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Postface. Ce colloque est un cadeau pour la réflexion et l’action

p. 367-372


Texte intégral

1Économiste et homme politique, je suis venu écouter avec joie les historiens et anthropologues que vous êtes. La curiosité intellectuelle m’anime bien sûr, et je suis un fervent adepte de l’interdisciplinarité. Mais mes préoccupations comme acteur de la construction européenne me conduisent aussi vers vous. J’ai compris que les individus et les sociétés européennes ne pourront sortir de la crise globale, identitaire et démocratique autant qu’économique et financière qui les frappe aujourd’hui, que s’ils se transcendent. Et pour cela, nous avons impérativement besoin d’identifier ce qu’est l’Europe, de redonner un sens à sa construction, d’en devenir les acteurs.

2Or le pèlerinage est un mode d’expression important des identités collectives. La compréhension des pèlerinages d’hier et d’aujourd’hui peut donc contribuer à une renaissance de l’esprit sans laquelle l’unité européenne serait vide de sens. Ceci a suscité mon intérêt constant à vous écouter durant ces deux jours. J’ai beaucoup appris, je ne suis pas déçu. La matière est riche, stimulante, vous nous faites un beau cadeau et je me réjouis par avance de vos futures recherches.

3Vos études confirment la combinaison inextricable du religieux et du politique dans l’histoire. Comme l’a montré René Girard, les religions sont aux origines de la culture et imprègnent les identités collectives. De plus, dès lors que des « communautés de croyants » existent, elles ne sont pas cantonnées à la sphère privée des individus, elles interfèrent toujours avec la sphère publique et sont donc objets ou sujets d’enjeux de pouvoirs. Si la séparation séculaire du pouvoir religieux et du pouvoir politique est engagée, et c’est une œuvre salutaire de laïcité, cela ne veut pas dire pour autant que la sortie des religions des consciences collectives l’est par conséquent. Il n’en est rien. Et ceux qui rêvent d’une telle sortie sans être conscients de ce qu’a apporté le sens du Sacré et de la transcendance, sans saisir qu’une sortie doit être réfléchie, ouverte et partagée par le dialogue multilatéral entre les traditions religieuses et politiques, et à défaut qu’elle peut s’avérer lourde de risques et de régressions, doivent être interpellés. Contrairement à ce que pensent les champions d’une laïcité étroite et hexagonale, la raison et la sagesse ne peuvent dispenser de nouveaux visages de la Foi. Mais je ferme cette parenthèse et j’en viens aux politiques du pèlerinage. J’ai regroupé vos études en distinguant celles qui se situent dans les deux grandes périodes historiques qui ont marqué successivement l’histoire des Européens, puis celles relatives à la troisième période qui a commencé depuis peu, celle du monde globalisé.

4Beaucoup de travaux sont consacrés à la deuxième grande période, celle de la « modernité ». Pour les interpréter il n’est pas inutile de rappeler que celle qui l’a précédé, le long Moyen-âge millénaire de la décomposition de l’Empire romain et de la création progressive d’une nouvelle civilisation, a été marquée par le rêve de l’unité de la Chrétienté et de l’Empire (je me réfère aux travaux de Lucien Febvre et de l’École des Annales). Dans la conscience collective, les deux Cités de Saint-Augustin, l’ordre romain et la communauté chrétienne, formaient en effet un couple, objet de préoccupations et de conflits, mais toujours un idéal à reconstruire alors même que la fragmentation politique se développait et que l’esprit des origines du christianisme pouvait se perdre. Les pèlerinages aux lieux saints de Rome et d’ailleurs ont eu une valeur spirituelle (par exemple à Assise ou à Padoue) mais aussi bien sûr politique. Ainsi, les grands pèlerinages de la chrétienté médiévale à Compostelle après la découverte supposée du tombeau de Saint-Jacques au IXe ont coïncidé jusqu’au XVe siècle avec la Reconquista du pouvoir politique sur les musulmans d’Espagne. Un de vos travaux montre comment Franco a voulu plus tard en faire le symbole mythique de la guerre, du Matamore dérisoire et triomphant, avant que le pèlerinage ne change ensuite radicalement de sens et devienne un phénomène d’identification pour les personnes privées et de société.

5La rupture profonde de la « modernité » surgit au milieu du XVe siècle, avec la coïncidence de l’échec du Concile de Bâle, visant en vain à faire cesser les conflits entre chrétiens associés à la Réforme, et de la prise de Constantinople par les Turcs. C’en est fini du rêve de l’unité du couple Empire + chrétienté.

6Les pèlerinages de la deuxième période sont marqués par le nouveau rapport d’une chrétienté, elle-même divisée, aux États nations en formation accélérée, et donc aussi par la diversité des trajectoires nationales.

7En France, ces pèlerinages sont marqués par la violence mais aussi par l’ambivalence des processus de séparation de l’Église et de l’État, depuis les guerres de religions, dont on sort par le surgissement de l’esprit des Lumières accompagné d’un certain discrédit de l’Église – mais paradoxalement pas de l’État ! Ainsi montrez-vous le retour de l’esprit de croisade au XVIe siècle avec l’instrumentalisation des pèlerinages centrés sur l’image de Marie et la réactivation ou la création de sanctuaires à l’époque de la contre-Réforme, visant à s’opposer au protestantisme. Mais en même temps, la religion s’associait à la formation du sentiment national.

8Plus tard, alors que l’Église a le plus grand mal à entreprendre sa mutation face aux défis de la modernité et perd la bataille de la séparation avec l’État, l’ambivalence de son rapport avec le sentiment national et les pouvoirs publics demeure. La participation des Français aux pèlerinages romains est massive et leur représentation, négative sous le Second Empire, redevient positive au XXe siècle. Un pèlerin français allant à Rome rendait hommage à un souverain qui n’était pas le sien, mais en même temps notre diplomatie n’était pas mécontente de montrer que la France restait la première nation catholique.

9Riches de significations sont les pèlerinages d’hommes à la fin du XIXe siècle, quand un mouvement inspiré du catholicisme social entreprend d’aller au peuple et veut rassembler par delà les clivages sociaux. J’ai pensé aux Saint-simoniens qui deux générations avant, allaient déjà au peuple. Le sens de leur action, au Sacré-Cœur, à Lourdes, est de régénérer la nation. Ils visent une société chrétienne et non une République chrétienne ; ils s’inscrivent dans le cadre des institutions nationales. Nous ne sommes plus à l’époque de Fénelon, qui visait une République universelle. L’image ainsi construite du peuple social n’était pas sans lien aussi avec les enjeux de représentation démocratique. Mais le mouvement s’interrompt dès 1902. Les pèlerinages républicains de la sacralité sans religion ont pris le relais, avec les manifestations politiques identitaires, les rituels sur les tombes et aux maisons des héros républicains en souvenir de Gambetta, de De Gaulle (Colombey devient une Lourdes), voire de Mitterrand (mais je ne crois pas au succès de Jarnac).

10Voyez le contraste entre la France et l’Italie. Le pèlerinage de Pie IX à Lorette en 1857, opposé au libéralisme constitutionnel, est un fiasco. Le Pape n’a rien compris au Risorgimento national et il a isolé un moment l’État pontifical. Mais en Italie l’Église demeure durablement forte en société, tant au plan identitaire que social. À l’annonce de la Libération, communistes et chrétiens filent se rassembler avec leurs drapeaux devant la Basilique Saint-Pierre. Quand meurent Thorez et Togliatti à l’été 1964, leurs funérailles sont bien entendu objet de stratégies nationales symboliques ; mais tandis que l’un est enterré dans la nécropole communiste républicaine du Père Lachaise, l’autre l’est à Saint-Jean de Latran qui deviendra un lieu de meeting du PCI. Étonnons-nous par ailleurs de la persistance de cultes rituels aux héros des religions politiques. On vient toujours saluer Napoléon aux Invalides, et des blogs lui sont consacrés sur le Net. De même, on visite le Mausolée de Lénine à Moscou. Avec des amis je l’ai fait il y a trente ans, non sans malaise : alors que le rituel veut prouver que les morts sont toujours vivants, beaucoup plus que d’autres ces lieux sentent la mort.

11Il serait précieux que vos travaux explorent l’Allemagne pour faciliter des comparaisons avec les pèlerinages nationaux français et italien. Vos ouvertures sur d’autres pays sont appréciables. Quelle tristesse dans ces marches serbes allant de la cathédrale de Belgrade à Vidovnan au Kosovo : des petites troupes disparates de religieux, de nostalgiques des Tchetniks et de fêtards. Quelle force par contraste dans ces grands pèlerinages populaires argentins à Lojan depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui. « Que les Frères soient unis » : sous la dictature de Videla c’était beaucoup plus qu’un symbole national, le seul espace de liberté de réunion toléré.

12Avec le prisme qui est le mien, qui consiste à scruter les manifestations d’identification populaire de l’Europe comme une histoire en construction, je ne peux que constater que bien peu de pèlerinages saluent sa réhabilitation et la formation de la Communauté européenne après-guerre. À Colombey, le Symbole de la réconciliation franco-allemande est présent ; à Czestochowa le combat pour la réunification de l’Europe. De petits groupes viennent visiter la maison de Robert Schumann, et vous observez que contre tout protocole, il fut applaudi dans la Basilique de Rome. N’oublions pas le rôle majeur de la démocratie chrétienne dans la création de la Communauté actuelle. Mais l’Europe de la mémoire est essentiellement entretenue dans les lieux de l’Holocauste et de tous les crimes contre l’Humanité. À Oradour se poursuit un culte laïc teinté de religiosité et je vous remercie de rappeler les strophes du poème d’Aragon :

« Nous n’irons plus à Compostelle
Des coquilles à nos bâtons
à saints nouveaux, nouveaux autels
Et comme une chanson nouvelle
Les enseignes que nous portons
Que nos caravanes s’avancent
Vers ce lieu marqué par le sang
Une plaie au cœur de la France
Y rappelle à l’indifférence
Le massacre des innocents... »

13Mais en fait Compostelle perdure, revit et gagne en positivité en se métamorphosant.

14Plusieurs travaux sont consacrés aux Pèlerinages à La Mecque. Au XIXe siècle, à l’époque coloniale, c’est déjà une grande affaire politique transnationale. Dans le contexte des grandes pandémies de choléra, et alors que la révolution des transports multiplie les flux, les pèlerins sont des canaux de transmission. Le contrôle des déplacements est indispensable, et il est source de conflits entre les administrations nationales. Les Ottomans sont coincés dans un rôle de gardiens salutaires. Ici le Hadj est diabolisé, ailleurs le pan-islamisme progresse. La menace est perçue comme double : sanitaire et politique. Les pèlerins administrés deviennent des clients, et les Wahhabites en prennent le contrôle. L’étude consacrée aux dimensions actuelles du pèlerinage est saisissante. Les pèlerins sont doublement victimes des pouvoirs politiques. Ainsi, côté français, un État laïc qui se veut neutre et n’instrumente pas le religieux, mais fait preuve de carences graves en matière de politique de santé publique alors que les pèlerins demandent au contraire sécurité et hygiène. Côté Saoudien, l’encadrement politique est patent avec l’instrumentalisation de l’Islam par l’imposition de règles, l’invention de rituels, qui isolent les femmes et banalisent la vie et la mort. Les pèlerins sont des personnes âgées et la morbidité du voyage est soulignée.

15Dans cette troisième période, celle du monde globalisé où nous sommes, je me demande comment les Européens font face au défi foncièrement nouveau pour eux de l’altérité.

16Les migrations s’accompagnent forcément de la comparaison des identités, et bien entendu ceci est source de nouveaux conflits. L’échec de l’intégration et les défauts du communautarisme sont bien visibles, tandis que la transgression des frontières met à l’épreuve le principe de laïcité. Les pèlerinages religieux demeurent-ils identitaires et tournés vers le passé, ou bien vont-ils à la rencontre d’autrui ? Observe-t-on des pèlerinages mixtes porteurs du dialogue interreligieux ? Telles sont les questions que je me posais en venant ici, et j’ai reçu des éléments de réponses.

17Vous étudiez les pèlerinages des gens du voyage et montrez que les conditions religieuses et civiles de ces déplacements peuvent concourir à la valorisation de ces groupes humains. Vous mettez en évidence les objectifs tantôt politiques militants, tantôt religieux, des pèlerinages sionistes en Israël organisés par les évangélistes chrétiens américains. Ils sont en fait complémentaires, et les liens entre juifs et chrétiens ne vont pas sans conversions et actions politiques.

18Radicalement différents, et beaucoup plus symptomatiques de l’avenir peut-être, sont les pèlerinages à Lourdes, qui devient un lieu d’expression des souffrants en société, ainsi que les Journées mondiales de la Jeunesse lancées par Jean-Paul II. Celles-ci participent d’une authentique démarche du pèlerinage dans l’esprit de Saint-Jean, « je suis le chemin, la vérité et la vie » ; elles ne s’ancrent pas dans un sanctuaire mais au contraire vont au monde pour des rencontres à caractère spirituel. Autre préfiguration de demain peut-être, je vous propose par comparaison les rencontres du mouvement social multilatéral organisées initialement à Porto Allègre au Brésil. J’ai pu constater en 2003 l’importance des mouvements catholiques dans les cortèges aux côtés des militants syndicaux et politiques. Et j’ai entendu le président Lula, juste après son élection, proposer d’emblée à cette occasion de jeter un pont avec le Forum économique mondial de Davos. Cet appel au dialogue des deux Cités restera vain. Mais ce jour-là aussi nous pouvions entendre l’avenir se préfigurer.

19Pour conclure, je voudrais dire comment je perçois le sens de ces manifestations humaines. Les pèlerinages sont des modes d’expression d’identités collectives mais aussi des modes d’action qui tissent les relations entre le religieux, le spirituel et le politique. Les pèlerinages contribuent à faire société et accompagnent les grandes mutations. Est-ce pour se retrouver ou pour se cliver ? Pour s’ouvrir ou se replier ? Resteront-ils consanguins ou seront-ils de plus en plus mélangés ? Morbides ou porteurs d’espérance ? Outils de croisade ou de solidarité ? Ils nous disent tout cela, et nous éclairent sur notre humanité.

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