Introduction
p. 11-15
Texte intégral
11844, 1953 : un siècle de présence française en Chine inaugurée par le traité de Huangpu, signé le 24 octobre 1844 par Théodose de Lagrené et le commissaire impérial Ki-Ying, sur la corvette À vapeur l’Archimède, à l’embouchure de la rivière de Canton. Ce texte, en 36 articles, accordait à la France les mêmes avantages qu’aux Anglais et aux Américains obtenus, deux ans plus tôt, par le traité de Nankin qui mettait fin à la première Guerre de l’Opium. Après l’ouverture de cinq ports à leur commerce, assortie du droit d’y établir des consuls et d’y construire des églises et des hôpitaux, au fil des décennies suivantes, les Occidentaux, suivis en 1895 par le Japon, avaient réussi à arracher à la Chine d’énormes avantages et à s’implanter sur une grande partie de son territoire. Chaque pays se réservant une zone d’influence exclusive. Par un accord tacite avec le gouvernement chinois, après la deuxième guerre de l’Opium, la France s’était vu en outre attribuer le protectorat religieux sur toutes les missions catholiques, quel que soit leur pays d’origine, droit que l’Allemagne et l’Italie avaient fini par lui reprendre au début du XXe siècle. Pour bon nombre de ces Puissances, cette épopée se termine avec l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong et des communistes au début des années 1950. Et pour la France, en particulier, le 5 octobre 1953, par l’expulsion du dernier représentant officiel à Pékin, Léon Jankélévitch.
2Le but de cet ouvrage est de relater le désengagement progressif de la France, comme celui des autres Puissances, au cours des graves crises successives que traverse l’ancien Empire du Milieu, jusqu’à l’instauration de la République populaire de Chine. Ce travail de recherche n’a pas pour ambition de décrire l’histoire des relations entre les différents pays présents en Extrême-Orient que l’on peut retrouver dans d’excellents ouvrages rédigés à cet effet. Son objectif est plus modeste, et a pour principal intérêt de montrer, à travers l’Histoire tourmentée de la Chine tout au long de cette période, le quotidien des agents du ministère des Affaires étrangères français totalement imbriqués dans des événements au milieu desquels ils n’avaient d’autre choix que de survivre et défendre les intérêts de leur pays. Avec la faillite de la diplomatie française c’est aussi celle de toute la présence française en Chine depuis plus d’un siècle qu’évoque également le présent ouvrage.
3Reconstituer cette longue fresque historique a nécessité la consultation de plusieurs sources d’archives et de documents de diverses natures. Les quelque 190 notices du Dictionnaire biographique des diplomates en Chine de 1918 à 1953, établies à partir des annuaires diplomatiques et des dossiers du Personnel du ministère des Affaires étrangères, ont servi de base1. Elles ont été complétées par le dépouillement des archives des postes et de la correspondance politique, ainsi que, pour la période de la seconde guerre mondiale, celles relatives au gouvernement de Vichy et aux rapports entre la Chine, Londres et Alger. Des informations complémentaires proviennent également des archives du ministère de la Défense, notamment ce qui concerne les réseaux de renseignement indochinois, et d’ouvrages de militaires, le général Guillermaz et le colonel Yvon. Les documents les plus importants et les plus précieux sont les souvenirs laissés par les acteurs de cette Histoire, Roland de Margerie, Jean Chauvel, et René Waché. Mais par-dessus tout, les témoignages directs, hélas de plus en plus rares, comme ceux de Madame Françoise de Boisséson, épouse de Robert de Boisséson qui a joué un rôle très important lors de la rétrocession des concessions en 1943, ainsi que ceux de Monique et Charles de Dianous de la Perrotine à Hankou de 1946 à 1949. Pour finir, toute une bibliographie relative à la Chine et à l’Indochine a permis également d’étoffer cet ouvrage
4À la veille de la première guerre mondiale les Puissances occidentales, solidement installées chacune dans leur sphère d’influence respective, tiennent bien en main le gouvernement de Yuan Shikai grâce à leur mainmise sur les organisations économiques et financières de la Chine2. La France, présente à Pékin et dans une vingtaine de consulats, occupe une position privilégiée dans les provinces limitrophes de l’Indochine, et surtout au Yunnan où son influence est dominante grâce au chemin de fer venant de Haiphong. Mais la guerre en Europe et les conséquences du traité de Versailles remettent tout en question, et ébranlent cet équilibre qui se révèle en définitive très vulnérable. La France sort exsangue de quatre années de lutte contre l’Allemagne et perd de son influence en Extrême-Orient. Au même moment, la Chine entre dans une période des plus troublées de son histoire. Après la mort subite de Yuan Shikai en juin 1916, le pays passe entre les mains des seigneurs de la guerre et s’enfonce progressivement dans le chaos. Les Puissances deviennent alors spectatrices d’événements qu’elles ne peuvent plus contrôler et s’emploient surtout à conserver les avantages acquis, en apportant leur soutien à tel ou tel warlord en fonction de leurs intérêts. À ces troubles internes, vient s’ajouter la menace représentée par un Japon bien décidé à dominer l’Extrême-Orient en encourageant le développement d’une Grande Asie sous son leadership. Confronté à un accroissement démographique considérable depuis plusieurs décennies, l’expansionnisme vers les pays voisins est la voie vers laquelle s’oriente l’Empire du Soleil Levant pour trouver des débouchés et des matières premières. Pour réaliser cet objectif, il lui faut éliminer les étrangers de la zone Pacifique, et dans un premier temps faire main basse sur la Chine et l’Indochine occupée par la France. Privé d’une partie des fruits de sa victoire sur la Chine en 1895 par l’Allemagne, la France et la Russie, le Japon commence à prendre sa revanche en 1905 en remportant sur la Russie une victoire éclatante qui lui permet de prendre pied dans la Mandchourie du sud et à Formose et sa région. Sa participation à la première guerre mondiale lui donne l’occasion de prendre la place de l’Allemagne au Shandong, avec la complicité tacite des Occidentaux, France et Angleterre notamment. À partir de là, il entreprend une action de grignotage qui, après la mainmise totale sur la Manchourie en 1931, aboutit à l’invasion de la Chine en juillet 1937. Les Puissances ne font rien dans un premier temps pour enrayer la progression des armées japonaises, d’autant que commencent à poindre en Europe les menaces d’une guerre prochaine, qui, après son déclenchement, accapare toutes les énergies et tous les subsides. Après la défaite française en 1940 et les menaces japonaises qui se précisent, les États-Unis et la Grande Bretagne se décident cependant à apporter une aide un peu plus substantielle au gouvernement de Chongqing. L’agression brutale de Pearl Harbour, en décembre 1941, change complètement la donne. La guerre devient mondiale. Américains et Britanniques promettent au gouvernement de Chiang Kai-shek de renoncer à leurs concessions. Cette promesse se concrétise début janvier 1943, lorsque le Japon prend l’initiative de remettre tous ses droits au gouvernement fantoche de Wang Jingwei qu’il a mis en place contre le gouvernement nationaliste. Les autres pays renoncent alors à leurs avantages acquis durant un siècle, la Russie ayant déjà fait cette démarche depuis 1924. La France de Vichy tente de se maintenir à tout prix, en menant une politique de collaboration avec le Japon, pour préserver ses intérêts et concessions en Chine, et surtout sa souveraineté sur l’Indochine, fleuron de ses colonies. Mais sous la pression nippone, elle est contrainte progressivement de renoncer à tous ses avantages. Cette évolution est étroitement liée aux événements qui se déroulent simultanément en Indochine, une interdépendance extrêmement étroite étant établie entre la Chine du Sud et la colonie française.
5Après l’élimination du Japon et la fin de la seconde guerre mondiale, les espoirs renaissent plus que jamais pour la France et les autres Puissances de reprendre leur place en Chine, mais seulement sur le plan économique et culturel. À cet effet, les Occidentaux et notamment les États-Unis ne se privent pas d’apporter leur soutien au gouvernement nationaliste, tandis que les communistes retrouvent l’aide des Soviétiques que ces derniers avaient interrompue en 1939. Malgré la supériorité matérielle des armées de Chiang Kai-shek, largement pourvues en armes et munitions par les Américains, la victoire des communistes devient inéluctable grâce à la tactique, mais aussi à la discipline et aux espoirs suscités par l’armée de Mao qui prend appui sur les masses paysannes. Peu à peu la vague rouge déferle sur toute la Chine, balayant tout sur son passage, et entraîne la liquidation définitive de tous les établissements français en Chine.
6Pour faire face à toutes ces difficultés, la France ne dispose plus de tous les moyens nécessaires en pareil cas. Toute la période est caractérisée par la pénurie de personnel liée au manque de moyens financiers, auxquels vient s’ajouter, lors de la guerre du Pacifique, l’interruption des communications qui empêche tout mouvement de personnel et tout envoi de nouveaux agents depuis la métropole. Les agents de Chine connaissent alors une période particulièrement délicate, privés de directives précises et de toute information sur la situation réelle en France. Pour eux, le problème essentiel est de se maintenir coûte que coûte face aux Japonais qui n’en finissent pas d’empiéter sur leurs droits, en Chine comme en Indochine. La fin de la guerre rompt l’isolement de la Chine, et la chute du gouvernement de Vichy permet la reprise des relations avec le gouvernement nationaliste, avec comme corollaire un immense espoir pour la France de reprendre à nouveau une place prépondérante. Malgré la rétrocession définitive de ses concessions en 1946, elle possède encore un patrimoine relativement important et espère surtout retrouver une influence morale et intellectuelle grâce à ses œuvres d’éducation. Même si ses missionnaires, trop âgés, sont désormais incapables d’assumer cette tâche que jadis ils remplissaient avec le plus grand zèle. Mais la prise de pouvoir par le parti communiste met un terme à toutes ces espérances. C’est la fin de la présence française en Chine, les gouvernants français, après de longues hésitations, ayant refusé de reconnaître le nouveau régime malgré les conseils de certains diplomates et des partis de gauche. Les responsables de l'Indochine, y compris le général de Gaulle, s’opposent en effet fermement à toute reconnaissance du régime communiste, dans l’espoir illusoire de sauver l’Indochine. Dien Bien Phu, sonne le glas de toutes ces illusions, un an à peine après la fermeture du dernier poste, celui de Pékin.
7Trois parties composent cet ouvrage, la période des Seigneurs de la guerre et la décennie de Nankin, l’invasion de la Chine par le Japon, la montée en puissance et l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong. Les agents du ministère des Affaires étrangères qui, durant plusieurs décennies sont confrontés en permanence à ces luttes intestines, vivent sans aucun doute les temps les plus difficiles depuis la guerre des Boxers, au début du siècle. Une poignée seulement y rencontre un destin tragique, mais pas seulement en raison des troubles. Quelques rares diplomates évoquent parfois avec nostalgie l’époque où la politique de la canonnière avait permis à leurs prédécesseurs de s’imposer dans tout l’empire du Milieu. Mais ce passé est bien révolu, malgré parfois quelques timides tentatives de la part des Puissances. Il est loin le temps où les pays impérialistes, du milieu du XIXe au début du XXe siècle, prétendaient exporter la civilisation et la supériorité de l’Homme Blanc dans ces lointaines contrées. C’est désormais le début de la décolonisation. Excepté les diplomates de premier plan, Auguste Boppe, Auguste Wilden, Damien de Martel, Henri Hoppenot, Émile Naggiar et les négociateurs qui ont joué un rôle important dans ces événements, Robert de Boisséson, Roland de Margerie en 1943, le général Pechkoff et Jacques Meyrier en 1945-1946, la majorité des quelque cent quatre-vingt dix acteurs qui ont écrit ces pages de notre Histoire sont beaucoup moins connus. Et même pas du tout pour le plus grand nombre. Mettons à part ceux qui ont occupé par la suite des postes diplomatiques ou ministériels importants tels les Chauvel, Baeyens, Baudet, Georges-Picot, etc., sans oublier Alexis Léger-Saint John Perse.
8Une centaine d’agents sont présents en Chine des années 1920 jusqu’aux années 1940, les Blondeau, Bouffanais, Bonmarchand, Beauroy, Cattand, Cadol, Coiffard, Colin, Crépin, Chaloin, Dubosc, Duval, Lépissier, Leurquin, Médard, Reynaud, Rhein, Salade et beaucoup d’autres encore. Un petit nombre d’entre eux demeurent jusque dans les années 1950, Jean-Baptiste Georges-Picot, Robert Jobez, Jean Royère, Joseph Siguret, Robert Germain et Léon Jankélévitch, dernier représentant de la France à Pékin. Après 1946, paradoxalement, ceux-là même qui se sont brillamment distingués dans la lutte et la résistance contre l’Allemagne et ses alliés, se retrouvent également en Chine pour défendre les intérêts de la France dans ce pays et surtout en Indochine. Quel que soit le jugement que l’on porte maintenant sur ces faits, il ne faut pas oublier les mentalités d’une époque encore toute proche, bien différentes de celles d’aujourd’hui. Il convient de replacer tous ces hommes dans le contexte particulièrement difficile d’un monde en ébullition, pris en étau dans le tourbillon de deux guerres mondiales extrêmement meurtrières et des conséquences qui en ont résulté. Du plus humble au plus haut responsable, chacun, en toute bonne conscience, a accompli le devoir que lui imposaient les gouvernants et les politiques de leur temps.
Notes de bas de page
1 Bensacq-Tixier Nicole, Dictionnaire biographique des diplomates en Chine 1918-1953, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
2 En avril 1913, un consortium constitué de cinq groupes bancaires, banques anglaises, françaises, allemandes, japonaises et russes, accorde 23 millions de livres sterling à la Chine obligée d’accepter le contrôle des revenus du sel, ainsi que des conseillers étrangers dans ses différents services et des inspecteurs pour contrôler l’usage des 25 millions de livres. MAE, Correspondance politique et commerciale, nouvelle série, Chine 1897-1917, Finances publiques, Emprunts, volume 356-371. Voir aussi Tixier Nicole, « La France en Chine en 1912-1913 » p.259-279, in Bonin Hubert, Droz Bernard, Rivallain Josette, Cent ans d’histoire des outre-mers, SFHOM, 1912-2012, Publications de la Société française d’histoire des outre-mers, Paris 2013.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008