Que pensez-vous de l’affaire Jankélévitch. Elle a été un peu embrouillée je crois par excès de bonne volonté du docteur. Cet excellent agent diplomatique qui est de plus un garçon de haute culture et un parfait gentleman, mérite qu’on lui porte attention. »
119Ces arguments font mouche. Au mois de décembre 1941, le Comité de Londres accepte d’employer Jankélévitch en qualité d’interprète. Mais, un mois à peine après son arrivée, Escarra, qui avait approuvé et demandé sa venue à Chongqing, soudain change complètement d’avis. Il suggère de l'« envoyer dans nos possessions du Pacifique où il existe d’importantes communautés chinoises », et de le cantonner dans un emploi militaire. Furieux, Jankélévitch démissionne et se met à la disposition des forces britanniques.
120Trois mois plus tard, le 1er avril 1942, il revient en Chine, à Kunming, en compagnie de deux officiers français portant des uniformes britanniques, et est radié des Forces Françaises Libres, au mois de mai. Selon des révélations faites le 22 juillet 1942, par Armand Gandon, consul à Kunming :
« M. Jankélévitch porte ici l’uniforme de lieutenant anglais et passe pour l’agent de liaison officiel entre les autorités militaires chinoises et britanniques. Il ne fréquente aucun membre de la colonie française à l’exception de Reclus, gaulliste notoire. Il collabore certainement ici avec les agents du gouvernement central à la censure militaire chinoise, et sa femme est au service de la censure britannique à Calcutta. Il a fait insérer dans la presse locale du 22 juin, un article injurieux pour le chef du Gouvernement, protestant contre le discours prononcé le 22 juin par Laval à l’occasion de sa prise de pouvoir, bien que le "Yunnan Je pao" l’ait publié sous une forme anonyme56. »
121Que s’est-il réellement passé entre Jankélévitch et les représentants de la France Libre ? Lui-même, dans une lettre écrite le 2 avril 1945 de Calcutta, accusera la France Libre de l’avoir repoussé. Il a, en effet, été écarté par Escarra, en accord avec le commandant Tutenges, et même André Guibaut, qui pourtant auparavant le défendait fermement :
« J’avais trouvé en Jankélévitch, parfait gentleman, d’une immense culture mais trop livresque, un sinologue hors pair, dont les connaissances seraient des plus utiles, écrit Escarra en mars 1942, mais juif d’Europe centrale, il n’a aucune réaction française. Sa femme, de même origine est également non seulement dépourvue de "réactions françaises" mais encore de tous sentiments français, ne cachant guère son hostilité à la France et son engouement de tout ce qui est "métèque". Tous deux ont été compromis par leurs relations assidues avec les milieux communistes chinois ce qui leur avait valu d’être sous surveillance officieuse de la police. Enfin il eut été déplorable que notre Délégation fût laissée aux mains d’une personnalité dont le nom seul est une inquiétante marque d’origine, alors que seuls d’authentiques Français de vieille garde doivent avoir l’honneur de nous représenter. C’est pourquoi entièrement d’accord avec Tutenges et Guibaut, j’ai fait en sorte que Jankélévitch ne réside pas en Chine57. »
122Comment expliquer ce soudain revirement ? Escarra n’aurait-il pas été irrité de la façon dont Jankélévitch a minimisé les résultats de sa mission auprès du Comité national, deux jours après la conclusion des négociations ? Plus sérieusement, lui et ses collègues craignaient-ils que les sympathies communistes de Jankélévitch constituent un danger pour l’Indochine ? C’est fort probable. Comme le souligne Escarra, Jankélévitch entretenait d’étroites relations avec les milieux intellectuels communistes, lorsqu’il était à Chongqing, qui lui ont valu quelques problèmes avec la police chinoise nationaliste58. À cet égard, Chiang Kai-shek aurait-il élevé des protestations au sujet de sa présence dans la délégation ? Jankélévitch est également soupçonné d’avoir livré aux Chinois les tables de chiffres Z4, avant de quitter Chongqing, après son éviction des Affaires étrangères. Les services secrets chinois les auraient récupérées pour les transmettre ensuite à leurs homologues américains ? Mais les services français semblent également en avoir bénéficié puisque Jean Paul-Boncour, chef du bureau diplomatique de Chongqing, se plaint en effet que tous les messages qu’il reçoit sont saisis par les autorités chinoises, avant de lui être remis et que cette censure coïncide avec l’arrivée de Jankélévitch « fort soupçonné d’avoir livré les tables du consulat de Chongqing avant d’avoir quitté le service. Cette hypothèse est confirmée par l’utilisation que fait M. Meyer-May dans ses causeries radiophoniques, de documents de caractère strictement confidentiel, relatifs à la politique française en Extrême-Orient ».
Les débuts difficiles de la Délégation
123Le commandant Meyer-May, à l’origine du service de renseignement d’Extrême-Orient, déplore son manque total d’indépendance à Chongqing. Il ne doit son existence qu’à l’appui des services secrets chinois, dirigés par le général Dai Li, qui fournissent les relais, les messagers, une partie des opérateurs de TSF et les appareils. Les services secrets chinois travaillent, à la fois, avec ceux des Français et des Anglais (John Keswick et des agents du SIS), et surtout des Américains dirigé par le major Eifler, officier des Stratégie Services, secondé par un civil, M. Bowles, détaché du Board of Economie Warfare. Et le commandant Meyer-May de conclure :
« Il en résulte que les services secrets concernant l’Indochine sont, qu’on le veuille ou non, pratiquement contrôlés par la Chine, qui, ayant conservé ses relations diplomatiques avec tout le monde, domine également la situation au point de vue diplomatique. Les Anglo-Saxons sont entrés en relations avec des agents des réseaux indochinois qui se trouvent sur la frontière. »
124De l’aveu d’Escarra, la reconnaissance officieuse dont a bénéficié le Comité National Français, est due seulement à l’intérêt accordé par le gouvernement de Chongqing à une association avec les services de renseignements français, dont il entend bien tirer profit pour, peut-être, pénétrer plus facilement en Indochine, à la faveur d’une opération de reconquête. C’est du moins ce que craignent Escarra et les gaullistes. Cependant pour les Français, malgré le danger, cette collaboration représente « le meilleur moyen d’entrer dans la place, et l’assurance, qu’en l’absence d’une véritable reconnaissance par la Chine du CNF, celui-ci ne serait pas tenu à l’écart des projets alliés sur l’Indochine ». Il faut veiller surtout à ne pas tomber dans le piège chinois, et ne pas se laisser noyauter par leurs services secrets59.
125Au départ, disposant de peu de moyens, la petite délégation française ne rencontre guère de succès et suscite la méfiance aussi bien des Chinois que des Américains et des réseaux indochinois. À Chongqing, il semble qu’elle se soit laissé circonvenir par des personnages douteux, comme en témoigne une note issue du rapport secret du capitaine de frégate Lionnet :
« La colonie française de Chungking était très réduite. À part la Délégation de la France combattante, l’ambassade et le consulat de Vichy, qui vivaient en état de neutralité, et les missionnaires plutôt du côté de Vichy, il n’y avait que M. Audinet, affairiste au service du ministre des Finances chinois, Mme Dehai côté Vichy, après avoir été de Gaulle, très liée avec les Chinois puis les Américains. Enfin, à part et en quelque sorte indépendants, M. et Mme Chauve, le capitaine Ollivier et moi, résidant à la Société française du Haut Yangtze, ex-établissement Chiris. Bien qu’archiviste à l’ambassade de Vichy, M. Chauve était sincèrement gaulliste avant l’arrivée de la Délégation de la France combattante. Celle-ci semble l’avoir classé comme hésitant ; mais tenu par conscience à une certaine réserve, il ne put s’engager à fond du fait de la fréquentation des membres de la Délégation d’un personnage intrigant assez douteux et connu comme tel de longue date, le docteur Li Si Ngou, colonel de l’armée chinoise (en disgrâce ?), revenu de France après l’armistice, qui parle parfaitement bien français, et même l’argot, et qui semble avoir gagné la confiance entière de la Délégation de la France combattante, malgré les avis donnés, pour la prévenir, que le docteur fréquentait aussi l’ambassade de Vichy qui s’en méfiait. Il semble être devenu, en quelque sorte, le conseiller chinois de la délégation. En outre, la fréquentation également d’une flamande très excentrique, très mondaine, Mme de Voos, notoirement liée avec le Dr Wang, riche chinois de formation française et très influent, était peu faite pour engager M. Chauve à une collaboration très étroite, alors que je servais d’intermédiaire sans risque. »
126Henri. Chauve, archiviste depuis plus de dix ans, dont quatre à Chongqing où il s’est fait de solides relations, est tenu à l’écart par la Délégation, alors qu’il est le seul à bien connaître les Chinois et à pouvoir démêler leurs intrigues sur l’Indochine. Ces derniers ne cherchent qu’à diviser gaullistes et vichystes, mais aussi les gaullistes entre eux. Utilisant Mme de Voos, ils tentent de semer la discorde dans la Délégation, aidés en cela par le Docteur Li :
« Je ne cherche pas à discréditer la Délégation qui a travaillé dans des conditions très difficiles et a fait un travail excellent, écrit Lionnet, mais à montrer qu’elle a à lutter contre un climat débilitant, une ambiance spéciale en butte aux intrigues d’un peuple qui poursuit une politique tortueuse et déconcertante des plus habiles60. »
127Cependant, dès la mise en place de la Délégation, en janvier 1942, des agents du ministère demandent leur ralliement à la cause de la France Libre. L’attaché militaire à Chongqing Jacques Guillermaz, prend contact avec le commandant Tutenges, en profite pour faire passer sa famille en Chine libre et, le 1er mai 1942, se rallie officiellement. Il en est de même pour Philippe Baudet. Arrivé à Chongqing au mois de septembre 1941 pour y remplacer Paul-Boncour parti se faire opérer à Yunnanfou, Baudet donne sa démission dès le mois de janvier 1942, et se rallie officiellement le 9 mai suivant. Pour le remplacer, Henri Cosme envoie à Chongqing l’un de ses hommes de confiance, Amédée Beaulieux, secrétaire de 1re classe à Pékin. Dans un premier temps, l’ambassadeur a songé à Robert de Boisséson. Mais sa petite fille de deux ans, Anne-Marie, étant d’une santé extrêmement fragile, il était difficile sinon impossible d’envisager un tel déplacement. Amédée Beaulieux s’est alors proposé pour prendre la place de Robert de Boisséson (de fait, la fillette décède le 2 août 1942).
128Les premières tentatives de la Délégation pour établir une liaison avec l’Indochine sont loin d’être couronnées de succès. Escarra a appris que l’amiral Decoux (sous l’influence de son conseiller diplomatique Claude de Boisanger, arrivé le 15 novembre 1941), s’est désolidarisé de la politique de Vichy et de Cosme. Pour conserver la bienveillance des Chinois, il les a prévenus que le Commandant supérieur des troupes françaises, le général Mordant, était secrètement favorable à la France libre (ce n’est pas l’avis des premiers responsables des réseaux de renseignement en Indochine que le gouverneur général fait poursuivre et interner s’il le peut. Au départ, seul le général Aymé semble avoir été au courant et fermé les yeux sur les activités de Marcel Mingant, chef du réseau du même nom). Après consultation avec l’ambassadeur britannique, Sir Archibald Clark Kerr, Philippe Baudet, au début de l’année 1942, est chargé d’aller en Indochine informer le général Mordant de l’existence de la Délégation à Chongqing. Il doit préparer une rencontre secrète à la frontière entre Escarra et le général, pour qu’ils étudient, ensemble, les plans de libération de la colonie. Mais Philippe Baudet, bien qu’ayant donné sa démission à l’ambassadeur Cosme à Pékin, juge indispensable de le mettre au courant. Il lui présente ce voyage comme justifié par la nécessité de donner à l’amiral Decoux des informations sur les projets de Chiang Kai-shek sur l’Indochine. Ce dernier aurait l’intention de faire effectuer à ses troupes des incursions à la frontière indochinoise pour lutter contre les Japonais et demanderait aux soldats français d’opposer une résistance de façade, voire de fraterniser, en échange du maintien de la souveraineté française sur le pays. Cosme, à son tour, avertit Vichy qui, mis au courant des véritables intentions de Baudet, oppose un refus formel. Escarra rapportant ces faits à De Gaulle, en novembre 1942, apporte cette conclusion : « Ainsi par la combinaison de l’étroitesse de vues du médiocre et vaniteux qu’est M. Cosme, avec l’ineptie (ou la mauvaise volonté) de Vichy, une occasion a été manquée de conjuguer tous nos efforts, en vue d’une politique intelligente dans la question indochinoise61. » Au mois d’avril 1942, Pierre Boulle et François de Langlade sont également envoyés dans des villages proches de la frontière, Mengzi, Mengla, etc. pour essayer d’entrer en contact avec les militaires d’Indochine du Quatrième territoire militaire. Mais toutes ces tentatives sont infructueuses. Il faut encore attendre quelques mois pour que le contact soit établi entre les réseaux français d’Indochine et les représentants de la France Libre à Chongqing.
129Au mois de mars 1942, le Comité National Français de Londres, en vue de renforcer le service de renseignement en Indochine, décide d’envoyer en Chine une mission militaire, composée du colonel de Lavaldène et du lieutenant Barbier qui doivent partir par les États-Unis, du commandant Coudrais et du capitaine Savary qui partiront de Beyrouth62. Cette mission, y compris Tutenges, sera placée sous les ordres de Lavaldène. Un ancien planteur de Cochinchine, Jacques Fishbacher, qui se trouve à ce moment à Londres, doit être également envoyé en Chine, pour servir de liaison entre la délégation de Chongqing et la mission Lavaldène. L’envoi de ces renforts est justifié par la crainte qu’éprouve le Comité de Londres de voir le gouvernement de Chongqing trouver une occasion favorable pour faire pénétrer ses troupes au Tonkin et s’y maintenir. C’est pourquoi, le but de la mission est de prendre tous les contacts possibles en Indochine, et de percer à jour les intentions du gouvernement nationaliste vis-à-vis de l’Indochine. Mais fin mai 1942, Lavaldène n’ayant pu quitter New-York, officiellement en raison d’un ulcère à l’estomac, Tutenges reste seul responsable. De Gaulle, en même temps, prescrit au docteur Béchamp, toujours bloqué à Hong Kong occupé par les Japonais, de rejoindre Escarra à Chongqing. Mais le 30 avril 1942, alors qu’il tente de passer en Chine libre par Gouanzhouwan, le docteur n’a même pas le temps de débarquer. Il est arrêté sur le bateau par la police française, certainement prévenue de son arrivée par des dénonciateurs. Jugé par un tribunal, il est déchu de la nationalité française, et privé de tous ses biens. Envoyé à Hanoi, il est enfermé dans la prison centrale avec trois mille détenus, puis transféré à Saigon. Très malade, il mourra le 20 juillet 1944 à l’hôpital Grall où il a fini par être admis.
130Dans un rapport de juin 1942, Escarra signale que la mission militaire comprend le chiffre dérisoire de six personnes. Cela fait un contraste piquant avec les énormes effectifs anglais et américains, lesquels, en outre, ont à leur disposition « une foule d’amateurs qui font avec fantaisie du « secret service » à jet continu… Il y a bien plus d’agents secrets étrangers qui s’intéressent à l’Indochine que d’agents français », ironise-t-il63. La mission de Chongqing comprend, en effet, sous la direction de Tutenges, les lieutenants François de Langlade, Léonard, d’Irribarne et Pierre Boulle. Les nouvelles recrues envoyées par Londres, le commandant Coudrais et l’adjudant Soriano arrivent au mois de juin, suivis en juillet par Jacques Fishbacher pour renforcer le petit groupe. Coudrais s’installe à Longzhou où se trouve le consul Joseph Siguret qui en apparence n’est guère favorable à la France Libre, mais en réalité entre en relation avec lui. Peu après son arrivée, le commandant Coudrais (alias Airbel) signale que la liaison vient d’être enfin établie avec l’Indochine, et qu’il a rencontré le capitaine Marcel Mingant à la frontière. Ce dernier, par l’intermédiaire d’un Chinois, M. Lan, est en rapport avec un important réseau au Tonkin, constitué sous l’égide de Gordon, un Canadien qui travaille pour la Texaco, et qui s’est installé à Longzhou puis à Kunming. Outre le renseignement, ce réseau va se charger de récupérer des aviateurs américains abattus en Indochine. Il est puissamment aidé par les États-Unis qui lui fournissent d’importants moyens financiers et matériels (des réseaux de civils, Boquet et Tricoire se rattachent également à lui, des officiers comme le colonel Robert lui apportent une aide occasionnelle). Ces contacts ne sont pas les seuls. Au mois de juillet, un civil, Mercadet, directeur de l’École française de Kunming, entre également en liaison avec le chef de bataillon Graille et avec le capitaine Maupin, chef du secteur de Lang Son (remplacé en novembre par le capitaine Levain, après la découverte de ses activités clandestines).
131Le 4 juillet, sa mission accomplie, Escarra quitte définitivement Chongqing, laissant la Délégation provisoirement entre les mains d’André Guibaut, puis passe par Calcutta avant de rejoindre Londres. Mais André Guibaut, malade et très fatigué, a demandé, depuis le 30 mai 1942, une nouvelle affectation. Le Comité National Français lui répond qu’il ne pourra lui être donné satisfaction qu’après le retour d’Escarra à Londres. Ce dernier, avant son départ, conseille de renforcer la Délégation et le service de renseignement, et demande en particulier l’envoi d’un diplomate de carrière, en prévision d’une reconnaissance future. Au mois de juillet, André Guibaut signale que les États-Unis ont accepté la France combattante au point de vue militaire. En conséquence, les consulats chinois ont reçu l’ordre de reconnaître les passeports de la France Libre, et les officiers français en Chine sont autorisés à porter leur uniforme. Guibaut s’étant rendu à Kunming le 17 septembre, Jacques Fischbacher assure l’intérim de la Délégation et prend en main l’AFI et le travail de propagande. François de Langlade doit aussi quitter la Chine pour Londres. Le 31 juillet, Tutenges signale qu’après son départ, il n’aura plus sous ses ordres que cinq hommes. En raison de l’extension de ses services, il prévient qu’il a un besoin impérieux de personnel, ayant trois postes privés de titulaires à la frontière sino-indochinoise. Pierre Boulle décide de se rendre au Tonkin pour contacter des sympathisants. Le 1er août, il franchit la frontière et, durant quatre nuits, descend le cours du Nam Na (affluent de la Rivière Noire) sur un radeau démontable en bambou qu’il a construit de ses propres mains. Mais le 6 août, il se fait prendre, à quelques kilomètres de Lai Chau, par des villageois qui le remettent aux autorités militaires françaises d’Indochine. Il est interné avec le docteur Béchamp à Saigon où il va passer trois ans en prison (il s’évadera le 30 novembre 1944 avec deux autres prisonniers, l’aviateur Labussière et le colonel Robert, grâce à l’aide du groupe Lan dépendant du réseau Gordon).
132Privé de ce précieux collaborateur, Tutenges demande avec insistance l’envoi de Robert Jobez à Chongqing, fermement appuyé par Escarra64. Jobez a passé dix-sept ans en Chine comme chef de la Sûreté de la police française de Shanghai, et est donc particulièrement qualifié en raison de sa connaissance approfondie de ce pays et des hommes qui le dirigent. Pour le moment, il se trouve à Accra (Gold Coast ou Ghana) et fait partie de la Mission militaire centrale de la France combattante dans l’Ouest africain, sous les ordres du colonel Pechkoff. Ayant été autorisé à partir, Jobez se met en route dans la première quinzaine de février, et passe d’abord à Calcutta avec sa femme et ses cinq enfants qui attendront dans cette ville l’occasion de le rejoindre à Chongqing. Peu après, c’est au tour de Pechkoff d’être appelé en Chine.
Le ralliement de Paul-Boncour à Alger : la fin de la représentation diplomatique de Vichy à Chongqing ; la Délégation confiée à Jacques Coiffard
Après novembre 1942, ralliement des agents sympathisants à la France Libre et de Paul-Boncour à Alger
133Le 8 novembre 1942, intervient le débarquement allié en Afrique du Nord. Les Américains se gardent bien d’avertir le général de Gaulle, et confient les pouvoirs à l’amiral Darlan, qui se trouve à Alger, où son fils a dû être opéré d’urgence. Darlan, après avoir fait mine de prendre le pouvoir au nom du maréchal Pétain, se ravise, prend position en faveur de la reprise de la lutte, et se proclame Chef de l’Etat et Haut Commissaire de l’Empire colonial français. En France, la réaction ne se fait pas attendre. Hitler décide d’envahir la zone libre pour mettre la côte méditerranéenne en état de défense contre tout risque de débarquement allié. Tandis que la flotte, dont les chefs refusent tout ralliement à la France Libre, se saborde à Toulon, pour ne pas tomber aux mains des nazis. À Vichy, le directeur d’Asie Jean Chauvel, suivi par vingt-deux de ses collaborateurs (notamment Jean Lescuyer, Stanislas Ostrorog, Francis Lacoste, anciens de Chine et Francis Huré, futur consul dans ce pays), donne sa démission, et part pour Paris, où il crée un Bureau clandestin des Affaires étrangères, en relation avec la Résistance et Alger. Ils s’établissent d’abord dans les locaux de la Banque franco-chinoise, puis dans deux étages de l’immeuble du Comité de l’Indochine. D’autres diplomates, notamment François Seydoux, se joignent à eux. Certains banquiers leur fournissent des fonds. L’ancien ministre Paul Baudoin, qui a repris la tête de la Banque de l’Indochine, propose même à Chauvel de lui prêter ses locaux du Boulevard Haussmann. Mais ce dernier refuse. Une vie clandestine s’organise alors pour Chauvel, obligé de changer de domicile à plusieurs reprises, pour éviter d’être repéré par les Allemands…
134Les événements d’Afrique du Nord changent également la donne en Chine libre, précipitant les ralliements à la France Libre ou vers les Alliés :
« La nouvelle a fait une certaine sensation à Chongqing ; et dans les hautes sphères chinoises, on pense naïvement que Decoux fera une déclaration de rattachement à Darlan, écrit Tutenges, le 10 décembre 194265. L’ambassade de France à Chungking est assez embarrassée. Toutefois si Paul-Boncour et Beaulieux se contentent d’observer les événements, Guillermaz et Royère ont pris une attitude beaucoup plus nette. Ils considèrent que leur devoir est de rallier les Français qui poursuivent la lutte. Sans l’attitude prise par Darlan, ils seraient actuellement des nôtres, mais le bloc Afrique du Nord -AOF les impressionne et, actuellement, ils envisagent de rallier Darlan plutôt que de Gaulle, mais un fait nouveau pourrait facilement les faire changer d’avis. Les cinq marins de l’ambassade ont rallié, les deux derniers la semaine dernière […] Paul-Boncour essaye, par l’intermédiaire d’unités américaines, de se raccrocher à Darlan. Gandon branle assez fortement dans le manche à Kunming. Les autorités militaires chinoises ont exigé son départ depuis longtemps, mais il trouve toujours un prétexte pour rester. Il vient d’aviser Paul-Boncour que, s’il était obligé de quitter Kunming, il démissionnerait et se rallierait à Darlan. Au début de l’affaire de l’Afrique du Nord, il a cherché à se rapprocher de Léonard, disant qu’il était nécessaire de réaliser l’union de tous les Français, ce qui ne l'empêchait pas de demander le même jour, la déchéance de la nationalité française pour M. Reclus66. »
135Après Guillermaz et Baudet, le consul de Yunnanfou Jean Royère prend contact avec Tutenges, en décembre 1942. Même Audinet, le marchand de canons, rallie officiellement la France combattante. N’ayant pu partir en Indochine, il s’est lancé dans la construction de gazogènes, et son usine se trouve sur la rive droite de la rivière Jialing, en aval de la Mission militaire française. Il a fait construire une maison d’habitation, Tutenges lui a demandé d’en réserver une partie à ses hommes :
« Chialing Village est devenu beaucoup trop petit. Nous sommes 10 à 12 à table, à chaque repas. Le travail de la Mission et de la Délégation aura tout à gagner de la nouvelle construction, car nous sommes beaucoup trop les uns sur les autres. Guibaut poursuit sa cure de repos dans les collines. J’aurais bien aimé y passer une huitaine de jours… »
136Quant à Jean Paul-Boncour, il prend son parti dès le mois de novembre 1942, se rallie à Darlan, puis, après l’attentat qui coûte la vie à ce dernier le 24 décembre, au général Giraud, À plus de 60 ans, le général s’est évadé d’une forteresse allemande, en avril 1942, et a rejoint l’Afrique du Nord. Les Américains s’empressent de se tourner vers lui, après la mort de Darlan, et lui confient le commandement civil et militaire. Dès ce moment, Paul-Boncour prend soin d’avertir officieusement les autorités chinoises de son ralliement à Alger. Le 10 janvier 1943, le général Giraud lui envoie un télégramme, lui demandant de confirmer son adhésion :
« Au moment où des troupes d’occupation (mots manquent) le gouvernement de Vichy se voit contraint d’aligner totalement sa politique sur celle du Reich ; je compte sur vous et vos collaborateurs pour assurer auprès du gouvernement chinois la représentation du Haut Commissariat de France en Afrique qui a repris la lutte au côté des Puissances alliées, et sauvegarder ainsi les intérêts français en Chine. Veuillez me confirmer votre adhésion et en faire part au gouvernement chinois. »
137Apparemment, le ralliement de Paul-Boncour n’est pas encore connu de Tutenges, qui, ne l’oublions pas, est tout de même le chef des services de renseignement en Chine. Il écrit en effet le 26 janvier 1943 :
« Les télégrammes de Giraud n’ont pas eu une portée profonde, Paul-Boncour est très perplexe. Il ne sait comment aborder le problème et cherche à copier son attitude sur celle de Bergery à Ankara. En tout cas les gens continuent à venir à nous. À Koueilin (ville très agréable), j’ai rencontré Coudrais, d’Irribarne, Barbier et un nouveau rallié, Loisel. Coudrais a fait du bon travail. Il vit avec Soriano dans une paillote aérée. »
138Tutenges conseille de collaborer avec les services de renseignement britanniques, tout en gardant une certaine indépendance :
« Depuis l’affaire de Madagascar, j’estime que nous devons apporter aux Britanniques l’aide la plus entière, aussi je me suis mis pleinement à la disposition de M. Crawford. Je lui ai dit que notre travail était actuellement la recherche de renseignements et l’information, et que nous pensions à l’organisation d’équipes de sabotages, mais que ce serait pour plus tard. Et que je cherchais, par ailleurs, à prendre contact avec les chefs d’Indochine. »
139Il suggère également de profiter de la réorganisation prochaine de la Délégation de Chine, du Service de renseignement et de la Mission militaire, pour scinder en deux ces deux organismes. Le chef de la Mission militaire doit résider à Kunming, et le chef du Service de renseignement d’Extrême-Orient aux Indes. C’est en effet la solution qui va être adoptée un peu plus tard, en 1944…
140Au début du mois de février 1943, Tutenges saisit un télégramme chiffré de Paul-Boncour, adressé à Giraud par l’intermédiaire de l’ambassade des États-Unis, qui sert de boîte aux lettres entre les deux hommes (l’ambassade d’Ankara avec Bergery servant de relais avec Vichy)67. C’est grâce aux Américains que Giraud a contacté Paul-Boncour. Ce dernier lui répond, le 30 janvier, qu’il est prêt à se rallier, mais qu’il faut maintenir un lien avec Hanoi, même en cas de rupture inévitable avec Vichy, et il propose ses services à cet effet :
« Le maréchal Chiang Kai-shek et le ministre des Affaires étrangères T.V. Song, comprennent parfaitement la situation, et apprécient l’attitude réservée de l’amiral Decoux envers les représentants de Nankin. Je ne désespère pas de maintenir un lien avec Hanoi, même si une rupture avec Vichy devenait inévitable… On sait ici que le cas échéant je suis prêt à vous rallier. »
141Pour sa part, Tutenges estime que le lien avec l’Indochine pourrait être maintenu grâce à Patoux, directeur des Chemins de fer du Yunnan, qui est venu le trouver dans ce but. Fin décembre, il s’est rendu à Hanoi, porteur d’un pli personnel de T.V. Song pour Decoux, avec l’assentiment de Paul-Boncour. Désireux de préserver les intérêts français du chemin de fer, Patoux a proposé de servir de lien entre l’Indochine et la Chine, entre l’Indochine et Paul-Boncour, ainsi qu’avec la France Combattante. Tutenges déclare qu’il ne voit aucun inconvénient à laisser s’établir des contacts qui peuvent devenir utiles dans l’avenir et, en attendant les ordres, lui fournir des renseignements.
142De Gaulle et Giraud n’ayant pas réussi à s’entendre, lors de l’entrevue du 22 au 24 janvier à Anfa près de Casablanca, les antagonismes entre leurs représentants respectifs s’exacerbent à Chongqing. Cette rivalité n’est pas sans conséquence sur leur crédibilité auprès des services de renseignement indochinois, anglo-saxons et chinois, qui ne leur font déjà guère confiance. De son côté, la Délégation gaulliste redoute une collusion entre Paul-Boncour, Decoux et les Américains, hostiles à De Gaulle. Le 15 février 1943, Londres fait parvenir des consignes à la Délégation : il faut obtenir de Giraud qu’il laisse à la France Combattante la direction de l’action en Indochine et qu’il reconnaisse la Délégation68. En compensation, le choix du chef de la Mission militaire, ou celui de la Délégation, pourrait lui être laissé. En ce qui concerne la Mission militaire, Londres suggère de nommer le colonel Pechkoff, en raison de ses origines russes : il pourrait nouer des contacts avec les Russes de Chine. Pour la mission diplomatique, dans un premier temps, Londres propose Guillaume Georges-Picot, représentant de Giraud à Washington, ancien conseiller à Chongqing en 1939, et grand ami de T.V. Song, Georges-Picot se déclare d’ailleurs prêt à revenir avec son épouse, si on veut bien de lui.
143Dès la fin janvier 1943, la Mission militaire est mise sur pied, avec, pour chef, le colonel Pechkoff en instance de départ à Londres. Outre les hommes de Tutenges déjà sur place (Coudrais, Léonard, Barbier, d’Irribarne, Soriano, auxquels sont venus se joindre le sous-lieutenant Danjou, le maréchal des logis chef Moreau, le sergent Gire, le radiotélégraphe Drais, une demoiselle Jumeau, et le professeur Reclus), d’autres hommes sont envoyés de Londres, le lieutenant Girot de Langlade (frère de François), le sous-lieutenant Coutin, ainsi que du Moyen Orient, Robert Jobez, le capitaine Bonnet et le médecin-chef Lacombe.
144Dans le même temps, l’occupation de Guanzhouwan par les Japonais, à la fin du mois de février 1943, et la déclaration du 23 février, par laquelle Vichy renonce au droit d’exterritorialité, entraînent le départ du personnel de l’ambassade du gouvernement de Chongqing à Vichy, et son repli sur Madrid pour éviter tout incident. Paul-Boncour, informant Giraud de la situation, déclare faire tous ses efforts pour maintenir un lien avec Hanoi, et se dit prêt à rallier l’Afrique du Nord. Le 5 avril, Paul-Boncour demande à rencontrer discrètement André Guibaut, et lui fait part de son sentiment d’une rupture inévitable entre Chongqing et Vichy. À son avis, cette rupture ne sera pas suivie forcément par la reconnaissance de la France Combattante, les Chinois paraissant désirer une période d’intergérance, qui leur permettrait de mettre la main sur le chemin de fer du Yunnan. Rapportant en même temps le sentiment du vice-ministre des Affaires étrangères, Victor Hou, il estime, en revanche, qu’une fusion De Gaulle-Giraud pourrait entraîner la reconnaissance par les Anglo-Saxons et la Chine du nouvel organisme qui en découlerait. Pendant que se déroulent toutes ces tractations, le Japon, très inquiet, exerce une pression de plus en plus forte sur l’Indochine pour que celle-ci adopte une attitude hostile vis-à-vis de Chongqing.
En Indochine, le capitaine Levain prend contact avec la France Libre à Alger
145En Indochine, la situation est pour le moins confuse69. En mars 1943, le capitaine Levain responsable du Bureau des statistiques militaires à Hanoi, tout en étant chef du réseau du même nom, à l’insu de tous, y compris de l’amiral Decoux et du général Mordant, commandant les forces d’Indochine, prend seul l’initiative de contacter les responsables de la France Libre à Alger70. À cet effet, il envoie le capitaine d’artillerie Philippe Milon, son camarade de promotion de Saint-Cyr, pour les informer de la situation en Indochine et connaître leurs intentions, et surtout pour leur demander d’établir une liaison entre la France Libre et la colonie (il n’a aucune confiance en la mission gaulliste de Chine). Basé à Lang Son, Milon, sous le nom de code d’Ornite, n’a guère de difficulté pour passer en Chine : passionné d’ornithologie, il a coutume d’arpenter la contrée aux alentours de son poste à la recherche d’oiseaux rares. Il franchit la frontière le 23 mars 1943, près de Chima, arrive à Chongqing où il rencontre Tutenges le 22 avril. Après être passé au Caire, il parvient à Alger, le 8 juin, peu de jours après l’arrivée du général de Gaulle et la création, le 3 juin, du Comité Français de Libération Nationale, CFLN, coprésidé par De Gaulle et Giraud. L’ancien consul de Shanghai, Jacques Meyrier, est chargé d’organiser les services du Commissariat aux Affaires étrangères, et y est nommé directeur politique, avec compétence pour les affaires d’Afrique et d’Asie. Le 9 juin, Milon est reçu par le général Catroux. De Gaulle étant à ce moment en pleine négociation avec Giraud, il ne rencontre que son directeur de cabinet, le colonel Billotte, et le colonel Jousse de son état-major. Ces derniers lui apprennent que la Mission Militaire de Chine est réorganisée sous le commandement de Pechkoff, promu général, tandis que le SREO est confié au lieutenant-colonel Louis Emblanc. Désormais les Services de renseignement d’Indochine seront subordonnés à la MMF de Chine.
146Muni de ces instructions et de codes secrets, Milon passe au Caire, où attend Emblanc en instance de départ pour Chongqing, et revient en Chine en août. Il rencontre Pechkoff et prépare avec lui les modalités de liaison entre les services de renseignement de Chine et d’Indochine. Puis Milon se rend à Kunming où il retrouve le lieutenant Léonard, antenne de la Mission militaire dans cette ville, et descend avec lui sur la frontière. À Hekou, il prend contact avec le capitaine Soclet, officier de renseignement à Laokay (Lao Cai), lui présente Léonard, et lui fait part des instructions subordonnant la résistance en Indochine à la MMF. Des codes secrets sont passés à cet effet à Léonard, mettant ainsi en place une liaison entre les représentants de la France Libre en Chine et les officiers d’Indochine. Léonard désirant rejoindre une unité combattante sur un autre théâtre d’opération, c’est le lieutenant-colonel Louis Emblanc, chef du Service de renseignement d’Extrême-Orient à Kunming, qui est chargé des liaisons avec les réseaux d’Indochine. Le réseau Levain mais aussi celui de Marcel Mingant (constitué le 1er avril 1943) ont pour consigne de se mettre à sa disposition.
Réorganisation de la Délégation à Chongqing confiée à Jacques Coiffard
147De même que la MMF, la Délégation mise en place par Escarra est également complètement réorganisée. Ce n’est pas Georges-Picot (jugé sans doute trop favorable à Giraud), mais Jacques Coiffard, consul à Shanghai dans les années 1930, qui est rappelé à Chongqing pour succéder à André Guibaut. Sa nomination est connue dès le mois de février 1943 par les Chinois, avant même les services de renseignement français, comme l’avoue Tutenges avec quelque dépit. Il suggère de désigner plutôt un diplomate ayant rang d’ambassadeur ou de ministre plénipotentiaire, en prévision de la reconnaissance de la France Libre par le gouvernement de Chongqing. La nouvelle délégation comprend, en outre, Pierre Laurin, ex-professeur à Hanoi jusqu’en juin 1941, délégué-adjoint et secrétaire pour les affaires indochinoises. Robert Jobez, qui devait être affecté à la Mission Militaire de Pechkoff, est détaché à la Délégation, dès l’arrivée de Coiffard, pour y remplir les fonctions de premier interprète. Jacques Fischbacher, déjà chargé des questions de presse à la délégation à Chongqing, reste à son poste. Le 7 avril, arrive aussi un autre officier, le capitaine Vidal.
148Le 11 avril, René Massigli, commissaire national aux Affaires étrangères du CNF, donne ses instructions à Jacques Coiffard avant son départ de Londres, le 14 avril, via Alger pour Chongqing71 :
« Le but essentiel de votre mission sera de préparer la libération de l’Indochine. Il est encore prématuré de prévoir comment se fera cette libération […] Un point est cependant d’ores et déjà certain, nous devons faire tout ce qui dépend de nous pour que cette libération se fasse par le ralliement en bloc de l’Indochine et sans effusion de sang français. Cette considération capitale vous amènera à vous comporter vis-à-vis du gouvernement français d’Indochine avec prudence et modération. En principe, les contacts sont établis ou à établir avec les autorités militaires d’Indochine par l’intermédiaire du SR. Cela n’exclut pas, qu’exceptionnellement, vous puissiez être amené à entrer en liaison avec les autorités civiles de notre colonie par des intermédiaires sûrs, de façon à déterminer les dispositions du gouvernement général. Vous faciliterez le ralliement de nos compatriotes de Chine, sans lancer d’exclusive à l’égard de quiconque, sauf de ceux qui, sciemment, ont desservi les intérêts français au profit de l’ennemi. En principe, il n’est pas souhaitable que les agents des Affaires étrangères qui se rallieraient soient maintenus à leur poste. Vous ne prendrez à leur égard aucun engagement de cet ordre. Si des exceptions à cette règle vous paraissent s’imposer, ne pas en référer. Vous tenterez d’effectuer, d’accord avec les agents de Vichy encore à leur poste, la passation à la France combattante des intérêts français (immeubles, chemins de fer, hôpitaux, écoles…) situés en Chine libre. Quant à vos rapports avec les autorités chinoises, vous vous efforcerez de les rendre aussi amicaux que possible. Vous devez essayer d’obtenir notre reconnaissance de fait par le gouvernement de Chongqing. Il y a peu de chance que cette reconnaissance puisse être envisagée avant que soit réalisée l’union avec les autorités d’Afrique du Nord. En ce qui concerne l’abandon par la France des droits d’exterritorialité, vous pourrez renouveler les assurances de principe déjà données au Kuomintang par le Comité National et laisser prévoir aux autorités chinoises que des négociations sur des bases déjà acceptées par les gouvernements anglais et américain, pourront être entreprises dès que le gouvernement de Tchongking nous aura reconnu "de facto". Vous devrez vous attacher à lier l’abandon de l’exterritorialité à la reconnaissance par la Chine de l’intégralité de l’Empire français, tel qu’il existait avant l’armistice de juin 1940. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je fais pleine confiance à votre activité et à votre zèle pour suivre de près la lutte d’influence qui, dans les mois qui viennent, ira se développant de plus en plus à Chongqing pour déterminer vous-même les lignes générales de la politique que la France devra suivre entre les groupements de force qui, s’ils ne s’opposent pas encore les uns aux autres, tendent du moins déjà à se différencier de plus en plus. Il nous sera précieux de savoir, par vos télégrammes, quelles positions sont prises en Extrême-Orient ; la rivalité américano-russe se dessine déjà, un des premiers théâtres où elle s’affirmera sera le théâtre chinois. Vous aurez soin de tenir le Comité National au courant de tous les faits propres à éclairer le départ probable des relations entre Washington et Moscou. »
149Le 11 juin, le général Pechkoff et le lieutenant-colonel Emblanc arrivent à leur tour à Kunming et rendent visite au ministre de la Guerre chinois et au général américain Claire Lee Chennault. Ce dernier est arrivé dans le courant de l’année 1937 pour renforcer l’aviation nationaliste et, dès le mois d’août 1941, a commencé à intervenir dans le conflit avec ses Tigres volants pilotés par des volontaires yankees et de diverses nationalités. Début mars 1942, le gouvernement américain a envoyé également auprès de Chiang Kai-shek le général Joseph Stilwell, surnommé « Vinegar Joe » (en raison de son caractère acariâtre) qui devient son conseiller militaire.
Juillet-août 1943 : après le ralliement officiel de Paul-Boncour, Jin de la représentation diplomatique du gouvernement de Vichy
150Pendant que se mettent en place ces nouvelles missions, le 30 juin 1943, Paul-Boncour par l’intermédiaire de celle de Chongqing, fait parvenir à Alger et à Londres, un message annonçant qu’il est prêt à se rallier72 :
« J’ai senti de la résistance dans la mesure où ayant laissé prévoir aux Chinois, ces derniers jours, que j’allais me rallier officiellement à Alger, leurs objections ne sont pas formulées seulement sur la base des rapports avec Vichy que place dans une situation désespérée […] la fin prochaine du président Lin Sen73 et l’impossible renouvellement des lettres de créance de M. Cosme à Chungking, mais en fonction des relations avec Hanoi dont je vous ai signalé antérieurement l’importance tant, pour la Chine que pour nos intérêts d’Extrême-Orient. Ils m’ont laissé entrevoir qu’ils avaient espéré me voir rester ici après la rupture avec Vichy, ou même la reconnaissance d’Alger, pour continuer "en tenant compte de mon prestige privé" les relations avec l’amiral Decoux. Rappelant que j’ai, dès novembre dernier, marqué au Ministre des Affaires étrangères que je me rallierai à Alger, j’ai barré ce projet par des considérations de santé, deux opérations et la perspective d’une troisième fort délicate. Il est clair toutefois : 1) que nous ne saurons les empêcher de faire monter ici un représentant de Hanoi si leur désir se rencontre avec le souci dont l’amiral Decoux me fait constamment part ; 2) qu’il est de la plus haute importance pour nous, ainsi que pour les autres alliés de la Chine, de conserver le contrôle des relations avec l’Indochine dont j’ai encore la charge […] Je me rallie officiellement en ma qualité de chef de la représentation diplomatique et consulaire de la Chine libre à la nouvelle organisation d’Alger et transmets mes fonctions à la représentation conjointe. Je prescris en même temps à nos consuls de Yunnanfou (Royère) et Longzhou (Siguret) de s’abstenir, pour ce qui les concerne, de toutes démonstrations dans un sens ou dans l’autre, et de continuer, comme si de rien n’était, leur besogne courante avec Hanoi. Tous deux sont intrépides combattants, de tendance, sinon affiliés au mouvement, et l’on peut se passer de déclarations publiques de leur part. »
151Le 1er juillet, Paul-Boncour se fait remettre le consulat de Chongqing par Tulasne, prétextant la maladie de ce dernier, et en informe le gouvernement chinois. Il remet également son projet de lettre de démission à Victor Hou, vice-ministre des Affaires étrangères, qui lui demande d’en différer l’envoi jusqu’au 10 juillet. Selon Coiffard, le gouvernement de Chongqing veut surtout attendre d’être fixé sur l’attitude des Anglais et des Américains sur la reconnaissance de la France Libre :
« Deux points semblent acquis, les Chinois abandonnent leurs idées de maintenir un consulat de Vichy à Chongqing, ils semblent résignés à nous laisser prendre dans quelques jours les immeubles diplomatiques et consulaires », fait remarquer Coiffard,
152Le 8, il écrit de nouveau à De Gaulle :
« Le moment paraît propice maintenant pour le pouvoir central rallié à Alger. Je vous demande de faire étudier en détail l’installation d’éléments de l’aviation française de combat en Chine. Des escadrilles de bombardement de chasse ou mixte selon votre décision. Cela montrerait la valeur de la France combattante et nous imposerait vis-à-vis des autres Puissances. »
153Comme le lui ont demandé les autorités chinoises, Paul-Boncour attend le 10 juillet 1943 pour faire connaître officiellement son ralliement au Comité de Libération Nationale.
154C’est Jacques Coiffard qui remet sa lettre au gérant du ministère des Affaires étrangères. Coiffard prévient qu’il prendra possession de l’ambassade et du consulat le lendemain, ainsi que de la canonnière Balny. Les Chinois lui font savoir qu’ils ne s’opposent pas à cette initiative, mais ne veulent pas en paraître complices, par crainte de représailles : « Pour confirmer leur innocence, je me suis déclaré prêt à faire paraître dans deux ou trois jours un communiqué, constatant la carence de Vichy, signale Coiffard. La question de la reconnaissance reste entière. Le ministère des Affaires étrangères y est favorable, mais attend la décision anglaise et américaine ». Le 11 juillet, comme prévu, Coiffard prend possession de la caserne Odent et, le 12, du consulat, au nom du Comité Français de Libération Nationale. Après avoir incinéré les tables de chiffres, codes secrets, télégrammes, archives et timbres fiscaux, le 13, Paul-Boncour ferme la Délégation de l’ambassade et la remet à Jacques Coiffard avec l’encaisse du consulat. L’ambassadeur Henri Cosme l’apprend, par la radio, seulement le 14 juillet, et en informe le Département le lendemain. La nouvelle parvient en même temps à ses collaborateurs Robert de Boisséson et Roland de Margerie à Nankin, où commencent les négociations pour la rétrocession de la concession de Shanghai (voir infra, chapitre VI, seconde partie).
155Pour sceller l’union de la France et des alliés, une grande fête est donnée au Cercle de Kunming, à l’occasion des fêtes du 14 juillet. De nombreux officiers américains, anglais et chinois y assistent74 :
« Depuis fort longtemps la France n’avait pas donné une manifestation semblable, raconte Jacques Coiffard, une réunion de Français Combattants du Yunnan eut lieu dans l’après-midi du 12 et une réunion de tous les Français présents dans la capitale du Yunnan, dans l’après midi du 13. Nous avons assisté dans la soirée du 14 à une grande fête des Alliés où le drapeau tricolore était placé aux côtés des drapeaux alliés. Au cours de cette soirée, des paroles furent prononcées pour l’effort de guerre français et du nouveau Comité National de la Libération. »
156Malgré ces festivités, ni le Comité de Libération Nationale, ni son délégué ne sont encore reconnus officiellement par le gouvernement nationaliste. Le gérant des Affaires étrangères déclare en effet, le 27 juillet, que la reconnaissance du Comité d’Alger était en cours d’examen par les nations alliées, et notamment par la Chine. À la question de savoir si le départ de Paul-Boncour signifiait « la non existence de la représentation de Vichy », il répond : « Il équivaut à cela ». Peu après, le 27 août, le gouvernement nationaliste fait un premier pas et accepte seulement de « prendre note » de l’existence du Comité Français de Libération Nationale institué à Alger le 3 juin précédent, mais sans le reconnaître officiellement pour le moment.
Attitude des autres agents en Chine
157Comme on l’a déjà dit plus haut, dans cette lointaine partie du monde, l’appel du 18 juin a été entendu, mais seul un petit nombre a choisi de rejoindre le général de Gaulle à Londres, ou de constituer des réseaux sur place, en son nom. Depuis 1937, les agents français en Chine sont confrontés à la présence des armées japonaises. Les principales villes et notamment Shanghai sont totalement investies par ces dernières et les atrocités perpétrées à Nankin ne peuvent qu’inciter tous les responsables étrangers à la plus grande prudence. C’est sans doute ce qui explique la pusillanimité de l’ambassadeur Henri Cosme. Mais ce n’est pas uniquement la crainte de la barbarie nippone. Cosme est le représentant de la France en Chine, et sa principale préoccupation est la sauvegarde des intérêts français, mais aussi la défense de la souveraineté de l’Indochine. Il lui faut à tout prix ménager les Japonais et c’est uniquement ce souci qui dicte sa ligne de conduite, même si cela entraîne une politique de collaboration de plus en plus étroite avec eux. Il ne fait qu’obéir aux directives de Vichy et surtout à celles de Laval, lorsque ce dernier reprend le pouvoir en avril 1942, persuadé de la victoire des Puissances de l’Axe. Cosme se comporte en pur fonctionnaire, comme la plupart de ses collaborateurs.
Réemploi des agents mis à la retraite ou évincés par Vichy
158Cependant, malgré sa soumission au régime de Vichy, l’ambassadeur français n’a pas toujours suivi aveuglément ses directives. Lorsque David Rhein et Léon Jankélévitch sont touchés par les lois raciales anti-juives du 3 octobre 1940, Cosme demande quelle attitude adopter à leur égard. Vichy ayant ordonné de les démettre de leurs fonctions, ils sont en effet écartés, notamment Jankélévitch à Chongqing, dès le 18 décembre 1940. Comme on l’a vu, son éviction est sans doute davantage la conséquence des craintes qu’inspirent ses fréquentations communistes que de ses origines juives. « Cet agent étant nettement orienté vers le communisme et la décision qui l’attend devant fatalement faire de lui un révolté, je crains qu’il ne devienne à Tchongking un dangereux élément de propagande contre notre pays », écrit Cosme le 7 décembre75. Jankélévitch lui ayant dit qu’il avait sollicité de ses amis un emploi dans les cadres de l’Université chinoise, Cosme propose de l’affecter soit à l’Aurore, soit à l’Institut de sinologie, ou même à l’Ecole française d’Extrême-Orient d’Indochine « où encadré de Français et éloigné des centres politiques chinois, il pourrait difficilement nuire ». Quant à David Rhein, secrétaire-interprète à Pékin, il est appelé également à cesser ses fonctions le 19 décembre 1940, et est mis à la retraite d’office. Ainsi que Daniel Lévi et Pierre Francfort, qui ne sont plus en Chine, mais que Roland de Margerie propose de faire revenir à Shanghai auprès de lui, en vain. Le secrétaire général Charles Rochat à Vichy ne veut pas faire d’exceptions, qu’il devrait ensuite généraliser à d’autres agents dans d’autres pays.
159Rhein qui est sur place, grâce à l’aide de Cosme, Margerie et ses collègues de Pékin et Tianjin, réussit à conserver un emploi et un traitement. Tout d’abord, il donne des cours aux agents de police de Tianjin. En 1943, lorsque Cosme décide d’instituer un concours de recrutement à Pékin afin de pourvoir les postes consulaires, il fait appel à Rhein et lui confie les fonctions de professeur de chinois pour les candidats qui doivent effectuer un stage d’un an avant de passer les épreuves (voir infra, chapitre IX, première partie, second paragraphe). Cosme demande également, qu’après avoir assumé ces fonctions, Rhein soit engagé au Centre sinologique de Pékin pour y enseigner le français, avec un traitement de 35000 francs annuels. Faute de quoi, ajoute-t-il : « Cet ancien agent dont la pension de retraite ne peut suffire à assurer l’existence se trouverait dans une situation extrêmement précaire sans l’appoint de cette somme76. »
160La loi du 13 août 1940, qui avance la limite d’âge des agents du service extérieur, permet également au gouvernement de Vichy de se débarrasser de bon nombre d’entre eux. Et surtout de tous ceux qui n’approuvent pas sa politique, et ont répondu à l’appel du général de Gaulle (en tout, quatre cent douze dans quarante-deux pays). Ces derniers sont révoqués, et beaucoup d’entre eux privés de la nationalité française. Cependant, en Chine, les agents mis d’office à la retraite le 26 août 1940, retrouvent un emploi grâce à l’ambassade. C’est le cas de Pierre Crépin, Georges Bonmarchand, Albert Cadol, Jules Leurquin, Jules Médard, Fernand Roy et Raoul Tulasne. En effet, dans l’impossibilité de regagner la France en raison de la guerre du Pacifique, les « retraités » sont réutilisés en Chine. Albert Cadol, consul de Swatow qui devait prendre sa retraite le 28 avril 1941, voit son contrat renouvelé le 13 avril jusqu’en 1945. Swatow ayant été supprimé, le 12 mai il prend le service du consulat d’Amoy où la France possède un immeuble et participe à l’administration de la concession internationale de Kulangsu. Il est même promu consul de 1re classe par Pierre Laval, grâce à Henri Cosme,
161Georges Bonmarchand, spécialiste du Japon, dans un premier temps reste à Tokyo, à la demande d’Arsène-Henry qu’il seconde activement dans les négociations commerciales en cours. Fin mai 1941, il est appelé à Shanghai en qualité d’interprète et de conseiller pour les affaires japonaises auprès de Roland de Margerie, puis, en novembre 1942, à Pékin, auprès d’Henri Cosme, Bonmarchand est si bien familiarisé avec la langue japonaise qu’il en connaît non seulement la littérature, mais aussi les histoires les plus salaces et fait la joie des dîners japonais. Comme le raconte Roland de Margerie dans ses Mémoires, l'interprète français est la grande vedette de ces soirées. Tous les généraux nippons, accroupis autour de lui, se convulsent de rire à chaque anecdote nouvelle, lui prodiguent des tapes dans le dos tout en multipliant les rasades de saké77. Grâce à lui, les rapports avec les Japonais en sont grandement facilités.
162Pierre Crépin, en poste à Yunnanfou, est remplacé par Armand Gandon sur ordre de Vichy. Cosme s’émeut de son éviction : Crépin va se retrouver sans aucune ressource, alors qu’il a à charge sa vieille mère, une fille malade et un fils de 21 ans. L’ambassadeur demande à caser ce dernier à la Banque de l’Indochine, faisant valoir qu’il a son baccalauréat et est doué et sérieux. Quant à Crépin, il lui trouve un emploi de conseiller juridique à la municipalité de Shanghai, en remplacement du président Toussaint d’Hooghe assassiné à la fin de l’année 1940. Au mois de novembre 1942, Cosme le charge d’une mission à Hankou où de sérieuses difficultés opposent le titulaire Robert Germain et le chef de la police Broussouloux qui refuse de coopérer avec les Japonais. Ces derniers ont en effet exigé leur déplacement, à la suite de violents incidents causés par Germain toujours sous l’emprise de la boisson. Crépin est chargé du consulat de Hankou à partir de février 1943 à la place de Germain.
163Ce dernier a été appelé à ce poste, en juin 1941, pour remplacer Fernand Roy que Cosme trouvait trop âgé et incapable de faire face à une tâche de plus en plus difficile. Cette mise à la retraite étant extrêmement préjudiciable pour Roy dans l’incapacité de subvenir aux besoins de sa très nombreuse famille, Cosme a décidé de le reprendre en qualité d’attaché de consulat à Shanghai le 28 novembre 1942, puis comme secrétaire-interprète à Longzhou le 9 juin 1943, et de nouveau à Shanghai le 1er mai 1944, à la place de Tulasne,
164Raoul Tulasne est remis également à la disposition d’Henri Cosme en octobre 1942. Initialement en poste à Séoul, fin juillet 1941 il s’apprête à rentrer en France en passant par Tokyo et Shanghai. Mais bloqué à Manille, il revient à Tokyo, d’où il s’embarque, le 23 août 1942, pour Hanoi et Saigon, espérant encore pouvoir rentrer en métropole. Dans l’impossibilité d’être rapatrié, il est nommé secrétaire-interprète au bureau diplomatique de Chongqing, malgré son état de santé très précaire. De fait, venant d’Indochine en compagnie du jeune Pierre Saintes nommé au même poste, il doit s’arrêter en route, atteint d’une bronchite doublée de complications cardiaques. Il arrive le 1er mars à destination. « Bien qu’épuisé par le voyage et la maladie, il a pu prendre ses fonctions le même jour au consulat mais à moins qu’il ne se rétablisse rapidement, j’estime dangereux de lui faire passer l’été ici », signale Paul-Boncour qui, le 1er juillet 1943, le suspend de ses fonctions, mais pour d’autres raisons comme on l’a vu ci-dessus…
Ralliement des agents de Vichy fin 1942-1943
165Même si très peu ont répondu à l’appel du général de Gaulle, il semble que la plupart des agents français aient accueilli avec sympathie son initiative. Cependant, pour ceux qui sont en Chine du Nord, Pékin, Tianjin ou les deux postes de Mandchourie complètement isolés sous la coupe des Japonais, tout ralliement est impossible, en raison de l’absence de nouvelles et de communications. Comme le fait remarquer Jules Beauroy à Pékin :
« Les groupements qui devaient au cours des longs mois qui suivirent organiser la Résistance hors de France, ne pouvaient encore être accessibles de Chine du Nord, où aucune nouvelle détaillée n’avait pu parvenir à la petite cellule détachée par l’Ambassade à Pékin, et il ne m’avait pas été possible, pas plus qu’à personne autour de moi, de se mettre en rapport avec les organisations de la France Libre. Le commandant Guillermaz, qui a partagé alors les mêmes angoisses et les mêmes espoirs que moi, peut donner là-dessus un témoignage concordant78. »
166Nommé à Shanghai, Beauroy s’empresse d’adhérer aussitôt au mouvement France Quand Même dirigé par Georges Egal. Au mois de janvier 1941, il tente, en liaison avec ce groupe, de faire échouer les arrestations ordonnées par le gouvernement de l’Indochine contre le personnel de la Marine marchande qui rejoint leur mouvement. Il s’arrange pour classer les dossiers qu’on lui transmet, et prévient tous ceux qui sont menacés, pour leur permettre de fuir à temps.
167De plus, un autre argument majeur empêche un grand nombre d’agents de s’engager dans la Résistance, soit en agissant sur place, soit en quittant la Chine : c’est la présence de leurs familles. Beaucoup refusent de les compromettre ou de les abandonner sans ressources, en partant pour Londres ou vers d’autres théâtres d’opérations. C’est ce qui explique l’attitude prudente de Georges Cattand, Guy Radenac, Marc Duval et Pierre Millet à Shanghai. Ce dernier facilite le départ d’André Nègre pour Londres, au grand dam de Cosme. De Chongqing Cosme écrit le 25 octobre 1940 :
« J’avais invité Duval à faire arrêter Nègre au cas où cet agent passerait par Shanghai. Il s’est effectivement rendu de Hong Kong à Shanghai, où tout a été fait pour le ramener dans le bon chemin (efforts de Duval et Beauroy restés vains). J’ai invité Duval à recevoir la démission fictive de Nègre, de lui régler les 2 mois de traitement qu’il réclame, et d’obtenir de lui qu’il ne s’enrôlât pas dans les bureaux britanniques de recrutement et qu’il quittât Shanghai sans éclat : il s’embarquera demain sur un bateau norvégien et son départ passera inaperçu. J’ajoute, non sans regrets, que le séjour à Shanghai de Nègre a été facilité par Millet qui l‘a aidé de son hospitalité et lui a servi de prête-nom pour certaines opérations bancaires. Millet n’a ni jugement ni caractère et, comme Nègre, fait passer idéologie avant patriotisme […]. Il est dominé par sa femme, anglaise, il faudrait le transférer au Département avant qu’il ne suive l’exemple de Nègre. »
168En représailles, Cosme renonce à envoyer Millet à Chongqing.
169Jules Beauroy songe également à rejoindre la France Libre et à quitter Shanghai. Mais il est marié et père de quatre jeunes enfants dont le dernier est né en mai 1941. Il demande à Jean de Montoussé, son collègue à la chancellerie qui se prépare à partir pour Londres, d’y obtenir des facilités pour sa venue en Angleterre. Montoussé arrive à Londres le 5 décembre. Mais trois jours plus tard, Pearl Harbour et la déclaration de guerre des Alliés contre le Japon coupent totalement la Chine du reste du monde pour de longs mois. Jules Beauroy n’a d’autre choix que de rester en Chine, et comme on l’a vu ci-dessus, fait tout son possible pour aider la France Libre. Dès la mise en place d’une représentation gaulliste à Chongqing en 1943, de concert avec le secrétaire du groupe de la Résistance de Shanghai, Charles Grosbois, il tente d’établir une liaison avec le général Pechkoff, représentant de la France Libre à Chongqing.
170C’est seulement à partir de fin 1942-début 1943, lors des premiers revers japonais dans le Pacifique et de la perspective d’une défaite nippone inéluctable à l’instar de celle de l’Allemagne, que la plupart des agents décident de rejoindre la France Libre. Avant son ralliement officiel au général Giraud, en accord avec les autorités chinoises, Jean Paul-Boncour fait subir une pression de plus en plus grande à ses collègues, Amédée Beaulieux et Armand Gandon. Henri Cosme à Pékin et Charles Rochat à Vichy ne se doutent en rien de ce qui se passe en Chine libre. Paul-Boncour ayant manifesté le désir d’être relevé officiellement « pour raisons de santé », Cosme, loin d’imaginer les véritables motifs de cette demande, envisage de le rappeler à Pékin et de le remplacer par Beaulieux. Au début de Tannée 1943, la tension ne fait que croître. Beaulieux ne veut plus rester à Chongqing et demande à être envoyé à Yunnanfou, tandis que Gandon à Yunnanfou sollicite sa nomination à Pékin. Le 6 janvier 1943, Cosme, quelque peu excédé, télégraphie à Rochat d’ordonner à ces deux agents de rester aux postes qui leur ont été assignés. Mais Gandon et Beaulieux ne cessent d’adresser des télégrammes de récrimination à Cosme.
171L’ambassadeur croyant à de simples querelles de personnes, le 30 janvier 1943, signale ces faits à Vichy et cherche désespérément une solution79 : « Je conclus que tout espoir de rétablir entre eux une collaboration harmonieuse a disparu et qu’il y aurait des (sans doute "inconvénients") pour notre représentation en Chine libre à ce que cette situation se prolongeât. » Il propose donc de faire revenir Beaulieux à Pékin, et d’envoyer Gandon à Canton. Vichy donne son accord le 9 février 1943. Mais Paul-Boncour fait savoir que les autorités chinoises refusent que Gandon sorte de Chine libre (il est accusé en effet d’être un espion à la solde des Japonais). Comme il l’avait déjà proposé au mois d’octobre, il convainc Vichy de le nommer provisoirement auprès de lui à Chongqing, avec le titre fictif de conseiller commercial (voir supra, deuxième partie, fin du troisième paragraphe). Gandon retarde le plus possible son départ de Yunnanfou, prétextant qu’il est malade. Mais il finit par obtempérer le 8 mars, après avoir remis la gérance du poste à Jean Royère que Paul-Boncour a fait nommer à ce poste à la demande de la France Libre (Cosme ignore évidemment tout de ces tractations).
172Quant à Beaulieux, au mois d’avril, il n’a toujours pas rejoint Pékin. Le 20 avril, Cosme télégraphie à nouveau à Vichy pour hâter son retour dans la capitale du Nord, invoquant, entre autres, d’impérieuses raisons de famille (ce dernier y a laissé femme et enfant). Ce n’est pas tout, insiste Cosme. Le bureau diplomatique de Chongqing dispose d’un personnel beaucoup plus nombreux que par le passé, alors que lui-même à Pékin, s’est vu dans l’obligation de réduire le sien au moment où des négociations importantes se déroulent à Shanghai et Nankin pour la rétrocession des concessions. Paul-Boncour a en effet auprès de lui cinq collaborateurs : Beaulieux, Gandon, Tulasne, Saintes, l’archiviste Chauve et un interprète chinois. En sa qualité d’ambassadeur, Cosme n’est secondé que par deux secrétaires, Guy Dorget et Imbert de Laurent-Castelet. Le premier assume de surcroît le service de la chancellerie et le second est chargé des archives (Dorget est à Pékin depuis le 16 mai 1940 à la demande de l’ambassadeur qui l’a fait venir de Shanghai où il était arrivé le 6 octobre 1939). Il y a aussi Jean-Pierre Dubosc, mais il est totalement absorbé par la direction du Centre sinologique,
Figure 35 : Guy Dorget au premier plan (avec M. et Mme Baudet) (Collection Madame de Boisséson).
173Le 28 avril 1943, Charles Rochat à Vichy donne une fois de plus son accord au rappel de Beaulieux à Pékin, puis le 4 mai change d’avis. Jean Paul-Boncour l’a en effet prévenu que son état de santé le forçait à consulter un spécialiste, introuvable à Chongqing, et qu’il serait contraint, sous peu, de quitter son poste :
« Il est de toute évidence que dicté par d’impérieuses raisons de santé, le projet de Paul-Boncour ne peut rencontrer d’objection de ma part. Au cas où son départ aurait lieu, il faudrait maintenir Beaulieux sur place, contrairement aux instructions que je vous ai données. »
174Le 6 mai, Cosme se range à l’avis de Rochat, accepte le maintien de Beaulieux à Chongqing et veut lui confier les fonctions de Paul-Boncour :
« M. Beaulieux est l’un de mes meilleurs collaborateurs. On peut compter sur lui à tous les points de vue et en toutes circonstances, je suggère que ma représentation à Chongqing lui soit confiée. Il conserverait comme collaborateurs Tulasne, Saintes et Chauve. Et le capitaine Guillermaz. Quant à Gandon, il convient de le rappeler. Depuis qu’il n’est plus persona grata, il ne peut être question de lui confier ma représentation. Je propose que soit annulée son affectation à Canton et qu’il soit provisoirement nommé à Pékin où je ne dispose pas assez de collaborateurs. »
175Mais le 13 mai, Beaulieux, se plaignant à son tour de graves troubles visuels, prévient Cosme qu’il est incapable d’assurer la charge du poste, en cas de départ de Paul-Boncour. L’ambassadeur envisage alors de demander à Jean Kraemer, qui se trouve à Longzhou, de remonter sur Chongqing pour remplacer éventuellement Beaulieux. Kraemer est en effet en attente d’affectation à Longzhou, dont il a été nommé titulaire puis dessaisi, afin d’y maintenir Joseph Siguret qui refuse d’en partir, n’ayant pas été prévenu de ces changements. Mais Cosme reçoit un message surprenant de Beaulieux : « Graves troubles visuels m’ont contraint cesser tout service, que je ne pourrai reprendre qu’après consultation spécialiste Hanoi. » L’ambassadeur commence alors à soupçonner qu’il se prépare quelque chose :
« La singulière rédaction de ce télégramme, le fait que celui-ci m’a été adressé hors du couvert de Paul-Boncour, m’inquiète. Depuis 6 mois, une situation fâcheuse s’est établie à Chongqing, les rapports de Paul-Boncour avec Gandon, Beaulieux et Royère sont devenus déplorables. Gandon et Beaulieux notamment, m’ont à plusieurs reprises adressé des plaintes très vives contre Paul-Boncour, à qui ils reprochent, à la fois de les tenir à l’écart, et de s’opposer à leurs déplacements. L’indépendance de fait que les circonstances ont donnée à Paul-Boncour, ne me permet pas d’apprécier exactement la valeur de ces griefs. Mais je dois noter que les trois agents dont il s’agit sont des modèles de dévouement, et que j’éprouve d’autant plus de souci de leurs dispositions d’esprit, que celles-ci ne leur sont pas habituelles. »
176Le 18 mai 1943, Beaulieux télégraphie à Cosme que son état de santé ne lui permet plus de servir à Chongqing :
« Ce télégramme est certainement antérieur à celui par lequel je lui ai confié ma représentation auprès du gouvernement chinois, commente l’ambassadeur, les informations que m’envoie Votre Excellence me permettent de croire qu’il est susceptible de revenir sur sa décision. Je lui ai en conséquence, adressé à la date de ce jour, un pressant appel pour le prier de demeurer à son poste ; je ne puis éviter, quelle que soit l’attitude de Beaulieux, d’appeler la très sérieuse attention de Votre Excellence sur l’inaptitude complète de Kraemer à assurer la direction du poste diplomatique […] Si Beaulieux faisait défaut, j’insisterais pour que la solution suivante soit adoptée : Jean Royère assurerait ma représentation à Chongqing, Kraemer resterait à Longzhou, et Siguret qui est encore en Chine libre gèrerait Yunnanfou. J’ajoute qu’il y a entre Siguret et Royère une différence de qualité qui commande le choix en faveur de ce dernier. »
177Le 29 mai, Jean Paul-Boncour avertit Cosme qu’il n’y a aucune chance de faire sortir Gandon de Chine libre avant longtemps, pas plus que Beaulieux qui s’est vu refuser son visa de sortie. En réalité, c’est lui-même qui a demandé aux autorités chinoises de ne pas accorder leurs visas aux agents de Cosme pour les empêcher de partir, tandis qu’il se prépare à franchir le pas et à se rallier officiellement à Alger.
178Après la défection de Jean Paul-Boncour et la remise du poste de Chongqing à Jacques Coiffard, ce dernier est chargé d’accepter le ralliement des agents qui ont déjà pris contact officieusement avec les représentants de la France Libre. Jean Camaly, après avoir pris la direction de la chancellerie du consulat de Kunming début mai 1942, s’est rallié dès le 2 mars 1943, suivi par Jean Royère, consul de ce poste, déjà en rapport depuis décembre 1942 avec Emile Tutenges, Coiffard enregistre également les ralliements du chancelier substitué, Phan Nhut Tan, et du chef de la sûreté de l’Indochine, Ramoin, tous deux également en poste à Kunming. Au mois de juin, poussés par Paul-Boncour, Armand Gandon et Amédée Beaulieux offrent à leur tour leurs services à la France Libre, « Ces diplomates et agents ayant jusqu’à présent eu une attitude hostile à la France Combattante, on peut se demander s’il y a lieu d’accepter leur ralliement », fait remarquer Jacques Coiffard au Comité d’Alger le 5 juin80. Mais il ajoute :
« Toutefois, il y aurait de graves inconvénients à les laisser sur place car ils n’auraient d’autre ressource que de s’accrocher au gouvernement de Vichy. Comme ils n’ont jamais trahi les intérêts français, j’estime qu’on doit leur donner une occasion de se racheter en les autorisant, comme d’ailleurs ils sont prêts à le faire, à contracter un engagement militaire. Le succès de toutes nos actions ici étant fonction de leur rapidité, je vous serais reconnaissant de me faire savoir 1) si je suis maintenu dans mes fonctions par le nouveau gouvernement pour que je puisse voir Paul-Boncour et obtenir de lui la passation des archives, 2) donner à Bel (Airbel-Coudrais ?) une nouvelle affectation sa présence ici ne pouvant être qu’un ornement 3) accepter pour la même raison le ralliement de Gandon et Beaulieux et faciliter leur transit par l’Inde. »
179Sur les conseils du CFLN, le 21 septembre Coiffard décide de maintenir Jean Royère au consulat de Kunming. Tandis qu’au mois de novembre 1943, Jean Camaly, qui était à Chongqing depuis le 1er juin, est envoyé à Alger, ainsi que le jeune Pierre Saintes, arrivé à Chongqing le 15 février, rallié le 2 juin et mis au service de la Mission Militaire du général Pechkoff,
Le double jeu de Joseph Siguret et la mort mystérieuse de Raoul Tulasne
180En ce qui concerne les autres agents de Chine libre, l’attitude de Joseph Siguret semble avoir évolué avec les événements. A-t-il mené un double jeu comme il l’affirmera par la suite ? Cela paraît tout à fait vraisemblable. Dès l’abord, il passe pour résolument vichyste. Comme on l’a vu, en 1941, à la demande de Cosme, il tente de déloger André Guibaut de la mission médicale de Chengdu que lui a confiée le docteur Béchamp, lors de son départ à Hong Kong. Bien que très violemment vilipendé par Béchamp qui l’accuse de traîtrise, notons, qu’en définitive, Siguret n’emploie pas la force contre Guibaut. Revenu à Chongqing, Siguret remet les registres officiels et les dossiers secrets à Jean Royère. Il est nommé ensuite à Longzhou (il y arrive le 18 décembre) et affirmera plus tard avoir aidé secrètement les gaullistes. C’est dans cette ville, en effet, que s’installe le commandant Coudrais, en juin 1942, et qu’est créé un comité sino-français de renseignement destiné à fournir des indications sur les troupes japonaises en Indochine. Un fait certain : Siguret est en rapport avec la mission du général Meynier, envoyée par les Américains et Giraud, fin août 1943. Siguret sert également d’intermédiaire entre l’amiral Decoux et le gouvernement de Chongqing, au grand dam des gaullistes qui se méfient autant de lui que de Decoux. L’amiral qui ne veut pas rompre les relations diplomatiques avec Chongqing pour préserver l’Indochine, à partir de 1943 se désolidarise de la politique suivie par Cosme et le fait savoir secrètement au gouvernement nationaliste, par l’intermédiaire de Siguret.
181Quant à Raoul Tulasne, sa mort soudaine est pour le moins mystérieuse. L’un des derniers à l’avoir vu vivant est justement Joseph Siguret à Longzhou. Tulasne, en piteuse forme, y fait une halte avant de passer la frontière pour rejoindre l’Indochine. Il vient en effet de quitter Chongqing où Paul-Boncour a fermé le consulat et l’antenne de l’ambassade. Le témoignage de Siguret, quelques années plus tard, rapporte les faits suivants. Lors d’une vive discussion, Tulasne reproche à Siguret ses contacts avec la France Libre, et menace de le dénoncer dès son arrivée en Indochine. Comme il est très malade, Siguret le fait accompagner à la frontière par Zhen, le planton du consulat. Mais Tulasne rend le dernier soupir le 25 octobre 1943 à 5 heures du matin, à Paling dans le Guangxi, à deux kilomètres du poste frontière de Thuy Cau, poste conjugué de Talung. Son corps est transporté le lendemain à Cao Bang. Zhen est arrêté au poste de Talung du côté français, porteur d’une somme de 3 à 4 000 dollars américains, 2 000 piastres indochinoises et les dollars chinois donnés par Siguret. Il est également en possession de la montre en or de Tulasne, et d’une chevalière de dame, également en or. Siguret s’empresse de protester contre cette arrestation. Relâché par le lieutenant français de Pins, Zhen est alors arrêté à Thuy Cau par les Chinois, qui l’accusent de meurtre. Outré de voir un pauvre homme servir de bouc émissaire, Joseph Siguret prévient les autorités chinoises que le prisonnier sera nourri par le consulat, qu’il prendra en charge la famille Zhen, et interrompra tous rapports officiels tant que son planton restera en prison. Il télégraphie lui-même à Chiang Kai-shek pour exprimer son indignation et demander justice. Zhen est relâché après plus d’un mois de détention…
182Même si Tulasne était très mal en point, sa mort peut paraître suspecte. Ayant affirmé haut et fort son intention de parler, l’aurait-on aidé opportunément à mourir ? N’oublions pas que les services secrets avaient des agents aux postes frontières afin de préparer les opérations en Indochine … De l’avis de Siguret, Tulasne est vraisemblablement décédé de mort naturelle, en l’occurrence d’une crise aiguë d’œdème pulmonaire. Mais lui-même n’exclut pas la possibilité que les services de renseignement chinois et alliés aient eu aussi intérêt à hâter un décès qui simplifiait leur tâche : « Toujours est-il que c’est au terme de son voyage, à deux kilomètres du poste de Thuy Cau que M. Tulasne est mort dans des circonstances qui restent assez mystérieuses. »
183Pendant que se déroulent tous ces faits en Chine libre et que les partisans du général de Gaulle commencent peu à peu à s’organiser, durant toute l’année 1943, en Chine occupée, les représentants du gouvernement de Vichy sont aux prises avec le problème de la rétrocession des concessions sous la pression des Japonais.
Notes de bas de page
1 MAE Guerre 1939-1945 Londres-Alger, volume 1352, Coiffard 8 décembre 1943 à Massigli, Note sur les relations sino-britanniques, p. 38.
2 MAE PAAP Cosme 039 ; voir aussi « L’Indochine de l’amiral Decoux » in L’Indochine de 1940 à 1945, No 138, Revue d’Histoire de la deuxième guerre mondiale et des conflits contemporains, PUF, 1985 ; Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, 1940-1944, Thèse de l’Université Paris I, 1980, (BNF 6638, a 4).
3 Chauvel Jean, Commentaire, de Vienne à Alger (1938-1944), p. 109 et suivantes.
4 Huntziger a été commandant du COC de Chine dans les années 1920, Léon Noël est le dernier ambassadeur en Pologne. Rochat est successivement directeur des Affaires politiques, sous-directeur d’Europe puis secrétaire général. Ernest Lagarde, ancien de Chine est sous-directeur d’Afrique-Levant puis directeur adjoint des Affaires politiques.
5 MAE PAAP Cosme 039, volume 1, mais aussi PAAP Decoux 214, volume 1
6 MAE ibid. PAAP Cosme ; voir aussi Decoux volume 2.
7 MAE ibid. PAAP Decoux volume 1-2 (1940-1945)
8 Chauvel Jean, Commentaire de Vienne à Alger (1938-1944), op. cit., p. 236 et suivantes.
9 Pétain remanie son gouvernement, en évince les politiques dont Chautemps et Lémery, ainsi que le général Weygand, et y fait entrer Huntziger qui remplace ce dernier à la Guerre. Mais Huntziger meurt quelques semaines plus tard dans un accident d’avion. Un Conseil national est institué.
10 Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit.
11 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, volume 78, Ambassade (15 juin 1940-15 janvier 1944), Cosme 6 août 1940.
12 MAE Guerre 1939-1945 Vichy -Asie, volume 109-113, Longtcheou, Royère, 9 novembre 1940.
13 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 78, Ambassade (juin 1940-janvier 1944), Cosme 30 septembre 1940 Shanghai.
14 MAE PAAP Cosme 039, op. cit.
15 MAE Guerre 1939-1945, Chine volume 78, Ambassade (juin 1940-15 janvier 1945) ou 114 Tchongking (30 mars 1940-2 août 1941).
16 MAE, Guerre-Vichy, ibid., volume 78, Ambassade, décret du 5 avril et lettre de Robien du 24 février 1941 ; voir aussi PAAP Cosme 039, op. cit.
17 MAE Guerre Vichy -Asie volume 80, Consulats (8 janvier 1940-12 juin 1944), Cosme Hanoi 29 janvier 1941 et lettre de Camaly sur le bombardement de Longtcheou.
18 MAE Guerre Vichy -Asie, ibid., volume 80, dépêches de Gandon jusqu’au 29 avril 1941 ; volume 115, Yunnanfou.
19 Service Historique de la Défense, Vincennes SHAT, Dossier Colonel Yvon GR BP110.
20 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, volume 78, Ambassade (15 juin 1940-15 janvier 1944), Royère 30 juillet 1941 ; volume 80, Ambassade (4 janvier 1940-12 juin 1944), Royère 31 juillet 1941.
21 Guillermaz Jacques, Une vie pour la Chine, op. cit., « Chunking 1941-1943 ».
22 Brocheux Pierre, Hô Chi Minh, op. cit., p. 106.
23 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 80, Cosme 3, 16 et 29 octobre 1941 ; Camaly 14 et 28 octobre 1941 ; Vichy 1er novembre.
24 Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit., chapitre III.
25 Duroselle Jean-Baptiste, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, op. cit., chapitre VI, p. 385-392.
26 Ruscio Alain, Les communistes français et la guerre d’Indochine, L’Harmattan, 1985, p. 52.
27 Brocheux Pierre, Hô Chi Minh, op. cit., p. 115.
28 MAE Guerre 1939-1945, Londres-Alger volume 1352, Note de Coiffard à Massigli 8 décembre 1943 sur les Relations sino-britanniques.
29 Duroselle Jean-Baptiste, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, op. cit., chapitre VI, p. 377.
30 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4.
31 MAE Guerre 1939-1945 Londres-Alger, volume 1362, dépêche de Pechkoff du 23 juin 1944.
32 Mercier Fabienne, Vichy face à Chiang Kai-shek, op. cit., p. 146-147, Cosme 6 décembre 1941.
33 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, volume 80, op. cit., Cosme 14 février 1942.
34 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, vol 127, rappel de Gandon, Paul-Boncour 19 octobre 1942.
35 Ministère de la Défense, Bureau de la Résistance, Archives des Réseaux, dossier personnel ; MAE Guerre 1939-1945 Londres-Alger, volume 331, dépêches du 9 novembre 1940 au 27 janvier 1941.
36 MAE Dossier personnel de Reynaud, télégramme de Cosme du 6 septembre 1941.
37 MAE Guerre 1939-1945 Londres-Alger, Chine volume 66, rapport de Biau sur la situation en Extrême-Orient ; mai 1941 Shanghai, Hong Kong.
38 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 68, rapport de Guibaut 2 février 1942, Shanghai en octobre 1941 et La concession et le mouvement de la France Libre.
39 MAE Guerre Londres-Alger CNF, ibid., volume 66, rapport No 2 à De Gaulle 6 octobre 1940.
40 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4.
41 MAE Dossier Personnel Roland de Margerie.
42 MAE Guerre 1939-1945 Londres-Alger, volume 67, rapport de Baron de Singapour à de Gaulle 16 octobre 1941.
43 Selon un extrait de la Revue de la France Libre, No 126, juin 1960, en tout 239 volontaires seraient partis de Shanghai.
44 Ministère de la Défense, Bureau Résistance, Archives des Réseaux, dossier personnel ; MAE Guerre 1939-1945 Londres-Alger, volume 66, op. cit., rapport de Biau envoyé à de Gaulle depuis Le Caire, 21 mai 1941.
45 MAE Londres-Alger CNF, volume 66, rapport de Béchamp à de Gaulle, 16 juin 1941.
46 MAE Londres-Alger CNF, volume 67, Béchamp à Nègre, 24 septembre 1941.
47 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 331, Baron à Catroux en Égypte 8 mai 1941 ; volume 67, Londres CNF, Baron à de Gaulle, 2 mai 1941.
48 MAE Guerre Londres-Alger, volume 67, dépêche de Raoul-Duval transmise à Londres à Dejean 27 octobre 1941.
49 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 67, Rapport de Guibaut 1er octobre 1941.
50 MAE Guerre Londres-Alger, volume 68. Voir aussi Dictionnaire de la France Libre, Robert Laffont, mai 2010, p. 322-324.
51 MAE Guerre Londres-Alger, volume 329, Note pour Baron 9 juin 1941 ; Escarra Londres 18 août 1941, objet de sa mission avec lettres de De Gaulle à Cassin 21 août 1941 et à Chiang Kai-shek, 4 septembre 1941.
52 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 67, Escarra à de Gaulle, 11 décembre 1941.
53 MAE Guerre Londres-Alger, volume 68, Escarra à de Gaulle, 5 et 31 janvier 1942.
54 MAE Guerre 1939-1945 Vichy -Asie, volume 78, rapport de Jankélévitch du 24 janvier 1942. Voir aussi Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit., p. 301.
55 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 66, Béchamp à de Gaulle, 16 juin 1941.
56 MAE Guerre Vichy -Asie, vol 79, (4 février 1942-19 novembre1944), Gandon 1er avril et Paul-Boncour 12 mai 1942.
57 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 68, Rapport no 3 d’Escarra mars 1942.
58 En vertu de l’accord avec les communistes pour la lutte contre le Japon, Zhou Enlai est à Chongqing et est en rapport avec Nguyen Aïc Quoc, leader vietminh, qui ne porte pas encore le nom de Hô Chi Minh.
59 Babinet Christophe, L’Indochine dans les relations franco-chinoises, op. cit., pages 354 et suivantes. L’auteur a eu différents entretiens avec certains acteurs de ces événements, notamment Jacques Guillermaz et Jean Royère en 1980. MAE Guerre Londres-Alger, volume 329, « Résumé des questions ayant fait l’objet du rapport No 2, par Escarra au général de Gaulle, Londres 8 mai 1942 ».
60 MAE Londres-Alger, volume 329, rapport du capitaine de frégate Lionnet, Cdt le LNFL secteur Egypte, février 1943.
61 MAE Londres-Alger CNF, volume 69, Rapport d’Escarra, novembre 1942.
62 MAE Londres-Alger CNF, volume 329, France Libre 24 février 1942 pour Guibaut.
63 MAE Londres-Alger CNF, volume 68, Rapport Escarra 11 juin 1942.
64 MAE Guerre Londres-Alger, volume 329, Rapport d’Escarra 15 novembre 1942.
65 MAE Londres-Alger, volume 69, Tutenges 10 décembre 1942 et 26 janvier 1943.
66 Partisan du général de Gaulle, professeur de français à Kunming.
67 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 330, Tutenges 3 et 9 février 1943.
68 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 330, Londres 15 février 1943 à Pechkoff ; Ibid., volume 69.
69 Ministère de la Défense, Bureau Résistance, Historiques des réseaux Mingant et Levain.
70 Hesse d’alzon Claude, La présence militaire française en Indochine 1940-1945, 3e partie chapitre XI.
71 MAE Guerre Londres-Alger, volume 69, Massigli à Coiffard, 11 avril 1943.
72 MAE Guerre Londres-Alger, ibid. volume 69, Paul-Boncour à Londres et Alger.
73 Victime d’un infarctus le 12 mars, Lin Sen meurt le 1er août 1943. Chiang Kai-shek a pris l’intérim de ses fonctions à la Présidence de la République jusqu’à son officialisation en avril 1948.
74 MAE Guerre Londres-Alger CNF, ibid., volume 69, Coiffard à Chongking, 6 août 1943.
75 MAE Guerre 1939-1945, Vichy -Asie, volume 81, Personnel diplomatique et consulaire (5 janvier 1940-28 février 1942).
76 MAE Guerre 1939-1945 Vichy -Asie, volume 84-85, Consulats (8 janvier 1940-12 juin 1944), lettre du 16 septembre 1943.
77 Margerie Roland de, Tous mes adieux sont faits, op. cit., volume 4, chapitre 59, p. 1607.
78 MAE Asie-Ocanie 1944-1972, Chine, volume 14, Shanghai, Mémoire de Beauroy du 9 octobre 1945.
79 MAE Guerre Vichy -Asie, volume 86, Agents en Chine libre ; et volume 126, Chine-France (1er février-24 août1943), toutes les dépêches suivantes. Voir aussi dossier personnel des agents.
80 MAE Guerre Londres-Alger CNF, volume 69, mission française à Tchongking à Alger et Londres 5 juin 1943.
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